Il y a un médiateur entre le ciel et la terre. — Cette doctrine se développe à Alexandrie en même temps qu’à Jérusalem. — La Sagesse de Dieu. — La Parole de Dieu. — Les Targoums exposent en détail cette doctrine nouvelle. — Ils disent quelles fonctions remplit la Parole de Dieu. — Ses fonctions n’ont rien de commun avec celles que remplira le Messie. — La doctrine du Messie et la doctrine du Verbe restent entièrement distinctes.
Nous venons de montrer comment se forma peu à peu la doctrine d’un médiateur. Dieu est trop pur pour s’occuper des choses créées ; et cependant il s’en est occupé ; il s’en occupe tous les jours. Il y a donc entre Lui et les hommes un ou plusieurs êtres intermédiaires qui gouvernent le monde à sa place.
L’idée d’un médiateur venant combler l’abîme qui sépare le ciel de la terre était si naturelle qu’elle se développa simultanément à Alexandrie et à Jérusalem. A Alexandrie elle prit une importance capitale sous l’influence du Platonisme. Héraclite, le premier, avait parlé en Grèce du νοῦς qui a formé le monde avec sagesse. Anaxagore avait développé cette idée. Platon lui avait donné une forme plus achevée encore. Pour lui, le Verbe est l’intelligence divine ; mais il ne s’explique pas sur les rapports qu’il entretient avec Dieu. Les Juifs, établis à Alexandrie, toujours préoccupés d’accorder la philosophie grecque avec la Bible et de les trouver l’une dans l’autre, saisirent cette occasion, trop belle pour ne pas en profiter, d’habiller à la grecque leur doctrine de la sagesse. Ils traduisirent l’hébreu Memra par le grec λόγος qui signifie à la fois raison et parole ; et ce fut la matière de développements sans fin. Ils négligeaient le sens de raison et appliquaient celui de parole à divers passages comme Genèse 1.3, ou Psaumes 33.6. Dieu avait alors créé le monde par son Verbe, ou bien ils faisaient l’inverse et alors tout ce que les philosophes grecs avaient dit du νοῦς était appliqué par eux au Verbe. Philon, au premier siècle, donna à cette doctrine du Verbe ainsi hellénisée sa forme définitive. Nous n’avons pas à en parler icih.
h – Voir sur ce sujet : la doctrine du Λόγος chez Philon d’Alexandrie, par H. Soulier. Turin, 1876, p. 49-61.
En Palestine, où l’hellénisme était en abomination, le développement de la doctrine du Verbe vint tout entier de l’Ancien Testamenti. Il y était parlé de la Sagesse de Dieu en termes vagues et indécis (Job 28.12 ; Proverbes 8). Elle n’était pas distinguée de Dieu lui-même ; on l’en distingua. Pour Jésus Sirach la sagesse est une hypostase divine (Siracide 1.1-8, 24 ; 24.1-34 ; Sagesse 7.8), et les docteurs de son temps se chargèrent de trouver cette doctrine dans « la Loi et les Prophètes. » Ils usèrent pour cela d’un procédé fort simple : le désir de trouver leurs propres opinions dans les livres sacrés leur fit prendre à la lettre les images poétiques du livre des Proverbes. Ils en firent autant de certain verset de la Genèse (Genèse 15.1-4), où il est dit que la parole de Dieu « fut adressée » à Abraham. Enfin ils en vinrent à distinguer très sincèrement, et la Bible à la main, deux personnes en Dieu : Jahveh lui-même et sa Manifestation, sa Gloire, sa Sagesse, sa Parole.
i – On a voulu trouver l’origine de la doctrine palestinienne du Verbe dans Platon et même dans Zoroastre. Nous renvoyons le lecteur à la discussion de M. Nicolas (op. cit. p. 210 et suiv.). Ce n’est ni dans les livres de la Perse, ni dans ceux de la Grèce, mais dans l’Ancien Testament seul que la doctrine palestinienne du Verbe a pris naissance.
