La folie de Dieu est plus sage que les hommes ; et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. Considérez, frères, votre vocation. Il n’y a pas parmi vous beaucoup du sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles ; mais Dieu à choisi les choses folles du monde pour confondre les sages, et les choses faibles du monde pour confondre les fortes, et les choses basses du monde, et même les méprisées, et celles qui ne sont point pour anéantir celles qui sont, afin qu’aucun homme ne se glorifie devant Lui. Car c’est par Lui que vous êtes en Jésus-Christ, lequel nous à été fait de la part de Dieu Sagesse, Justice, Sanctification et Rédemption.
Adversaires naturels de Farel à Neuchâtel. – Alliés préparés par la Providence. – Débarquement à Serrières en 1529. – Prédication au cimetière. – Entrée à Neuchâtel. Prédication à la Croix-du-Marché. – Effet de ce premier séjour à Neuchâtel. – Course à Aigle et Morat. – Réformation du Vully et du Val-de-Tavannes. – Neuveville. – Second séjour de Farel à Neuchâtel en 1530. – Procès avec les chanoines. – Première prédication à l’hôpital. – Discussion refusée par les chanoines. – Les Journées des 22 et 23 octobre. – Jugement sur ces événements.
On a dit que la grandeur des hommes illustres consistait surtout « à avoir beaucoup éprouvé et beaucoup compris, et à résumer ainsi plusieurs vies en une seule. » L’on a ajouté avec non moins de sens que « lorsque l’heure sonne dans la vie d’un peuple où le cœur de toute la nation vient à battre comme celui d’un seul homme et où le sang, plus abondant et circulant avec plus de force, s’en va ranimer jusqu’aux parties les plus engourdies du corps social, un grand jour à lui dans l’histoire de ce peuplea. » A ce compte la Farel fut un grand homme, car peu de serviteurs de Dieu ont concentré dans l’espace de leur courte vie tant d’expériences et d’expériences aussi variées. Et le jour de l’arrivée de Farel sur le sol neuchâtelois fut un grand jour, car jamais dans notre histoire on ne vit un homme réussir, comme celui-ci, à évoquer toutes les forces vives du peuple neuchâtelois, à les attirer à lui et à les mettre au service d’un grand et commun but. Et ce but, ce n’était pas seulement un intérêt terrestre et passager ; c’était l’objet suprême de l’existence humaine, le service de Dieu !
a – Chroniqueur, p. 1.
L’œuvre de Farel à Neuchâtel devait rencontrer de puissants ennemis. Tous les pouvoirs de l’Etat et de l’Eglise à cette époque en étaient les adversaires naturels. Nous avions alors pour souverain une princesse, Française par alliance, Jeanne de Hochberg, héritière de l’antique maison des comtes de Neuchâtel, qui avait épousé le duc d’Orléans-Longueville. C’était l’époque de ces furieuses guerres d’Italie, dans lesquelles coula tant de sang helvétique. Les Suisses avaient pris parti contre le roi de France, Louis XII. Le mari de la comtesse, au contraire, se trouvait partout en Italie à la tête des Françaisb. Les Suisses, pour l’en punir lui et sa femme, avaient mis la main sur notre pays, et les douze cantons avaient fait administrer Neuchâtel pendant 17 ans (de 1512 à 1529) par des baillis, qu’ils envoyaient à tour de rôle. Peut-être cette administration des cantons ne se fût-elle pas montrée hostile à la Réforme. Mais elle venait précisément de cesser au moment où Farel mit le pied sur notre sol. En août 1529 le pays fut rendu à sa souveraine. La comtesse Jeanne, femme de cour, vaine, prodigue, toujours endettée, qui semblait ne se soucier de son pays que comme d’une ferme dont elle dépensait les revenus au sein des grandeurs de Paris, ne vint point s’établir au milieu de son peuplec. Elle nomma pour administrer le pays un seigneur bernois, Georges de Rive, sieur de Prangins. Elle lui adjoignit un conseil privé de neuf personnes. Les trois premiers sièges dans ce corps, représentant du souverain, étaient occupés par trois chanoines, parmi lesquels se trouvait le propre frère de la comtesse, Olivier de Hochberg. Il était aisé de prévoir qu’un pouvoir ainsi composé emploierait tout ce que l’autorité suprême d’un pays possède de force et de ressources pour empêcher la Réforme que projetait Farel.
b – Chroniqueur, p. 73.
c – Ibid, p. 72.
Ces mêmes ordres religieux qui, par le moyen des chanoines, jouaient alors un rôle si prépondérant dans l’administration politique du pays, semblaient également maîtres absolus du terrain dans le domaine ecclésiastique. Outre le riche et tout puissant collège des chanoines de Neuchâtel, dont nous avons déjà parlé, il y avait dans le pays beaucoup d’autres communautés religieuses influentes et richement dotées. A l’orient et au nord de la ville, c’étaient les moines de l’abbaye de Fontaine-André et ceux de Fontaine, au Val-de-Ruz, qui ne formaient qu’une même corporation. A l’occident, les prieurés de Corcelles et du Vautravers, et l’abbaye de Bevaix. Ces institutions, dont la fondation était due assurément à une intention pieuse, s’étaient changées en autant de forteresses par le moyen desquelles le papisme, et à sa suite la superstition et la corruption des mœurs, dominaient tout le pays.
A tout cela qu’avait à opposer Farel ? Une seule arme : le glaive de la vérité, manié par la main de la prière. C’est ainsi que saint Paul entrait autrefois dans les villes de l’empire romain, simple ouvrier, sans apparence, sans appui. Et bientôt les forteresses et les hauteurs tombaient devant sa parole, et les pensées rendues captives se soumettaient à la Croix.
