Zinzendorf n’avait que six semaines lorsqu’il perdit son père. Sa mère était une personne d’un grand mérite, à l’âme grave et pieuse et douée de brillantes facultés ; elle avait une instruction profonde et variée, rare chez une femme, même à cette époque où les femmes étaient généralement plus lettrées que de nos jours. Elle savait le grec, le latin, les langues vivantes ; les sciences théologiques ne lui étaient pas étrangères, et elle avait un talent remarquable pour la poésie. Cette femme distinguée n’eut cependant que peu d’influence sur l’éducation de son fils. Elle ne tarda pas à se remarier et suivit à Berlin son second mari, le général de Natzmer, qui devint plus tard feld-maréchal.
Zinzendorf eut toujours pour elle un respect profond, accompagné de crainte et d’affection. « Dans toutes les affaires qui dépendaient de moi, dit-il, ma première pensée a toujours été celle-ci : Qu’est-ce qui plaira le mieux à ma mère ? » Et il nous dit ailleurs qu’il l’a toujours honorée en sujet plutôt qu’en fils.
Le général de Zinzendorf, oncle et tuteur du jeune comte, ne prit pas non plus une part active à l’éducation de ses premières années, qui furent livrées à la direction de sa grand’mère maternelle, la baronne de Gersdorf. C’était, comme sa fille, une personne distinguée par ses talents autant que par sa piétéb. Elle était en relations avec les chefs du piétisme et soutenait avec plusieurs d’entre eux une correspondance suivie : Spener, Franke, Anton, Canstein étaient les amis de la maison. Ils venaient la visiter dans son château de Gross-Hennersdorf, en Haute-Lusace. La bénédiction de ces serviteurs de Dieu reposa de bonne heure sur le jeune comte. Spener, un jour, saisi d’une sorte d’inspiration prophétique, lui imposa les mains et le consacra tout spécialement à l’avancement du règne de Jésus.
b – On a publié après sa mort un recueil de ses poésies spirituelles (Halle, 1729).
L’enfant était d’une constitution assez délicate, qui ne se fortifia que vers sa vingtième année ; mais sa volonté était énergique et son caractère ardent. La fougue de son naturel était tempérée cependant par un penchant précoce à la méditation. Il avait l’imagination vive et s’exprimait avec une rare facilité, « Mon génie était simple, mais naturel ; j’avais de la mémoire, avec un esprit plutôt vif que phlegmatique, une assiette assez calme pour balancer les raisons d’une affaire, une intention naïve qui aurait prospéré si la réflexion avait été moins scrupuleuse. Un penchant vers le solide et un amour du vrai modéraient jusqu’à ma fantaisie de rimerc. » Malgré son excellente mémoire, ses progrès étaient lents, car son imagination nuisait souvent à son attention ; mais le sens religieux se développa chez lui de très bonne heure. Sa grand’mère et sa tante, Mlle de Gersdorf, ainsi que son précepteur Edeling, lui apprirent à prier et l’instruisirent si bien dans la religion, que dans sa quatrième année déjà il connaissait les principaux points de la doctrine chrétienne. La pensée que Jésus-Christ est notre frère et est mort pour nous touchait son cœur d’une ineffable reconnaissance et le passionnait pour le Sauveur. Sa simplicité enfantine lui faisait comprendre que, puisque Christ est notre frère, nous pouvons vivre avec lui dans une relation fraternelle et lui exposer toutes nos pensées et tous nos sentiments, quels qu’ils soient. Il conserva toute sa vie cette habitude d’être en conversation continuelle, aisée et familière avec le Sauveur. Quand approchaient les fêtes de Noël ou de Pâques, il se réjouissait longtemps à l’avance des beaux cantiques qu’on allait chanter, et son cœur palpitait d’émotion en pensant qu’il allait entendre de nouveau parler d’une façon toute spéciale de ce que Jésus-Christ avait fait et souffert pour lui. Un soir qu’il s’était endormi pendant le culte domestique, il pleura amèrement à son réveil de ce que le sommeil l’eût privé d’entendre un verset de cantique qu’il aimait particulièrement à cause de ces mots :
c – Zinzendorf a écrit ces lignes en français.
Toi que nous nommons notre Père,
Parce que Christ est notre frère.
Mais laissons-le parler lui-même : « J’ai eu le bonheur » dit-il dans ses Discours aux enfants, « de connaître par expérience le Sauveur dès mes plus jeunes années. C’est à Hennersdorf, encore enfant, que j’ai appris à l’aimer. Je l’entendais sans cesse parler à mon cœur, je le voyais des yeux de la foi. On me racontait que mon Créateur s’était fait homme, et cela me touchait profondément. Je me disais en moi-même : Lors même que personne au monde ne se soucierait du Seigneur, moi, je veux m’attacher à lui, je veux vivre et mourir avec lui. C’est ainsi que pendant bien des années j’ai été en rapport avec le Sauveur d’une façon tout enfantine, m’entretenant avec lui des heures entières, comme on s’entretient avec un ami, allant et venant dans la chambre tout absorbé dans mes méditations. Dans mes conversations avec le Sauveur, je me sentais heureux et reconnaissant de tout le bien qu’il avait voulu me faire en se faisant homme. Mais je ne comprenais pas encore assez la suffisance du mérite de ses plaies et de son martyre. La misère et l’impuissance de ma nature ne m’étaient pas non plus entièrement révélées ; je voulais contribuer moi-même à mon salut. Un jour, enfin, je me sentis si vivement ému de tout ce que mon Créateur avait souffert pour moi, que je répandis des torrents de larmes et m’attachai à lui plus intimement et avec plus de tendresse encore qu’auparavant. Je continuai à parler avec lui quand j’étais seul ; je croyais fermement qu’il était près de moi, et je me disais : Il est Dieu et il me comprendra bien, lors même que je ne saurais pas m’expliquer. Il sait ce que je veux lui dire. Voilà dans quelles relations immédiates et personnelles je suis avec le Sauveur depuis plus de cinquante ans, et chaque jour j’en goûte davantage la félicité. »
Cette foi vive portait ses fruits, et l’enfant cherchait à y rendre témoignage par toute sa conduite. Avouant sans peine ses fautes et s’efforçant de se corriger de ses défauts, empressé à obliger les personnes qui l’entouraient, vivement reconnaissant pour les services qu’il en recevait, bienveillant, aimant, le cœur et la main ouverts pour tous, tel était Zinzendorf dès son enfance. Lorsque, pour la première fois, on lui remit quelque argent pour ses menus plaisirs, il ne le garda pas longtemps : avec cette générosité de chrétien et de grand seigneur qui fut toujours un des traits de son caractère, il s’empressa de le donner à la première personne qu’il rencontra.