[Il ne faut pas confondre, comme l’a fait Hengstenberg (Ev. Joh. Berlin, 1861, i, p, 7 et suiv.), la doctrine de l’ange de Jahveh avec la doctrine de la Sagesse. Ce critique va jusqu’à dire que la Sagesse n’est qu’un autre nom pour désigner l’ange de Jahveh. Jamais, dans l’Ancien Testament, l’idée de l’ange de l’Éternel n’entre en quoi que ce soit dans le développement de la doctrine du Verbe. Philon appelle bien son λόγος un archange (ἀρχάγγελος) (qui rer. div. her. § 42). Mais le théosophe juif ne désigne pas plus ici l’ange de Jahveh, qu’il ne désigne le grand-prêtre lorsqu’il appelle le Verbe ἀρχιερεύς. Les Targoums substituent aussi dans quelques passages le mot ange au mot Dieu (Targ. Onkel. sur Exode 4.24 ; Targ. Jonath. sur Juges 4.14 ; 2 Samuel 5.24). Mais ils ne le font que pour éviter des anthropomorphismes ; et ce n’est que beaucoup plus tard que l’Église chrétienne vit le Messie dans l’ange de Jahveh. Et encore cette idée est-elle restée dans l’exégèse particulière de quelques orthodoxes. Elle n’est pas passée dans la croyance officielle.]
Le livre d’Énoch nomme plusieurs fois la Parole de Dieu ; le plus souvent il ne s’agit que du langage, de la parole au sens ordinaire de ce mot. En deux ou trois passages cependant, il est probable que cette expression se rapporte au Verbe (xiv, 24 ; cii, 1).
[Le mot de Parole fut emprunté aux passages où il est question de la parole de Dieu dans l’Ancien Testament et à une époque où le Juif expliquait ce terme dans le sens d’une hypostase divine (Ésaïe 55.10-11 ; Psaumes 119.89, 105 ; Ésaïe 40.8 ; Jérémie 23.29).]
Il est assez plaisant de voir Stapfer attribuer aux auteurs juifs des apocryphes de l’A.T. et aux docteurs de leur temps, l’invention d’une hypostase divine, tandis qu’il leur refuserait, à juste titre, toute conception anachronique de la Trinité. Qu’est ce qu’une hypostase ? Un mot d’apparence savante, mais qui ne contient en français rien de plus que la notion très commune d’individu, de personne. Si donc ces croyants juifs de l’A.T. ont réellement conçu l’existence d’une hypostase divine, ils s’obligeaient eux-mêmes à admettre en Dieu une dualité ou une multiplicité de personnes. En réalité, ils n’ont jamais songé à employer dans leurs écrits ce terme faussement technique, qui n’apporte strictement aucune information supplémentaire par rapport au vocabulaire commun, et qui n’a été détourné de son sens étymologique de substance, que par des scolastiques qui voulaient faire croire qu’ils avaient une notion de Dieu plus précise que celle d’un simple lecteur du Nouveau Testament. (ThéoTEX)
Mais ce sont les Targoums qui nous exposent l’idée du Verbe telle qu’on la professait à Jérusalem au premier siècle. Le mot Memra, λόγος, Parole, Verbe se rencontre à chaque page de ces paraphrases. On dirait qu’elles n’ont été écrites que pour répandre cette doctrine.
Dans notre chapitre sur l’idée de Dieu, nous avons déjà cité de nombreux passages des Targoums où se trouvent les mots : « Parole de Dieu. » Dans toutes les théophanies, nous avons vu le paraphraste faisant intervenir la Parole à la place de Dieu ; par l’emploi de ce terme, il veut simplement éviter un anthropomorphisme, mais, outre ces passages, il en est un grand nombre où l’emploi du mot Parole n’a certainement d’autre but que de répandre une véritable doctrine du Verbe.
Il en est ainsi de la vision de Jacob. Le patriarche voit lui apparaître la « Schechina » de Jahveh qui lui dit : « Je suis le Seigneur, le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac. » Jacob comprend alors que « la Parole de Dieu sera son Dieuj. »
j – Targ. Onkel. sur Genèse 28.13,21.
D’après ce passage, la Parole reste en relation étroite avec l’essence divine. Elle en est la représentation visible, extérieure. Elle est Dieu qui se révèle. Ailleurs elle désigne l’âme de Jahvehk. Elle n’est donc pas aussi clairement distinguée de Dieu que chez Philon. Ce n’est pas le δεύτερος ϑεός du théosophe Alexandrin. Il reste entre Dieu et son Verbe un lien indissoluble et mystérieuxl. Celui-ci n’est jamais placé d’une manière très nette au-dessous du Dieu unique et vrai. On ne peut établir de différence caractérisée entre Jahveh et sa Parole. Les docteurs de Jérusalem craignaient sans doute d’identifier leur doctrine avec celle des Grecs. Ce n’est que beaucoup plus tard, sous l’influence de l’hellénisme et des Alexandrins, que le Verbe a été décidément distingué de Dieu le Père pour devenir ensuite Dieu le Fils de la Trinité chrétienne.
k – Targ. Onkel. sur Lévitique 26.30 ; Targ. Jonath. sur Ésaïe 1.14 ; 42.1 ; Ezéchiel 23.18.
l – Targ. Onkel. sur Genèse 6.6 ; Targ. Jonath. sur 1 Samuel 4.10, 35. Dieu se repent par le moyen de sa Parole.