Cependant, de même qu’au temps de saint Paul, Dieu avait préparé les cœurs à accueillir la Bonne Nouvelle qu’il voulait leur faire annoncer par son Apôtre, de même, au temps fixé pour notre Réformation, Dieu avait eu soin de préparer à Farel des alliés dans notre ville et dans notre pays. Quand Dieu veut travailler en grand, il ne manque pas de préparer l’œuvre qu’il va faire ; et voilà pourquoi, au moment donné, les plus faibles moyens lui suffisent pour opérer.
Un premier allié naturel que Farel devait rencontrer dès qu’il mettrait le pied chez nous, c’était le caractère neuchâtelois lui-même. Le Neuchâtelois n’a pas l’imagination poétique et le sentiment délicat du Vaudois, sans doute ; mais il à peut-être mieux que cela. Il à dans le caractère quelque chose de foncièrement moral, de religieux même. Il n’est pas méditatif, calculateur à longue portée, et pratiquement habile, comme le Bernois ; mais il à l’intelligence plus facile, l’esprit plus prompt à saisir une idée nouvelle. Ni le bon sens, ni le sens du bon, ces deux frères jumeaux, ne nous font défaut. Un homme qui a aimé sa patrie comme peu d’autres, que la Suisse elle-même s’honore de compter au nombre des magistrats les plus illustres qu’elle ait possédés dans ses Conseils, dont la noble figure, la pose antique et la tête blanchie sont encore devant les yeux de nous tous, à écrit sur le caractère neuchâtelois les lignes suivantes, que je ne crois pas superflu de rappeler ici :
« Au pied du Jura, il faut que le vigneron endurci au travail et à la chaleur, remue et reporte sans cesse la terre qui nourrit les ceps. Dans les vallées moyennes, l’active économie du laboureur est la condition du bien-être de sa famille ; et dans les hautes vallées où végète, comme dans sa terre natale, le bouleau nain de la Laponie, et dont la plus élevée semble, par sa température extraordinaire, toucher à la zone glaciale, le montagnard ne recueille guère sur son héritage que la nourriture d’hiver des troupeaux qui broutent l’herbe pendant l’été sur les cimes du Jura. Essaie-t-il d’ouvrir et d’ensemencer un vieux pré, la gelée d’une nuit froide, au mois d’août, vient souvent détruire sa récolte, et ôter à une pauvre famille l’espérance de se nourrir d’un grossier pain d’orge, fruit de son labeur. »
« Cependant le vigneron de race, que le temps présent n’a pas amolli, se plaît sur ces collines où il à vu, dès son enfance, se lever et se coucher le soleil. Suspendant parfois son travail, les mains croisées sur sa bêche, et relevant la tête, il porte ses regards sur un immense horizon ; il se repose et ranime son courage en admirant la nature. Cette vigne qui l’a courbé, raidi et usé avant le temps, il l’aime, et ne peut s’en séparer. Six jours de la semaine, il y a fatigué ses bras vigoureux, et le dimanche, c’est là qu’il promène ses pas ; il s’y réjouit en voyant dans ses fruits croissants la bénédiction de Dieu. Vieux et cassé, il s’y rend néanmoins chaque matin. Les soins variés et intelligents qu’exige incessamment la culture de cet arbuste noble entre tous et que le poète romain appelait sacré, sont encore la récréation du vigneron dans son dernier âge. Appuyé sur son bâton, le corps presque parallèle au sol, il se traîne auprès de ses vieux ceps qu’il à élevés et façonnés, et qu’il connaît comme ses enfants ; il les couche encore dans la fosse pour leur faire commencer une nouvelle vie, et en parlant de celle où il va lui-même descendre : La vigne, dit-il, c’est comme le train du monde. Ici c’est fini pour moi, mais il y a autre chose là-haut. »
« Vivant pendant six mois de l’année au milieu des neiges, le montagnard neuchâtelois est devenu industrieux par nécessité. Toujours assis et toujours travaillant, il ne songe qu’a accélérer, diviser et multiplier le travail. Vif et ingénieux, il poursuit toute espèce de perfectionnements et d’inventions. Actif et entreprenant, il cherche sans cesse des marchés nouveaux et plus lointains pour les produits délicats et précieux de son industrie, ouvrages d’un art admirable, et où souvent, à son insu, une haute science à dirigé sa main. Dans le monde entier ses montres indiquent les heures du jour et de la nuit, et donnent la mesure du temps. Lui-même aussi va visiter les deux Indes, et former des établissements à la Cochinchine et à Mexico. Mais quand la fortune à couronné ses efforts, il revient vivre et mourir dans la vallée du Jura qui l’a vu naître. Dans nos froides régions, disent ces hommes gais et amis des plaisirs, il ne croît que de l’herbe et des sapins. Nous ne les abandonnerons pas toutefois, parce que là est notre patrie. Mais nous y élèverons de superbes demeures, nous y ferons arriver tout ce que la terre produit de meilleur sous un ciel plus favorisé, toutes les recherches et les divertissements des grandes villes. »
« Malgré cette diversité de physionomies locales, plusieurs traits saillants et qui sont communs aux Neuchâtelois de toutes les régions du pays, les caractérisent comme un même peuple. Ils ont tous respiré l’air pur et vif du Jura, et leur esprit est ouvert à l’intelligence de toutes choses. Faciles à persuader par la raison revêtue de formes bienveillantes, ils ne supportent pas la moindre injustice ; ils s’irritent d’une simple parole décelant le mépris. Quoiqu’ils sachent discerner et goûter ce qui est bon dans les choses nouvelles, ils tiennent fortement à leurs coutumes et à leurs traditions anciennes. On voit qu’ils vivent depuis vingt générations au sein d’une liberté vraie, dont ils possèdent en repos et avec plénitude la réalité, tandis que tant de peuples se fatiguent à en poursuivre le fantôme…d »
d – F. de Chambrier. Hist. de Neuch., p. 2-5.
