Les sciences théologiques forment un ensemble organique, un vaste corps, où tout se lie, se correspond et s’enchaîne. Elles ont toutes le même point de départ, le fait du salut, qui est l’objet commun de toutes leurs recherches. Elles ont aussi le même but, la réalisation du salut dans le monde, qui est le terme commun et dernier de tous leurs efforts. Comme, dans un corps organisé, tous les organes travaillent à l’entretien de la vie, de même toutes les sciences théologiques travaillent ensemble à l’entretien et au développement de la vie de l’Église.
On peut grouper diversement ces diverses sciences. ; mais toutes les classifications qu’on en donne s’accordent en ce point, qu’elles reconnaissent trois (ou quatre) branches principales de la théologie.
- La théologie historique, — à laquelle se rattache la théologie exégétique, dont on la sépare quelquefois — qui pose les fondements et amasse les matériaux de la science.
- La théologie systématique, qui coordonne ces matériaux, et en fait un ensemble bien lié dans toutes ses parties.
- La théologie pratique, qui recueille tous les résultats obtenus, et les applique à la vie et à l’activité pratique.
L’histoire des dogmes forme la transition entre la théologie historique et la théologie systématique ; elle se rattache à la fois à l’une et à l’autre, à l’Histoire de l’Église, dont elle forme le dernier chapitre, et à la Dogmatique, à laquelle elle sert d’introduction.
Les liens qui unissent l’histoire des dogmes à ces deux sciences, à la première surtout, sont si étroits, qu’on l’a fait rentrer quelquefois, soit dans l’une soit dans l’autre, en lui contestant le droit de former une science distincte, au nom de ce principe, qu’il ne faut pas multiplier sans nécessité les disciplines théologiques.
A. — C’est surtout à l’Histoire de l’Église qu’on a voulu rattacher l’histoire des dogmes. Cela se faisait toujours autrefois, et les anciens historiens de l’Église consacraient un chapitre, à la fin de chaque période, à l’histoire de la doctrine. Parmi les théologiens modernes, plusieurs, et des plus autorisés, tels que Schleiermacher, Neander et Hase, sont restés fidèles à ce point de vue.
Il faut reconnaître qu’on peut alléguer en sa faveur des raisons sérieuses. L’historien de l’Église doit s’occuper de toutes les manifestations de la vie ecclésiastique ; il ne peut donc pas ignorer ce qui concerne la doctrine, l’une des plus importantes de ces manifestations. L’historien des Dogmes, de son côté, ne peut pas ignorer l’histoire générale de l’Église, dont les événements ont une influence si directe sur le développement de la doctrine.
Il y a, d’ailleurs, entre les diverses manifestations de là vie de l’Église, la plus intime solidarité. Tous les faits qui modifient d’une manière profonde la situation extérieure de l’Église, ou sa vie et sa constitution intérieures, ne peuvent manquer d’exercer leur influence sur le travail dogmatique, aussi bien que sur le culte et la discipline. Et réciproquement, tous les changements importants survenus dans la doctrine ont leur contre-coup inévitable dans tous les autres domaines de la vie ecclésiastique, dans le culte, dans les mœurs, dans la discipline, dans la hiérarchie.
Il en résulte qu’on ne peut comprendre l’histoire des dogmes que si l’on connaît déjà l’histoire de l’Église, comme aussi l’on ne connaît à fond l’histoire de l’Église qu’après avoir étudié l’histoire des dogmes, qui en est la clef. Toutefois, l’objet de l’histoire des dogmes a une importance si considérable, qu’il vaut la peine de l’étudier seul. Le développement de la doctrine chrétienne a, d’ailleurs, au milieu des autres manifestations de la vie de l’Église, sa marche distincte, sa physionomie propre et ses lois particulières. Il y a là un enchaînement logique et continu, une évolution organique et rationnelle, qu’il importe de dégager, de mettre en lumière et d’exposer d’une manière suivie. L’histoire de l’Église ne pourrait raconter avec détail le développement du dogme, sans se surcharger de matériaux qui encombreraient et retarderaient sa marche.