Si nous demandons aux Targoums quelles fonctions remplit la Parole, c’est elle, répondent-ils, qui a créé le monde et l’a mis en ordrem. La révélation a été donnée par elle. On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que du langage de Dieu et non pas de sa Parole au sens métaphysique, mais voici un passage qui ne peut laisser aucun doute à cet égard (Targ. Onkel. sur Deutéronome 4.33.) : Le Targoum traduit l’hébreu : « la voix de Dieu » par : « la voix de la Parole de Dieu. » L’intention dogmatique du paraphraste est évidente.
m – Targ. Onkel. sur Genèse 1.27 ; 3.22 ; sur Deutéronome 33.27 « Il a créé la terre par sa Parole. » Voy. aussi Targ. Jonath. sur Ésaïe 45.12 ; 48.13 ; Jérémie 27.5.
La Parole de Dieu, après avoir créé et ordonné le monde, continue à remplir de hautes fonctions. Elle conserve toutes choses. Elle règne sur le peuple et intercède auprès de Dieu pour lui ; Dieu a protégé Noé dans l’arche par sa Parole. Elle a gardé le fils d’Agar. Dieu accordera la force et le salut par sa Parole à tous ceux qui le craignent. Elle est témoin de tout ce qui se passe sur la terre. C’est par elle que Dieu fait alliance avec les hommes. Moïse se tenait entre Elle et le peuple élun.
n – Targ. Jonath. sur Ésaïe 38.7 ; 40.15 ; Onkel. sur Genèse 31.5 ; Deutéronome 1.32-33 ; 26.17-18 ; Genèse 7.16 ; 21.20 ; Jon. sur Ésaïe 59.17 ; Onkel. sur Deutéronome 5.5, etc., etc.
Cette doctrine du Verbe, dont les développements étaient si riches et si étendus, n’altérait en rien le strict monothéisme des Juifs. C’était, au contraire, pour conserver intacte la foi au Dieu unique qu’on était peu à peu amené à détacher de lui, si l’on peut s’exprimer ainsi, une puissance divine, sorte de messager, venant de sa part et qui bientôt sera un véritable médiateur. Dieu lui-même restera seul dans son unité absolue et inaccessible aux mortels. Il prendra parfois le nom de Très-Hauto (Ὕψιστος) « le plus élevé » de tous les pouvoirs divins. Nous disons « les » car on comptait quelquefois plusieurs de ces puissances célestes. Le « souffle » de Dieu, comme disait l’Ancien Testament, allait devenir aussi une personnalité distincte, l’Esprit-Saint.
o – Ce terme se rencontre çà et là ; en particulier, dans la compilation connue sous le nom de troisième livre d’Esdras.
Dans le christianisme, la Divinité se composera de trois personnes. Nom n’avons pas à parler ici de la troisième, le Saint-Esprit, parce que nous n’avons pas trouvé de trace bien visible de la formation de cette doctrine dans le Judaïsme de Palestine. Rouach, le souffle de Dieu dans l’Ancien Testament, n’a point de vie personnelle distincte de celle de Jahveh (Ésaïe 48.16). Dans 1 Rois 19.11-12, il est question de l’esprit prophétique. Ce n’est qu’un souffle qui pénètre l’homme et l’inspire. Parfois on représentait Dieu sous la forme d’un vent léger, d’un petit bruissement. Ce n’est que dans les livres deutéro-canoniques que l’Esprit-Saint apparaît comme une hypostase divine et il est quelquefois identifié avec le Verbe (Sagesse 1.7 ; 7.7 ; 9.17 ; 12.1 ; Siracide 20.5 ; 39.9 ; Judith 16.17). Saint Paul nommera l’Esprit-Saint dans ses salutations apostoliques à côté de Dieu le Père et de Jésus-Christ le Seigneur. C’est là qu’il faut chercher l’origine du dogme de la Trinité. Nous ne pensons pas qu’il faille remonter plus haut et chercher cette origine dans le Judaïsme. La doctrine du Saint-Esprit était certainement en voie de formation au sein du Judaïsme du premier siècle ; mais son développement était moins avancé que celui de la doctrine du Verbe.
