Les documents du Nouveau Testament : peut-on s’y fier ?

Chapitre III

Le canon du Nouveau Testament

Une fois établies la date et l’origine de chaque livre en particulier, il nous reste à considérer une autre question : comment le Nouveau Testament lui-même, en tant que collection d’écrits, a-t-il été composé ? Qui a rassemblé ces différents écrits et selon quels principes ? Quelles circonstances ont conduit à établir une liste, ou canon, des livres faisant autorité ?

Historiquement, la pensée chrétienne considère que le Saint-Esprit qui a dirigé la rédaction de chaque livre a aussi dirigé leur sélection et leur assemblage, continuant ainsi à accomplir la promesse de notre Seigneur de guider ses disciples dans toute la vérité. Cette opinion, cependant, est née d’une vision spirituelle et non de la recherche historique. L’objectif de ce chapitre est de déterminer ce que les recherches historiques nous apprennent des origines du canon du Nouveau Testament. Certains diront que nous devons accepter les 27 livres du Nouveau Testament tout simplement parce que l’Eglise à pleine autorité en cette matière ; mais, même si nous admettons son autorité, nous pouvons nous demander comment l’Eglise en est venue à reconnaître ces 27 écrits, à l’exclusion de tout autre, comme dignes d’être placés sur le même plan que le canon de l’Ancien Testament, tant du point de vue de l’inspiration divine que de l’autorité.

La question est traitée de façon un peu sommaire dans l’article VI des ‘Trente Neuf Articles’, 1 qui déclare : ‘Nous comprenons, sous le nom de Saintes Ecritures, les livres canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament dont l’autorité n’a jamais été mise en doute dans l’Eglise.’ En effet, si nous laissons de côté la question du canon de l’Ancien Testament il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il n’y a jamais eu de doutes dans l’Eglise sur aucun des livres du Nouveau Testament. Certaines fractions de l’Eglise, par exemple, ont été beaucoup plus longues que d’autres à accepter certaines petites épîtres (2 Pierre, 2 et 3 Jean, Jacques, Jude) ainsi que l’Apocalypse. Ailleurs, par contre, on a accepté comme canoniques certains livres qui ne le sont plus aujourd’hui ; ainsi, le Codex Sinaïticus comprenait ‘l’Epître de Barnabas’ et Le Pasteur d’Hermas, œuvre romaine composée en 110 après J.-C. ou peu auparavant ; le Codex Alexandrinus comprenait, lui, les écrits connus sous le nom de 1ère et 2me Epîtres de Clément. Que l’on trouve ces œuvres aux côtés des écrits bibliques montre qu’elles étaient probablement considérées comme ayant une certaine valeur canonique.

1 Les Trente-Neuf Articles de la confession de foi anglicane, établis par la reine Elizabeth d’Angleterre en 1563. (N.d.T.)

La première liste des livres du Nouveau Testament que nous connaissions fut dressée à Rome, vers l’an 140, par un hérétique du nom de Marcion ; celui-ci faisait une distinction entre le Dieu-Créateur de l’Ancien Testament qu’il considérait comme inférieur et le Dieu-Père révélé en Jésus-Christ ; l’Eglise devait, selon lui, se débarrasser de tout ce qui avait trait au premier. Cet ‘anti-sémitisme théologique’ signifiait le rejet non seulement de tout l’Ancien Testament, mais aussi des parties du Nouveau qui semblaient contaminées par le judaïsme. Le canon de Marcion comprenait donc deux parties : 1) une édition expurgée du 3ème Evangile, le moins juif des quatre puisqu’écrit par un ‘gentil’ (Luc) ; et 2) 10 des épîtres pauliniennes (les trois ‘épîtres pastorales’ n’y figuraient pas). Notons bien, cependant, que le canon de Marcion, loin de représenter l’opinion générale de l’Eglise, n’en est qu’une déviation délibérée.

Il existe une autre liste très ancienne (fin du IIe siècle), également d’origine romaine, connue sous le nom de ‘fragment de Muratori’, car elle fut publiée pour la première fois en Italie, en 1740, par un cardinal historiographe nommé L. A. Muratori. Le début, malheureusement abîmé, mentionne certainement Matthieu et Marc, puisque Luc est cité comme étant le 3ème Evangile. Elle mentionne ensuite Jean, Actes, les 9 lettres de Paul aux églises et 4 des lettres adressées à des individus (Philémon, Tite, 1 et 2 Timothée) 2, Jude, deux épîtres de Jean 3, l’Apocalypse de Jean et celle de Pierre. 4 Elle mentionne le Pasteur d’Hermas comme digne d’être lu (publiquement dans l’Eglise) mais ne faisant pas partie des écrits prophétiques ou apostoliques.