Il y a donc avantage à séparer l’histoire des dogmes de l’histoire de l’Église, et à étudier la première après avoir étudié la seconde. L’histoire de l’Église fournit à l’histoire des dogmes son point de départ et son point d’appui. L’histoire des dogmes est le couronnement nécessaire de l’histoire de l’Église ; seule, elle nous permet d’en pénétrer le sens le plus profond, et d’en recueillir l’enseignement suprême.
Ce sont deux sciences sœurs, qui doivent marcher la main dans la main. Elles s’appuient, se complètent et s’éclairent mutuellement.
B. — Quant à la Dogmatique, à laquelle on a voulu rattacher aussi l’histoire des dogmes, elle ne pourrait étudier le développement historique des dogmes d’une manière approfondie qu’en risquant de sacrifier l’exposition systématique de la doctrine chrétienne, qui est et qui doit demeurer sa première tâche.
Mais il est évident que l’histoire des dogmes rend à la dogmatique les plus grands services. Elle lui sert d’introduction naturelle et de préparation nécessaire. Cela est si vrai que tous les auteurs de Dogmatiques font précéder l’exposition de chaque dogme d’un coup d’œil jeté sur son histoire. Rien, en effet, ne fait mieux pénétrer la signification profonde d’un dogme, rien n’en fait mieux comprendre la portée, et saisir les liens intimes qui l’unissent aux autres doctrines chrétiennes, que l’étude du développement progressif de ce dogme, et des diverses expressions qu’il a revêtues de siècle en siècle.
Il importe, d’ailleurs, avant d’essayer l’organisation systématique des dogmes chrétiens, de connaître les divers essais de systématisation tentés dans le passé. On profite également des résultats acquis et des erreurs commises : on recueille les premiers et on évite les secondes. Averti parce que les anciennes formules et les systématisations anciennes avaient de défectueux, on en cherche de nouvelles, qui expriment d’une manière plus adéquate les vérités de la foi.
C’est donc entre l’histoire de l’Église et la dogmatique qu’il faut placer l’histoire des dogmes. Elle sert de couronnement à la première et de préparation à la seconde. D’un autre point de vue, on peut la placer entre la théologie biblique, qui en est le point de départ, et la symbolique, qui en est le terme, — deux disciplines avec lesquelles l’histoire des dogmes a de nombreux points de contact, mais dont il faut la distinguer avec soin.
A. — Il importe, en particulier, de préciser les rapports de l’histoire des dogmes avec la Théologie biblique. Ces rapports varient, en effet, avec l’idée que l’on se fait des écrits bibliques et de leur autorité.
Quand on ne voit dans les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament que les premiers monuments de la piété juive ou de la théologie chrétienne, produits naturels de l’esprit et de la conscience religieuse, la théologie biblique cesse d’être une science distincte ; elle rentre dans le champ de l’histoire des dogmes, dont elle devient le premier chapitre, et l’histoire des dogmes elle-même n’est plus qu’un chapitre de l’histoire générale de l’esprit humain. — Tel est, par exemple, le point de vue de l’école de Tubingue, pour qui les écrits du Nouveau Testament — dont la plupart datent du IIe siècle de notre ère — ne sont que le produit d’un développement purement humain, et n’ont aucune autorité religieuse particulière.
Mais, si l’on voit dans les écrits bibliques les documents authentiques d’une révélation positive ; si l’on reconnaît que les apôtres sont, comme les prophètes, des hommes inspirés d’une manière spéciale par le Saint-Esprit, et que leur parole est une parole révélatrice, faisant autorité à ce titre comme parole de Dieu, aussitôt une ligne de démarcation profonde se creuse entre la théologie biblique et l’Histoire des dogmes. L’enseignement apostolique n’est plus le premier essai de la théologie, le premier terme dans la série des systèmes chrétiens, c’est l’achèvement de la révélation de Dieu, c’est la vérité donnée d’en haut, qui doit être, jusqu’à la fin des siècles, l’objet de la foi qui sauve et le fondement de toute théologie chrétienne.
