Discours prononcé au temple du Saint-Esprit
le 23 octobre 1870
L’entrevue de Ferrières ne devait pas aboutir ; mais elle eut cet important résultat de démasquer les prétentions iniques de la Prusse et de justifier de la part de la France une résistance pleine de péril, mais exigée par l’honneur.
Le rapport de M. Jules Favre restera comme un monument d’éloquence et comme une belle page de notre histoire.
« J’ai tout d’abord, dit-il, précisé le but de ma démarche. Ayant fait connaître par une circulaire les intentions du Gouvernement français, je voulais savoir celles du premier ministre prussien. Il me semblait inadmissible que deux nations continuassent, sans s’expliquer préalablement, une guerre terrible qui, malgré ses avantages, infligeait au vainqueur des souffrances profondes. Née du pouvoir d’un seul, cette guerre n’avait plus de raison d’être quand la France redevenait maîtresse d’elle-même ; je me portais garant de son amour pour la paix, en même temps que de sa résolution immuable de n’accepter aucune condition qui ferait de cette paix une courte et menaçante trêve.
M. de Bismarck m’a répondu que s’il avait la conviction qu’une pareille paix fût possible, il la signerait de suite. Il a reconnu que l’opposition avait toujours condamné la guerre. Mais le pouvoir que représente aujourd’hui cette opposition est plus que précaire. Si dans quelques jours Paris n’est pas pris, il sera renversé par la populace…
Je l’ai interrompu vivement pour lui dire que nous n’avions pas de populace à Paris, mais une population intelligente, dévouée, qui connaissait nos intentions, et qui ne se ferait pas complice de l’ennemi en entravant notre mission de défense. Quant à notre pouvoir, nous étions prêts à le déposer entre les mains de l’Assemblée déjà convoquée par nous.
« Cette assemblée, a repris le comte, aura des des desseins que rien ne peut nous faire pressentir. Mais si elle obéit au sentiment français, elle voudra la guerre. Vous n’oublierez pas plus la capitulation de Sedan que Waterloo, que Sadowa qui ne vous regardait pas. » Puis il a insisté longuement sur la volonté bien arrêtée de la nation française d’attaquer l’Allemagne et de lui enlever une partie de son territoire. Depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon III ses tendances n’ont pas changé, et quand la guerre a été annoncée, le Corps législatif a couvert les paroles du ministre d’acclamations.
Je lui ai fait observer que la majorité du Corps législatif avait, quelques semaines avant, acclamé la paix ; que cette majorité, choisie par le prince, s’était malheureusement crue obligée de lui céder aveuglément, mais que consultée deux fois, aux élections de 1869 et au vote du plébiscite, la nation avait énergiquement adhéré à une politique de paix et de liberté. »
Après ces premières explications, M. Jules Favre pria M. de Bismarck de lui faire connaître les conditions de paix que la Prusse compterait proposer à la France. « Strasbourg, répondit le chancelier, est la clé de ma maison. » Et, pressé de questions nouvelles, il ajouta que les deux départements du Bas et du Haut-Rhin, une partie de celui de la Moselle avec Metz et Château-Salins lui étaient indispensables. M. Jules Favre lui fit observer que l’assentiment des peuples dont il disposait était plus que douteux, et que le droit public européen ne lui permettait pas de s’en passer. – « Si fait, a-t-il répondu. Je sais fort bien qu’ils ne veulent pas de nous. Ils nous imposeront une rude corvée ; mais nous ne pouvons pas ne pas les prendre. »
M. Jules Favre déclara que le Gouvernement n’accepterait jamais de telles prétentions ; que d’ailleurs le pays seul était compétent pour se prononcer sur une cession territoriale. En conséquence il proposa la convocation d’une assemblée. – « Pour l’exécution de ce plan, répondit le comte, il faudrait un armistice, et je n’en veux à aucun prix. » Toutefois, dans un nouvel entretien, M. de Bismarck parut disposé à adopter l’idée d’un armistice et de la convocation d’une assemblée ; mais on se souvient des conditions déshonorantes qu’il imposait.
Il demandait pour gage l’occupation de Strasbourg, de Toul et de Phalsbourg. « Et comme sur sa demande, continue M. Jules Favre, j’avais dit la veille que l’assemblée devrait être réunie à Paris, il voulait, dans ce cas, avoir un fort dominant la ville…, celui du Mont-Valérien, par exemple…
Je l’ai interrompu pour lui dire : Il est bien plus simple de nous demander Paris. Comment voulez-vous admettre qu’une assemblée française délibère sous votre canon ?
