Moïse avait affirmé Dieu non seulement comme l’Être suprême, mais comme l’Être unique, absolu, et, par conséquent, sa volonté parfaite comme la loi qui devait finir par triompher de toutes les velléités et de toutes les résistances de la créature. C’est sur cette certitude sainte que repose le prophétisme en Israël. Les : Tu feras, ou Tu ne feras pas, de la loi sont des promesses en même temps que des ordres.
Tous les peuples ont eu des oracles ou des devins : Israël seul a eu des prophètes. Il y a entre la divination et la prophétie deux différences principales. Voici la première : La divination se rapporte uniquement au moment présent ; la prophétie s’élance jusqu’au terme de l’histoire, jusqu’à la fin des jours, selon l’expression employée par les prophètes hébreux. Chaque prophète israélite, la norme de la loi en main, apprécie et juge le présent à la lumière de la fin, c’est à dire de la parfaite et éternelle réalisation de la loi, et par là même présente aussi la fin sous l’angle particulier qui convient au moment présent. C’est là le lien moral, la pensée commune qui fait de toutes les prophéties un seul faisceau. Les oracles païens ne sont qu’une série de déclarations isolées les unes des autres ; ils ressemblent aux mots qui se suivent sans relation logique dans les colonnes d’un vocabulaire. Les prophéties israélites, convergeant toutes vers un terme unique, le triomphe de la sainte volonté de Jéhovah, s’enchaînent et se complètent comme les termes d’une même proposition.
De cette première différence en résulte une seconde. Les oracles n’ont trait qu’à des circonstances de la vie privée ou nationale. La prophétie israélite révèle, dès le premier mot, une portée humanitaire : « La postérité de la femme (cette expression, dans le sens du texte, désigne proprement l’humanité tout entière) écrasera la tête du serpent. » Plus tard sans doute, au moment de la vocation d’Abraham, l’horizon prophétique semble se resserrer ; la prophétie se nationalise pour ainsi dire. Mais précisément alors elle a soin d’affirmer et de maintenir expressément sa tendance universelle : « Toutes les familles de la terre, dit Dieu à Abraham, seront bénies en ta postérité. » La postérité d’Abraham (dans le sens du texte, le peuple d’Israël) n’est que le moyen ; le but, ce sont toutes les familles de la terre. Et lorsque enfin la prophétie se renferme dans une sphère plus étroite encore et se concentre sur un seul individu, le personnage extraordinaire en qui se réaliseront toutes les promesses antérieures, le Messie, voici le langage que Dieu lui tient : « Je t’ai donné pour héritage les bouts de la terre. » Rome n’a vu dans les nations étrangères que la matière de ses triomphes ; mais Israël, dès le commencement, s’est connu lui-même comme l’agent du salut du monde, comme l’instrument du bonheur des peuples. Ce fait étrange mériterait de la part de la philosophie de l’histoire une attention plus sérieuse que celle qu’elle lui a accordée jusqu’à présent, d’autant plus que ce trait n’est pas isolé et qu’il se rattache à un fait plus général. Tandis que tous les autres peuples marchent penchés vers la terre et préoccupés uniquement de leur puissance et de leur prospérité temporelle, Israël s’avance dans l’histoire les mains étendues vers un bien à venir, distinctement contemplé, dont il fait hardiment le principe et le point d’appui de son existence. Les Gentils sont les peuples du présent, les nations de la terre, selon l’expression de Jésus. Israël ne cesse, même au milieu de ses désastres, de se sentir le peuple de l’avenir.
C’est la prophétie qui a surtout contribué à entretenir chez le peuple israélite cette merveilleuse aspiration, qu’aucune catastrophe nationale n’a eu le pouvoir d’étouffer. Vivante application de la loi divine, de ses promesses et de ses menaces, au moment présent, tableau à la fois austère et brillant du triomphe final de cette loi, elle fut dans tous les temps pour Israël comme le pont entre son présent et son avenir. Aussi, à aucune période importante, la grande voix prophétique n’a-t-elle fait défaut à ce peuple élu. A l’époque de la fondation de la monarchie, David et ses chantres annoncèrent, dans des hymnes que nous possédons encore, la propagation sur toute la terre de la connaissance de Jéhovah. Un ou deux siècles plus tard, au moment critique où le petit état israélite se trouva en contact avec les colossales monarchies qui l’avoisinaient au Sud et à l’Est, un groupe de prophètes, Joël, Amos, Michée, Esaïe, éclaira sa voie toute semée d’écueils. Deux siècles après, lorsque le royaume de Juda succombait sous les coups du conquérant chaldéen, Jérémie, Habacuc et Sophonie le soutinrent dans cette effroyable catastrophe. Durant la captivité, Ezéchiel et Daniel préparèrent le relèvement. Et lorsque s’accomplit la restauration inespérée, Aggée, Zacharie et Malachie reçurent la mission de présider à ce rétablissement.
Après Malachie la chaîne prophétique se brise pour un temps. Pendant les quatre siècles qui suivent, Israël se reconnaît lui-même destitué du souffle prophétiquea. Mais en la personne de Jean-Baptiste se renoue la chaîne mystérieuse et apparaît celui qui est à la fois le dernier des prophètes et plus qu’un prophète. Puis le moment décisif arrive avec la venue de Jésus et des apôtres ; l’esprit prophétique se retire d’Israël et passe à un nouveau peuple de Dieu.
a – Voir les livres des Maccabées où ce sentiment est fréquemment exprimé.
Ce sont les quatre principaux d’entre ces hommes extraordinaires, envoyés au peuple choisi, qui vont nous occuper. Je ne me propose ni de retracer en détail leur histoire, ni de me livrer à l’étude critique des écrits que la tradition juive leur attribue. Mon désir est uniquement de signaler le rapport qui existe entre la pensée dominante de leur ministère, telle qu’elle ressort en général des livres qui portent leurs noms, et la situation morale du peuple à l’époque où ils ont vécu.
Ces hommes de Dieu, en traçant pour leur temps les grandes lignes du plan divin, ont déterminé pour toujours la direction normale que doit suivre la pensée humaine. L’exécution de ce plan, esquissé par eux à grands traits, nous emporte encore à cette heure. Nous avons donc encore quelque chose à apprendre d’eux. Esaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel ne sont pas seulement pour nous des prophètes ; ils sont et restent nos prophètes.
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Le titre qui forme le préambule du livre de ce prophète, place son ministère sous quatre rois : Hozias, Jotham, Achaz, Ezéchias. D’après la tradition juive il aurait même vécu jusque sous le fils de ce dernier, Manassé. Il aurait péri, scié, dans un tronc d’arbre qui lui servait d’asile, au moment où la scie des bourreaux envoyés à sa poursuite atteignait sa bouche. Son ministère doit avoir duré près d’une soixantaine d’années. On a prétendu qu’Esaïe était de race royale. Cette légende n’est probablement que l’expression symbolique de la majesté souveraine de sa pensée et de son style.
Esaïe a vécu à peu près à égale distance de la fondation de la monarchie sous Saül et David (onze siècles avant Jésus-Christ) et de sa destruction par Nébucadnézar (près de six siècles avant notre ère). C’était une époque critique, un moment décisif dans la vie du peuple. Jusqu’alors, malgré quelques événements fâcheux, tels que la séparation des dix tribus et une invasion égyptienne sous Roboam, le petit état théocratique s’était admirablement soutenu. Il avait conservé son indépendance ; sa prospérité s’était maintenue presque à la hauteur à laquelle ses premiers souverains l’avaient élevée. Assise sur ses montagnes, Jérusalem régnait fièrement sur les territoires de Juda et de Benjamin. Le temple était toujours le foyer de vie, le cœur de la nation.
Mais à ce moment se posait une grave question : cet état prospère, fruit du réveil spirituel dû aux travaux de Samuel et de David, devait-il durer ou touchait-il à son terme ? Deux ennemis le menaçaient : l’un, intérieur : c’était la dissolution morale que commençait à engendrer ce long bien-être. Sous la régularité du culte et la pompe des cérémonies se cachait de plus en plus l’éloignement de Dieu et l’indévotion des cœurs. Sous l’invocation apparente du nom de Jéhovah grandissait l’amour du luxe, des jouissances et des biens terrestres. Une oreille exercée, comme celle d’Esaïe, entendait retentir du ciel cette sentence : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est bien éloigné de moi. » Le niveau moral du peuple baissait au lieu de s’élever. L’autre ennemi menaçait du dehors : c’était la puissance assyrienne qui grandissait à l’orient. Semblable à un torrent dévastateur, elle commençait à faire entendre de l’autre côté du désert ses sourds grincements. Placé, comme il l’était, entre ce pouvoir naissant et la vieille monarchie égyptienne, le petit état de Juda pouvait être tenté de se jeter dans les bras de cette dernière pour échapper à l’Assyrie, ou de se faire de celle-ci un appui, c’est-à-dire bientôt un maître, pour parer les coups dont l’Egypte le menaçait sans cesse : deux politiques entre lesquelles la prudence humaine pouvait hésiter, mais que la foi en Jéhovah, chef et protecteur de la théocratie, condamnait également. La stricte neutralité entre ses puissants voisins était pour Juda tout à la fois la ligne de la fidélité à son Dieu et la plus sûre garantie de son indépendance.
Il y a dans la vie de chaque homme et de chaque peuple des heures tragiques, en petit nombre, dans lesquelles leur avenir se décide pour un long temps. L’époque d’Esaïe a été pour Israël la plus solennelle de ces heures. Une pente se creusait devant lui ; déjà même il commençait à y glisser. C’était pour le peuple le moment ou de reprendre pied sur le plateau, ou de s’abandonner à la force qui commençait à le dominer. Dans cette seconde alternative, nul parti énergique à prendre. Se laisser aller suffisait. Ne pas agir, c’était agir. Dans la première, au contraire, il y avait pour Israël un acte réfléchi, volontaire, énergique à accomplir, un parti positif à prendre. Mais pour l’amener à cela une puissante commotion morale était nécessaire. Travailler à l’opérer fut la mission d’Esaïe.
Il nous a retracé lui-même, au chapitre 6 de ses prophéties, le tableau de sa première rencontre avec Jéhovah, de la vision dans laquelle il reçut sa mission. Nous trouvons déjà pleinement révélées dans cet entretien entre l’Eternel et son prophète les trois grandes pensées qui ont alimenté ce ministère de soixante années. La première : Dieu est saint ; Israël, son peuple, doit donc être saint. La sainteté sera la norme immuable de son existence nationale : « Saint, saint, saint, » se disent l’un à l’autre, à voix basse, les séraphins qui planent devant le trône. Et le sanctuaire s’ébranle. Esaïe entrevoit soudain avec une clarté terrifiante le péché du peuple et le sien propre ; il se sent comme mortellement frappé à cette vue ! De là la seconde pensée : le peuple est déjà trop avancé dans le péché pour pouvoir accepter sérieusement les appels au relèvement que lui adressera le prophète de la part de Dieu : « Il entendra bien, mais il ne comprendra point. » Pour purifier ce peuple, que Dieu n’appelle déjà plus mon peuple, la parole ne suffira pas ; il faudra un grand châtiment national. « Et jusques à quand durera l’endurcissement ? » demande le prophète. « Jusqu’à ce que les maisons et les villes soient désolées et que le pays soit resté désert bien longtemps, » répond le Seigneur. Mais, serait-ce là le terme de la perspective prophétique ? Non, et voici la troisième pensée : comme du creuset le métal sort réduit, mais pur, ainsi à la suite du jugement qui frappera deux fois le peuple, demeurera un résidu saint, le germe du vrai peuple de Dieu. « Il en reviendra une dixième partie, qui sera de nouveau broutée. Mais, comme le chêne, dont le tronc a été coupé, pousse des rejetons, de même il restera en Israël une semence sainte. »
Ainsi : la sainteté comme norme, le jugement comme moyen, et le saint reste comme résultat, voilà les trois pensées fondamentales de ce divin dialogue, base de tout le ministère d’Esaïe. Elles résument, si j’ose ainsi dire, toute la philosophie religieuse du prophète ; philosophie d’ordre évidemment supérieur à celui de la simple sagesse humaine, et descendant de ce même Sinaï d’où était émanée la loi.