Ce caractère neuchâlelois, apte, par sa droiture naturelle et son intelligence ouverte, à saisir la vérité, prêt, par son indépendance un peu tumultueuse, à secouer les erreurs et les abus une fois reconnus, tel fut le premier allié préparé à Farel au milieu de nous ; et vous le verrez, cet allié ne lui fit pas défaut.
Le second, ce fut le secours de l’Etat de Berne, ce puissant voisin dont l’influence n’a jamais cessé de se faire sentir dans notre histoire.
Dès l’an 1406, la ville de Neuchâtel avait conclu avec celle de Berne un traité de combourgeoisie. La ville suivait en cela l’exemple qui lui avait été donné un siècle auparavant, en 1307, par le souverain lui-même, le comte Rollin, qui, dès cette époque, avait jugé bon de se faire recevoir bourgeois de Berne, pour s’assurer l’amitié de cette puissante république.
Berne se trouvait ainsi tout à la fois combourgeoise et du comte de Neuchâtel et de ses sujets, et appelée dès lors tout naturellement à jouer le rôle d’arbitre, si quelque différend éclatait entre eux. Or rappelons-nous que dès le printemps de l’année 1528, à la suite de la grande dispute du 7-25 janvier, Berne avait embrassé la Réformation. C’était donc dans un sens favorable à la prédication de Farel qu’on pouvait s’attendre à voir Berne déployer son influence dans la grande lutte religieuse qui se préparait. En outre, la messe étant désormais abolie et le culte évangélique célébré dans tout le canton de Berne jusqu’aux frontières mêmes de notre pays, l’influence de ce changement profond devait naturellement se faire sentir de ce côté de la Thielle. Enfin les rapports politiques qui unissaient les deux pays amenaient assez fréquemment, dans l’état de trouble où l’on vivait alors, des expéditions militaires communes. Lorsque Berne levait des troupes, Neuchâtel, en vertu de ses traités d’alliance, lui fournissait un contingent. C’était une fête pour nos jeunes gens ; chacun garnissait son havresac si bien qu’il pouvait ; on chargeait un char de quelques tonneaux de vin, et l’on courait se joindre à l’armée bernoise pour aller chercher ce qui manquait, chez l’ennemi. C’est ainsi que nos soldats venaient de faire récemment deux expéditions avec leurs alliés, les Bernois, l’une contre les montagnards de l’Oberland, qui, avec l’aide des petits cantons, avaient fait une tentative armée pour restaurer le catholicisme ; l’autre, pour la défense de Genève contre le duc de Savoie. Cent-cinquante jeunes militaires, d’après Boyve, avaient été envoyés de Neuchâtel à cette dernière guerre. Ils s’étaient trouvés dans les camps en contact incessant avec les soldats bernois, tout dévoués à la Réforme. Ils avaient vu comment ceux-ci, pressés par le froid, avaient pris les images du couvent des Dominicains de Genève, en avaient allumé un bon feu, et avaient dit en se chauffant : « Ces idoles sont pourtant bonnes à faire du feu en hiver. » Ils étaient revenus dans leurs foyers tout disposés à accueillir la Réforme et remplis de dégoût pour les superstitions romaines, et leurs récits, au sein de leurs familles, n’avaient pas peu contribué à y fortifier ces mêmes sentiments, déjà excités à Neuchâtel par la récente apparition du moine Samson.
Telle était la disposition des esprits dans la capitale au moment où Farel débarqua dans notre pays. On voit que s’il y rencontrait de puissants adversaires, il pouvait compter d’y trouver aussi de hardis alliés.
C’était au mois de décembre 1529. Un bateau, parti de la rive opposée du lac, cinglait vers celle que nous habitons. Sur ce bateau se trouvait un Français de chétive apparence, de figure commune, petit de taille, au teint pâle et brûlé du soleil, portant quelques touffes de barbe rousse et mal peignée. Mais cet homme sans apparence avait un œil de feu et une bouche puissante. Il venait au nom de Jésus, son Seigneur, prendre possession de la terre de Neuchâtel. C’était Farele. Le bateau passa devant la ville et se dirigea vers Serrières. C’était là en effet le lieu de débarquement, et, comme qui dirait, le point d’attaque choisi par le Réformateur. Il avait appris qu’Emer Beynon, curé de Serrières, « avait quelque goût pour l’Evangilef. » Puis la cure de Serrières dépendait alors, pour le spirituel, non de Neuchâtel, mais de Bienne, ville qui venait d’embrasser la religion réformée. Serrières faisait donc à tous égards l’effet d’une brèche ouverte à l’Evangile par la Providence.
e – Merle, t. IV, p. 477. Chroniqueur, p. 79.
f – Merle, t. IV, p. 477.
Maître Emer reçut son visiteur avec joie. Néanmoins son embarras était grand, car il y avait défense que Farel prêchât en église quelconque du comté. Beynon ne se sentit pas le courage de donner sa chaire à Farel. Mais s’il était interdit que Farel prêchât dans l’église, il ne l’était pas qu’il prêchât devant l’église.
Farel monta donc sur une pierre dans le cimetière qui entourait le temple, et là, prêcha au peuple qui s’était rassemblé en foule. La pierre qui servit de chaire au Réformateur en celle occasion mémorable existe encore à cette heure. Elle était peut-être alors adossée à la cure. Elle a été introduite en 1829 dans la muraille du temple avec une inscription en vers qui la rend à jamais reconnaissable. Puisse l’église à la muraille de laquelle elle est maintenant indissolublement liée, ne retentir jamais que d’enseignements conformes à ceux de Farel !