« Cherchons une autre combinaison, » m’a-t-il répondu. Je lui ai parlé de la réunion de l’assemblée à Tours, en ne prenant aucun gage du côté de Paris.
Il m’a proposé d’en parler au roi, et, revenant sur l’occupation de Strasbourg, il a ajouté : « La ville va tomber entre nos mains, ce n’est plus qu’une affaire de calcul d’ingénieur. Aussi je vous demande que la garnison se rende prisonnière de guerre. »
A ces mots, j’ai bondi de douleur, et, me levant, je me suis écrié : Vous oubliez que vous parlez à un Français, Monsieur le comte. Sacrifier une garnison héroïque qui fait notre admiration et celle du monde serait une lâcheté. Le comte a répondu que si le roi y consentait, cet article pouvait être modifié.
Il est rentré au bout d’un quart d’heure. Le roi acceptait la combinaison de Tours, mais insistait pour que la garnison de Strasbourg fût prisonnière.
J’étais à bout de forces et craignis un instant de défaillir. Je me retournais pour dévorer les larmes qui m’étouffaient, et, m’excusant de cette faiblesse involontaire, je prenais congé par ces simples paroles :
« Je me suis trompé, Monsieur le comte, en venant ici ; je ne m’en repens pas, j’ai assez souffert pour m’excuser à mes propres yeux ; d’ailleurs je n’ai cédé qu’au sentiment de mon devoir. Je reporterai à mon gouvernement tout ce que vous m’avez dit, et, s’il juge à propos de me renvoyer près de vous, quelque cruelle que soit cette démarche, j’aurai l’honneur de revenir. Je vous suis reconnaissant de la bienveillance que vous m’avez témoignée, mais je crains qu’il n’y ait plus qu’à laisser les événements s’accomplir. La population de Paris est courageuse et résolue aux derniers sacrifices ; son héroïsme peut changer le cours des événements. Si vous avez l’honneur de la vaincre, vous ne la soumettrez pas. La nation tout entière est dans les mêmes sentiments. Tant que nous trouverons en elle un élément de résistance, nous vous combattrons. C’est une lutte indéfinie entre deux peuples qui devraient se tendre la main. J’avais espéré une autre solution. Je pars bien malheureux et néanmoins plein d’espoir. »
Ces nobles paroles et ces nobles larmes de M. Jules Favre au moment où il voit toute issue pacifique se fermer devant lui, honoreront à jamais le ministre des affaires étrangères, et la France qu’il a si dignement représentée.
Le lendemain du jour où tout Paris lisait avec enthousiasme cet émouvant récit, le brillant combat de Villejuif était une réponse aux prétentions arrogantes de la Prusse.
A la même date, 23 septembre, on vit s’élever au-dessus de Paris le premier ballon qui emportait nos lettres à nos frères de province. Pendant de longs mois ces courriers aériens ont été la seule ressource des pauvres assiégés, ressource d’ailleurs beaucoup plus sûre qu’on n’aurait pu le croire. A part quelques accidents, la plupart des ballons sont arrivés à bon port, et le premier mot qui nous soit parvenu de nos bien-aimés a été celui-ci : nous recevons vos lettres. Mais si le départ des aérostats était fréquent et heureux, leur retour était impossible. Combien d’autres voies de communication ont été tentées, mais sans aucun succès, à la grande tristesse de nos cœurs ! Il a fallu recourir, en plein dix-neuvième siècle, aux moyens les plus primitifs, et Dieu a daigné les bénir. Des pigeons voyageurs, dont la Providence semble avoir approprié les instincts à nos infortunes, sont devenus nos messagers fidèles. Tandis qu’au début ils n’apportaient que quelques messages, d’un laconisme rigoureux, on a pu leur confier, par des procédés merveilleux de réduction photographique jusqu’à 10 000 dépêches enfermées dans un tuyau de plume. Un peintre distingué, M. Puvis de Chavannes a retracé dans deux émouvants dessins ces souvenirs poétiques que nous n’oublierons jamais. Dans le premier, on voit la ville de Paris sous l’image d’une femme en deuil, qui appuyant son bras délicat mais ferme sur un fusil chassepot, suit d’un œil attendri un ballon fuyant dans l’espace. Dans le second, on voit la même femme, serrant sur son sein, d’une main frémissante, un pigeon qui a volé jusqu’à elle, tandis que de l’autre, elle écarte avec énergie un faucon ravisseur qui voudrait fondre sur le timide oiseau !