Sur la ligne du premier de ces trois principes se découvrent aux regards d’Esaïe les brillantes perspectives de la venue royale du Messie et de son règne de sainteté et de paix.
« Un enfant nous est né ; un fils nous a été donné. Le manteau royal est placé sur son épaule. On le nomme merveille, conseiller, Dieu fort, père d’éternité, prince de paix. » (Ésaïe 9.5-6)
« Un rameau sorti du tronc d’Isaï, un surgeon pousse de ses racines ; l’esprit de l’Eternel demeure sur lui, l’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et de force, l’esprit de connaissance et de crainte de l’Eternel. Il juge avec sagesse les petits ; du souffle de ses lèvres : il fait périr le méchant. La justice est la ceinture de ses reins, la fidélité la ceinture de ses flancs. Alors le loup gîte avec l’agneau, et la panthère se couche près du chevreau. Le lionceau et le gros bétail gîtent ensemble ; un petit garçon les conduit… L’enfant qu’on allaite joue près du trou de la vipère ; celui qu’on sèvre met sa main au gîte du basilic. On ne fait plus de tort sur ma sainte montagne ; car la connaissance de Jéhovah remplit la terre, comme les eaux couvrent le fond de la mer ; et en ce temps-là le rejeton d’Isaï sert d’étendard à tous les peuples, et les nations mettent leur espérance en lui, et sa demeure est glorieuse. » (Ésaïe 9.1-10)
Ces perspectives ne pourraient se réaliser directement pour le peuple de Juda que sur la voie normale de la sanctification nationale. Mais l’état moral de ce peuple ne permet pas d’attendre un mode d’accomplissement de la prophétie, qui soit la récompense de la fidélité. Deux vices rendent Juda incapable de répondre, dans l’état où il se trouve, aux desseins de Dieu : d’un côté, la dévotion purement extérieure dont il fait son oreiller de sécurité ; de l’autre, le penchant à l’idolâtrie et à tous les vices qui s’y rattachent. Un triage sévère doit donc intervenir dans cette masse formée d’éléments hétérogènes : « Sion ne peut être sauvée que par le jugement » (Ésaïe 1.27). Cette nécessité n’est point une fatalité ; elle est toute morale. Elle est à la charge d’Israël seul. Il eût été libre d’y échapper. Mais Esaïe lit le contraire dans le présent et dans l’avenir. Il s’explique lui-même là-dessus dans un cas particulier, quand, s’adressant à Ezéchias, qui avait étalé avec complaisance ses trésors aux yeux des ambassadeurs du roi de Babylone, il lui dit : « Voici, les jours viennent que tout ce qui est dans ta maison ira à Babylone. » (Ésaïe 39.6) La folie d’Ezéchias n’est que l’échantillon de celle du peuple, bien plus grossière encore. Le décret de l’exil est le résultat de l’égarement israélite et de sa sympathie pour l’idolâtrie de ses voisins.
Mais à cette nécessité du châtiment, résultant du péché de l’homme, correspond une autre nécessité, fruit de la pure et libre grâce de Dieu.
Vous est-il arrivé parfois, en une belle journée d’automne, de vous asseoir sur l’un de nos plateaux jurassiques au bord de la pente qui descend presque à pic dans la profondeur de la plaine ? Le fond de la surface immense qui s’étendait à vos pieds, était couvert d’un froid brouillard, qui comme un épais linceul dérobait à vos yeux lacs, prairies et villages. Pendant quelque temps vos regards plongeaient mélancoliquement dans ce brumeux abîme. Puis soudain ils se relevaient, comme par instinct, pour chercher un autre objet ; et quel spectacle se découvrait alors à vos yeux ravis ? Elles étaient là majestueusement étagées sur deux ou trois rangs, ces cimes argentées qui forment la muraille méridionale de notre patrie, resplendissant au-dessus de la mer de brouillards qui enveloppait la plaine, semblables à une apparition céleste. Et vous ne pouviez plus vous détacher de ce glorieux tableau qu’aucun pinceau ne saurait rendre.
A l’époque où prophétisait Esaïe, l’avenir prochain d’Israël se découvrait sombre à sa vue. La décadence morale commençait. L’œil du prophète mesurait avec effroi la rapidité de la pente, la violence et la profondeur de l’inévitable chute. Mais, au-delà et au-dessus de cet abîme de péché et de châtiment, resplendissait à son regard le plus glorieux avenir, un double salut.
Au premier plan, une délivrance temporelle, la restauration nationale après le jugement purificateur de la captivité ; sur un second plan, plus éloigné et plus élevé, le vrai, l’éternel salut, la réconciliation d’Israël et de l’humanité avec le ciel, l’établissement du règne de Dieu sur toute la terre au moyen du résidu saint qui sortira du creuset du châtiment.
Comme agents de ces deux délivrances, Esaïe contemple deux personnages. Le premier sera un roi païen ; car une fois envoyé en exil, Israël n’a plus de roi national. Ce roi étranger, Dieu l’appelle son oint, ainsi que le Messie lui-même. C’est comme un Messie suscité pour une œuvre temporelle du sein des Gentils. Son nom sera Cyrus, Coresch, de Kurusch, mot persan qui signifie soleil, et qui était peut-être à cette époque un titre dynastique, comme le nom de Pharaon.
« Voici ce que dit Jéhovah : Koresch est mon berger ; il exécutera ma volonté. Car j’ai dit de Jérusalem : Elle sera rebâtie, et du temple : Il sera refondé. Ainsi parle l’Eternel à son oint, Koresch : Pour l’amour de mon serviteur Jacob et d’Israël mon élu, je t’ai appelé… » (Ésaïe 44.27 ; 45.4)
Chacun sait que Jérusalem et le temple furent rebâtis à la suite d’un édit rendu par le jeune conquérant persan Aggradatus, surnommé Cyrus, l’an 536 avant notre ère.
Mais cette restauration politique ne sera que le premier degré du salut. Esaïe contemple la venue d’un autre personnage qui complétera l’œuvre ainsi commencée ; c’est le serviteur de Jéhovah. En un sens, Israël tout entier porte déjà ce titre ; les prophètes le possèdent dans un sens plus spécial. Mais cet envoyé seul le réalise d’une manière parfaite. C’est le Messie lui-même, chargé d’accomplir ici-bas la plénitude du décret divin. Et pourtant, chose remarquable, Esaïe ne le voit plus, comme au commencement, ceint de force, couronné de gloire, assis sur le trône de David son père. Ces ravissantes espérances ne sont pas rétractées sans doute ; un jour elles se réaliseront aussi. Mais pour le moment Esaïe le contemple chargé d’une autre tâche qui est la condition préalable de sa royauté. Comme Israël doit pour ses péchés passer par le jugement de la captivité, comme le monde est sous le poids d’une condamnation universelle, ainsi un jugement doit atteindre le serviteur de Jéhovah. Sa condamnation seule enlèvera définitivement celle d’Israël et du genre humain tout entier. C’est comme victime qu’Esaïe voit cette fois apparaître le Messie. Avant de devenir le prince de la paix, tel qu’il l’avait contemplé dans le commencement, il sera l’homme de douleur.
« Qui a cru à notre prédication, et à qui le bras de l’Eternel s’est-il révélé ? Il monte comme un faible arbuste, comme un rejeton sortant d’un sol aride. Il ne possède ni grâce ni beauté pour attirer nos regards, ni éclat pour exciter nos désirs. Accablé d’opprobres, délaissé des hommes, homme de douleur familiarisé avec la souffrance, tous détournent de lui la face ; nous l’avons compté pour rien. C’est qu’il s’est chargé de nos souffrances et qu’il a pris sur lui nos maladies. Vous l’eussiez tenu pour un homme frappé de Dieu, touché de sa main. Mais ce sont nos crimes qui l’ont couvert de blessures, nos iniquités qui l’ont broyé. Le châtiment qui nous vaut le pardon a pesé sur lui, et ses meurtrissures sont notre guérison. Tous, nous étions comme un troupeau ; chacun s’était égaré ; et Jéhovah a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous. Ecrasé, humilié, il n’ouvre pas la bouche ; il se laisse mener tomme une brebis muette devant celui qui la tond, et il n’ouvre pas la bouche… Mais, dès qu’il a mis sa vie en oblation, il se voit une nombreuse postérité ; il prolonge ses jours, et l’œuvre de Jéhovah prospère en sa main. Il se rassasie du travail de son âme. Par sa connaissance, mon serviteur juste en justifie plusieurs, parce qu’il a voué son âme à la mort, et qu’il a été mis au rang des malfaiteurs, et qu’il a pris sur lui les péchés de plusieurs, et qu’il intercède pour les pécheurs. » (Ésaïe 53)
Nous comprenons que l’on nie bien des choses. Nous ne concevons pas qu’en face de ce tableau, tracé sept siècles avant Jésus-Christ, on nie la réalité de l’inspiration prophétique.
[Tous les subterfuges rationalistes par lesquels on applique cette description à la nation israélite souffrant pour les païens, ou à la collectivité des prophètes souffrant pour la nation, échouent contre ce seul mot l’homme de douleur qui ne peut s’appliquer qu’à une personnalité. M. Renan, auquel nous avons emprunté une partie de cette traduction, le sent bien. Aussi applique-t-il ce passage à quelqu’un de ces justes ignorés dont le sang rougit les rues de Jérusalem à la prise de cette capitale. Qu’on lise et qu’on juge. Le péché du monde expié, le dessein de Dieu accompli, l’intercession éternelle exercée par… un juste quelconque égorgé par Nébucadnézar. Cette explication est le coup de désespoir.]
Mais ce Messie abreuvé d’humiliations n’est pas celui qui répond aux aspirations faussées de la masse charnelle du peuple : « Qui a cru à notre prédication ? » dit le prophète lui-même en commençant ce tableau. Esaïe l’entend, ce fidèle serviteur de Jéhovah, s’écriant dans ses nuits de veilles et de prières : « J’ai travaillé en vain, j’ai consumé ma force inutilement et sans fruit. » (Ésaïe 49.4) Mais la réponse de l’Eternel est magnifique : « C’est peu de chose que tu sois mon serviteur pour rétablir les tribus de Jacob et pour rassembler le reste d’Israël ; je t’ai établi pour porter la lumière aux nations, pour être mon salut jusqu’aux bouts de la terre » (verset 6).