2 Il ajoute qu’il circulait encore d’autres lettres soi-disant de Paul, mais non-reconnues par l’Eglise. Il s’agissait principalement d’ouvrages pseudépigraphiques destinés à soutenir les théories hérétiques.

3 A cet endroit s’intercale, assez curieusement, la Sagesse de Salomon.

4 Selon le fragment de Muratori, cette Apocalypse apocryphe de Pierre n’était pas reconnue par toutes les Eglises, mais nous savons par Clément, Eusèbe et Sozomen qu’elle était lue dans certaines. Pour les fragments qui nous restent de cette Apocalypse, cf. Apocryphal N.T., de M.R. James, p. 505.

C’est vers le début du IIe siècle, apparemment, que se situent les premiers pas vers la constitution d’une liste canonique des écrits du christianisme faisant autorité et dignes de figurer aux côtés du canon de l’Ancien Testament, qui fut la Bible de Jésus-Christ et de ses apôtres ; nous savons, en effet, qu’à cette époque-là, deux recueils d’écrits chrétiens circulaient dans l’Eglise.

Il semble que les 4 Evangiles aient été rassemblés rapidement en une collection, peu de temps après la rédaction de l’Evangile de Jean probablement. Cet ensemble de 4 ouvrages était connu, au départ, comme ‘l’Evangile’ au singulier, et non ‘les Evangiles’ ; il n’y avait qu’un seul et unique Evangile, présenté en 4 récits, différenciés par la précision ‘selon Matthieu’, selon Marc’, etc… Vers l’an 115, Ignace, évêque d’Antioche, parle de l’autorité de ‘l’Evangile’ ; or, comme il connaissait plus d’un Evangile, il est probable que, par ce terme, il désignait la collection des 4 Evangiles.

Vers l’année 170, un chrétien d’Assyrie, du nom de Tatien, compila, à partir de ces quatre textes, un récit unique, ou ‘Harmonie des 4 Evangiles’, qui fut longtemps la version favorite, voire officielle, de l’Eglise syriaque. Elle est distincte des 4 Evangiles dans la ‘vieille version syriaque’. On ignore si cette ‘Harmonie’, connue généralement sous le nom de Diatessaron, fut composée originellement en Grec ou en Syriaque, mais il est probable que la version originale était en Grec, puisqu’elle fut, semble-t-il, compilée à Rome ; en outre, un fragment du Diatessaron rédigé en Grec a été découvert en 1933 à Doura-Europos, sur l’Euphrate. En tout cas, c’est la version syriaque qui fut donnée aux chrétiens d’Assyrie, lors du retour de Tatien de Rome, et c’est cette même version syriaque qui demeura la ‘version autorisée’ des Evangiles jusqu’au Vème siècle, où elle fut remplacée par la Peschitto, ou ‘version courante’.

L’idée d’un Evangile en 4 parties devint si communément admise dans toute l’Eglise que, dès les années 180, Irénée, évêque de Lyon, bien qu’originaire d’Asie Mineure, pouvait en parler comme d’un fait établi, au même titre que les quatre points cardinaux :

‘En effet, il y a quatre grandes parties dans le monde et quatre vents dans l’univers. Or, l’Eglise étant répartie sur toute la terre, et l’Evangile étant sa base et son esprit de vie, il résulte naturellement que chacune des quatre parties du monde doit avoir son Evangile, qui, semblable à une colonne incorruptible, fortifie l’humanité et la vivifie sans cesse. On peut conclure de cette observation qu’il à été dans les intentions du Verbe, souverain créateur de toutes choses, dont le trône est au milieu des chérubins, Lui qui contient toutes choses et qui s’est manifesté aux hommes, de donner au monde son Evangile sous quatre formes différentes, quoique écrites toutes quatre dans un seul et même esprit’. Irénée, Contre les Hérésies, III 1 1-8.