Le 2 octobre arriva la douloureuse nouvelle de la capitulation de Strasbourg. La foule attristée s’empressa de couvrir de crêpes de deuil la statue de cette ville héroïque. Quelques jours auparavant avait eu lieu le combat de Chevilly qui, tout en nous causant des pertes considérables, montra une fois encore le courage de notre armée. Dans cette sanglante action tomba le général Guilhem, dont le corps fut rendu à la Société internationale par l’ennemi qui, généreux cette fois, avait paré son cercueil de branches et de fleurs.
Le 8 octobre, un autre combat se livra à la Malmaison. Mais le même jour, l’Hôtel-de-Ville fut le théâtre d’une manifestation inquiétante. Quelques bataillons de la garde nationale poussèrent le cri séditieux de : Vive la Commune ! Heureusement des bataillons en bien plus grand nombre firent une démonstration en sens contraire, et le Gouvernement de la défense nationale fut acclamé avec enthousiasme, tandis qu’on entendait au loin gronder le canon des forts.
Le 12 octobre, une vive action s’engagea dans le village de Bagneux. C’est là que mourut, à la tête de mobiles de la Côte-d’Or, le brave commandant de Dampierre. C’est là aussi que quelques-uns de nos amis, qui s’étaient rendus sur le champ de bataille, s’avancèrent avec quelque témérité jusqu’à l’église de Bagneux où s’étaient réfugiés des soldats prussiens, et furent pendant quelques moments exposés à une grêle d’obus. A la fin de cette journée on vit entrer à Paris, par la porte de Montrouge, 100 prisonniers bavarois. Ces pauvres gens manifestèrent leur étonnement et leur joie de la manière dont Paris les traitait, car on leur avait fait croire qu’ils seraient immédiatement fusillés. A Bagneux, comme à Chevilly, à Villejuif et à Châtillon, quelques militaires protestants furent blessés, entre autres un jeune sous-lieutenant qui, après avoir été recueilli d’abord au palais de l’Industrie, fut transporté par Mme de la Ferronays dans sa propre demeure et y mourut, entouré d’un tendre dévouement auquel nous nous plaisons à rendre hommage.
Le 21 octobre, nouveau combat à la Malmaison. Là aussi se distingua un officier protestant, M. de Montbrison, qui devait plus tard, le 19 janvier 1871, trouver dans ces mêmes lieux une mort glorieuse. Ce jour-là un grand nombre de Parisiens s’était porté à l’arc de triomphe de l’Étoile. Du pied de ce monument, comme du haut des barricades élevées dans les grandes avenues voisines, on pouvait voir s’élever au-dessus des collines de Saint-Cloud, du Mont-Valérien et d’Argenteuil la fumée de la bataille.
Or le roi de Syrie faisant la guerre à Israël tenait conseil avec ses serviteurs, disant : Mon camp sera dans tel lieu. Et l’homme de Dieu envoyait dire au roi d’Israël : Donne-toi garde de passer en ce lieu là, car les Syriens y sont descendus. Et le roi d’Israël envoyait au lieu que lui avait dit l’homme de Dieu, et il pourvoyait et était sur ses gardes ; ce qu’il fit plus d’une et de deux fois. Et le cœur du roi de Syrie en fut troublé ; et il appela ses serviteurs et leur dit : Ne me découvririez-vous pas qui est celui des nôtres qui envoie vers le roi d’Israël ?
Et l’un de ses serviteurs lui dit : Il n’y en a point, ô roi, mon seigneur ; mais Elisée le prophète qui est en Israël, déclare au roi d’Israël les paroles même que tu dis dans la chambre où tu couches. Et il dit : Allez et voyez où il est, afin que je l’envoie prendre ; et ont vint lui rapporter qu’il était à Dothan. Et il envoya là des chevaux et des chariots, et de grandes troupes, qui vinrent de nuit et environnèrent la ville.
Or, le serviteur de Dieu se leva de grand matin et sortit ; et voici des troupes et des chevaux, et des chariots qui environnaient la ville. Et le serviteur de l’homme de Dieu lui dit : Hélas ! mon Seigneur, comment ferons-nous ? Et il répondit : Ne crains point ; car ceux qui sont avec nous sont en plus grand nombre que ceux qui sont avec eux. Et Elisée fit une prière et dit : Je te prie, Eternel, ouvre ses yeux, afin qu’il voie. Et l’Éternel ouvrit les yeux du serviteur, et il regarda, et voici, la montagne était pleine de chevaux et de chariots de feu tout autour d’Elisée.