Voilà quelques traits de la manière dont Esaïe développe et applique les trois grandes pensées dans lesquelles se résume sa prophétie : la destination sainte imposée à Israël, comme peuple de Jéhovah ; le jugement saint continuellement suspendu sur sa tête, tant qu’il ne se conforme pas à cette destination, loi de son existence ; le résidu saint et impérissable, qui se purifie de jugement en jugement et au moyen duquel se réalisera l’état glorieux qui doit éclater à la fin des jours.
Ces intuitions et leurs applications variées dans le livre du prophète ne seraient-elles que des émanations de la conscience juive, ou des prévisions de la raison humaine ? La déportation future du peuple à Babylone ; sa restauration, fait sans exemple dans l’histoire ; l’apparition d’un Messie couvert d’opprobres, d’abord, puis, sur cette voie, couronné d’honneur ; le rejet de ce Messie par Israël lui-même, ce peuple préparé à le recevoir ; enfin l’établissement du règne de Dieu chez les Gentils par la foi en ce Christ dont Israël s’est détourné avec dédain, — seraient-ce bien là des idées inspirées par l’esprit national, ou de simples pressentiments naturels ? Quand le contrôle de l’histoire ne marquerait pas ces pensées d’une divine empreinte, leur contenu même suffirait pour en révéler la source. Un tel souffle de sainteté n’émane pas du cœur humain.
Le nom qu’Esaïe aime à donner à Dieu dans son livre est celui de Saint d’Israël. Cette dénomination résume, on le voit, sa prophétie tout entière. Elle signale également d’une manière frappante le rapport entre son ministère et l’époque aux besoins de laquelle il avait mission de répondre.
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Au temps d’Esaïe une alternative se posait. Il s’agissait pour Israël ou de s’abandonner à la pente qui se creusait sous ses pas, ou de s’affermir sur la hauteur qui la dominait. Un siècle et demi plus tard, à l’époque de Jérémie, la question n’existait plus ; Israël avait déjà glissé bien bas sur la pente fatale ; il était sur le point de tomber dans le précipice. Le peuple se livrait à l’idolâtrie avec une ardeur qui tenait du délire. Jamais ce culte étrange ne mérita mieux le nom de possession en grand qui lui a été donné avec tant de raison. Toutes les divinités de l’Orient, Baal, Astarté, Moloch, Thammuz, semblaient s’être donné rendez-vous à Jérusalem ; le temple était devenu un panthéon. Les trois derniers rois furent au nombre des plus mauvais monarques qu’ait eus le petit état. Sous Jéhojachim, le conquérant chaldéen, Nébucadnézar paraît pour la première fois dans la Terre Sainte, et Juda devient son tributaire. Un peu plus tard, le successeur de Jéhojakim, Jéojachim, est emmené lui-même en captivité avec la meilleure partie de son peuple. Sous Sédécias, enfin, Nébucadnézar frappe le dernier coup : Jérusalem est détruite avec le temple.
Telles sont les circonstances au milieu desquelles Jérémie fut appelé à exercer le ministère prophétique. Jamais fardeau plus lourd ne fut posé sur les épaules d’un mortel. Ame tendre, aimante, flexible, profondément impressionnable, Jérémie chérissait sa patrie. Il eût tout donné pour voir Juda florissant, Jérusalem prospère ; et voilà qu’il est réduit à n’annoncer à ses concitoyens que malheur. Son office ressemble à celui du pasteur chargé d’accompagner un criminel à l’échafaud. Il engage Israël et son roi à se soumettre au décret de la justice divine. Il peint l’inutilité, le danger, le péché de la résistance. A l’ouïe de ce langage étrange, ses auditeurs bondissent d’indignation et de rage ; ils l’accusent de connivence avec les ennemis de la patrie. Le roi Jéojakim lacère le recueil de ses premiers discours et en jette les lambeaux au feu. Les fougueux patriotes saisissent le prophète et le descendent au fond d’un puits sans eau. Il passe des jours et des nuits dans cette horrible prison. Mais que sont les souffrances physiques en comparaison du supplice moral qu’il endure en se voyant traité comme l’ennemi de sa patrie, lui qui ne vit et ne souffre que pour l’amour d’elle ? Peut-on s’étonner si, parfois succombant à la tâche, il en vient à maudire, comme Job, le jour de sa naissance ?
Ce ne sont pourtant là que des défaillances passagères. Bientôt la foi reprend le dessus, et avec le même courage avec lequel il a osé prêcher à son peuple la soumission au conquérant étranger, il s’efforce de réveiller maintenant chez lui l’espérance et proclame hardiment la délivrance à venir. Un jour, pendant que l’armée chaldéenne tenait Jérusalem investie, Jérémie achète, par acte notarié, pour lui et ses descendants, le champ sur lequel l’armée ennemie est campée, donnant ainsi à Israël, au moment même où il lui annonce sa prochaine destruction, un gage public de sa foi au futur rétablissement. Une autre fois il annonce qu’après soixante et dix années, lorsqu’Israël aura expié tous les sabbats et toutes les années sabbatiques qu’il a violés, ce peuple reviendra de la terre étrangère et rentrera au pays de ses pères. Bien plus, la justice même de Dieu qui se montre aujourd’hui si impitoyable à son égard et sous les coups de laquelle Jérémie l’invite à s’incliner, il la voit prête à se lever bientôt en faveur de la nation criminelle, mais repentante, et à prononcer son absolution. Et dans cette foi hardie il ne craint pas de donner au Messie ce nom qui défie toutes les infortunes présentes : l’Éternel notre justice.
C’est que, sur les ruines de l’alliance ancienne, désormais rompue par l’infidélité d’Israël, Jérémie en voit s’élever une autre, fondée sur un contrat supérieur, plus excellent, et en qualité et en durée, que celui du Sinaï. C’est ici le point culminant non seulement de la prophétie de Jérémie, mais de celle de tout l’Ancien Testament : la prédiction étonnante de l’abolition de l’alliance même à laquelle la prophétie appartient, et de l’apparition d’un ordre de choses tout différent, reposant sur des bases nouvelles.
« Voici les jours viennent, dit l’Éternel, que je traiterai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle, non telle que l’alliance que je fis avec leurs pères, au jour que je les pris par la main pour les faire sortir d’Egypte, alliance qu’ils ont brisée. Mais voici l’alliance que je ferai après ces jours-là avec la maison d’Israël : Je mettrai ma loi au-dedans d’eux et je l’écrirai dans leur cœur… Alors ils me connaîtront tous, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, parce que je pardonnerai leurs iniquités et que je ne me souviendrai plus de leur péchés. » (Jérémie 31.31…)
Nous ne pensons pas que l’histoire présente un autre exemple d’une religion qui, tout en se donnant pour divine, proclame elle-même son insuffisance et en annonce une nouvelle, qui répandra sur l’humanité des dons plus excellents. C’est le miracle d’abnégation qui se reproduit plus tard dans le rapport personnel de Jean-Baptiste à Jésus-Christ.
Le renouvellement des cœurs par le Saint-Esprit, ce renouvellement, fruit du pardon des péchés et principe d’une obéissance libre et filiale que la loi n’a jamais eu la puissance de produire, voilà les bases de ce nouveau contrat, annoncé par Jérémie, qui interviendra un jour entre Jéhovah et l’humanité. Ces bases indiquées clairement six siècles à l’avance, elles ont été réellement posées dans les deux jours du Vendredi Saint et de la Pentecôte. C’est l’amnistie par le sang de l’Agneau ; c’est la régénération des cœurs par le Saint-Esprit. Nous rencontrons ici chez le prophète l’intuition la plus spirituelle et la plus pure du royaume de Dieu sur la terre. Voilà les nobles espérances par lesquelles Dieu le relevait, lui et tout le peuple, au moment où ils étaient témoins de la chute de la théocratie visible.
Aussi, lorsqu’à la suite d’un long siège, l’ennemi pénétra dans Jérusalem, Jérémie put-il contempler avec résignation la destruction de la ville qu’il aimait, l’incendie du temple où il avait tant de fois fonctionné comme sacrificateur. Le conquérant le traita avec égards ; il lui offrit ou de l’accompagner en Babylonie ou de rester au pays de ses pères. Jérémie n’hésita pas à préférer le sol de sa patrie désolée aux magnificences de la capitale étrangère. Ce fut alors qu’il composa sans doute les cinq élégies recueillies dans le livre des Lamentations. Puis, fidèle jusqu’au bout à son ingrate mission, il ne tarda pas à suivre en Egypte les restes de son peuple, lorsqu’après l’assassinat du gouverneur chaldéen, les derniers Israélites s’enfuirent dans ce pays pour se mettre à l’abri de la vengeance qu’ils redoutaient. D’après la tradition juive, Jérémie périt en Egypte, victime de la haine que lui attiraient les avertissements qu’il ne se lassait point de donner à ces insensés.
Les siècles suivants ont rendu justice à Jérémie. Plus ses contemporains l’avaient abaissé et maltraité, plus la postérité l’a exalté et glorifié, à ce point qu’au temps de Jésus, comme nous le voyons par le Nouveau Testament, on l’appelait tout court et absolument le prophète. Et ce n’est pas à tort ! Si le tableau qu’il a tracé de la nouvelle alliance est le point culminant de la prophétie, son sort personnel n’est-il pas aussi le type le plus accompli de celui du Messie ? Sa lutte avec les patriotes exaltés et les faux prophètes de son temps n’est-elle pas le prélude de celle de Jésus avec ces Pharisiens et ces élites qui surestimaient les espérances charnelles d’Israël et lui préparaient la plus épouvantable des déceptions ? Jérémie est certainement, comme aucun autre avant Jean-Baptiste, le précurseur de l’Homme de douleur.
Le Dieu juste, voilà la pensée dominante de son ministère. S’incliner sous la main de Dieu quand il châtie, puis s’attendre à lui comme à celui qui peut seul aussi absoudre le peuple repentant, voilà bien le message dont Israël avait besoin au moment où Jérémie lui fut donné comme conseiller et comme guide. Nous venons de voir avec quelle indomptable fidélité ce cœur, naturellement doux et tendre, sut s’en acquitter : Dieu, en l’appelant, avait de sa main touché sa bouche. (Jérémie 1.9)
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Plus jeune que Jérémie, Ezéchiel fut en partie son contemporain. Pendant que l’un prophétisait à Jérusalem, l’autre exerçait son ministère en Babylonie. Plusieurs années déjà avant la ruine de Juda, Nébucadnézar avait transporté en Orient l’élite de la population juive, en particulier beaucoup de jeunes gens appartenant aux meilleures familles israélites. C’étaient les prémices de la prochaine moisson. Parmi ces jeunes exilés se trouvait Ezéchiel. Il fut envoyé, avec la troupe de captifs à laquelle il appartenait, en Mésopotamie, sur les bords du Kébar, affluent de l’Euphrate. L’endroit où il était établi, (nous dirions aujourd’hui interné), se nommait Tel-Abid, c’est-à-dire : colline des épis. Ce nom indique la fertilité de la contrée. Au point de vue du bien-être matériel, rien ne paraît en effet avoir manqué à cette colonie. Les anciens se rassemblaient dans la maison du jeune prophète ; car la prédication publique, telle qu’elle se pratiquait à Jérusalem, n’était plus possible sur la terre étrangère. Ezéchiel transmettait à ces chefs de la colonie les révélations de l’Éternel ; ceux-ci en faisaient part au peuple qui les entourait.