A l’ouïe de la prédication de Farel à Serrières, immense rumeur à Neuchâtel. Les bourgeois accourent en foule de la ville pour l’entendre. D’autre part le gouverneur, les chanoines, le clergé s’émeuvent et cherchent les moyens de réprimer l’incendie qui commence. Ils mettraient volontiers la main sur Farel, mais la crainte des seigneurs de Berne les fait hésiter. Pendant qu’ils délibèrent, les bourgeois agissent. Un jour ils entraînent Farel à Neuchâtel : « Venez, lui disent-ils, et prêchez-nous en ville. »
Entouré de ses nouveaux amis, Farel entre en ville par cette porte du château qui existait encore il y a peu d’années. Il descend la rue, passe au pied de la demeure des chanoines, arrive à la Croix-du-Marché, prend place sur quelque pierre et prêche au peuple qui accourt des rues avoisinantes. Ce fut le premier sermon de Farel à Neuchâtel. C’était aussi le premier enseignement vraiment chrétien dans notre ville. Jusqu’alors les habitants de Neuchâtel n’avaient jamais entendu que marmotter la messe en latin ; tout ce qu’ils savaient des saints mystères de la religion de Jésus-Christ, ils l’avaient appris en courant dans les rues après les comédiens, à Pâques et à Noël. Mais à cette heure c’était une parole simple, vivante, en bon français, qui frappait à la fois leur oreille, leur esprit et leur conscience. Farel ramena avec énergie les cœurs de ses auditeurs des vaines traditions humaines à la Parole du Dieu vivant, à la Bible. Au lieu de toutes les observances matérielles sur lesquelles Rome tente de fonder le salut de l’âme, il présenta la croix sanglante de Jésus-Christ comme la seule œuvre méritoire que l’homme puisse présenter à Dieu pour l’expiation de ses fautes ; la foi d’un cœur humilié et repentant, comme la seule condition pour avoir part à l’efficace salutaire de ce divin sacrifice ; le salut, non comme une chose qui s’achète à prix d’argent des mains du prêtre, mais comme le don gratuit d’un Dieu de charité au cœur du croyant.
L’apparence du Réformateur était grave ; sa parole, claire et énergique ; sa voix sonore, pleine d’accent et d’autorité. Ses yeux, sa figure, ses gestes, tout annonçait à la fois l’impétuosité et la candeur de son caractère ; mais sa puissance résidait surtout dans la force de sa conviction. « Ce sermon, dit une ancienne chronique, fut d’une si grande efficace qu’il gagna beaucoup de mondeg. »
g – Merle, t. IV, p. 479. Sayous, Ecriv. de la Réf., p. 33.
Mais parmi ces tisseurs de laine, ces agriculteurs et ces vignerons qui entouraient le prédicateur, s’étaient glissés, est-il dit dans une lettre de Farel lui-même, « quelques gens à tête rase, » des moines, qui se mirent à crier avec violence : « C’est un prédicateur hérétique ! Assommons-le ! » D’autres : « à l’eau ! à l’eau ! » et déjà une troupe furieuse s’avançait vers le prédicateur pour le plonger dans la fontaine, qui se trouve encore en ce lieu. Mais ce ne fut qu’une bourrasque. Dès la première heure, Farel comptait déjà trop d’amis dans le peuple neuchâlelois, pour qu’il pût lui arriver malheur dans nos rues.
Pendant les jours suivants, il continua à prêcher sur les places, aux portes de la ville et dans les maisons. Les vents froids et les neiges de décembre ne pouvaient retenir les Neuchâtelois dans leurs foyers. à peine voyait-on le petit homme à la barbe rousse et à l’œil étincelant arrêté quelque part, que le peuple s’attroupait et lui demandait de parler. Et ces hommes, attentifs et étonnés, dévoraient avec avidité ce que leur dévoilait Farel de ces mystères d’amour renfermés dans l’Evangile, qu’ils n’avaient jamais vus que profanés sur les tréteauxh.
h – Merle, t. IV, p. 479.
Farel était émerveillé de ce succès. Il y reconnaissait l’œuvre d’un plus grand que lui. Le 15 décembre, il écrivait les lignes suivantes à son ami Guillaume Dumoulin, pasteur à Noville, dans le bailliage d’Aigle, ainsi qu’aux autres pasteurs de ce district, réformé par lui peu d’années auparavant :
« Salut, grâce et paix vous soit ! Je ne veux pas vous laisser ignorer, mes frères bien chers, ce que Christ à opéré dans les siens. Car, contre toute espérance, il à touché ici les cœurs de plusieurs, et malgré des ordres tyranniques et l’opposition des gens à tête rase, beaucoup sont accourus à la parole que nous leur avons annoncée aux portes de la ville, dans les rues, dans les granges et dans les maisons. Ils l’ont écoutée avec avidité et presque tous ont cru ce qu’ils ont entendu, quand même cela était contraire aux erreurs les plus enracinées chez eux. Rendez donc grâces avec moi au Père des miséricordes, de ce qu’il à daigné se montrer propice à ceux sur lesquels pesait le joug de la tyrannie. »
Puis Farel s’excuse de ne pas aller partager leurs travaux et leurs croix dans le pays d’Aigle. Ce n’est pas pour vivre lui-même commodément qu’il reste si longtemps éloigné d’eux :
« La gloire de Jésus-Christ et la soif qu’ont ses brebis de sa Parole me contraignent, dit-il, d’aller au devant de souffrances que la langue se refuse à exprimer. Mais Christ me rend toutes choses légères. Que sa cause, ô mes amis, vous soit chère, chère par-dessus toutes choses !i »
i – Chroniqueur, p. 80.