Les Sepphiroth de la Cabbale et les Eons du gnosticisme seront encore le produit de cette tendancep, ainsi que les Anges auxquels nous consacrerons un chapitre spécial.
p – Sagesse 16.12 ; 7.12 ; 8.5 ; 9.1-2 et jusqu’au ch. 11.
Remarquons aussi que l’idée de l’incarnation de Dieu était tout à fait étrangère à l’esprit juif. Le développement de la doctrine du Verbe, qui se faisait à côté du développement des idées sur le Messie à venir, n’avait rien de commun avec elles. Ce n’est que longtemps après la mort de Jésus que les deux courants devaient se rencontrer et contribuer chacun pour sa part à la formation du dogme de la Divinité du Christ.
Au premier siècle, les attributs du Verbe étaient fort différents de ceux du Messie. Le Verbe, nous l’avons vu, était Créateur et même Providence ; le Messie ne devait être, dans ses attributions les plus élevées, que le Juge et le Régénérateur du monde.
Plus tard, les chrétiens ont vu en Jésus (leur Messie) le Verbe lui-même venu souffrir sur la terre. Ils lui ont alors appliqué tous les enseignements de la doctrine juive sur le Verbe, doctrine qui était passée tout entière dans leur foi religieuseq, ou plutôt qu’ils avaient conservée du Judaïsme ; et quand un Juif se convertissait au christianisme, il apprenait à voir en Jésus le Verbe et à attendre du retour glorieux de ce Verbe l’accomplissement des espérances messianiques. Les chrétiens allèrent parfois jusqu’à voir en Jésus Dieu lui-même et non pas seulement le Verber. M. Havet croit trouver dans l’Apocalypse de Jean (Apocalypse 19.13) la preuve que les Juifs appliquaient l’idée du Verbe au Messie. Mais ce livre a été écrit par un de ces juifs convertis dont nous venons de parler, et qui voyaient en Jésus le Verbe incarnés.
q – Jean 1.3 ; Épître aux Ephésiens, passim ; Épître aux Colossiens, passim ; Hébreux 1.2-3 ; 2.10 ; 11.3 ; Apocalypse 4.11.
r – Jean 1.1 : « Cette Parole était Dieu. » C’est là l’idée qui nous a semblé ressortir de l’ensemble des Targoums : « Dieu en tant qu’il se révèle. »
s – Ce Juif converti, qui considérait Jésus comme le Fils de Dieu, se nomme lui-même au début du livre de l’Apocalypse : il s’appelle Jean, et toute la tradition chrétienne témoigne qu’il s’agit du même auteur que celui du quatrième Évangile. (ThéoTEX)
C’est dans les Targoums que nous avons trouvé le plus richement développée la doctrine de la Parole. Qu’on n’oublie pas que ces paraphrases chaldaïques, ou d’autres antérieures et semblables, étaient lues dans les synagogues ; et ce mot : Parole de Dieu (Memra), le peuple l’entendait prononcer chaque jour de sabbat. C’était sur cette doctrine d’un médiateur entre Dieu et les hommes que son attention religieuse était le plus souvent appelée. Les problèmes surgissaient en foule et se posaient dans les esprits. On trouvait dès les premières lignes de la Genèse l’indication d’un rapport mystérieux entre Dieu et sa Parole. Les passages obscurs de l’Ancien Testament sur la Sagesse et sur la Gloire de Dieu revenaient à la mémoire. On cherchait à pénétrer plus profondément dans l’intelligence du texte sacré, La doctrine chrétienne du λόγος incarné était prête à naître.
[Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le quatrième livre d’Esdras affecte de ne rien savoir de la doctrine du Verbe, vi, 38 ne l’implique nullement, et vi, 43 : « Verbum enim tuum processit et opus statim fiebatt » l’exclut formellement. Il y a peut-être là une intention cachée et hostile à la doctrine chrétienne qui s’exprimait au même moment avec une grande netteté dans les épîtres pauliniennes.]
t – Car ta parole se faisait entendre, et l’effet suivait aussitôt.