Jérusalem était encore debout. Le sort de la patrie menacée préoccupait les colons. Leur disposition d’âme était celle d’un découragement profond. La perspective du grand châtiment national auquel Jérémie les avait préparés, n’était pas encore acceptée. Avant que la soumission fût complète, le relèvement moral n’était pas possible. Ezéchiel dut donc commencer par achever l’œuvre de Jérémie, en amenant les exilés à ratifier dans leur conscience le jugement qui allait fondre sur leur patrie. Ce fut le but de la première partie de son ministère.
Dieu le transporte en esprit au pays des montagnes, c’est ainsi que se présente à son souvenir, au milieu des vastes plaines où erre maintenant son regard, la terre chérie de son enfance et de sa jeunesse. Il assiste aux abominations idolâtres dont Jérusalem, dont le temple lui-même est le théâtre. Il contemple en vision les femmes israélites célébrant, dans le sanctuaire, la fête du dieu phénicien Thammuz, l’Adonis grec ; dans le parvis, c’est le grand-prêtre, à la tête des chefs des vingt-quatre classes de sacrificateurs, qui adore le soleil. Puis, à la suite de ces profanations, il voit la nuée mystérieuse, qui était le symbole de la présence de Dieu, se lever de dessus le Lieu très saint et se transporter au seuil du temple. De là elle s’élève de nouveau et va se poser sur la montagne des Oliviers, à l’orient de la ville abandonnant ainsi Jérusalem et le temple aux mains de l’ennemi, afin d’abriter uniquement la portion du peuple transportée en Orient, en qui réside désormais l’espoir du règne de Dieu sur la terre. Admirable tableau, propre à faire accepter aux colons la destruction prochaine de la ville et du temple, et en même temps à éveiller en eux la foi au futur retour !
Un matin cependant, Ezéchiel annonça aux anciens que sa bouche resterait fermée jusqu’au jour où un réchappé apporterait dans la colonie la nouvelle fatale de la prise de Jérusalem. Le soir de ce même jour la femme du prophète mourut subitement. Et l’Éternel, en interdisant à Ezéchiel de porter le deuil de celle qui faisait le charme de sa vie, instruisit les colons de la manière dont ils devraient se conduire quand leur arriverait la nouvelle du grand deuil national, de la destruction de leur ville sainte. Trois ans s’écoulèrent sous le poids de cette attente. Enfin arriva le messager. En ce jour même la parole fut rendue au prophète. Etait-ce pour chanter une complainte, comme celles qu’entonnait Jérémie sur les ruines fumantes de la capitale ? Non ; mais pour ouvrir les perspectives du relèvement et de la gloire. Dans l’une de ses premières visions, Ezéchiel avait contemplé un fleuve de feu sortant du trône de Dieu. C’est bien là l’image de sa propre parole. Elle se répand dès ce moment dans les cœurs brisés comme un torrent d’espérance.
La patrie bien-aimée se présente de nouveau à ses regards. Ce n’est plus une terre désolée, c’est une contrée richement peuplée. Adoré par son peuple restauré, l’Éternel lui donne pour berger un nouveau David :
« Je susciterai sur mes brebis un berger qui les paîtra, mon serviteur David ; il les paîtra, et lui-même sera leur pasteur. Et moi, l’Éternel, je serai leur Dieu ; et mon serviteur David sera prince au milieu d’elles… Et j’établirai pour mes brebis une alliance de paix ; j’exterminerai les bêtes sauvages (emblèmes des grandes monarchies païennes), afin que mes brebis habitent en sécurité dans le pâturage et qu’elles dorment dans les forêts ; et je répandrai ma bénédiction sur elles. Je les comblerai de bénédictions ;… et elles ne seront plus en proie aux nations, et les bêtes de la terre ne les dévoreront plus. » (Ézéchiel 34.23-28)
Mais ce retour d’Israël dans sa patrie n’est qu’un commencement de bénédiction. Ezéchiel le voit suivi de grâces plus excellentes :
« Je répandrai sur vous des eaux pures, afin que vous soyez nettoyés. Je vous purifierai de toutes vos souillures et j’ôterai de votre corps : le cœur de pierre et je mettrai à la place un cœur de chair, et je mettrai mon esprit au-dedans de vous ; et je ferai que vous suivrez mes ordonnances et que vous pratiquerez mes lois. » (Ézéchiel 36.25-27)
Cependant, à toutes ces promesses temporelles ou spirituelles, que répond le peuple qui l’entoure ? Profondément découragé, il s’écrie : Tout cela est magnifique, mais impossible. A-t-on jamais vu une nation, transportée par un conquérant sur un sol étranger, rentrer dans ses foyers ? La Babylonie apparaît aux captifs sous l’image d’une fosse immense dans laquelle ils seraient jetés pour toujours et dont aucun pouvoir ne saurait les retirer. C’en est fait de nous, s’écrient-ils avec amertume ; nos os sont devenus secs ; notre espérance est anéantie. A l’ouïe de cette réponse, Ezéchiel se recueille. Comment vaincre cette morne incrédulité ? Soudain l’œil du prophète s’ouvre : Dieu lui fait contempler un spectacle dont aucune catastrophe n’effacera le souvenir, non seulement dans le cœur d’Israël, mais dans celui de l’humanité. Il se voit seul au milieu d’une plaine sans limites ; et cette plaine est tout entière jonchée d’ossements, et ces ossements sont entièrement secs. Le bras de l’Éternel, saisissant le prophète, le promène au-dessus de ce champ de désolation. Partout le triomphe absolu de la mort sur la vie. C’est comme le théâtre d’une sanglante bataille que nul pied d’homme n’aurait foulé pendant des siècles depuis le jour de l’horrible lutte. La nature a achevé son œuvre de destruction. Tout vestige de vie a disparu de ces restes desséchés. Cette revue terminée, l’Éternel lui dit :
« Fils d’homme, ces os pourraient-ils bien revivre ?
Et je dis : Seigneur Éternel, tu le sais.
Et il me dit : Prophétise à ces os et dis-leur : Os secs, entendez la parole de l’Éternel ! Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel, à ces os : Voici, Je vais faire venir l’esprit en vous afin que vous viviez ; je vous donnerai des nerfs ; je ferai croître sur vous de la chair et je vous couvrirai de peau ; et je mettrai au-dedans de vous l’esprit, afin que vous reviviez et que vous sachiez que je suis l’Éternel. » (Ézéchiel 36.25-27)
Ezéchiel n’a pas plus tôt achevé de transmettre à ces os l’ordre de l’Éternel, que, sur toute l’étendue de la plaine, à l’immobilité succède le mouvement, au silence profond un bruit étrange. Ces os se remuent, se cherchent, se heurtent, s’assemblent ; déjà ils forment des squelettes ; puis des nerfs apparaissent, et la chair recouvre les nerfs et s’enveloppe de peau. Mais ici tout s’arrête. Les organes de la vie sont là ; la vie elle-même manque. Ce ne sont plus des squelettes, mais ce ne sont encore que des cadavres. L’esprit, dit le prophète, n’était pas en eux. Ce n’est que la première phase d’une résurrection. Cependant l’Éternel ne laisse pas son œuvre inachevée :
« Fils d’homme, prophétise à l’esprit et dis-lui : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Esprit, viens des quatre vents ; souffle sur ces tués, et qu’ils revivent ! Et je prophétisai selon l’ordre qu’il m’avait donné ; et l’esprit fut en eux, et ils vécurent. Et ils se levèrent, et c’était une fort grande troupe. »
Maintenant la résurrection est complète. Que signifient ces deux actes par le moyen desquels elle s’opère ? Dieu lui-même l’explique dans les paroles suivantes :
« O mon peuple, j’ouvrirai vos tombeaux, et je vous tirerai hors de vos sépulcres, et je mettrai mon Esprit en vous ; et vous revivrez ; et vous connaîtrez que c’est moi, Jéhovah, qui l’ai dit et qui l’ai fait. » (Ézéchiel 37.1-14)
C’est ici le tableau d’une double restauration : avant tout, un relèvement extérieur et politique, dont le premier acte de résurrection est l’image ; c’est le retour de la captivité. Mais une restauration nationale ne donne à un peuple que les organes de la vie, les institutions civiles et sociales, non la vie elle-même. Or, qu’est-ce que l’état temporel le plus brillant, le plus prospère, quand il est destitué de la vie, du souffle divin, de l’esprit de sainteté ? C’est une fleur qui bientôt se fane, sans avoir porté son fruit. Le retour d’Israël dans son pays, pour mériter vraiment le nom de résurrection, doit aboutir au règne de Dieu ; mais il ne le peut qu’au moyen d’un don céleste, celui de la vie d’en haut. La Pentecôte, voilà donc le second acte décrit dans la vision et qui, tout en opérant la régénération spirituelle de la nation, inaugurera l’ère nouvelle d’un salut universel.
L’œil du prophète pénètre plus avant encore dans les profondeurs de l’avenir. Chaque prophète a contemplé sous un aspect particulier le terme du tableau, la fin des jours. Ezéchiel, le sacrificateur, voit apparaître cet état suprême sous l’image d’un temple d’une admirable pureté de formes. Ce sanctuaire, qu’il décrit dans les neuf derniers chapitres de son livre, n’est point une servile reproduction du temple de Salomon, maintenant détruit. Des différences très significatives l’en distinguent : plus d’arche et de propitiatoire dans le Lieu très saint et le Lieu saint : plus d’autel d’or dans ce dernier ; une simple table, comme celle autour de laquelle un père réunit ses enfants, a remplacé l’autel des parfums. Mais le trait le plus extraordinaire, c’est un torrent qui jaillit du seuil de ce sanctuaire nouveau. Il est peu profond d’abord ; Ezéchiel, en le traversant dans le parvis, n’a de l’eau que jusqu’à la cheville. Mais ce torrent mystérieux, quoique ne recevant aucun affluent du dehors, grossit à vue d’œil en avançant dans son cours. Lorsqu’Ezéchiel le traverse un peu plus bas, il a déjà de l’eau jusqu’aux genoux. Plus loin l’eau monte jusqu’à ses reins ; et quand il a descendu plus bas encore le long du torrent, il ne peut plus le passer à gué ; il doit le traverser à la nage. Cette eau merveilleuse semble s’accroître par sa propre vertu interne et chaque goutte possède l’étrange propriété de devenir source à son tour.