C’est cette manière de voir qui est la vraie. Les apôtres occupent une place à part dans l’histoire de l’Église, et leur enseignement occupe une place à part dans l’histoire de la doctrine chrétienne. Non seulement ce sont des témoins véridiques, qui nous disent ce qu’ils ont vu et entendu, et dont le témoignage a une valeur unique, mais ce sont aussi des hommes inspirés, à qui a été révélé tout le conseil de Dieu. Ce ne sont pas des historiens seulement, mais des révélateurs. Le Saint-Esprit, qui seul sonde les profondeurs de Dieu, leur a découvert ces mystères divins et invisibles qui se cachent derrière les faits de l’histoire évangélique, et qui donnent seuls aux faits de cette histoire leur portée et leur signification religieuse. En effet, derrière les faits que le témoignage humain peut atteindre, comme la mort et la résurrection de Jésus-Christ, il y a des faits d’un autre ordre, qui ne sont accessibles qu’au témoignage du Saint-Esprit ; par exemple, le mystère de la Croix. Ce sont ces mystères du salut que le Saint-Esprit a révélés aux apôtres, et que ceux-ci nous ont révélés à leur tour de la part de Dieu. Voilà ce qui élève leur enseignement au-dessus de celui des docteurs de l’Église, quels qu’ils soient, et ce qui justifie la distinction fondamentale que nous établissons entre la théologie biblique et l’histoire des dogmes.
Toutefois, il y a un développement de la doctrine chrétienne à travers les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, de telle sorte qu’on peut dire que la théologie biblique est elle-même, par un certain côté et en un un certain sens, une histoire des dogmes. C’est que la révélation divine elle-même, étant essentiellement historique, est progressive, comme tout ce qui se développe dans le monde. — Quelques explications sont ici nécessaires sur la manière dont je crois qu’il faut entendre la révélation divine et l’inspiration des saintes Écritures.
C’est le péché qui a rendu nécessaire une révélation spéciale et surnaturelle. La révélation primitive par la nature et par la conscience était devenue insuffisante, par suite de l’infranchissable barrière que la chute avait élevée entre l’homme et Dieu. Ce qu’il fallait à l’homme, c’était un pardon et une délivrance du péché, ou, d’un seul mot, une rédemption. Aussi la révélation est-elle essentiellement une rédemption, un salut, une intervention active de Dieu dans le monde pour le ramener à lui et relever l’humanité déchue.
Or, on peut distinguer deux éléments dans cette révélation :
1° Un élément objectif et historique (la révélation proprement dite). — C’est l’histoire du salut, le plan que Dieu réalise dans le monde ; c’est une suite de faits, d’actes surnaturels de Dieu, destinés à préparer, à accomplir et à consommer la rédemption de l’humanité. Ces faits ne sont pas isolés ; ils se lient et s’enchaînent comme une trame continue et comme un organisme vivant. C’est une histoire particulière, qui se poursuit d’une manière ininterrompue à travers l’histoire générale ; c’est un monde nouveau et supérieur, qui se manifeste au sein de l’ancien monde ;
2° Un élément subjectif et intérieur (l’inspiration). — La révélation objective, extérieure, historique, a besoin, pour être comprise, d’être interprétée par une révélation intime qui nous en donne le sens. Les faits surnaturels dont se compose la première, et qui réalisent le plan du salut, seraient inintelligibles et stériles pour nous, si Dieu ne prenait soin de nous les expliquer et de nous en dévoiler lui-même la portée religieuse et la signification salutaire. Pour que ces faits cessent d’être pour nous de simples prodiges (τέρατα, portenta), des faits étonnants et étranges, dont nous ne pouvons pénétrer le sens ni comprendre le but ; pour qu’ils deviennent des σημεῖα, c’est-à-dire des signes révélateurs de l’amour de Dieu et de ses desseins de miséricorde à notre égard, il faut que Dieu nous révèle lui-même ces desseins et nous montre comment ces faits servent à les accomplir.
Dans ce but, Dieu choisit certains hommes qu’il inspire de son esprit. Il leur explique le plan du salut et leur révèle tout le conseil de son amour. Il les met en quelque sorte dans la confidence de ses desseins miséricordieux. Il leur donne, pour ainsi dire, le mot du drame qui se joue dans l’histoire, et le sens de chacun des faits qui le composent ou qui s’y rattachent. Ces hommes communiquent à leurs frères les révélations qu’ils ont reçues ; ils leur expliquent les signes divins ; ils interprètent les faits rédempteurs et en dégagent la doctrine du salut. Ces hommes privilégiés sont les prophètes et les apôtres, et l’inspiration du Saint-Esprit, en vertu de laquelle ils parlent, constitue une seconde révélation, complément indispensable de la première.