Le roi de Syrie faisait la guerre au roi d’Israël. Mais le prophète Elisée, averti par une révélation divine de tout ce qui se passait dans le camp syrien, en informait son peuple et déjouait tous les plans de l’ennemi. Benhadad, irrité, envoie de grandes troupes, des chariots et des chevaux pour saisir le prophète. Cette armée, destinée à s’emparer d’un seul homme, s’avance de nuit vers la ville et la cerne de toutes parts. Aux premières lueurs du jour, le serviteur d’Elisée aperçoit le vaste déploiement des forces syriennes. Alors, tout effrayé, il dit à son maître : « Hélas ! mon Seigneur, comment ferons-nous ? Mais Elisée lui répond avec calme : ne crains point, car ceux qui sont avec nous sont en plus grand nombre que ceux qui sont avec eux. Qu’est-ce à dire ? La ville possède-t-elle quelques ressources inconnues, quelques armements cachés ? des troupes israélites seraient-elles arrivées ? un allié puissant viendrait-il la secourir ? Non, ce n’est pas dans l’ordre humain mais dans l’ordre divin que le prophète cherche des défenseurs, ce n’est pas sur des armées visibles, mais sur des armées invisibles qu’il s’appuie ; il les contemple, il les passe en revue du regard de sa foi et, voulant faire partager sa confiance à son serviteur, il fait pour lui cette prière : ouvre ses yeux, ô Éternel, afin qu’il voie ! Et les yeux du serviteur s’ouvrent. Et voici, la montagne était pleine de chevaux et de chariots de feu, tout autour d’Elisée !
Mes frères, nous ne voulons sonder qu’avec le plus profond respect les Saintes-Ecritures. Nous n’avons aucun goût pour les rapprochements forcés ; nous avons horreur de la Bible interprétée par la passion, et des textes inspirés exploités par l’esprit de parti. Nous ne devons d’ailleurs confondre ni les temps, ni les situations, ni les voies de Dieu profondément diverses selon l’ancienne ou la nouvelle alliance. Néanmoins, convaincus que toutes les choses qui ont été écrites autrefois, ont été écrites pour notre instruction afin que par la patience et la consolation des Ecritures nous retenions notre espérance ; nous nous efforcerons de recueillir la salutaire leçon que le Dieu de la Bible, qui est aussi le Roi des siècles, a déposée dans cette page du Saint Livre pour nous soutenir à cette heure sombre de notre histoire.
Au milieu de Paris assiégé, investi, séquestré du reste du monde, nous n’avons garde de méconnaître toutes les ressources dont nous sommes pourvus pour résister à notre audacieux envahisseur. Tandis que, dans la petite ville de Dothan, Elisée n’avait ni un soldat ni une machine de guerre pour sa défense, nous pouvons jeter un regard confiant sur cette double ceinture de fortifications qui protège notre immense cité, et sur les cinq cent mille hommes armés qui sont prêts à donner leur vie pour elle : vieux débris de nos troupes décimées, reconstituées par des mains vaillantes ; jeunes mobiles de Paris et de la province, à peine exercés, mais impatients de compléter leur instruction en face de l’ennemi ; gardes nationaux chez lesquels le soldat s’incarne dans le citoyen ; intrépides marins qui ont quitté le pont de leurs navires pour occuper nos forts, ces navires de pierre du haut desquels ils vont braver de nouvelles tempêtes… et derrière l’épaisse muraille qui nous sépare du reste de la France, ces nouvelles armées qui se lèvent de toutes parts pour nous tendre la main, – voilà nos ressources ! Elles sont grandes, mais ce n’est pas à ces ressources humaines que doivent s’arrêter nos regards. Ce n’est pas sur ce fondement visible que doit se baser notre confiance. N’est-il pas écrit : Si l’Eternel ne garde la ville, celui qui la garde veille en vain ?