Le torrent se dirige à l’est, vers les basses plaines qui s’étendent au nord de la mer Morte. En traversant les plateaux arides qui sont à l’orient de Jérusalem, il les change en vergers fertiles. Des arbres fruitiers, semblables à ceux d’Eden, croissent sur ses deux rives. Arrivé dans la plaine du Jourdain, le torrent la traverse et se jette dans la mer Morte. On sait que ce lac, saturé de sel et d’asphalte n’accorde le bénéfice de la vie à aucun poisson, et que ses rives, recouvertes de blanches émanations salines et traversées de noirs ruisseaux d’asphalte découlant des montagnes voisines, sont presque entièrement inhabitées. Mais le torrent du sanctuaire, à mesure qu’il parvient aux eaux de cette mer, les assainit. Bientôt les poissons y vivent et s’y multiplient. Des colonies de pêcheurs s’établissent sur ses bords ; et dans ces solitudes le mouvement industriel et social succède à l’immobilité de la mort.
On a essayé de prendre à la lettre de pareils tableaux. On a soutenu qu’Ezéchiel avait sérieusement cru dépeindre le temple réel que rebâtirait Israël au retour de la captivité. Mais comment se serait-il permis d’apporter des changements aussi décisifs à l’ordonnance du sanctuaire établie par Moïse ? Comment eut-il fait sortir un fleuve matériel d’un pareil édifice ? Qui a jamais vu un torrent couler du sommet d’un plateau qu’aucune hauteur ne domine et ce torrent grossir sans affluent et par sa propre vertu ? D’ailleurs, le sens spirituel des modifications apportées à l’ancienne forme du sanctuaire n’est-il pas assez évident ? La substitution d’une simple table à l’autel d’or, la suppression du voile entre le Lieu très saint et le Lieu saint, ne sont-ce pas là les emblèmes parlants de cette communion parfaite avec Dieu où le fidèle de la nouvelle alliance s’approche de lui sans entraves et où Dieu le reçoit à sa table comme un père son enfant ? Ce torrent d’eau purifiante qui sort du sanctuaire, n’est-ce pas l’image de ce fleuve, toujours croissant, de la Parole et de l’Esprit du Seigneur, qui, à mesure qu’il pénètre dans l’humanité, y fait toutes choses nouvelles, et se crée dans chaque cœur qui le reçoit comme une source qui le grossit ? (Jean 7.38) Ces arbres fruitiers croissant sur les deux rives du torrent ne représentent-ils pas les institutions bienfaisantes par lesquelles l’Evangile signale partout son passage, au sein de l’humanité croyante, et cette mer Morte purifiée et assainie ne figure-t-elle pas le monde païen, cet impur cloaque, devenant par la vie qui émane du Christ, le théâtre des plus magnifiques œuvres de Dieu ?
Un dernier trait donne à ce tableau toute sa beauté. Cette nuée qu’Ezéchiel avait vue au commencement s’éloigner du temple profané, il la contemple faisant son entrée solennelle dans ce sanctuaire parfait. Dieu vient habiter au milieu de son temple renouvelé. Lors même, en effet, que Dieu abandonne parfois à la destruction les institutions visibles qui ont servi momentanément de formes à son œuvre, il n’abandonne jamais cette œuvre elle-même. Il se réserve de la relever après chaque ruine sous une forme plus spirituelle et plus sainte. Ce fut par ces glorieuses perspectives qu’Ezéchiel travailla à ranimer le courage des exilés et les rendit capables, eux et leurs descendants, de maintenir pour des siècles encore l’ancienne institution théocratique dont la mission n’était pas encore achevée.
La toute-puissance du Dieu vivant, telle est la pensée qui déborde dans tout le ministère d’Ezéchiel. C’était celle que réclamait l’état d’un peuple chez qui le sentiment de sa faiblesse menaçait de se changer en accablant découragement.
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Daniel avait été transporté en captivité à peu près à la même époque qu’Ezéchiel ; mais tandis que celui-ci exerçait son ministère dans les campagnes, le premier résidait dans la capitale du pays étranger, où il occupait une des plus hautes positions sociales. Il avait été voué par son maître, le roi de Babylone, à l’étude de l’astronomie, dans le collège des mages, afin d’apprendre à découvrir par le cours des astres les plans divins. Après avoir donné à Nébucadnézar l’interprétation d’un songe extraordinaire, il devint l’un des premiers magistrats de l’empire. De ce poste élevé, comme du haut d’une tour dominant toute une contrée, il contemplait le cours de l’histoire, de celle qui s’accomplissait comme de celle qui se préparait. Il était déjà avancé en âge quand le roi des Mèdes, Cyaxare, qui porta dans nos saints livres le nom de Darius le Mède, avec l’aide de son jeune allié, Cyrus, roi des Perses, prit d’assaut Babylone et renversa le vaste empire des Chaldéens. Cet événement fut immédiatement suivi du décret fameux qui permettait aux Juifs de retourner dans leur patrie et de reconstruire leur temple. Permission sans exemple dans l’histoire ! Il est assez naturel de supposer que Daniel, qui jouissait d’une haute considération à la cour des nouveaux souverains comme à celle des anciens, eut quelque part à cette mesure. Cependant il ne s’associa pas personnellement à sa réalisation ; et lorsque les exilés reprirent le chemin de la patrie, il ne les suivit que du regard. Il pensait pouvoir être plus utile à son pauvre peuple en restant à la cour des monarques persans que par sa présence à Jérusalem.
Ce retour extraordinaire et presque miraculeux avait exalté au plus haut degré l’attente d’Israël. Comme les prophètes avaient l’habitude de rattacher dans leurs tableaux aux bénédictions du moment prochain la gloire des derniers jours, ils avaient relié sans intervalle au tableau du retour de la captivité la description des temps du Messie. Le peuple, donnant à cette liaison une portée chronologique se figurait par conséquent que le relèvement de Jérusalem allait aboutir sans retard à l’apparition du Christ. Mais le regard de Daniel embrassait un horizon plus vaste ; et son ministère eut pour but d’inspirer à Israël une vertu nouvelle, le calme de l’attente, la foi sous la forme de la persévérance.
Déjà sous Nébucadnézar (ch. 2), Daniel avait vu l’histoire jusqu’à la venue du Messie se dérouler en plusieurs grandes phases, étapes du voyage de l’humanité à la recherche de son unité perdue. Dans la statue colossale à la tête d’or, à la poitrine et aux bras d’argent, aux hanches d’airain, aux jambes et aux pieds de fer et d’argile, il avait reconnu quatre formes du pouvoir terrestre, hostile à Dieu, qui devaient se succéder avant l’avènement du Christ. Puis, dans la petite pierre, détachée de la montagne sans main d’homme, qui avait fait crouler le colosse et qui l’avait remplacé en devenant une montagne qui couvrait la terre, il avait discerné sans peine le règne du Messie, faible à son origine, mais grandissant par la force divine et se substituant à toute autre domination. Et qui pourrait méconnaître l’admirable correspondance entre ce tableau prophétique et le cours général de l’histoire ? Au moment même où la dernière et la plus colossale des monarchies païennes engloutissait les restes de toutes les précédentes et réunissait sous un seul sceptre tous les peuples du monde, un enfant obscur naissait à Bethléem, grandissait à Nazareth. C’était le pouvoir de l’Esprit qui apparaissait, et qui s’incarnait dans un homme, pour se heurter bientôt contre la brutalité du pouvoir charnel. Le choc a eu lieu et nous en connaissons les effets. Le colosse a croulé ; la petite pierre est intacte et grandit encore. L’épreuve, à la vérité, n’est pas achevée ; mais les expériences passées sont là pour nous faire contempler par avance la réalisation du terme décrit dans la vision prophétique.
Ainsi donc quatre grands empires se succéderont dès les temps de Daniel jusqu’à ceux du Messie sur la scène du monde. Daniel les contemple de nouveau, dans la vision racontée au chapitre sept, sous l’image des quatre animaux qu’il voit successivement sortir des eaux de la mer, c’est-à-dire du sein de l’humanité païenne, et qui font place au seul royaume éternel, celui dont la figure du Fils de l’homme est l’emblème.
Mais que deviendra le petit peuple d’Israël, à peine restauré, au milieu de ces secousses politiques qu’il doit traverser avant de parvenir au salut promis ? Pendant la captivité, Daniel était un jour occupé à calculer le temps que devait durer encore ce châtiment national. Il savait sans doute que Jérémie avait fixé à soixante-dix années la durée de l’exil. Mais le point de départ n’était pas déterminé ; car il y avait eu plusieurs déportations. Cependant Daniel ne pouvait douter que le terme ne fût proche ; et sa prière hâtait en ce moment ce terme désiré. Gabriel, l’interprète des miséricordes divines, lui apparaît et lui annonce que le retour est proche en effet, mais que cet événement ne coïncidera nullement, comme Israël se le figure, avec l’apparition du Messie. Le peuple de Dieu aura encore de longues et douloureuses périodes à traverser jusqu’à ce qu’il touche à ce terme si impatiemment attendu. Le messager céleste indique d’abord la totalité de la période qui séparera le retour de l’exil de l’avènement du Christ. C’est un vaste cycle de soixante et dix semaines (proprement septaines) d’années ; exactement le septuple du temps qu’avait duré la captivité ; comme si Dieu voulait dire à son peuple : « Ajoute sept fois à elle-même cette longue période de l’exil, et tu auras une idée de la durée de l’intervalle qui te sépare encore du moment qui t’apparaît si proche. »
« Il y a soixante et dix semaines déterminées sur ton peuple et sur ta ville sainte, jusqu’à l’abolition du crime, la destruction du péché et l’expiation de l’iniquité, jusqu’à la venue de la justice éternelle, l’accomplissement de la vision et l’onction du Saint des saints.« (Daniel 9.24)
Ces six expressions, dont les trois premières décrivent l’abolition complète du péché, les trois dernières la réalisation parfaite de la justice sur la terre, ne peuvent se rapporter qu’à la consommation de l’œuvre divine, à l’époque du Messie. Sept fois soixante-dix ans, c’est-à-dire 490 ans ou environ cinq siècles, voilà donc la mesure générale du cycle qui comprend le reste de l’histoire d’Israël depuis le retour de la captivité jusqu’au règne de Dieu. On sait que c’est en 536 avant notre ère que l’édit de Cyrus fut rendu. Il y a donc coïncidence approximative évidente entre le cycle prophétique et la période historique correspondante. Nous devons nous rappeler ici que les chiffres des périodes prophétiques ont toujours un côté typique et sont soumis à la loi des nombres sacrés. Leur valeur chronologique conserve donc toujours une certaine élasticité.
Après cette première donnée sommaire, le cycle général est subdivisé en trois sous-périodes. La première est évaluée à sept semaines, soit quarante-neuf ans ou à peu près un demi-siècle. C’est le chiffre de la période du rétablissement, c’est-à-dire du temps de la reconstruction du temple, de la ville sainte et de ses murailles. Nous supposons ici la liaison des soixante-deux semaines du verset 25 non avec la proposition suivante, mais avec la précédente : sept semaines. Ce rapport est fortement contesté. Mais l’autre relation conduit à des difficultés que personne n’a pu lever. La seconde sous-période est de soixante-deux semaines, 434 ans, quatre siècles et demi environ. Ce chiffre n’a pas de valeur qui lui soit propre. Il résulte uniquement de la soustraction des chiffres de la première et de la troisième sous-période de celui du cycle de la période totale. C’est l’époque de la conservation du peuple restauré, ce long temps de l’existence presque constamment militante d’Israël, à travers les grandes catastrophes politiques qui succédèrent à son rétablissement national. La troisième sous-période ne comprend qu’une seule semaine, sept années ; c’est l’époque de clôture, le temps de l’apparition et de l’œuvre du Messie ; le nombre sept caractérise la sainteté éminente de cette période finale. Au milieu de cette semaine unique, le Messie disparaît ; pour une partie du peuple l’alliance est confirmée et renouvelée par sa mort ; mais pour la masse de la nation le sacrifice est à jamais aboli et la ruine définitive, que doit consommer une invasion étrangère, est décrétée.