Et nous aussi, rendons encore à cette heure grâces pour l’intrépidité de cet homme qui n’a redouté aucune souffrance pour ouvrir à nos pères les riches pâturages de la Parole de Dieu, et accueillons avec la même faim spirituelle que nos pères cette nourriture évangélique qui nous est présentée aussi bien qu’à eux !
Dans ce premier séjour, Farel paraît avoir prêché aussi à Corcelles. C’était près du prieuré. Tout à coup les moines font une sortie, ayant à leur tête le prieur Rodolphe de Benoît, qui « brandissait un poignard, » dit un auteur. Farel n’échappa qu’à grand’peine à cette attaque furieusej.
j – Merle, t. IV, p. 482.
Peu de jours après avoir écrit les lignes que je viens de citer, Farel quitta Neuchâtel. C’était sa manière. Après qu’il avait jeté la semence, il s’en allait travailler ailleurs. Pendant ce temps, le grain germait, et puis il venait recueillir la moisson.
« Partout où Farel à prêché la Réforme, dit M. Sayous, p. 22, il n’a triomphé qu’après deux combats successifs livrés à la résistance des prêtres, appuyés d’ordinaire sur la populace. Vaincu dans le premier, il trouvait, en revenant à la charge, son parti doublé en nombre et en courage. »
A Neuchâtel, il ne fut pas même vaincu dans le premier combat, et le peuple ne put pas être un seul instant ameuté contre lui par les prêtres. Néanmoins il suivit sa méthode et partit, courant où son Dieu l’appelait.
Il se rendit à Morat, où il était le 22 décembre ; puis à Aigle. Pendant qu’il était dans ce dernier endroit, la Réformation fut définitivement votée à Morat à la pluralité des voix, le 7 janvier 1530. Des messagers de Berne vinrent en hâte inviter Farel à se rendre dans ce district pour y organiser l’Eglise ainsi fondée. Pour revenir d’Aigle à Morat par le plus court chemin, il fallait traverser la Gruyère. Sans le respect qu’inspirèrent les messagers bernois, Farel n’aurait pas traversé sain et sauf les terres du comte Jean de Gruyère, dont le mot d’ordre était qu’il fallait « brûler le Luther français » (c’est ainsi qu’il désignait Farel). Mais craignant LL. EE. de Berne, ce seigneur vit passer Farel du haut de ses tourelles sans oser l’attaquer. A Saint-Martin-de-Vaud, il fut salué à son passage par des injures telles que celles-ci : Hérétique ! Diable !… – C’était le vicaire et deux autres prêtres du lieu qui l’avaient reconnuk.
k – Merle. ». IV, p. 483.
A Morat et dans les districts environnants, le succès le plus complet couronna cette fois les travaux du Réformateur. La rigueur de la saison ne l’arrêtait point, et déjà le 15 février les députés des villages du Vully vinrent annoncer à Morat qu’ils étaient décidés à embrasser la Réformation.
Mais un autre champ de travail réclamait Farel.
Au-dessus et au delà de la ville de Bienne s’étendent, dans les gorges du Jura, les vallées de la Prévôté, comme on les appelait alors ; nous dirions aujourd’hui les vallées de Tavannes et de Moutiers-Grandval. Les habitants, sujets de l’évêque de Bâle, étaient, comme ceux de Neuchâtel, combourgeois de Berne. Ils avaient des différends avec leurs prêtres. Voici leur plainte dans leur propre langage : « Tant pour la cire, tant pour la sépulture, tant pour le convoi ; il n’est pas de fin à ce qu’on exige de nous. » Chaque année on les assemblait. Le prévôt des chanoines leur ordonnait de confesser leurs désordres. Et celui qui avait confessé quelque faute ou qui, accusé, avait été reconnu coupable, devait racheter son péché pour le prix de « 3 livres de la monnoie de Bâlel. »
l – Chroniqueur, p. 80.
Ce peuple, lassé et indigné, venait de s’adresser à Berne. « Nous vous enverrons Farel, » avaient répondu les Bernoism.
m – Andrié, p. 296.
C’était ensuite de cette mission, reçue à Morat, qu’arrivait Farel.
On était à la fin d’avril. Farel, après avoir franchi Pierre-Pertuis, descendit dans le paisible vallon de Tavannes. Il arrive dans le village. Le prêtre disait justement la messe. Farel entre dans le temple, et, sans s’inquiéter de ce qui se fait à l’autel, monte en chaire et prêche avec une telle puissance, que tout le peuple se tourne vers lui, laissant le prêtre faire seul ses cérémonies.
Au moment où Farel à achevé de prêcher, les autels et les images des saints disparaissent du temple ; la Réforme est votée ; c’en est fait de la papauté à Tavannes. « Le prêtre, dit la chronique, tout ébahi et resté seul, s’enfuit en sa maison, et cuidait (croyait) être perdu. Car onques n’avait vu faire un tel ménagen. » Tous les autres villages, Sornetan, Mou tiers, etc., reçurent avec le même empressement l’Evangile.
n – Chroniqueur, p. 80.
De là Farel descendit à la Bonne ou Neuveville. Il y entra en dispute avec le curé, mais sans pouvoir obtenir de résultat décisif. Le Conseil en appela à l’évêque de Lausanne, de qui relevait alors la Neuveville. Farel courut à Lausanne, heureux de trouver l’occasion d’annoncer l’Evangile sous les yeux mêmes de l’évêque. Mais il ne lui fui point permis de prêcher.