Une comparaison fera mieux comprendre ma pensée. On sait quel est le rôle du chœur dans l’ancienne tragédie grecque. Le chœur est une sorte d’intermédiaire entre le poète et les spectateurs. Il entre le premier en scène, afin d’introduire le sujet du drame. Il assiste à l’action et en commente devant les spectateurs les diverses péripéties. Et, quand l’action est terminée, il reste le dernier sur la scène pour développer les leçons morales et religieuses qu’elle renferme. — Tel m’apparaît le rôle des hommes inspirés que Dieu a chargés de nous expliquer le plan du salut. Eux aussi voient se dérouler un drame aux tragiques péripéties ; ils ont pour mission d’en expliquer le sens, d’en dire le secret, que Dieu leur a confié.
Et l’interprétation du drame en suit pas à pas la marche. L’enseignement du salut est progressif comme son histoire. Il y a là deux progrès, deux développements parallèles, qui se correspondent exactement. Dieu, en effet, dont les desseins de miséricorde sont des desseins éternels, les réalise peu à peu à travers l’histoire et les révèle par degrés aux hommes. Il s’accommode, pour accomplir les deux révélations que nous avons distinguées, à la loi de la succession, du développement et du progrès, qui est la loi de l’esprit humain comme celle de l’histoire.
1° Il est facile de marquer les phases successives de la révélation historique, qui ne sont autre chose que les grandes étapes de l’histoire du salut :
- Promesse vague et mystérieuse au lendemain de la chute ;
- Choix d’un peuple, qui conserve la connaissance de Dieu et le souvenir de la promesse ;
- Loi écrite, qui convainc l’homme de péché ;
- Rites de purification et d’expiation, qui lui montrent que Dieu seul purifie ;
- Prophétie proprement dite, qui annonce le Sauveur ;
- Enfin — quand les temps sont accomplis — Jésus paraît, et fait son œuvre, dont la suite de l’histoire prépare la consommation définitive.
2° Il est facile aussi de marquer le développement de la doctrine du salut. Les Patriarches, Moïse, les Prophètes en constituent les grandes étapes. De l’une à l’autre, le progrès est visible. Dieu proportionne, en effet, les révélations de son Esprit à la réceptivité religieuse des hommes auxquels il parle, et de ceux par lesquels il parle. Il prend ces derniers tels qu’ils sont, avec leurs préjugés, leurs ignorances, tels que les a faits leur éducation, le milieu et les circonstances dans lesquels ils vivent. Et il leur parle un langage qu’eux et leurs contemporains puissent comprendre. Il fait leur éducation et se sert d’eux pour faire l’éducation de l’humanité.
Cette éducation se fait surtout par l’histoire, par la réalisation progressive du plan du salut. Ici encore, Dieu proportionne les révélations de son Esprit au degré de développement auquel ce plan est parvenu. Chaque révélateur interprète, de ce plan divin, ce qui se déroule sous ses yeux, et il le rattache à ce qui a précédé et à ce qui doit suivre. Cette explication n’est achevée et la doctrine n’est complète que lorsque le plan du salut est entièrement réalisé dans l’histoire. C’est là ce qui explique le progrès continu que l’on constate dans l’enseignement religieux à travers l’Ancien Testament. C’est ce qui explique aussi l’incomparable supériorité du Nouveau Testament sur l’Ancien.
Entre ces deux enseignements, il y a Jésus-Christ, qui est le centre et le terme des deux révélations dont nous avons parlé, de la révélation objective et de la révélation subjective. Jésus-Christ est, en effet, tout ensemble la révélation suprême et le suprême révélateur. En lui s’accomplit le plan du salut, et c’est lui qui nous révèle la doctrine du salut. Il nous parle du Père et il nous montre le Père, Il est lui-même tout ce qu’il nous enseigne. Sa personne et son œuvre, voilà le premier objet de son enseignement, et c’est l’accomplissement même de la rédemption.