On voit qu’il s’agit ici de vastes cycles, tels que ceux avec lesquels l’esprit de Daniel était familiarisé par ses études astronomiques. La révélation s’adapte aux prédispositions de ceux qui doivent lui servir d’organes. Mais il ne faut pas demander à l’histoire de se plier servilement à ces déterminations mathématiques dont les lois sont d’une autre nature. L’histoire est le domaine de la liberté humaine ; elle ne peut être dominée par le rythme des nombres sacrés trois, sept, dix. Un point de comparaison instructif nous est fourni par la généalogie de Jésus (Matthieu 1.1-17), où les trois cycles égaux, de 14 générations chacun, ne sont obtenus que par l’omission de chaînons généalogiques parfaitement connus (trois rois de Juda, entre Joram et Hozias)
Qu’Israël ne se livre donc pas à des espérances chimériques qui ne le conduiraient qu’à une série de déceptions ! Le monde est loin d’être mûr pour le salut ; Israël lui-même n’y est point encore suffisamment préparé. Mais Dieu est le roi des siècles (c’est la grande pensée de Daniel), et ses promesses s’accompliront en leur temps.
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Lorsqu’Israël commença à s’endormir dans sa prospérité, Esaïe lui dit : « Ton Dieu est saint ; prends garde ! Réveille-toi ! Le jugement plane sur ta tête. » Israël, négligeant cet avertissement, céda à l’assoupissement du péché. Un peu plus tard, quand l’heure fatale du châtiment allait sonner, Jérémie lui cria : « Donne gloire à Dieu ! L’Éternel est juste ! Tu as péché ! Accepte sans résister le coup dont Dieu va te frapper ! » Les réchappés du jugement national, ceux que les premières déportations avaient mis à l’abri sur la terre étrangère, se résignèrent, mais non sans tomber dans un morne découragement. Il n’y a plus d’espérance, se disaient-ils l’un à l’autre en face du jugement divin consommé. A ces derniers Ezéchiel vint dire : « Dieu est puissant : prenez courage ! vous revivrez ! » Bientôt Cyrus parut. Miraculeusement affranchi, Israël put rentrer dans sa patrie. Mais à ce moment son imagination s’exalte : Le jour de gloire est arrivé ; le Christ va paraître ! Daniel calme alors cette effervescence charnelle. « Non, dit-il, l’heure de la gloire est encore éloignée. Il s’agit de persévérer et de demeurer fidèles longtemps encore, pendant des siècles ; mais le jour viendra où les paroles du Dieu éternel auront leur accomplissement.
Sanctifie-toi ! Soumets-toi ! Espère ! Prends patience ! Voilà les quatre messages. Ils répondent bien aux quatre situations morales que nous avons rappelées.
On peut comparer Esaïe à un chêne majestueux ombrageant de ses rameaux touffus le palais des rois de Juda au temps de sa splendeur. Jérémie ressemble à un saule pleureur dont les rameaux pendent sur le sol au milieu des ruines de ce château désolé. Ezéchiel fait l’effet d’une de ces plantes aromatiques de l’Orient dont les vivifiantes senteurs embaument la contrée et raniment le cœur du voyageur défaillant. Daniel est comme un arbre qui s’élève au milieu d’une vaste plaine et que l’on discerne de toutes parts ; c’est le signal au moyen duquel la caravane peut s’orienter dans sa marche.
Voilà comment en tout temps Dieu s’est approché de son peuple et avec une paternelle fidélité a répondu à ses besoins. A chaque moment grave et, pour ainsi dire, à chaque bifurcation du chemin, il s’est trouvé là, se levant matin, selon la belle expression de Jérémie (Jérémie 9.19), et prodiguant ses conseils salutaires par ses prophètes. Et toutes ces voix diverses se réunissent en une seule pour proclamer en commun la loi maîtresse, la norme suprême de l’histoire : Tout ce qui s’élève sera abaissé. C’est sous cette loi qu’ont dû successivement courber leur tête orgueilleuse tous les pouvoirs de l’ancien monde, les monarchies babylonienne, médo-perse, grecque et romaine. La petitesse d’Israël ne l’a point mis à l’abri de l’application de ce grand principe. Dès qu’il a prétendu faire de sa divine élection le principe d’un monopole, dès que, de simple moyen qu’il était dans la pensée de Dieu, il a prétendu se faire but, l’éclair qui foudroie tout ce qui s’élève, a frappé sa petitesse. Car, souvenons-nous en bien, l’orgueil des petits n’est pas plus tolérable aux yeux du Très-Haut que celui des grands.
Cette loi, en effet, qui a jugé le monde ancien, elle règne aussi sur le monde moderne. Voilà pourquoi les paroles des prophètes nous concernent encore. Elles tombaient de trop haut pour n’être que d’une application restreinte ou momentanée. Jusqu’à la fin des jours elles rappelleront aux hommes éblouis d’eux-mêmes ce qu’ils sont et ce qu’est Dieu. Individus, familles, peuples, tout y est et y reste à jamais soumis.
Une nation, petite ou grande, a-t-elle atteint le faîte de la prospérité, se flatte-t-elle d’être, par ses lumières, par son organisation politique et militaire ou par son développement moral, à la tête de la civilisation ? L’Esprit saint lui dit par la bouche d’Esaïe : « Les yeux hautains seront abaissés ; l’Éternel seul sera haut élevé en ce jour-là… Sanctifiez l’Éternel, et que seul il soit votre crainte et votre frayeur. » (Ésaïe 2.11 ; 8.13)
Une nation, après avoir fermé l’oreille aux avertissements divins, succombe-t-elle au jugement inopiné qui la frappe et ressemble-t-elle à un blessé gisant sur le sol, dont le sang coule à flots ? Jérémie s’approche et lui parle ainsi : « Malheur à l’homme qui a fait de la chair son bras, dont le cœur s’est retiré de l’Éternel !… Pourquoi l’homme vivant murmurerait-il, l’homme, dis-je, qui souffre pour ses péchés ? » (Jérémie 17.5 ; Lamentations 3.39)
Un peuple brisé par les coups du Tout-Puissant rend-il hommage à son céleste juge et, au lieu de s’arrêter follement à maudire la verge qui s’est abaissée sur lui, glorifie-t-il la main qui l’a maniée ? C’est le moment pour Ezéchiel de lui crier : « Tu revivras ! Tu connaîtras que je suis l’Éternel, quand je ne cacherai plus ma face de toi et que j’aurai répandu mon esprit sur toi. » (Ézéchiel 37.14 ; 39.22-29)
Un peuple enfin, après avoir vu briller l’aurore du relèvement, se livre-t-il de nouveau à des espérances ambitieuses et à de terrestres aspirations ? Daniel se lève et lui rappelle que la réalisation de l’âge d’or des derniers jours n’est pas l’œuvre de l’homme, mais celle du Christ ; que l’abolition des misères sociales ne peut résulter que de la suppression du péché ; que l’ère du bien ne datera pour l’humanité que du jour où se lèvera sur elle le soleil de justice ; que la gloire enfin n’est, dans l’ordre divin, que le corollaire de la sainteté.
Il n’y a plus d’apôtres ; pourquoi ? C’est que Pierre, Matthieu, Paul, Jean sont encore nos apôtres. Dieu ne suscite plus de prophètes ; pourquoi ? Parce qu’Esaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel doivent être encore nos prophètes. Etudions donc leurs paroles, non pour chercher curieusement à déchirer le voile qui couvre l’avenir, mais pour apprendre à employer constamment le présent en vue de la fin ; et, chaque fois que nous nous préparons à méditer leurs paroles, que ce soit avec la disposition d’un Esaïe, au moment où il prêtait l’oreille pour recueillir la révélation divine :
« Éternel, je t’ai attendu sur le sentier de tes jugements. Vers ton nom et ton souvenir se porte le désir de notre âme. Mon âme te désire la nuit, et mon esprit au-dedans de moi te cherche au matin. Car lorsque tes jugements sont sur la terre, les habitants de la terre apprennent la justice. » (Ésaïe 26.8-9)
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Les quatre monarchies
L’interprétation que nous avons donnée de la vision des quatre bêtes chez Daniel nous a conduit à envisager la quatrième comme la représentation de la monarchie romaine ; ce qui suppose chez l’auteur un savoir réellement prophétique. Cette application est rejetée aujourd’hui, non seulement par les écrivains de l’école rationaliste, mais aussi par des hommes tels que Delitzsch et Zöckler. La raison alléguée par ces derniers est que, la petite corne du chapitre 7, qui apparaît sur la quatrième bête, ne pouvant qu’être la même que celle du chapitre 8, et celle-ci appartenant à la monarchie grecque, il résulte de là que la quatrième monarchie du chapitre 7 doit être, soit l’empire d’Alexandre, soit les royaumes qui en sont sortis.
Examinons d’abord si le passage de Daniel peut s’expliquer en l’enfermant dans les limites qu’impose une telle interprétation ; puis, si l’identité alléguée entre les deux petites cornes des chapitres 7 et 8 est fondée.