C’était au mois de juin. Voyant cette porte fermée, il pensa qu’il était temps de venir de nouveau visiter Neuchâtel.
On était divisé dans la ville ; d’un côté, le gouverneur, les prêtres, et tout ce qui tenait à eux ; de l’autre, les bourgeois, tant les principaux que le peuple. Farel recommença à prêcher de maison en maison, et souvent dans la rue. Des jeunes gens, ses partisans, affichèrent même un jour un placard portant ces mots : « Tous ceux qui disent la messe sont des larrons, des voleurs et des séducteurs du peuple. » Les chanoines arment leurs gens d’épées et de bâtons, descendent en ville, arrachent les placards et traduisent Farel devant la justice comme un diffamateur, en lui demandant dix mille écus de dédommagement. La justice n’avait jamais eu pareille cause à juger. Farel soutint hardiment la vérité des imputations renfermées dans le placard. « Où y a-t-il, dit-il, des meurtriers et des voleurs plus redoutables que ceux qui vendent le paradis et qui anéantissent les mérites de Jésus-Christo ? »
o – Merle, t. IV, p. 485.
Les chanoines prétendaient que ce n’était pas la la question. Le tribunal renvoya l’affaire au Concile général ou à l’empereur ! Farel en appela aux Audiences-Générales ; le Conseil privé consentit à ce renvoi, tout en exhortant les parties à la paixp.
p – Ibid. – F. de Chambrier, p. 293-294.
Mais avant que ce singulier procès pût suivre son cours, des faits bien autrement graves vinrent changer l’état des choses et faire oublier ces mesquins débats.
Un jour que Farel prêchait en plein air, la foule demanda pourquoi la Parole de Dieu ne serait pas annoncée dans un temple ; et, emmenant Farel, elle le conduisit à l’hôpital.
L’hôpital faisait alors partie d’un vaste édifice qui occupait tout l’emplacement en vent du lieu où s’élève actuellement l’hôtel de ville. L’édifice public appelé vulgairement Placard est un reste de cet ancien bâtiment, qui servait à la fois d’abattoir, d’hôpital et de prison bourgeoise, et en indique la position. Voilà pourquoi cette rue porte encore le nom de Rue de l’Hôpital. Dans cet hôpital se trouvait un grand vestibule transformé en chapelle. Farel y entra avec la foule qui l’accompagnait, et, montant en chaire : « Il paraît, dit-il, que, comme jadis Christ est né dans une étable pauvrement, à Neuchâtel aussi l’Evangile doit naître parmi les infirmes et les pauvresq. » Les murs de la chapelle étaient ornés d’images et de tableaux. A la suite de sa prédication, tout disparut.
q – Chroniqueur, p. 81.
La fermentation augmentait en ville. Le gouverneur écrivit aux Bernois pour les prier de le délivrer de Farel ; mais les bourgeois députèrent aussi des leurs à Berne pour demander qu’on ne les abandonnât point. Les Bernois répondirent que le concordat conclu l’année précédente (en juin 1529, à Bremgarten,) entre les cantons suisses, pour eux et leurs alliés, remettait dans chaque paroisse la décision de la question de religion à la pluralité des suffrages ; que ce concordat s’appliquait aussi à Neuchâtel, allié des Suisses, et que Berne ne ferait rien dès lors pour empêcher la libre prédication de l’Evangile.
En même temps les bourgeois, qui déjà en grand nombre avaient abandonné la messe, agissaient auprès des chanoines. Ils les suppliaient, de vive voix et par écrit, de les imiter et de passer à la réformation, ou sinon, de consentir du moins à discuter publiquement avec Farel, afin que chacun fût éclairé et pût juger avec connaissance de cause de quel côté il voulait se ranger. « De grâce, leur disait-on, parlez pour ou contre. » Toutes ces supplications des Neuchâtelois à leurs ecclésiastiques furent inutiles. Les bourgeois adressèrent alors eux-mêmes aux chanoines un écrit dans lequel ils présentaient leurs raisons en faveur de l’abolition de la messer. On ne les réfuta point, on ne leur répondit même pas. Le papisme s’est toujours mieux entendu à brûler ses adversaires qu’à leur répondre.
r – Boyve, p. 306.
Comment, après cela, s’étonner que le sang commence à bouillonner dans les veines d’un peuple dont on prétend dominer la conscience sans se croire en même temps obligé de l’éclairer ? Si quelque catastrophe vient à frapper de pareils pasteurs, devront-ils s’en prendre à d’autres qu’à eux-mêmes ?
Le 22 octobre, les partisans de la Réforme commencent à renverser et à mutiler les images dans le bas de la ville, et bientôt, soutenus par cette troupe de gens armés revenus naguères de l’expédition de Savoie, ils montent la rue du Château, décidés à faire parler ces chanoines muets, ou à les expulser de leurs demeures.
Le gouverneur, voyant les bourgeois prêts à forcer les maisons des chanoines, accourt et parvient à conjurer l’orage. Mais ce répit n’est pas longs.
s – F. de Chambrier, p. 295
Le lendemain (23 octobre) était un dimanche. Farel prêchait à l’hôpital. Chacun savait que dans le courant de la semaine précédente le Conseil de la Bourgeoisie avait délibéré sur la convenance de consacrer le temple du Château à la célébration du culte évangéliquet. Il était en effet évident que le temple du Château, la seule église que Neuchâtel possédât alors, n’avait pas été bâti par les souverains comme une chapelle privée et pour leur usage domestique, mais que c’était bien un édifice public, destiné dès l’abord au culte de la paroisse tout entière. Or, la petite chapelle de l’hôpital était maintenant tout à fait insuffisante pour contenir la foule qui se pressait autour de Farel. Quoi de plus naturel que la pensée qui avait occupé pendant la semaine les autorités de la Bourgeoisie et qui fermentait maintenant dans tous les esprits ?
t – Merle, t. IV, p. 495.