Le rassemblement des 4 Evangiles en un seul volume eut pour conséquence de séparer les deux parties de l’histoire de Luc. Il semble qu’une ou deux modifications aient été alors introduites dans le texte, à la fin de l’Evangile et au début des Actes. Originellement, Luc n’avait sans doute pas parlé du tout de l’Ascension dans son premier livre. Les mots ‘et fut enlevé au ciel’ auraient été rajoutés pour conclure le récit (Luc 24.51), et, en conséquence, ‘fut enlevé’ fut rajouté dans Actes 1.2. Ainsi s’expliquent probablement les quelques défauts d’harmonie que certains ont relevé entre les récits de l’Ascension dans Luc et dans Actes. 5

5 Cf. F.F. Bruce, The Acts of the Apostles (1951), p. 66.

Le livre des Actes, étant composé par le même auteur, a tout naturellement partagé l’autorité et le prestige du 3ème Evangile ; Marcion et ses disciples furent apparemment les seuls à en contester la canonicité. De fait, le livre des Actes a occupé une place très importante dans le canon du Nouveau Testament ; c’est, selon Harnack, le livre-pivot du Nouveau Testament, car il fait le lien entre les Evangiles et les Epîtres, et, en rapportant la conversion, l’appel et le service missionnaire de Paul, il souligne clairement l’autorité apostolique des épîtres pauliniennes.

Le corpus paulinien, ou collection des écrits de Paul, fut rassemblé à peu près en même temps que se constituait le recueil des 4 Evangiles. 6 De même que ce dernier était désigné par le mot grec Euangelion, de même l’ensemble des écrits pauliniens fut dénommé Apostolos, et chaque épître fut différenciée par l’adjonction : ‘aux Romains’, ‘aux Corinthiens’ etc… L’épître anonyme aux Hébreux fut rapidement associée aux écrits pauliniens. Par raison de commodité, le livre des Actes fut classé avec les ‘épîtres catholiques’ (Pierre, Jacques, Jean et Jude).

6 Ignace et Polycarpe (qui écrivaient vers 115) connaissaient des collections des épîtres de Paul, semble-t-il. 2 Pierre 3.15 et 16 semblent indiquer qu’il existait déjà à ce moment-là une collection d’au moins quelques épîtres pauliniennes (la date de 2 Pierre est sujette à discussion, mais si l’Epître de Barnabas y fait vraiment allusion, 2 Pierre est antérieur à cette dernière).

Les seuls livres au sujet desquels subsistaient encore quelques doutes après la première moitié du IIIème siècle sont ceux qui figurent à la fin de notre Nouveau Testament. Origène (185-254) mentionne les 4 Evangiles, les Actes, les 13 épîtres pauliniennes, 1 Pierre, 1 Jean et l’Apocalypse comme unanimement reconnus ; par contre Hébreux, 2 Pierre, 2 et 3 Jean, Jacques et Jude, ainsi que ‘l’épitre de Barnabas’, le Pasteur d’Hermas, la Didaché et ‘l’Evangile des Hébreux’ sont contestés par quelques-uns. Eusèbe (265-340) mentionne les livres généralement reconnus comme étant tous les livres de notre Nouveau Testament sauf Jacques, Jude, 2 Pierre, 2 et 3 Jean, contestés par quelques-uns mais reconnus par la majorité. 7 En 367, Athanase établit les 27 livres de notre Nouveau Testament comme seuls canoniques ; son exemple fut suivi peu de temps après par Jérôme et Augustin en Occident ; en Orient, le processus fut un peu plus long : ce n’est qu’en 508 que 2 Pierre, 2 et 3 Jean, Jude et l’Apocalypse furent admis dans la Bible syriaque à côté des autres livres.

7 Eusèbe lui-même aurait aimé rejeter l’Apocalypse, parce qu’il n’aimait pas son millénarisme.

Pour diverses raisons, il était indispensable que l’Eglise sache exactement quels livres étaient ou n’étaient pas revêtus de l’autorité divine. L’autorité des Evangiles, en tant que témoignage de ‘tout ce que Jésus a commencé de faire et d’enseigner’ ne pouvait être en rien inférieure à celle des livres de l’Ancien Testament. De même, l’enseignement des apôtres dans les Actes et les Epîtres était considéré comme revêtu de l’autorité divine. Il était donc normal d’accorder aux écrits apostoliques de la Nouvelle Alliance le même respect qui entourait les écrits prophétiques de l’Ancienne Alliance. Ainsi, vers les années 150, Justin Martyr plaçait les ‘Mémoires des apôtres’ au même rang que les écrits des prophètes, en disant que tous deux étaient lus dans les réunions de chrétiens (Apol. 1, 67). L’Eglise, en effet, malgré la rupture avec le Judaïsme, n’a jamais répudié l’autorité de l’Ancien Testament, mais l’a toujours considéré, à l’instar du Christ et de ses apôtres, comme la Parole de Dieu. L’Eglise s’appropria même si bien la Septante que cette traduction grecque des textes scripturaires hébraïques destinée, à l’origine, aux Juifs de langue grecque d’avant Jésus-Christ fut bientôt abandonnée aux chrétiens, et les Juifs refirent une nouvelle traduction à l’intention de leurs co-religionnaires de langue grecque.