Le lion est identique à la tête d’or dans la vision de la statue, chapitre 2, comme le montre la comparaison générale des deux visions. Et il ressort de Daniel 2.37-38, que ces deux emblèmes se rapportent à Nébucadnézar et à la monarchie chaldéenne personnifiée en lui : « O roi ! tu es la tête d’or. »
L’ours qui se tient sur l’une de ses jambes et qui a trois morceaux de chair dans la gueule, correspond à la poitrine et aux bras d’argent dans la statue. Il est donc naturel d’appliquer cet emblème à la monarchie persane qui a remplacé l’empire babylonien. Mais cette application permettrait difficilement d’échapper à l’application de la quatrième bête à l’empire romain ; et on a cherché à s’y soustraire de deux manières. Hitzig a proposé de rapporter l’emblème de l’ours spécialement à Belsazar, le dernier grand souverain babylonien. Mais il est bien évident que cet empire était déjà représenté tout entier par la première bête, le lion. Dans l’explication de la poitrine et des bras d’argent, donnée Daniel 2.39, il est dit à Nébucadnézar, non pas seulement : « Tu auras un successeur moindre que toi, » mais : « il s’élèvera après toi un autre empire moindre que le tien. » Il s’agit donc ici d’une seconde monarchie et non d’une continuation de la première. Delitzsch et d’autres le sentent bien ; aussi appliquent-ils l’emblème de l’ours à l’empire mède, mais en le distinguant de la monarchie perse. On appuie cette distinction sur Daniel 6.28 : « Au temps du règne de Darius et au temps du règne de Cyrus le Perse. » Mais si l’histoire attribue sans doute une existence réelle et une importance assez grande à la puissance mède avant son union à la monarchie perse, cette puissance ne peut être mise au rang des grands empires qui se sont succédé sur la scène du monde et qu’énumère Daniel. Une pareille distinction est d’ailleurs absolument étrangère aux notions du livre qui nous occupe. D’après ce livre, la monarchie mède n’a pas existé un seul instant sous une forme indépendante, puisque dès le commencement Cyrus le Perse commanda au nom de Darius le Mède (ou Cyaxare), qui d’ailleurs ne régna que de nom et pendant deux ans seulement. Aussi la parole Daniel 6.28 réunit-elle ces deux États prétendus en un seul et même empire avec deux souverains régnant simultanément. Il est dit à ce second empire : « Mange force chair ! » Que signifierait cet ordre à un pouvoir qui n’aurait duré que deux ans ? Delitzsch répond : « C’est l’expression d’un simple conatus, d’un désir de conquêtes, qui ne s’est pas réalisé. Comme si un désir resté impuissant aurait trouvé place dans un tableau prophétique dans lequel l’histoire est retracée à si grands traits ! Enfin l’impossibilité de cette interprétation ressort de Daniel 5.28 et Daniel 6.15 qui prouvent sans réplique l’identité des deux pouvoirs dont on veut faire des états distincts : « Ton royaume a été donné aux Mèdes et aux Perses » ; et : « La loi des Mèdes et des Perses est irrévocable. » L’ours représente donc sans contredit la monarchie médo-perse. Il se tient sur l’une de ses jambes, c’est-à-dire que des deux nations qui constituent cet empire, il y en a une, le peuple persan, sur laquelle repose la puissance agressive et conquérante de la monarchie. Les trois morceaux de chair que l’ours tient dans sa gueule représentent les principales conquêtes de ce second grand empire. On a pensé à la Lydie, à la Babylonie et à l’Egypte ; d’autres ont substitué à l’Egypte la Phénicie. D’après Daniel 8.4, où la même monarchie est représentée sous l’image d’un bélier, qui avait deux cornes, dont l’une (les Perses) était plus haute que l’autre (les Mèdes), et qui heurtait de ces cornes de trois côtés, vers l’occident, vers le nord et vers le midi, je croirais plutôt que les trois contrées conquises sont la Bactriane (nord), la Babylonie avec la Lydie (occident), et l’Egypte (midi).
La bête suivante, le léopard à quatre ailes d’oiseau et à quatre têtes, correspond au ventre et aux hanches d’airain de la statue ; il ne peut désigner qu’Alexandre le Grand et la monarchie macédonienne, qui a remplacé l’empire médo-perse. Les emblèmes indiqués s’expliquent aisément à ce point de vue. Les quatre ailes indiquent la rapidité extraordinaire des conquêtes de ce jeune roi, et les quatre têtes, les quatre royaumes simultanés dans lesquels est apparue historiquement la monarchie grecque. On sait que ces quatre états furent : La Macédoine, la Thrace, la Syrie et l’Egypte. La monarchie grecque n’a jamais existé autrement, dès la mort prématurée de son fondateur, que sous cette quadruple forme. Du reste nous trouvons l’explication positive de ces images au chapitre 8, où il est dit du jeune bouc venant de l’occident, qui renverse de sa grande corne (immédiatement rompue en quatre) le bélier aux deux cornes (l’empire médo-perse), et il est dit verset 20 : « Le bouc, c’est le roi de Javan » (de Grèce), « et la grande corne entre ses yeux, c’est le premier roi » (Alexandre) ; « et ce qu’elle s’est rompue en quatre, ce sont quatre royaumes qui sortiront de cette nation. » Malgré ces évidences, tous ceux qui sont bien décidés à ne pas trouver dans la quatrième bête la monarchie romaine, appliquent l’emblème du léopard à Cyrus et à la monarchie persane. Mais d’abord cette interprétation implique l’application de l’image de l’ours soit à Belsazar, soit à une monarchie mède distincte de celle des Perses, deux suppositions que nous avons reconnues inadmissibles ; puis comment expliquer dans ce cas les quatre ailes et les quatre bêtes ? Comment s’appliqueraient ces emblèmes à la monarchie persane ? La rapidité des conquêtes figurée par les quatre ailes n’a pas été le caractère distinctif de l’empire médo-perse, tandis que c’est le trait saillant de la puissance d’Alexandre. Quant aux quatre têtes, elles représentent, prétend-on, les quatre premiers souverains de la Perse. Cette explication serait forcée si même la Perse n’avait eu que quatre rois ; car les quatre têtes avec lesquelles apparaît la bête, représentent quatre pouvoirs simultanés et non quatre souverains successifs. Elles appartiennent à l’organisation de la bête dès son apparition. Mais il y a plus : la Perse a eu bien plus de quatre souverains. Que faire des deux Artaxerxès, Longuemain et Mnémon, et des deux derniers Darius, Ochus et Codoman ? Si l’auteur écrit en prophète, comment, demanderons-nous à Delitzsch, voit-il si trouble dans l’avenir, que deux rois se fondent en un ? S’il écrit en historien, c’est-à-dire en prophète qui compose après l’événement, comment peut-il altérer si étrangement l’histoire qu’il décrit ? demanderons-nous aux rationalistes. Et le chapitre 8, comment s’en tirer raisonnablement à ce point de vue (Daniel 8.21 « Le bouc [aux quatre cornes], c’est le roi de Grèce. ») !
Enfin apparaît la quatrième bête, la bête sans nom ; elle correspond aux jambes et aux pieds de fer et d’argile de la statue. Ce parallélisme ne peut être révoqué en doute. Cette quatrième bête dévore et foule tout, comme les pieds de fer de la statue mettent tout en pièces ; les dix cornes de la bête correspondent aux dix doigts des pieds de la statue ; cette quatrième bête précède immédiatement l’empire messianique, comme la statue est frappée et renversée par la petite pierre, emblème du Messie. Quel est ce quatrième empire ?
D’après Delitzsch, Hitzig et beaucoup d’autres, ce serait Alexandre ou en général la monarchie grecque, laquelle, selon le premier de ces auteurs, se confondrait dans la perspective prophétique avec les Romains et tous les pouvoirs qui suivront jusqu’au jugement. D’après M. Réville ce serait spécialement le royaume de Syrie, l’une des branches de la monarchie grecque ; et la petite corne représenterait Antiochus Epiphane personnellement. Quant au sens de Delitzsch, nous avons reconnu qu’Alexandre et l’empire grec sont déjà représentés par le léopard ailé à quatre têtes. L’application à Antiochus et à la Syrie est donc la seule possible. Mais d’abord que signifieraient à ce point de vue les dix cornes ? On répond que ce sont les dix rois de Syrie qui se sont succédé depuis Alexandre jusqu’à Antiochus Epiphane, sous lequel vivait l’auteur. Mais la Syrie n’a eu que sept rois avant Antiochus Epiphane :
- Séleucus Nicator
- Antiochus Soter
- Antiochus Théos
- Séleucus Callinieus
- Séleucus, Céraunus
- Antiochus le Grand
- Séleucus Philopator
Il est vrai, réplique-t-on ; mais il est trois hommes qui auraient pu régner et qu’Antiochus Epiphane a écartés du trône : Héliodore, l’empoisonneur du prédécesseur d’Epiphane, qui régna de fait un instant ; Démétrius, le successeur légitime, qui était en otage à Rome ; Ptolémée Philométor, roi d’Egypte, qui avait des prétentions au trône de Syrie. Mais des souverains de droit ou de désir pourraient-ils être comptés comme des rois réels et mis au nombre des cornes effectives de la quatrième bête ? Puis le tableau que fait l’auteur, verset 23, de la quatrième bête, ne saurait s’appliquer à la monarchie syrienne. Elle est représentée comme différente de tous les autres royaumes, comme dévorant la terre, la foulant, la brisant. Quoi ! ce serait la peinture qu’un témoin tracerait de la pauvre monarchie syrienne, incapable de réduire seulement l’Egypte, sa plus proche rivale !
Pour échapper à ces difficultés, Zöckler a essayé d’appliquer la troisième bête à Alexandre personnellement et la quatrième à l’ensemble des États grecs qui lui ont succédé. Les dix cornes ne signifieraient autre chose que la multiplicité indéfinie des souverains des quatre États grecs simultanés. Mais ces quatre monarchies grecques étaient déjà manifestement représentées dans les quatre têtes du léopard ; comment formeraient-elles tout à coup une bête à part ? Puis, est-il dans l’analogie de l’intuition prophétique de réunir quatre monarchies distinctes en une seule bête ? Et que penser de ce nombre dix qui doit représenter la masse indéfinie des souverains macédoniens et thraces, des Ptolémées et des Séleucides ? Enfin, tandis que toutes les autres bêtes représentent des monarchies, comment la troisième seule se rapporterait-elle à un individu unique ? C’est évidemment là un coup du désespoir. Après tous ces essais infructueux, il demeure plus évident que la quatrième bête, la bête sans nom, représente une monarchie postérieure à la puissance grecque, un empire qui comprendra le monde connu tout entier, qui se partagera en une pluralité d’États liés ensemble par un lien de solidarité (les dix cornes), et qui ne sera remplacé que par le règne du Messie. Je laisse au lecteur à juger si ces caractères s’appliquent ou ne s’appliquent pas à la monarchie romaine.
Mais que penser de la relation entre la petite corne du chapitre 7 qui sort de cette quatrième bête et la petite corne du chapitre 8 qui appartient au bélier, emblème de l’empire grec ? Je ne vois aucune raison de les identifier. Une petite corne représente dans Daniel la concentration et l’explosion des vertus malignes, inhérentes à un organisme. La troisième monarchie, d’après le chapitre 8, produira une excroissance de ce genre ; et tout prouve que c’est à Antiochus Epiphane, l’ennemi acharné des Juifs, de leur culte, de leur Dieu, que s’applique cette image. La quatrième et dernière monarchie, d’après le chapitre 7, se terminera aussi par une apparition analogue mais plus colossale et plus malfaisante encore. Ce qui la distingue clairement de l’autre, c’est qu’elle sort du milieu des dix cornes de la bête sans nom (Daniel 7.8-24), tandis que la précédente sort des quatre cornes du bouc qui figure Javan (Daniel 8.9-22). Nous dirions donc, si nous voulions employer le langage du Nouveau Testament, que la petite corne du chapitre 7 est représenté le dernier grand pouvoir hostile au règne de Dieu sur la terre, qui surgira du sein des États appartenant à la quatrième monarchie (l’Antichrist, la Bête dans l’Apocalypse, l’homme de péché chez Paul) ; tandis que celle du chapitre 8 représente Antiochus Epiphane, issu de la monarchie grecque, et qui a fait une guerre analogue au règne de Dieu sous la forme de la théocratie juive.
Il y a donc deux adversaires déclarés du règne de Dieu indiqués dans le livre de Daniel : l’un sortant de la troisième monarchie et s’attaquant au peuple de l’ancienne alliance ; l’autre sortant de la quatrième et faisant la guerre au peuple de la nouvelle. Quiconque lira, en se plaçant à ce point de vue, les chapitres 7 et 8 du livre de Daniel, verra s’évanouir les difficultés qui ont conduit les savants aux explications forcées que nous venons de réfuter.
