La religion chrétienne connaît mieux et traite mieux l’homme ; elle a d’autres réponses à ses questions ; et c’est entre la négation absolue des problèmes religieux et la solution chrétienne de ces problèmes qu’est aujourd’hui le débat.
Il y a des mots qui nous sont devenus un sujet de méfiance et d’alarme ; nous les soupçonnons de couvrir des prétentions illégitimes et la tyrannie. Tel est, de nos jours, le sort du mot dogme ; ce mot implique, pour un grand nombre d’esprits, une impérieuse nécessité de croire qui les blesse et les inquiète. Singulier contraste ! Nous recherchons partout les principes et nous redoutons les dogmes.
Absurde en soi, ce sentiment n’a rien d’étrange ; les dogmes chrétiens ont servi de motif ou de prétexte à tant d’iniquités, d’oppressions et de cruautés que leur nom en est resté entaché et suspect. Le mot porte la peine des souvenirs qu’il réveille. La peine est légitime. Toute atteinte à la liberté de conscience, tout emploi de la force pour extirper ou pour imposer les croyances religieuses est et a toujours été un acte inique et tyrannique. Tous les pouvoirs, tous les partis, toutes les Églises ont cru de tels actes non seulement permis, mais commandés par la loi divine ; tous se sont crus non seulement en droit, mais en devoir de prévenir et de châtier, par la loi et la force humaine, l’erreur en matière de religion. Ils peuvent tous alléguer pour excuse leur foi sincère dans la légitimité de cette usurpation. L’usurpation n’en est pas moins énorme et fatale, et c’est peut-être, de toutes les usurpations humaines, celle qui a infligé aux hommes les tourments et les égarements les plus odieux. Ce sera la gloire de notre temps de l’avoir rejetée : elle subsiste et résiste encore dans certains États, dans certaines lois, dans certains coins des sociétés et des âmes chrétiennes ; il est encore et il sera toujours nécessaire de veiller et de combattre pour la bannir absolument et en prévenir le retour. Pourtant elle est vaincue : la liberté civile de la foi et de la vie religieuse est maintenant un principe fondamental de la civilisation et du droit. Ce n’est point dans l’arène et par la main des pouvoirs publics, c’est uniquement dans la sphère intellectuelle et par le libre travail des esprits que se débattent et se règlent les questions qui touchent aux rapports de l’homme avec Dieu.
Mais, dans cette sphère, ces questions s’élèvent impérieusement et appellent leurs solutions, c’est-à-dire les faits primitifs et les idées fondamentales, c’est-à-dire les principes qui leur répondent. La religion chrétienne a les siens qui sont les fondements rationnels de la foi qu’elle inculque et de la vie qu’elle commande. Elle les appelle ses dogmes. Les dogmes chrétiens sont les principes de la religion chrétienne, et les solutions chrétiennes des problèmes religieux naturels.
Que les hommes sérieux qui n’ont pas déclaré à la religion chrétienne une guerre à mort, et qui l’admirent en repoussant ses dogmes fondamentaux, y prennent garde : les fleurs dont le parfum les charme se faneront bien vite, les fruits qu’ils trouvent si excellents cesseront bientôt de se produire quand ils auront coupé les racines de l’arbre qui les porte.
Pour moi, arrivé au terme d’une longue vie pleine de travail, de réflexion et d’épreuves, d’épreuves dans la pensée comme dans l’action, je demeure convaincu que les dogmes chrétiens sont les légitimes et efficaces solutions des problèmes religieux naturels que l’homme porte en lui-même et auxquels il ne saurait échapper.
J’en demande d’avance pardon aux théologiens, catholiques et protestants : je n’ai point dessein de rappeler ici, ni d’expliquer, ni de soutenir tous les points de doctrine, tous les articles de foi qu’ils ont appelés des dogmes chrétiens. Depuis dix-huit siècles, la théologie chrétienne s’est bien souvent aventurée au delà et en dehors de la religion chrétienne ; les hommes ont mêlé leurs œuvres à l’œuvre de Dieu. C’est la conséquence naturelle de l’activité et de l’imperfection humaines réunies. Cette conséquence s’est partout produite dans l’histoire du monde, spécialement dans l’histoire de la société et de la religion sur lesquelles Dieu a greffé la religion chrétienne. Quand Dieu a suscité Jésus-Christ parmi les Juifs, la foi et la loi des Juifs n’étaient plus uniquement la foi et la loi que Dieu leur avait données par Moïse ; les Pharisiens, les Sadducéens et tant d’autres les avaient profondément modifiées, amplifiées, altérées. Le christianisme aussi a eu ses Pharisiens et ses Sadducéens ; à son tour, il a subi le travail de la pensée et de la passion humaines sur la révélation divine. Je ne reconnais pas, à tous les fruits indistincts de ce travail, le droit de se donner pour des dogmes chrétiens. Je ne me propose cependant pas aujourd’hui de désigner spécialement et de combattre, dans l’Église et la théologie chrétienne, ce que je n’en accepte et n’en défends point. Il ne me convient pas, et j’ose dire qu’il ne convient à aucun chrétien de critiquer les parois intérieures de l’édifice au moment où ses fondements sont ardemment attaqués ; je voudrais bien plutôt rallier dans la défense commune tous ceux qui l’habitent, et je ne parlerai ici que des dogmes qui leur sont communs à tous. Je les résume en ces termes : la création, la providence, le péché originel, l’incarnation et la rédemption. C’est là l’essence de la religion chrétienne, et, pour moi, quiconque croit a ces dogmes est chrétien.
Un grand et commun caractère me frappe d’abord dans ces dogmes : ils abordent et résolvent franchement les problèmes religieux naturels et inhérents à l’homme. Le dogme de la création atteste l’existence du Dieu créateur et législateur et le lien qui unit l’homme à Dieu. Le dogme de la providence explique et justifie la prière, ce recours instinctif de l’homme au Dieu vivant, à cette puissance suprême qui assiste à sa vie et agit sur son sort. Le dogme du péché originel rend compte de la présence du mal et du désordre dans l’homme et le monde. Les dogmes de l’incarnation et de la rédemption sauvent l’homme des conséquences du mal et lui ouvrent, dans une autre vie, les perspectives du rétablissement de l’ordre. A coup sûr, le système est grand, complet, bien lié, puissant : il répond aux appels de l’âme humaine, la délivre du fardeau qui pèse sur elle, et lui donne, avec les forces qui lui manquent, les satisfactions auxquelles elle aspire. A-t-il droit à tant de puissance ? Est-il légitime aussi bien qu’efficace ?
Sur le système chrétien et sur chacun de ses dogmes essentiels, j’ai porté le poids des objections ; j’ai connu les anxiétés du doute. Je dirai pourquoi je suis sorti du doute et sur quoi mes convictions se fondent.