En effet, Dieu seul est puissant, Dieu seul est souverain, et l’homme, sorti de ses mains, n’a de force que celle qu’il lui communique et dont il dirige et soutient l’action. Nous sommes libres, mais étroitement dépendants de celui en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être. Toutes les créatures, dit le psalmiste, s’attendent à toi ; Caches-tu ta face ? elles sont troublées. Retires-tu ton souffle, elles défaillent et rentrent dans la poussière. Et ailleurs : L’Eternel est celui qui élève et qui abaisse, qui appauvrit, et qui enrichit, qui fait descendre au sépulcre et qui en fait remonter. Le succès des armées, en particulier, tient à des causes multiples qui sont absolument entre ses mains. En vain posséderions-nous les troupes les plus nombreuses et les armements les plus formidables ; Dieu n’a-t-il pas mille manières d’en paralyser ou d’en briser la force ? Il peut par les maladies, par les frimas, par toutes sortes d’obstacles naturels arrêter les plus vaillants corps d’armée. Il peut frapper les chefs d’aveuglement et vouer à la défaite des bataillons qui semblaient invincibles ; il peut permettre que des défaillances morales, se propageant parmi les soldats, viennent réduire à néant les masses les plus imposantes. En revanche, il peut changer la faiblesse en force, douer une poignée d’hommes d’une telle énergie et d’une telle clairvoyance qu’ils soient capables des entreprises les plus inattendues et des plus impossibles victoires. L’histoire ne se charge-t-elle pas de le démontrer ? N’est-elle pas pleine de ces retours imprévus qui déroutent tous les calculs, de ces riens qui changent soudainement la face des choses ? – Washington essuyait neuf défaites successives et voyait son armée de trente mille hommes réduite à trois mille par les combats, les maladies et les privations, avant de conquérir par une série de victoires l’indépendance de la patrie. – Et Napoléon, à l’apogée de sa gloire, sauvait à peine des steppes glacées de la Russie les débris des légions qu’il avait promenées triomphantes dans toute l’Europe, achevait de les perdre aux champs de Waterloo, et allait s’éteindre sur un lointain rocher, au milieu de l’Océan !…
Voilà pourquoi, nous chrétiens, ayant lu ces grandes vérités dans ces deux grands livres ouverts devant nous la Bible et l’histoire, nous ne regardons pas aux ressources humaines, mais à la puissance de Dieu sans laquelle elles ne sont que néant ; nous ne mettons pas notre confiance dans les appuis terrestres mais dans l’appui céleste ; nous ne cherchons pas dans le domaine de la vue mais dans les régions de la foi le secret de la paix. Le secours que le Seigneur envoie du saint lieu, la force qu’il dispense, la bénédiction qu’il accorde à ceux qui s’attendent à lui, voilà notre espoir, voilà notre invisible armée, voilà pour nous les chariots et les chevaux de feu qui couvrent la montagne tout autour du prophète.
Mais à qui le Seigneur accordera-t-il sa divine assistance ? Sur qui s’étendra sa protection efficace ? Où descendra sa bénédiction qui seule enrichit, dit l’Ecriture ? Question grave autant que délicate, car elle se rapporte à ce qu’il y a de plus mystérieux au monde, l’action de la providence, et elle donne lieu de la part de l’homme à bien des jugements précipités, à beaucoup de passion et d’aveuglement. Deux principes demeurent. Le premier, qui n’est contesté par personne, c’est l’immuable justice de Dieu. La justice et l’équité sont la base de son trône. (Psaume 89.15). Lorsqu’on pervertit le droit de quelqu’un en la présence du Très-Haut ; lorsqu’on fait tort à quelqu’un dans sa cause, l’Eternel ne le voit-il pas ? (Lamentations 3.36-37). – Le second, que nous sommes toujours tentés de méconnaître, c’est que dans les actes de cette justice immuable, les voies de Dieu ne sont pas nos voies et ses pensées ne sont pas nos pensées. Nous avons besoin de nous en souvenir, mes frères, et de regarder non à la sphère immédiate et visible, mais à l’ordre invisible et éternel, non à la surface mais au fond des choses, non au fait mais au droit. Souvent en effet, dans ce monde, le fait prime le droit et lui est manifestement contraire. Que de bonnes causes sont ici-bas vaincues ou comme vaincues ! Que de fois s’offre à nous le spectacle de la force heureuse et de l’iniquité triomphante ! C’est là la grande épreuve de la foi, et dans les destinées individuelles et dans les destinées générales. C’est la douleur qui trouble l’âme de David : J’ai vu le méchant terrible et verdoyant comme un laurier vert. C’est l’énigme qui tourmente la pensée de Job et qui lui arrache les plaintes éloquentes non seulement d’un cœur brisé, mais d’une conscience blessée. Oui, reconnaissons-le, Dieu qui laisse un grand jeu à la liberté humaine, Dieu qui tient en sa main pour le jugement des nations les temps et les siècles, pour le jugement des individus les sanctions de l’éternité, Dieu permet souvent qu’ici-bas et pour un temps le fait prévale contre le droit et passe sur lui comme un sombre nuage… Toutefois, si ces obscurités nous font souffrir, elles ne sauraient ébranler notre foi en la Providence. Nous savons que les mystères de la terre seront justifiés par les clartés du ciel.