Les soixante et dix semaines
Les interprétations de la vision des soixante et dix semaines (chapitre 9) opposées à la nôtre, s’accordent en ce point, que l’objet propre du tableau prophétique serait, non point Jésus-Christ, son sacrifice, la fondation de l’Église et la destruction de Jérusalem par les Romains, mais certains événements particuliers qui se sont passés en Israël un peu moins de deux siècles avant l’ère chrétienne. Il y eut alors un grand-prêtre, nommé Onias, qui fut massacré vers 171. C’est là, selon la plupart des modernes, l’Oint qui sera retranché dont il est parlé verset 26. Ce meurtre fut accompagné de celui de 40 000 juifs et du pillage du temple par Antiochus Epiphane. Trois ans après (ce serait ici la demi-semaine du verset 27), le temple fut profané par l’installation du culte de Jupiter Olympien, et l’holocauste journalier aboli pendant trois ans et demi. A la suite de ces événements décrits dans sa prophétie, l’auteur aurait attendu l’établissement du règne messianique. Ainsi l’horizon du prophète ne dépasserait pas le temps des Maccabées, soit qu’il ait vécu dans ce temps et prophétisé ab eventu, comme le prétend le rationalisme, soit qu’un avenir plus lointain ne lui ait pas été clairement dévoilé, ainsi que le pensent Delitzsch et d’autres.
Ce qui complique la question, c’est l’incertitude qui règne sur l’interprétation de plusieurs expressions du texte. Voici la traduction aussi exacte que possible de la prophétie de l’ange à Daniel, Daniel 9.22-27 :
- 22 Daniel, je suis maintenant sorti pour te donner la connaissance.
- 23 Dès le commencement de tes prières, un ordre est sorti, et je suis venu pour te le faire connaître ; car tu es un homme agréable à Dieu. Sois donc attentif à l’oracle, et considère la vision.
- 24 Soixante et dix semaines sont déterminées sur ton peuple et sur ta ville sainte pour consommer la rébellion et rendre complet le péché, pour expier l’iniquité et amener une justice éternelle, pour sceller la vision et le prophète et oindre le Saint des saints.
- 25 Et tu sauras et discerneras : depuis que l’ordre est sorti de rebâtir Jérusalem jusqu’au (ou jusqu’à un) Oint-prince il y a sept semaines et soixante-deux semaines ; places et remparts sont rétablis, et cela dans l’angoisse des temps.
Autre traduction : … jusqu’au Oint-prince il y a sept semaines ; et pendant soixante-deux semaines places et remparts sont rétablis.- 26 Et après les soixante-deux semaines le (ou un) Oint sera retranché, et il n’est plus là (ou : il n’a pas d’aide) ; et le peuple d’un prince qui viendra, détruira ville et sanctuaire, et sa fin sera comme par un débordement ; et jusqu’à la fin de la guerre il y a décret et désolation.
- 27 Et il fera une alliance ferme pour un grand nombre pendant une semaine, et à la moitié de la semaine, il fera cesser sacrifice et oblation : et sur le créneau (ou sur l’aile) des abominations vient un dévastateur, et jusqu’à ce que consommation et jugement fondent sur le dévastateur.
Ce passage mystérieux est remarquable non seulement sous le rapport du fond, mais aussi sous celui de la forme. L’absence d’articles et de copules lui impriment un caractère vraiment lapidaire. L’application de ces paroles aux événements du temps des Maccabées n’a encore réussi à aucun interprète.
1. Les expressions : Le décret de désolation, la destruction de la ville et du sanctuaire par le peuple d’un prince qui viendra, ne s’appliquent pas au temps des Maccabées, puisqu’alors le temple fut profané mais nullement détruit.
2. Les soixante et dix semaines d’années ou 490 ans, qui d’après le verset 24 forment le chiffre total du temps qui doit s’écouler pour le peuple jusqu’à la fin (verset 26), ne peuvent d’aucune façon s’expliquer dans ce sens. Entre le retour de la captivité en 536 et le meurtre d’Onias en 171 avant J.-C, il y a 365 ans seulement et non 490. La période indiquée par l’ange serait donc de 124 ans trop longue !
On répond qu’il ne faut pas prendre pour point de départ de la période le retour de la captivité et le rétablissement de Jérusalem en 536, mais plutôt l’année où a été prononcé par Jérémie l’oracle qui prédisait ces événements, c’est-à-dire l’an 605, date de la remarquable prophétie de Jérémie 25. De 605 à 170, il y a réellement 134 ans qui équivalent aux soixante-deux semaines d’années dont parle Daniel, verset 26.
Mais un : Il n’est pas naturel de rapporter « l’ordre sorti pour qu’on rebâtisse Jérusalem » (verset 25) à cet antique oracle de Jérémie. Cette expression s’explique beaucoup plus simplement par celle du verset 22 : « Dès le commencement de tes prières l’ordre est sorti, » qui ne peut se rapporter qu’à l’ordre de Cyrus ou plutôt à l’ordre divin dont le décret de Cyrus, permettant aux juifs le retour dans leur patrie, n’a été que l’exécution. (Comparez verset 1 : « La première année du règne de Darius »). Ce sont les prières de Daniel qui ont provoqué cet ordre décisif dont est émané le décret de Cyrus. Cette relation entre verset 23 et 25 nous empêche d’accepter l’explication de Hengstenberg et d’Auberlen, d’après laquelle cet ordre donné de Dieu, verset 25, se rapporterait au décret d’Artaxerxès autorisant Néhémie à aller rebâtir les murs de Jérusalem (l’an 455 avant J.-C.). Comme donc l’édit de Cyrus autorisant le retour (Esdras 1.2-4) et ordonnant la reconstruction du temple fut suivi d’effet l’année même où il fut rendu, l’an 536, il suit de là que c’est entre cette année et la nouvelle dévastation de Jérusalem et du sanctuaire annoncée verset 26 que doit se placer tout l’intervalle indiqué par le chiffre des 70 semaines du verset 24. La prophétie suivante embrasse donc, comme cela est d’ailleurs naturel, tout le temps que durera l’état de choses nouveau fondé par le retour de la captivité ; en d’autres termes : toute l’existence de la seconde Jérusalem et du second temple.
Puis, deux, même si l’on prend pour point de départ de la période l’oracle de Jérémie rendu en 605, on n’obtient jusqu’à Onias (vers 171) que 62 semaines ou 434 ans, et non les 69 ou 70 semaines (483 ou 490 ans) indiqués verset 24. Où trouver dans l’histoire réelle les 7 à 8 semaines manquant encore aux 70 de la prophétie, dans cette interprétation elle-même déjà imaginée pour gagner du terrain ? Nous posons cette question, quelle que soit d’ailleurs la traduction du verset 25 que l’on choisisse. C’est ici que commencent les tours de force :
a) Hitzig et d’autres font rentrer la période gênante des sept semaines dans celle des soixante-deux, en la plaçant au commencement de celle-ci. Ce serait le demi-siècle qui s’est écoulé depuis la ruine de Jérusalem, en 588 (ou 586), jusqu’à l’apparition de Cyrus (en 536) ; c’est ce roi qui serait le Prince-Messie du verset 25. Mais dans cette interprétation l’ordre de s’en retourner étant l’oracle de Jérémie en 605, et l’avènement de Cyrus ayant eu lieu en 536, il y aurait entre ces deux moments, non 7 semaines ou 49 ans, mais 69 ou 70 années. L’oracle aurait donc dû indiquer pour cette première période 10 semaines et non pas 7. D’ailleurs il nous paraît évident, par le chiffre 70 (verset 24), que les 7 semaines ne sauraient rentrer dans les 62. Car ce nombre total de septante comprend : 1° le groupe des sept ; 2° celui des soixante-deux ; 3° la semaine finale Par conséquent ces groupes sont successifs, et non simultanés.
b) Delitzsch et Hofmann, heurtant de front l’ordre indiqué par Daniel, placent les sept semaines à la suite des soixante-deux ! Elles représenteraient l’espace de temps depuis Antiochus jusqu’à Jésus-Christ. Mais comment admettre un tel renversement en face des expressions du texte qui indiquent si évidemment une continuité ? D’ailleurs entre Antiochus et Jésus-Christ se sont écoulés 164 ans et non 49 !
c) Ewald a imaginé un autre expédient. Le nombre 69 ou 70 étant évidemment trop fort dans toutes les interprétations qui appliquent la prophétie au temps des Maccabées, ce savant a proposé de rabattre du chiffre total toutes les années sabbatiques, c’est-à-dire une sur cent, par la raison que toute cette période est un temps d’oppression, tandis que l’idée de sabbat emporte toujours une notion de joie. Nous aurions ainsi : 1° les sept semaines, depuis la ruine de Jérusalem jusqu’à l’édit de Cyrus (587-538, d’après la chronologie d’Ewald) ; 2° les soixante-dix semaines, depuis le retour de la captivité jusqu’à l’an 175 où un oint fut retranché (cet oint est, d’après Ewald, non Onias, mais Séleucus Philopator, qui mourut en 174, au moment où il envahissait la Judée). Ces soixante-deux semaines, ajoutées aux sept (40 ans), conduiraient à l’an 105 avant J.-C. au lieu de 175. Mais au secours du calcul arrive le retranchement des 70 années sabbatiques ; ce qui conduit heureusement le navire au port désiré, à 175. Que dire de pareilles monstruosités exégétiques ! Nous ne relevons pas toutes les autres improbabilités auxquelles se heurte l’interprétation de ce savant.
d) Zöckler date les 7 semaines, comme Ewald, de l’année de la ruine de Jérusalem (588) et les étend jusqu’en 538 ou 539, comme avènement de Cyrus (Le Prince-Oint). Mais le texte dit : depuis l’ordre de rebâtir, et non l’ordre de ruiner ; et avec cela Zöckler lui-même est obligé d’admettre encore une erreur de 70 ans environ dans la prophétie, puisque, même dans cette interprétation impossible, le meurtre d’Osias (vers 171) aurait toujours eu lieu 70 ans avant la fin des 62 semaines. Singulière erreur, s’il s’agit d’un vrai prophète de Dieu ; erreur plus étrange encore, s’il s’agit d’un historien qui s’attribue le rôle de prophète !
Et voilà les explications au sujet desquelles on entend, jusque dans la Revue des Deux-Mondes, des cris de triomphe, comme si l’application messianique de cette étonnante prophétie était bien et dûment réfutée par la science moderne ! Ces tentatives si évidemment infructueuses constituent la plus complète démonstration de l’impossibilité absolue qu’il y a pour une exégèse impartiale à appliquer ce cycle prophétique des soixante et dix semaines à une autre période que celle qui s’est écoulée entre le rétablissement de Jérusalem et la venue du Christ. N’est-ce pas d’ailleurs à la venue de ce personnage seul que peuvent s’appliquer les expressions du tableau prophétique : consommer l’iniquité et le péché, accomplir la vision et la prophétie, apporter la justice des siècles, oindre un [nouveau] Lieu très saint (Daniel 9.24) ?
Nous croyons avons le droit de conclure que la seule interprétation soutenable de ce passage étonnant est celle que nous avons donnée dans l’Etude consacrée aux quatre grands prophètes.
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