Jésus, toutefois, n’a pas tout dit, parce qu’il ne pouvait pas tout dire, sous peine de n’être pas compris de ceux auxquels il s’adressait. La mort et la résurrection de Jésus, ces deux faits d’une importance si capitale dans l’histoire du salut, étaient pour les disciples le plus grand des scandales et le plus profond des mystères. Jésus ne pouvait en parler avant leur accomplissement, que d’une manière incomplète. Il ne pouvait dès lors enseigner dans toute son étendue et dans toute sa profondeur la doctrine du salut. C’est seulement après le dernier acte d’un drame qu’on en peut comprendre le sens et la portée. C’est seulement après la mort et la résurrection de Jésus, dernier acte du drame du salut, que l’on peut avoir une pleine intelligence du plan rédempteur.
Aussi les apôtres — témoins de cette mort et de cette résurrection — étaient-ils mieux placés que Jésus lui-même pour nous révéler d’une manière complète les mystères du salut. Telle est la mission qui leur a été confiée. L’œuvre de Jésus, que seul il pouvait faire, a été de venir dans le monde pour nous révéler pour nous montrer le Père. Il a vécu, il est mort, il est ressuscité. Par sa parfaite obéissance et par ses souffrances volontaires, il a accompli l’œuvre de notre rédemption ; et il a scellé l’accomplissement de cette œuvre par sa résurrection glorieuse du troisième jour. Ce que les apôtres ont fait, ce qu’il leur appartenait à eux seuls de faire, c’est d’interpréter la vie, la mort et la résurrection du Sauveur, c’est de nous révéler le mystère du salut qui s’est accompli sur la croix du Calvaire et dans le jardin de Joseph d’Arimathée.
Il y a donc progrès réel de l’enseignement de Jésus à l’enseignement des apôtres. Sans doute, l’enseignement des apôtres est contenu en germe dans celui de Jésus ; mais il va plus loin, il est plus complet. Entre ces deux enseignements, il y a deux choses :
- Les derniers faits de l’histoire du salut, la mort et la résurrection de Jésus, qui en sont l’accomplissement suprême ;
- L’effusion de l’Esprit-Saint à la Pentecôte, qui a donné aux apôtres la pleine intelligence de ces faits.
Ainsi, je ne partage pas l’opinion d’une certaine école, qui voit dans l’enseignement de Jésus-Christ la source unique de la vérité chrétienne. Je crois que, pour avoir cette vérité tout entière, il faut interroger aussi les apôtres, car ils nous disent, sur la personne du Rédempteur et sur l’œuvre de la rédemption, des choses que Jésus lui-même n’avait pu nous dire.
Ajoutons qu’il y a progrès aussi dans l’enseignement apostolique lui-même. Il y a un développement successif dans les révélations du Nouveau Testament comme dans celles de l’Ancien. Le grand avantage que les apôtres ont sur les prophètes, c’est que les faits du salut sont déjà accomplis dans l’histoire, au lieu d’être cachés dans les obscurités de l’avenir. Mais, pour les uns comme pour les autres, les révélations du Saint-Esprit sont des révélations progressives. Les apôtres ont, eux aussi, à faire leur éducation spirituelle. Et cette éducation s’accomplit par les mêmes moyens :
- Les révélations successives du Saint-Esprit ;
- Les expériences de la vie intérieure ;
- Le spectacle des grands événements qui s’accomplissent autour d’eux (merveilleuse puissance d’expansion de l’Évangile ; conversion des païens ; chute de Jérusalem et du temple).