En ce moment critique il échappa à Farel de demander à ses auditeurs « s’il convenait qu’ils fissent « moins d’honneur à l’Evangile que les papistes n’en faisaient à la messe, et si, puisqu’on chantait celle-ci dans la grande église, l’Evangile ne devait pas aussi y être prêchéu. »
Cette parole, jetée en pareil moment, venait-elle de Dieu ou de l’homme ? de l’impulsion de l’Esprit ou de l’impatience de la chair ? Qui oserait décider cette question ? La situation était exceptionnelle. Un jugement devient presque téméraire.
u – Chroniqueur, p. 81.
Quoi qu’il en soit, ce mot fut une étincelle jetée dans un tas de poudre. « à l’église ! à l’église ! » s’écrie la foule tout d’une voix. On entraîne Farel ; on monte la rue du Château. Les chanoines et leurs adhérents, encore nombreux, cherchent à barrer le passage ; rien n’arrête la troupe des réformés. L’église de Notre-Dame est forcée ; la foule y pénètre. Farel se dirige vers la chaire, mais les chanoines et leurs amis l’entourent, décidés à la défendre. Les bourgeois, de leur côté, forment un bataillon serré autour du Réformateur. Va-t-on se battre, verser le sang peut-être, dans l’asile de la paix ? Non ! Dieu ne le permet pas. Les adversaires de Farel perdent contenance, et le ministre de Dieu monte en chaire, sans qu’une goutte de sang ait été versée. Alors il parle. A sa voix le tumulte s’apaise. Ses adversaires eux-mêmes se taisent. Il y avait six siècles que ce temple existait. Jamais ses voûtes n’avaient retenti de la prédication du pur Evangile ! Mais maintenant, dans la personne de Farel, c’est la Parole de Dieu qui vient d’y faire son entrée ! C’est elle qui parle pour la première fois du haut de cette chaire ! Farel prononce, comme dit la chronique, « l’un des plus forts sermons qu’il ait jamais faits. » Dans le cœur de chacun de ses auditeurs semble s’opérer en ce moment une illumination semblable à celle dont Farel lui-même avait été l’objet, lorsque Christ et son œuvre lui était apparu pour la première fois dans toute sa grandeur, et qu’aux pieds de Jésus glorifié s’était écroulé dans son cœur tout l’échafaudage de la fausse dévotion sur lequel il s’était appuyé jusqu’alors. Ainsi s’écroule en ce jour, dans la conscience de tous ceux qui l’entendent, l’échafaudage des pratiques papistes, et lorsqu’il achève de parler, son auditoire saisi lui répond de toutes les parties du temple : « Nous voulons suivre la religion évangélique, et nous et nos enfants nous voulons vivre et mourir en icellev. »
v – Merle, t. IV. p. 496. Chroniqueur, p. 81.
Voilà le souffle de l’Esprit ! Mais tout à coup un tourbillon d’une autre nature semble passer sur cette multitude si profondément remuée : « Il faut ôter les idoles, s’écrie-t-on, les ôter sur-le-champ ! Une fois les idoles brisées, ceux qui hésitent encore se décideront. » Et voilà que l’on marche contre les images des saints, comme l’on marcherait à l’ennemi. Les trente chapelles qui se trouvaient dans et autour du temple sont fouillées ; pas un autel qui reste debout ; les images sont mises en pièces et leurs débris précipités du haut du rocher dans le vallon de l’Ecluse pour être emportés par le Seyon. Les hosties sacrées elles-mêmes sont distribuées et mangées comme du simple pain. A cette vue, les chanoines et les chapelains, qui étaient restés jusqu’ici comme pétrifiés, pressent enfin George de Rive de rétablir l’ordre. Celui-ci ordonne aux partisans du parti évangélique de paraître devant lui. « Dites au gouverneur, répondent fièrement les bourgeois, que pour le fait de Dieu et concernant les âmes, il n’a point à nous commander. » George de Rive dut reconnaître qu’il y a un domaine sur le seuil duquel expire l’autorité du pouvoir humain, celui des relations de l’âme avec Dieu. Tout ce qu’il put faire, fut d’enlever quelques images qui restaient entières et de les transporter au château. « Sauvez vos dieux, » dirent les bourgeois à ceux qui les emportaient, « et gardez-les bien sous de fortes cloisons, de peur qu’un larron ne vous les enlève. »
Au milieu du trouble, un vieillard se glissa sans bruit jusqu’auprès de deux têtes noircies qui sortaient de la muraille fichées à des piques. Elles semblaient être de bois. Il les mit sous son manteau et les emporta « pour les brûler, » dit-il à ses voisins. Mais ces deux têtes, — notre vieillard ne l’ignorait pas, — étaient d’argent massif ; elles avaient été placées la trois siècles auparavant par le comte Rollin, après la défaite de son vassal, le comte de Valangin, qui, soutenu par l’évêque de Bâle, s’était révolté contre lui. Rollin était monté au Val-de-Ruz avec ses troupes en 1295. Il avait battu ses ennemis dans la plaine de Coffrane, et, pour punir le sire de Valangin, il lui avait imposé, entre autres conditions, celle de livrer deux têtes d’argent massif qui seraient déposées dans le temple de Neuchâtel, pour montrer à la postérité que le seigneur de Valangin et sa famille auraient mérité d’avoir la tête tranchée pour crime de félonie, et n’avaient dû la vie qu’à la générosité de leur vainqueur, qui avait accepté ces deux têtes pour leur rançonw.
w – Boyve, p. 306.