S’agit-il des destinées individuelles ? Il y a, au-delà de la tombe, les réparations infaillibles de la justice de Dieu. O vous qui êtes les victimes de l’iniquité ou de l’oppression, vous qui vous écriez avec angoisse : « Il ne peut être vrai que Dieu règne ! » arrêtez le murmure sur vos lèvres. Non, tout n’est pas dit ici-bas sur notre destinée ; non, la vie humaine ne résume pas toute notre histoire ; non, nous ne serons pas toujours enfermés dans une étroite, prison ! Par delà ses murs ; regardez le Ciel ! Là est le siège de la justice ; là règnent l’ordre et l’harmonie troublés par le péché ; là votre droit sera devant l’Éternel et recevra une justification immortelle. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux.
Mais n’y a-t-il pas, même dans ce monde et pour les destinées individuelles, de ces jugements de Dieu qui sont comme les éclairs de sa justice ? Est-il bien sûr que la force soit aussi souvent couronnée de succès que nous le croyons au premier abord ? Ne prenons-nous jamais un triomphe immédiat pour un triomphe définitif ? – Cet homme a bâti sa maison sur un gain déshonnête ; elle s’élève, trempée des sueurs et des larmes de ceux qu’il dépouille. Il reçoit l’absolution impudente d’une prospérité inouïe et d’une opulence que chacun convoite. On dit : quel homme habile ! quel homme heureux !… Tout-à-coup, dans une de ces spéculations audacieuses et malsaines qui sont les sources de sa richesse, il manque de coup d’œil… : Il est trompé et dépouillé à son tour, et sa ruine est aussi rapide que son élévation. – Celui-ci a odieusement évincé un rival honnête, à force d’intrigues et de calomnies. Il obtient le prix de son ambition, il jouit longtemps d’un insolent triomphe…. Puis son astre pâlit, sa fortune décline ; le succès, cet allié nécessaire des élévations suspectes, lui est refusé ; les flatteurs se retirent, les amis s’éloignent et il termine dans l’abandon une vie méprisée.
S’agit-il des destinées générales ? C’est ici que Dieu doit justifier ses voies dans la période humaine, parce que les peuples n’ont pas, comme les individus, à attendre les revanches éclatantes de l’éternité. Prenez les annales du monde, et vous verrez si la loi du châtiment n’est pas inexorable… Pas un crime social qui ne soit vengé tôt ou tard ; pas une victoire injustement obtenue qui ne prépare quelque accablante défaite ; pas une oppression séculaire qui ne tombe, à son jour, sous la colère des opprimés ou sous l’indignation de la conscience publique… Ah ! ce qui nous étonne, ce qui nous scandalise, c’est que la justice de Dieu soit si tardive, c’est qu’il n’écrase pas de sa force irrésistible et souveraine celui qui abuse de la force pour fouler aux pieds les droits des peuples. Insensés ! qui sommes-nous pour rectifier les voies de l’Eternel ? Celui devant qui mille ans sont comme un jour et un jour comme mille ans, ne dispose-t-il pas des temps pour ses réparations glorieuses ? Et parce que, dans notre vie si courte, nous ne parvenons qu’à déchiffrer une ligne du livre immortel de l’histoire, parce que, avec notre vue si bornée, nous n’apercevons qu’un point dans le grand drame qui se déroule au sein de l’humanité gémissante, – oserons-nous parler de contradictions, d’injustice et d’ironies cruelles ?…. Pardonne, ô mon Dieu ! nos jugements précipités ! pardonne notre orgueilleuse sagesse ! O Dieu, malgré toutes les apparences, malgré tous les retards, malgré la défaite momentanée des bonnes causes, malgré les obstacles amoncelés sur la route, nous croyons au droit et à la justice, parce que nous croyons en toi de toute l’énergie de notre âme !…. Et cette foi en la justice, n’est-elle pas pour nous l’invincible armée, la multitude les chevaux et des chariots de feu ; qui formaient le cortège rayonnant du prophète ?