Sous la conduite du Saint-Esprit, et à l’école des événements qui servaient de vivants commentaires à ses divines leçons, les apôtres ont pénétré toujours plus avant dans les mystères de la foi. A mesure que tombaient leurs préjugés juifs, ils ont mieux saisi l’universalisme de la grâce et les harmonies de la vérité chrétienne. Jacques envisage encore l’Évangile au point de vue de l’Ancien Testament. C’est pour lui une loi, mais la loi de la liberté (ce qui renferme implicitement toute la doctrine du salut). La personne et l’œuvre de Jésus-Christ ne prennent pas une grande place dans son enseignement, et il ne veut pas qu’en devenant chrétiens les Juifs répudient leurs caractères de Juifs. Pierre est aussi un homme de l’Ancienne Alliance ; seulement il se place au point de vue, non plus de la loi, mais de la prophétie. Jésus-Christ, sa personne, son œuvre, tiennent dans ses discours et ses écrits bien plus de place que dans ceux de Jacques. Enfin Pierre, par suite de révélations spéciales, admet que les païens participent au salut sans être incorporés au judaïsme. Paul, l’austère pharisien, converti par un coup de foudre qui le terrasse aux pieds du Sauveur glorifié, relève avec beaucoup plus de force la nouveauté et l’originalité du christianisme. Il oppose fortement la grâce et la loi, et fait dans sa doctrine une part centrale, essentielle, à la personne et à l’œuvre de Jésus Christ. Jean, enfin, le disciple que Jésus aimait, celui qui avait reposé sur le sein du Maître pendant le dernier repas, nous révèle les derniers mystères, et découvre à nos regards des horizons que Paul lui-même ne nous avait pas ouverts, Il nous montre en Jésus la Parole éternelle qui était au commencement avec Dieu, et qui était Dieu. Il nous donne le mot de toutes les dispensations de Dieu et de la vie divine elle-même, et ce mot est l’amour.
Ce développement de la théologie apostolique, que je me suis efforcé d’indiquer dans mon Essai sur l’Unité de l’enseignement apostolique, est un fait que la théologie évangélique a été amenée par l’école de Tubingue à mettre aujourd’hui en lumière. Et, par là, cette école a rendu un vrai service à la théologie et à l’Église.
On peut même constater un développement et un progrès dans l’enseignement de chacun des apôtres. Cela me paraît incontestable pour les apôtres Pierre et Jean. La chose est moins évidente pour l’apôtre Paul. M. Sabatier a consacré à la démontrer son ouvrage intitulé : L’apôtre Paul, esquisse d’une histoire de sa penséea. L’auteur me paraît aller trop loin, et ses résultats ont été contestés à bon droit. Il y a cependant quelque chose de vrai dans la thèse générale qu’il a défendue, mais que je n’ai pas à discuter ici. Je me borne à constater, en manière de conclusion, que l’on retrouve, dans les écrits apostoliques, un développement progressif et continu, dont l’Epître de Jacques et l’Évangile de Jean marquent le premier et le dernier terme.
a – Strasbourg et Paris, 1870. — 2e édit., revue et développée, 1881.
Il reste donc démontré que, par un certain côté, la théologie biblique est une sorte d’histoire des dogmes. Il y a un développement historique jusque dans cette révélation objective elle-même, qui demeure l’immuable fondement de l’édifice fragile et changeant de la théologie. Mais, répétons-le, après les Apôtres, le cycle des révélations divines est fermé ; l’ère de la théologie commence ; et il y a entre ces deux choses une distance infinie. Aussi y a-t-il, entre l’histoire des révélations divines et celle de la théologie humaine, une différence essentielle et radicale. D’un côté, c’est Dieu qui communique par degrés aux hommes les vérités du salut, en même temps qu’il réalise le plan du salut dans l’histoire. De l’autre, ce sont les hommes qui cherchent à s’assimiler et à exprimer toujours mieux ces faits et ces vérités. Aussi le premier développement demeure-t-il la source du second. L’enseignement des apôtres est le flambeau à la lumière duquel il faut juger les symboles ecclésiastiques et les systèmes des théologiens. C’est le roc éternel sur lequel doit s’appuyer toute doctrine ecclésiastique ou théologique qui veut rester chrétienne.
La théologie biblique doit donc être nettement distinguée de l’histoire des dogmes. Mais elle doit lui servir de point de départ. L’historien des dogmes devra nécessairement résumer les données et les résultats de la théologie biblique, avant de raconter le développement des dogmes, afin de marquer avec précision le point initial de ce développement même.
B. — Quant à la Symbolique, elle peut être considérée comme faisant suite à l’histoire des dogmes, dont elle forme, en quelque sorte, le dernier chapitre et la conclusion. Tandis que l’histoire des dogmes raconte la fixation et la systématisation de la doctrine au sein des diverses Églises chrétiennes, la Symbolique expose — en les comparant entre elles — les doctrines des diverses Églises telles qu’elles ont été formulées dans leurs dernières confessions de foi. C’est un chapitre de statistique ecclésiastique, plutôt qu’un chapitre d’histoire.