Notre vieillard, qui savait l’histoire de son pays et connaissait la valeur de ces deux têtes, oubliées de tous, réussit habilement en cette occasion, il faut l’avouer, à concilier le service de Dieu et celui de Mammon.
Ainsi se passa cette journée à jamais mémorable pour notre ville. Le souvenir en à été conservé dans cette inscription en lettres d’or, qu’on lit encore aujourd’hui sur le pilier situé à gauche des tables de la communion, lorsqu’on regarde du chœur dans le temple :
L’an 1530, le 23 d’octobre,
fut ostée et abolie l’idolâtrie de céans
par les Bourgeois.
Lorsque brilla le vingt-troisième soleil d’octobre,
Luit aussi le Soleil de la vie pour la ville de Neuchâtel.
Autour du chapiteau de la chaire, et en souvenir de cette prédication, dans laquelle avait retenti pour la première fois dans l’enceinte de ce temple le pur Evangile, furent inscrits deux vers latinsx que l’on peut y lire encore aujourd’hui, et dont le sens est :
Il s’en fallait encore de beaucoup, sans doute, que la réformation de Neuchâtel fût consommée. Les adversaires étaient frappés de stupeur, mais non vaincus. Les réformés avaient emporté la place dans un élan d’enthousiasme, mais la question décisive, celle de la majorité numérique, n’était point encore résolue.
x – Octobris quum soli vit ter quintus in octo
Lux vitæ castri luxit in urbe novi.
Ce qui fut décidé dès ce jour-là, ce fut la question morale, et en définitive c’est toujours celle-là qui prime et emporte toutes les autres. La conscience populaire, dans un accès d’indignation, avait brisé les jouets dont on s’était servi pour l’amuser et l’abuser pendant des siècles. Et quel que pût être, dans les jours qui allaient suivre, le résultat numérique d’une votation régulière, la conscience religieuse du peuple neuchâtelois était désormais affranchie ; elle avait fait acte de majorité, et le règne de la papauté dans notre pays avait atteint son terme.
Sous ce rapport, le jour dont je viens de vous donner le récit est, bien plus encore que celui de la votation définitive dont je vous parlerai dans une prochaine conférence, le vrai jour de naissance de la Réformation dans notre ville et dans notre pays, comme l’expriment à très bon escient les deux inscriptions que je vous ai citées.
Essayerons-nous après cela de justifier tous les actes dont ce jour a été le témoin ? La conscience du peuple neuchâtelois s’est certainement montrée grande et forte dans ce jour. Prétendrons-nous que sa conduite à été exempte de tout écart ? Assurément non !
Notre jugement, le voici ; nous ne saurions l’exprimer mieux que par cette parole de M. de Perrot, dans son Catéchisme de la Réformation :
« La Réformation fut l’œuvre de Dieu, mais exécutée par des instruments imparfaits. »
L’imperfection des instruments, vous la voyez, à ce qu’il me paraît, dans cet envahissement du saint lieu avant qu’une votation régulière ou une autorisation positive du pouvoir ait donné le droit d’y pénétrer, dans ces portes enfoncées, dans ces images impitoyablement brisées sous les yeux de ceux pour qui elles avaient encore une valeur religieuse, dans ces hosties distribuées et mangées au scandale de ceux qu’il aurait plutôt fallu édifier et gagner à force de charité ! Comment justifier cette manière d’agir en face de saint Paul qui dit : Si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai plus jamais de viande pour ne pas donner du scandale à mon frère ! Prenez garde que votre liberté ne soit en quelque manière un scandale à ceux qui sont faibles. Ton frère, qui est faible et pour qui Jésus-Christ est mort, le feras-tu mourir par ta connaissance ? (1 Corinthiens 8.9-13)
Mais, d’autre part, au milieu de ce soulèvement humain, l’œuvre de Dieu est là aussi et bien visible. C’est elle que vous contemplez dans cette victoire, remportée par un homme seul, armé uniquement du glaive de l’Esprit, et contre lequel se conjurent les pouvoirs réunis de l’Etat et de l’Eglise ! Vous la sentez vibrer dans ce souffle de la conscience populaire qui porte cet homme, comme en triomphe, du cimetière de Serrières à la Croix-du-Marché, de la Croix-du-Marché à la chapelle de l’hôpital, de celle-ci enfin à la grande église ! Vous l’entendez éclater dans ce cri unanime par lequel l’assemblée des bourgeois, dans le temple du Château, répond au discours de son Réformateur : « Nous voulons suivre la religion évangélique ; nous et nos enfants nous-voulons vivre et mourir en elle. »
Quand un peuple entier, tout d’une voix et comme un seul homme, reconnaît et adore ainsi Jésus comme son Seigneur et se consacre à Lui dans un saint élan avec la postérité la plus reculée — oui ; d’après cette déclaration de saint Paul : Personne ne peut dire : Jésus, Seigneur ! si ce n’est par le Saint-Esprit (1 Corinthiens 12.5), c’est l’œuvre de Dieu ! c’est le souffle du Saint-Esprit !
A nous, les enfants de ces pères énergiques, de ne point laisser périr entre nos mains cette œuvre de Dieu qu’ils nous ont léguée ! A nous de la transmettre à nos enfants, enrichie des lumières nouvelles et des forces croissantes que de siècle en siècle Dieu daigne et daignera incessamment y ajouter, s’il nous trouve administrateurs fidèles des grâces anciennes !
Au 23 octobre fut posé par nos pères, comme fondement de notre vie nationale, l’Evangile de Jésus-Christ. A nous, leurs fils, de bâtir sur cet impérissable fondement l’édifice de notre salut personnel, du bonheur de nos familles et de la prospérité de notre patrie !