A mesure que l’Herméneutique, l’Archéologie, la Philologie sacrée et la Dogmatique reprenaient leur bien, le vrai objet de la science critique se dégageait plus clairement, et l’on se trouva en face d’une tâche restreinte et déterminée, celle d’élucider les origines du N.T., c’est-à-dire le mode de composition de chacun des écrits particuliers et la manière dont s’était produite leur réunion en recueil canonique ; puis de se rendre compte du mode de conservation de ce recueil et de ses parties depuis les temps primitifs jusqu’à nos jours. L’Église a devant elle un tout comprenant 27 écrits, auxquels elle attache une valeur particulière. A quels auteurs et à quelles circonstances attribuer la composition de ces livres ? Par quels procédés et dans quel but ont-ils été réunis ? La forme en laquelle ils sont maintenant entre nos mains, est-elle bien celle sous laquelle ils ont été originairement publiés ? On voit que ce sont là des questions de nature historique, mais très importantes, et sur lesquelles l’Église a le droit de demander à la science théologique de jeter la plus grande lumière possible.
Le caractère essentiellement historique de cette branche d’étude a tellement prévalu dans ces derniers temps qu’on a même cru pouvoir la traiter sous la forme d’une narration continue, en suivant l’ordre chronologique présumé des écrits du N.T. Obéissant à une impulsion donnée par quelques-uns de ses devanciers (Schmidt, Hupfeld, Crednerc), Reuss, dans un ouvrage magistrald, commence par raconter l’origine des écrits particuliers du N.T., selon l’ordre de date qu’il croit pouvoir assigner à leur composition et de manière à offrir ainsi au lecteur un tableau suivi de la littérature apostolique. De là il passe au récit de la réunion de ces livres en un recueil sacré, reçu dans les églises (Histoire de la formation du Canon) ; puis il expose le mode de conservation de ce Canon (Histoire du texte) ; il raconte sa diffusion (Histoire des traductions) ; il rend compte enfin des différentes méthodes d’après lesquelles on a interprété les livres saints (Histoire de l’Exégèse).
c – Le premier et le troisième dans leurs Introductions ; le second dans l’écrit intitulé : Ueber Begriff und Methode der biblischen Einleitung, 1844.
d – Die Geschichte der heiligen Schriften N.T., 1842 ; 6me édition, 1887.
On ne saurait réunir d’une manière plus ingénieuse et plus organique en apparence des matières si nombreuses et si diverses. Credner n’était parvenu à traiter sur le même plan que le premier de ces cinq sujets, et non d’une manière conséquente. Il a été donné à Reuss d’exécuter le plan tout entier, et chacun sait avec quelle sagacité et quelle sûreté d’érudition. Un avantage incontestable de cette méthode a été de pouvoir présenter ainsi l’histoire du développement de la pensée chrétienne elle-même, à l’époque la plus intéressante pour l’Église, celle de sa gestation (si j’ose m’exprimer ainsi) dans le sein de l’Église apostolique.
Cette méthode rencontra au premier moment l’accueil le plus favorablee, et le problème fut envisagé comme résolu. Cependant on ne tarda pas à se raviser. On reconnut que dans cette innovation, purement formelle en apparence, il y avait une véritable révolution scientifique et qu’il n’était point sans gravité de transformer en une simple branche de l’histoire ecclésiastique une étude envisagée jusqu’ici comme la base d’appréciation du N.T. et l’auxiliaire indispensable de son interprétation. Ferdinand-Christian Baur, le fondateur de l’école de Tubingue, protesta le premierf. Il fit ressortir un point que Reuss passait entièrement sous silence : la relation entre l’étude critique du N.T. et la question de la dignité normative ou de la canonicité des écrits qu’il renferme. Il demanda si l’intérêt qui porte l’Église à faire de ces 27 écrits l’objet d’une étude si spéciale, n’est pas en réalité le caractère d’autorité qu’elle leur attribue, bien plutôt que la place qu’ils occupent comme chaînons dans le cours de la littérature apostolique ; en d’autres termes, le rôle qu’elle leur accorde dans son enseignement et dans sa vie, plutôt encore que ce qu’ils sont en eux-mêmes. Et il arriva sur cette voie à la conclusion que, bien loin de revêtir la forme d’un tableau historique, notre science doit se présenter franchement, à l’Église comme ce qu’elle est réellement, « la critique du Canon traditionnel. » En effet, la vraie question qu’elle a mission de résoudre est celle de savoir quels sont ceux d’entre ces écrits qui méritent réellement la dignité dont ils ont été revêtus, et quels sont ceux qui doivent être exclus de cette position. La science critique devient ainsi le tribunal devant lequel comparaissent les livres saints, comme autant de prévenus, et ses décisions doivent être aux yeux de l’Église autant de verdicts d’acquittement ou de condamnation. Holtzmann, tout, en appuyant cette manière de voirg, a cherché à lui ôter ce qu’elle paraissait avoir de trop agressif. A l’expression « critique » du Canon il substitue la forme plus adoucie de « science » du Canon. Cependant, l’idée, si je ne me trompe, reste essentiellement la même.