L’Histoire des dogmes se distingue aussi de l’Histoire de la Dogmatique, quoiqu’elle ait avec celle-ci plus d’un point de contact. Leur objet n’est pas le même. Autre chose sont les dogmes, affirmations et doctrines officielles de l’Église sur les points particuliers de la foi ; autre chose la dogmatique, ensemble de ces doctrines considérées dans leurs rapports mutuels, dans leur enchaînement organique et ramenées à l’unité d’un système. La fixation des dogmes particuliers a dû nécessairement précéder les essais de systématisation générale. Avant de construire un édifice, il faut tailler et préparer les pierres qui doivent entrer dans sa construction. Or les dogmes sont justement les pierres dont on construit l’édifice de la dogmatique. L’histoire des dogmes raconte ce premier travail de fixation et de systématisation partielle du dogme ; elle montre comment se sont faites la détermination et la théorie des doctrines particulières. L’histoire de la dogmatique raconte le second travail, celui de la systématisation générale ; elle expose les divers essais systématiques qui ont été tentés, il montre par quels progrès successifs la dogmatique a a été ramenée à ses vrais principes, et à la personne du Christ qui en est le centre. — L’histoire de la dogmatique doit donc emprunter à l’histoire des dogmes son point de départ et ses matériaux.
L’histoire des dogmes, à son tour, ne peut éviter de pénétrer quelquefois dans le domaine de l’histoire de la dogmatique.
a) Il arrive presque toujours qu’à un grand travail d’élaboration des dogmes correspond un essai de systématisation générale, lequel jette un nouveau jour sur le travail dogmatique qui l’a précédé. L’historien des dogmes ne peut ignorer ces essais de dogmatique, s’il veut bien comprendre le travail d’élaboration des dogmes, dont ils sont le résumé et comme la synthèse.
b) Il y a d’ailleurs telle période de l’histoire — le moyen âge, par exemple — où le seul travail dogmatique qui s’accomplisse au sein de l’Église est justement un travail de systématisation, entrepris sur les dogmes déjà formulés dans les périodes antérieures ; et ce travail s’accomplit au nom et avec l’autorité de l’Église. L’historien des dogmes doit donc en tenir compte.
Ajoutons enfin que l’histoire des dogmes ne doit être confondue, ni avec l’Histoire de la Théologie, ni avec l’Histoire de la Philosophie chrétienne. Elle doit les considérer toutes deux comme des sciences auxiliaires, utiles, indispensables même à connaître, et auxquelles elle doit faire plus d’un emprunt, car :
a) Les docteurs, qui soutiennent les controverses et font partie des conciles, sont aussi des théologiens qui font des systèmes ; et il est souvent impossible de séparer leurs dogmes de leur théologie ;
b) Les Pères et les docteurs de l’Église appartiennent souvent à certaines écoles philosophiques, auxquelles ils empruntent leurs principes et leurs méthodes.
Ainsi, les opinions théologiques et les idées philosophiques régnantes exercent nécessairement une influence considérable sur l’élaboration et la systématisation du dogme. Cependant, l’histoire des dogmes se distingue nettement de ces deux sciences par la nature spéciale de son objet. Elle ne s’occupe pas des opinions personnelles et privées des théologiens ; elle n’a pas à raconter non plus les évolutions successives de la philosophie chrétienne. Elle s’occupe seulement des doctrines crues par la majorité des fidèles et officiellement promulguées par l’Église.
De tout ce qui précède, il résulte que l’histoire des dogmes peut être considérée à bon droit comme une science distincte, ayant son objet déterminé et sa place marquée dans l’ensemble des sciences théologiques. Peu importe que, dans l’organisme de ces sciences, il y ait une discipline de plus ou de moins. Ce qui importe, — comme dans un corps bien constitué, où chaque organe a sa fonction distincte et nécessaire, — c’est que chaque science ait sa raison d’être et son objet déterminé. Or, tel est bien le cas de l’histoire des dogmes.