Or le droit est pour nous, aujourd’hui du moins ; nous le proclamons de toute la force de notre conscience. Il n’était pas pour nous, au début de cette guerre. Quelles qu’aient pu être les sourdes menées et les excitations perfides de la nation avec laquelle nous sommes en lutte, cette lutte c’est nous qui l’avons engagée, et qui en avons pris l’initiative meurtrière. Aussi nous vous l’avouons, mes frères, dans cette première période, nos prières étaient hésitantes et nous ne pouvions pas demander avec assurance la bénédiction de Dieu. Aujourd’hui tout a changé de face. Depuis, qu’avec nos héroïques armées est tombé le pouvoir qui les avait si follement jetées dans une guerre injustifiable, le bon droit est passé de notre côté, nous ne représentons plus l’agression et la conquête, mais la résistance à la conquête ; nous défendons notre sol, nos foyers, contre une inique et brutale invasion…. Mes frères, Dieu nous bénira ! Que dis-je ? N’a-t-il pas commencé à nous bénir, et le fait ne semble-t-il pas déjà venir à l’appui du droit ? – Qu’avons-nous vu dans la première période de la guerre ? Notre orgueil confondu, nos ambitions réduites à néant, notre force brisée ; erreur sur erreur, faute sur faute, revers sur revers, désastre matériel et déroute morale. – Dans la seconde période, relèvement graduel, énergie et dignité grandissantes ; la France se ressaisissant elle-même ; une révolution s’accomplissant sans effusion de sang ; un pouvoir nouveau qui a pris le nom modeste et désintéressé de gouvernement de la défense nationale, conjurant par un esprit de fermeté et de sagesse les dangers intérieurs, et organisant contre les périls du dehors une défense pleine d’élan et de grandeur à laquelle s’associe d’une même âme la nation tout entière… voilà le fortifiant spectacle qu’il nous est donné de voir. L’espoir nous revient au cœur, la bénédiction de Dieu nous est rendue, car le bon droit est avec nous. Ce bon droit, il s’est affirmé, avec une triomphante évidence dans la mémorable entrevue de l’un de nos ministres avec le représentant de la puissance ennemie. L’histoire comparera le langage au langage, l’attitude à l’attitude, elle prononcera entre les accents d’une noble et fière douleur et les froides déclarations d’une cruauté insultante, entre le programme avoué de la force brutale et la revendication des principes supérieurs de la justice et de la liberté. Elle prononcera…, ou plutôt elle a déjà prononcé. J’en appelle à toutes les consciences impartiales, car les consciences impartiales reconnaissent le droit comme l’œil perçoit la lumière, et, certain de leur suffrage, je m’écrie avec le prophète : ne crains point, car ceux qui sont avec nous sont en plus grand nombre que ceux qui sont avec eux !
Dieu et mon droit, cette devise d’un grand peuple doit suffire au nôtre. Toutefois nous pouvons espérer qu’un troisième appui, bien précieux à nos cœurs, nous est de plus en plus assuré, celui de la sympathie générale. Là où le droit existe, mais méconnu, opprimé et vaillamment défendu au prix de grandes souffrances, là se porte, par un noble instinct de la nature humaine, ce mouvement des esprits généreux, cet intérêt des âmes sensibles, ce courant de dispositions bienveillantes, qui verse tant de baume sur les blessures d’un peuple. Il est vrai que cette sympathie a été lente à venir, lente surtout à se produire et qu’elle appartient bien moins à la sphère apparente des manifestations, qu’à la sphère cachée des sentiments intimes. Avons-nous le droit de nous en étonner ? N’avons-nous pas mérité en quelque mesure, par certains défauts de notre caractère national, par une attitude souvent présomptueuse et provocatrice, l’indifférence marquée et la réserve presque méfiante de l’Europe ?…. Mais aujourd’hui que les jugements de Dieu nous ont frappés, et que la France abattue par de tels revers reste digne et virile, les sympathies pour elle sont dans tous les cœurs et nous estimerions faire injure à l’Europe que de ne pas y croire.
Quand on a vu, au sein de nos plus cruelles défaites, ces traits de bravoure magnanime et ces immolations héroïques qui ont fait revivre nos traditions les plus glorieuses ; quand on a vu Phalsbourg résistant sans une heure de défaillance dans son nid d’aigle ; Toulet Strasbourg succombant dans une lutte inégale où tout, jusqu’à leur chute elle-même a été à leur honneur ; quand on a vu, après les souffrances de l’Alsace, de la Lorraine, de la Champagne labourées en tout sens par le soc sanglant de la guerre, les souffrances de Paris sur lequel se concentre aujourd’hui tout l’effort d’un ennemi implacable ; quand on nous sait, nous, habitants de cette grande cité où naguère affluaient les nouvelles, les produits, les ressources, et les représentants du monde entier, prisonniers dans sa vaste enceinte, ne pouvant communiquer avec l’Europe, avec la France, avec les bien-aimés dont une grande distance ou quelques lieues seulement nous séparent, que, par des messages confiés au souffle incertain de l’air, et ne pouvant recevoir une réponse de quelques syllabes aux demandes insatiables de nos cœurs que par ces gracieux oiseaux qu’un merveilleux instinct ramène à leur colombier, portant des nouvelles si précieuses sous leur aile fatiguée et quelquefois blessée d’un plomb mortel…. Ah ! croyez-le bien, mes frères, en présence de tant de douleurs, les sympathies s’éveillent de toutes parts… Il nous semble en recueillir le touchant murmure, à travers l’espace, des quatre vents du ciel. Soyez bénis, amis inconnus de la France gémissante ! Soyez bénis, vous surtout, amis chrétiens, qui nous accordez, avec le concours de la sympathie humaine, le saint appui de vos prières ! Oh ! si nous pouvions compter tous ces groupes pieux qui, en tant de lieux divers, assiègent en notre faveur le trône de la grâce ; si nous pouvions vous voir, frères d’Angleterre, de Suisse, de Hollande, d’Amérique, portant vers nous vos regards émus, puis les élevant vers Dieu pour qu’il nous bénisse et nous délivre, combien nos cœurs seraient soulagés et nos courages raffermis ! …. Mais nous vous voyons par la foi, nous entendons vos supplications ferventes et nous nous écrions avec confiance : voilà nos invisibles armées, voilà nos chevaux et nos chariots de feu ! ne crains point, car ceux qui sont avec nous sont en plus grand nombre que ceux qui sont avec eux !