Il était aussi très important de déterminer quels livres pouvaient servir de base à l’établissement de la doctrine chrétienne, et quels textes pouvaient servir de référence lors des contestations avec des hérétiques. Quand Marcion, par exemple, établit son canon vers l’an 140, il devint essentiel pour les Eglises orthodoxes de savoir avec certitude quel était le vrai canon. Le processus de l’établissement d’une liste d’écrits canoniques en fut donc accéléré. Il serait faux de dire, cependant, que l’Eglise n’a commencé à établir un canon qu’à la suite de la publication de celui de Marcion.

De même, il était important de déterminer quels livres pouvaient être lus publiquement dans les Eglises (on y lisait aussi des livres non-canoniques, mais seuls les écrits canoniques étaient pris en considération pour les questions doctrinales) ; enfin, il fallait déterminer quels livres les chrétiens pouvaient remettre aux autorités impériales en cas de persécution sans commettre de sacrilège.

Il faut souligner ici un point important : les livres du Nouveau Testament n’ont pas été revêtus d’autorité par le fait d’avoir été inclus dans une liste canonique, mais, au contraire, l’Eglise les a inclus dans son canon parce qu’elle les considérait déjà comme inspirés de Dieu, et reconnaissait leur valeur intrinsèque en même temps que leur autorité apostolique directe ou indirecte. Les premiers conciles ecclésiastiques dont la mission était de classifier les livres canoniques ont eu lieu en Afrique du Nord à Hippo Regius en 393 et à Carthage en 397. Ces conciles n’imposèrent rien de nouveau aux communautés chrétiennes mais codifièrent ce qui était déjà pratiqué dans ces communautés.

L’histoire du canon du Nouveau Testament soulève de nombreuses questions théologiques que nous ne pouvons pas aborder ici, mais si nous voulons une preuve pratique du choix judicieux de l’Eglise, il suffit de comparer les livres du Nouveau Testament avec les divers documents anciens rassemblés par M. R. James dans son ‘Nouveau Testament apocryphe’ (1924) ou même avec les écrits des Pères apostoliques 8 pour nous persuader de la réelle supériorité de notre Nouveau Testament. 9

8 Bien qu’ils soient loin d’atteindre le niveau du N.T., ils sont nettement supérieurs aux Evangiles et aux Actes apocryphes.

9 Le sujet de la canonicité est traité plus en détails dans d’autres livres de F.F. Bruce, The Books and the Parchments (1963), p. 95, et The Spreading Flame (1958), p. 221.

Encore un mot au sujet de cet ‘Evangile selon les Hébreux’ qui selon Origène, faisait partie des livres sujets à discussion. Cet ouvrage qui circulait en Transjordanie et en Egypte dans les cercles judéo-chrétiens dits Ebionites, présente quelques similitudes avec l’Evangile de Matthieu ; c’était peut-être une recension indépendante d’un document araméen apparenté au texte de Matthieu que nous connaissons. Quelques Pères de l’Eglise le connaissaient dans une version grecque.

Jérôme (347-420) identifia cet Evangile des Hébreux à l’Evangile des Nazaréens découvert en Syrie et qu’il avait d’abord pris pour l’original hébreu (ou araméen) de Matthieu. Il est possible que cette identification de l’Evangile des Hébreux avec celui des Nazaréens soit aussi une erreur ; peut-être cet Evangile des Nazaréens découvert par Jérôme (et traduit par lui en Grec et en Latin) n’est-il qu’une traduction araméenne de l’Evangile canonique de Matthieu (rédigé en Grec). En tout cas, l’Evangile des Hébreux et celui des Nazaréens ont tous deux des rapports étroits avec l’Evangile de Matthieu, et doivent être distingués de la masse des Evangiles apocryphes qui circulaient en ce temps-là, et qui n’intéressent pas notre présente étude. Ces derniers, ainsi que les divers livres des Actes apocryphes et autres écrits de ce genre, ne sont, en général, que pure imagination. Parmi ces Actes Apocryphes, un livre nous intéresse cependant, bien qu’il ne faille le considérer que comme un roman ; cet ouvrage du IIème siècle, les Actes de Paul, contient une description de Paul si vigoureuse et si originale que Sir William Ramsay a jugé qu’elle représentait sans doute une tradition conservée en Asie Mineure. Paul y est décrit comme ‘un petit homme, chauve, aux sourcils se rejoignant sur un nez assez gros, vigoureux, les jambes arquées, plein de grâce, car tantôt il apparaissait comme un homme, et tantôt il avait le visage d’un ange.’

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