Ce développement spirituel si précoce n’excluait point chez le jeune comte la naïveté de son âge ; mais la pensée qui préoccupait habituellement son esprit, l’amour qui remplissait son cœur, se retrouvaient jusque dans ses jeux enfantins. Quand il trouvait sous sa main du papier, une plume et de l’encre, il écrivait des lettres à son invisible Ami ; puis, ouvrant la fenêtre, il les jetait au vent, persuadé qu’elles arriveraient infailliblement à leur adresse. D’autres fois, il assemblait les gens de la maison pour leur parler du Seigneur, et quand il ne pouvait parvenir à réunir son auditoire, il rangeait devant lui les chaises et n’en faisait pas moins son discours : il fallait que les sentiments qui débordaient dans son cœur trouvassent à s’épancher. Ces sont là des enfantillages, mais ce sont les enfantillages d’un saint.
Cet enfant, en qui l’on pouvait pressentir un héros de la foi, connut de bonne heure les attaques du doute. Encore au berceau, il eut à combattre ce serpent redoutable qui tentait de l’étouffer dans ses plis. Il lui résista et le vainquit. « J’étais dans ma huitième année, » raconte-t-il, lorsqu’un soir un cantique qu’avait chanté ma grand mère avant d’aller se coucher me jeta dans de telles méditations, puis dans de si profondes spéculations, que de toute la nuit je ne pus dormir. J’étais si absorbé dans mes pensées que je ne voyais et n’entendais plus. Les idées les plus raffinées de l’athéisme se déroulèrent dans mon âme ; elles eurent une telle prise sur moi, elles me dominèrent tellement, que tous les doutes de l’incrédulité que j’ai vus exprimés plus tard m’ont paru très faibles et très pauvres en comparaison, et n’ont fait aucune impression sur moi. Mais mon cœur restait sincèrement attaché au Sauveur, et je pensais bien des fois que, lors même qu’il serait possible qu’il y eût un autre Dieu que lui, j’aimerais mieux être damné avec lui que d’être dans le Ciel avec un autre. Tous les raisonnements, tous les doutes qui se sont plus tard présentés à moi n’ont pu me faire d’autre mal que de me tourmenter l’esprit et de m’empêcher de dormir ; mais ils n’ont jamais produit le moindre effet sur mon cœur. Le fils de Dieu est mon Sauveur : voilà ce dont j’étais aussi sûr que de mes cinq doigts. Je l’avais aimé depuis tant d’années, je l’avais si souvent invoqué ! tant d’expériences douces et amères, tant d’actions de grâces, tant de châtiments, tant de prières exaucées s’étaient alternativement succédé pour moi ! Ce que je croyais m’était cher, ce que je pensais m’était odieux ; je pris alors la ferme résolution de faire usage de ma raison dans les choses humaines et de la développer autant que possible, mais de m’en tenir tout simplement, dans les choses spirituelles, à la vérité que mon cœur avait saisie, de faire reposer sur elle toutes les autres vérités et de rejeter immédiatement tout ce que je ne pourrais pas en déduire. C’est ainsi que Dieu fit naître en moi la résolution de ne pas consumer ma vie dans de vaines et creuses spéculations, mais de m’occuper à des choses édifiantes, d’entrer dans une communion assez intime avec lui pour n’avoir à son sujet que des pensées douces et heureuses, et d’ajourner une intelligence plus profonde de ces mystères au temps où je serais plus mûr pour cela. »
Préoccupé d’une seule pensée, embrasé dès son enfance du besoin de prêcher l’éternelle divinité de Jésus, il ne voyait qu’une carrière qui fût conforme à ses goûts et à ses intimes désirs. « Dans ma dixième année, je résolus d’étudier la théologie et de n’avoir jamais d’autre profession que de prêcher Jésus-Christ. Mais le Seigneur m’a éloigné de cette carrière jusqu’à ma trente-quatrième année. Pourquoi ? Il le sait. »
En effet, d’après le plan de sa mère, de sa grand’mère et de sa tante, cet enfant, doué de si beaux dons du cœur et de l’esprit, était destiné à revêtir un jour de hautes fonctions politiques ou administratives, comme son père et son grand-père maternel. On voulait à la fois lui donner une éducation en rapport avec sa condition et le placer sous une influence chrétienne, et l’on choisit à cet effet le pædagogium ( collège) de Halle. Sa grand’mère l’y conduisit elle-même en 1710.