Oserons-nous aller plus loin encore ?… oui, mes frères, nous avons des alliés jusque dans la conscience et dans le cœur de nos ennemis. Oui, malgré les préjugés nationaux, malgré les entraînements de la lutte, malgré les ivresses de la victoire, il y a une Allemagne qui est pour nous, l’Allemagne sensée, l’Allemagne sérieuse, l’Allemagne chrétienne, celle qui sait le rang que la France occupe parmi les nations et qu’on ne saurait impunément essayer de lui ravir : n’a-t-on pas vu quelques-uns de vos chefs, recevant dans une journée néfaste la capitulation des nôtres et voyant des pleurs sillonner leur mâle visage, sentir aussi une larme venir à leurs paupières ?… Vous-même, ô roi, vous qui auriez pu vous arrêter après notre désastre, couvert de gloire et nous forçant à vous respecter et à vous bénir, mais qui, oubliant que celui qui est maître de son cœur est plus grand que celui qui prend des villes, avez voulu poursuivre une guerre impie…. n’êtes-vous pas saisi de trouble en voyant l’attitude héroïque de notre cité ? Dans ce palais où vous êtes et qui vous parle si puissamment de la vanité de la gloire humaine, des retours singuliers de la fortune et des jugements de Dieu… il me semble voir parfois, dans le silence des nuits, une image passer devant vous, l’image de votre mère, la reine Louise de Prusse, humiliée par le vainqueur d’Iéna et traçant ces lignes mémorables : « Cet homme est un instrument dans la main de Dieu pour briser les branches gâtées qui avaient fini par se confondre avec le vieil arbre. Il est aveuglé par la bonne fortune, il est sans modération, et qui ne se modère pas perd l’équilibre et tombe…. Je crois en Dieu, je crois à la justice et non à la force ! » Ces paroles, c’est à vous-même que votre mère les appliquerait aujourd’hui. Et, dans cette phase nouvelle de la lutte, son grand cœur, n’en doutez point, inclinerait vers nous !
Et maintenant, s’écrie le Psalmiste, ô rois, ayez de l’intelligence ! Instruisez-vous, arbitres du monde !
Pour nous, mes frères, instruisons-nous les premiers à cette sévère école de notre épreuve nationale ! Nous vous avons exhorté à la confiance, à la confiance non en vous-même, mais en Dieu, non dans les appuis terrestres, mais dans l’appui céleste. Rendons-nous dignes de cet appui par notre repentir, par notre foi, par notre patience, et attendons-nous à Dieu seul ! S’il veut nous délivrer, que sa délivrance nous trouve humbles, sérieux et reconnaissants. S’il veut nous infliger de nouveaux revers, qu’il nous enseigne la résignation et le sacrifice. Peut-être, comme l’a dit une voix toujours éloquente, la loi mystérieuse qui lie la régénération des peuples à d’ineffables douleurs, doit-elle encore s’accomplir. Ah ! s’il le faut, Seigneur, que ces malheurs nous frappent, que ces douleurs soient notre amer partage, mais que la régénération en soit le fruit ! Et que de ce creuset brûlant sorte enfin une France nouvelle, une France affranchie non seulement de toute tyrannie intérieure et de l’oppression de l’étranger, mais affranchie de l’incrédulité et de la corruption ; une France qui, changeant d’ambition, aspire à être non la plus brillante, la plus riche, la plus redoutée des nations de la terre, mais la plus religieuse, la plus morale, la plus chrétienne, c’est-à-dire la plus libre, la plus paisible, la plus heureuse ! Amen !