e – Ainsi de la part de Bleek, Riehm, Delitzsch, Guericke, Zöckler, etc.
f – Dans l’article : Die Einleitung in das N.T. als theologische Wissenschaft (Theol. Jahrbücher, 1850 et 1851).
g – Dans l’article : Ueber Begriff und Inhalt der biblischen Einleitungs-Wissenchaft (Studien und Kritiken, 1860).
On ne peut méconnaître un fond de vérité dans l’objection faite à la méthode de Reuss par ces savants. Il suffit de remonter aux origines de la science critique pour reconnaître combien peu la position nouvelle que lui assigne Reuss répond à sa destination primitive. N’est-il pas incontestable que les plus anciens travaux dans ce domaine, ceux d’Eusèbe et de Jérôme, avaient pour but essentiel de résoudre la question de canonicité des écrits du N.T. ? Par ses observations, Baur a donc certainement contribué à rappeler le vrai but final de cette science ; mais il me paraît en même temps avoir dépassé la mesure. La constatation scientifique de l’authenticité ou non-authenticité d’un écrit sacré ne décide pas encore la question de sa crédibilité et de sa valeur canonique ou normative. Il pouvait bien en être ainsi dans le jugement de l’Église primitive ; car à ses yeux apostolicité et infaillibilité étaient une seule et même chose. Mais aujourd’hui, entre l’authenticité reconnue d’un écrit et sa valeur normative, il y a une question intermédiaire, celle de savoir si et jusqu’à quel point, l’apostolicité est en même temps une garantie d’autorité. C’est là une question que la critique ne pourrait aborder sans se livrer à l’une de ces discussions dogmatiques, à l’intrusion desquelles on avait précisément voulu remédier. En réalité l’étude critique n’offre point les prémisses nécessaires pour trancher la question de canonicité ; elle est plutôt une enquête destinée à préparer la solution de cette question. Par une sentence analogue à celle du jury, elle se prononce sur la question de fait : ce livre est-il, oui ou non, d’origine apostolique ? Mais, quant à la question de droit, celle de savoir si la réponse affirmative ou négative donnée à la question de fait confère ou enlève au livre étudié le caractère d’autorité aux yeux de l’Église, c’est là un problème tout différent, dont la solution dépend de l’idée que l’on se fait, d’un côté de la nature et de la compétence de l’apostolat, et, de l’autre, de la compatibilité d’une autorité dogmatique quelconque avec la nature de la foi chrétienne. De pareils sujets sont évidemment étrangers au domaine de la critique.
J’envisage donc l’objet de l’étude critique du N.T., spécialement de la partie qui concerne l’origine des livres particuliers, comme une question de fait : Quelle est l’origine véritable de ces livres ? Est-elle apostolique ou non apostolique ? Après cela c’est à une autre science qu’il appartient de tirer de la réponse obtenue les conséquences relatives à sa dignité canonique. On ne saurait naturellement établir une relation entre ce caractère historique du sujet traité, tel que nous venons de le déterminer, et la méthode narrative qu’a adoptée Reuss.
La conception de la science critique qui vient d’être esquissée, est celle d’après laquelle j’ai traité cette science depuis quarante ans, et je n’ai jamais eu lieu d’en éprouver du regret. Il me paraît que mon sentiment sur ce point se rencontre avec celui de M. le professeur Bernhard Weiss, dans l’ouvrage hors ligne qu’il a récemment publié sur cette matièreh.
h – Lehrbuch der Einleitung in das N.T., 4 1886 ; 2e édition, 1889.