En 1784, Kantz écrivit un traité de huit pages cherchant à élucider cette question : Was ist Aufklärung ? Ce traité est significatif, car il donne à la fois le programme que Kant a voulu remplir par sa philosophie, et la clef de sa position, qui est celle de tous ses contemporains, celle du subjectivisme rationaliste.
z – Je note pour mémoire qu’il s’appelait Emmanuel, qu’il est né en 1724 à Kœnigsberg et qu’après y avoir professé toute sa vie, il y est mort en 1804.
L’Aufklärung, dit-il en substance, c’est l’homme devenant majeur et rejetant les chaînes intellectuelles et morales d’une tutelle à laquelle il fut trop longtemps soumis, mais dont il fut toujours responsable. L’état de minorité consiste dans l’incapacité de se servir de sa raison sans l’aide d’autrui, et cette incapacité est coupable parce qu’elle ne procède pas tant d’un manque d’intelligence que d’un manque de courage moral. L’Aufklärung a donc pour devise : « Aie le courage de te servir de ta raison ! »
Quant à savoir si nous vivons in einem aufgeklärten Zeitalter, Kant répond qu’il s’en faut de beaucoup : nous sommes en voie de nous émanciper, nous n’y sommes point encore, loin de là ! Car il ne s’agit pas seulement de rejeter d’anciens préjugés (si elle n’était que négative, l’œuvre de l’Aufklärung aboutirait au vide) ; il s’agit d’une réforme totale dans la manière de penser. Et la véritable Aufklärung, étant positive, doit être aussi intime et progressive.
Kant est donc bien l’homme de son époque. Il partage toutes les prémisses et tout le courant fondamental du rationalisme subjectif. Mais en même temps il se sépare nettement de ses contemporains par la hauteur de son idéal et la profondeur de sa pensée — soit du rationalisme allemand qui se croyait arrivé déjà à la sagesse suprême, soit des déistes français comme J.-J. Rousseau qui rêvaient d’y parvenir par des moyens extérieurs ou violents. — Et précisément, c’est à opérer cette réforme positive de la manière de penser que vise toute son œuvre philosophique.
S’il ne suffit pas, pour atteindre à la majorité intellectuelle, que l’homme se serve lui-même de sa raison ; s’il faut encore qu’il s’en serve d’une manière normale, c’est-à-dire conforme à la nature même de la raison, la première chose à faire est d’analyser et de déterminer les lois immanentes de la raison. La connaissance de la vérité ne pourra être identique pour tous (c’est-à-dire universelle) que lorsque tous les hommes feront un usage identique (c’est-à-dire normal) d’une raison à laquelle ils participent identiquement (c’est-à-dire universellement). Or, que la raison ait en elle-même des lois fixes et constantes, que ces lois ou ces catégories ne résultent en aucune façon de l’expérience, qu’elles la précèdent au contraire, et qu’elles jugent de l’expérience en la coordonnant, c’est là, chez Kant, une certitude absolue, qui constitue le point de départ et le point d’appui de tout son systèmea. Nous dirions volontiers que c’est là le seul a priori de sa pensée, a priori à moitié juste et à moitié faux, comme nous le verrons plus tard, mais dont la fausseté relative est à la racine de toutes ses erreurs subséquentes.
a – Il est à la base de ses trois critiques : Critique de la raison-pure, — Critique de la raison pratique, — Critique du jugement.
Kant prend à cet égard une position très distincte de celles qu’il rencontrait autour de lui : 1° tandis que l’empirisme sensualiste faisait venir toute connaissance du dehors, de l’expérience, en particulier de l’expérience sensible, et était incapable d’expliquer l’identité de l’expérience, qui devait rendre compte de l’identité de la connaissance ; 2° tandis que le rationalisme vulgaire plaçait toute la connaissance dans l’esprit lui-même, dans les idées innées de la raison, et, ne tenant aucun compte de l’expérience, se mouvait dans l’abstraction perpétuelle ; 3° enfin, tandis que les deux adversaires avaient ceci de commun que pour l’un et l’autre l’esprit était passif dans la connaissance (qu’elle lui était donnée, soit de dehors, soit de dedans, et qu’il ne la créait pas) ; Kant, en s’opposant à l’empirisme sensualiste pur et au rationalisme pur, échappe aux trois thèses précédentes. — En opposition au rationalisme, il enseigne que l’activité de la connaissance est liée à l’expérience, qu’elle ne s’exerce que sur l’objet de notre expérience, c’est-à-dire sur le phénomène que nous percevons dans le temps et dans l’espace, et que là où l’expérience cesse (c’est-à-dire là où il ne s’agit plus du phénomène mais de la chose en soi), là aussi cesse la connaissance. — En opposition au sensualisme empirique, il enseigne que l’objet de la connaissance est bien sensible, en effet, c’est-à-dire d’ordre expérimental et transmis par la sensation, mais que le monde de la sensation (l’objet de l’expérience sensible) resterait à jamais chaotique et confus, si le sujet rationnel ne lui appliquait les catégories représentatives de l’espace et du temps et n’ordonnait ensuite ces représentations spéciales et temporelles elles-mêmes conformément aux lois de la pensée (catégories de la raison : cause, substance, contradiction, etc.). — La supposition commune à l’empirisme et au rationalisme est donc fausse : l’esprit n’est pas passif dans la connaissance ; il y est actif et même créateur. Les éléments qu’il reçoit du monde par l’intermédiaire des sens lui sont nécessaires, sans doute, mais ils ne constituent pas à eux seuls une connaissance. L’esprit, non seulement les interprète, mais il les transforme ; il les fait passer dans sa propre forme, en leur appliquant les catégories immanentes de la raison ; il leur donne la forme qu’il porte en lui-même.
Il suit de là que le monde n’est pas objectivement connaissable. Ce que nous en connaissons est la création de notre esprit ; c’est un monde subjectif formé d’éléments sensibles ou phénoménaux (au-delà de l’affirmation desquels nous ne pouvons aller) et qui n’est monde, c’est-à-dire univers, c’est-à-dire organisation du multiple par l’unité (cosmos), que par l’activité incessante de l’esprit subjectif. L’esprit est créateur de la nature. Ce que nous appelons lois de la nature, ce sont les lois de la raison, qui les impose à la nature. Et elle les impose à la nature, au phénomène, à l’objet éternellement inconnaissable de nos sensations, parce que d’abord elle se les donne à elle-même. L’autonomie absolue de la raison (die Selbstgesetzgebung der Vernunft), soit dans le domaine théorique, soit dans le domaine pratique, en d’autres termes l’autonomie de la raison théorique et de la raison pratique, voilà la grande affirmation de Kant, son originalité véritable, celle par laquelle il se rattache, sans doute, au subjectivisme rationaliste de son époque, mais par laquelle il le dépasse aussi, et cela de trois manières : 1° en ce que pour la première fois (et par une analyse qui ne lui a pas coûté moins d’une vie entière) il relie à ce principe strictement posé une théorie scientifique de la connaissance ; 2° en ce qu’il le pousse à l’absolu ; 3° en ce qu’il l’attribue à la raison pratique (morale) aussi bien qu’à la raison théorique. Que l’on regarde en avant ou en arrière dans l’histoire des idées, on ne trouvera nulle part l’énoncé de cette thèse, qui est vraiment nouvelle et qui constitue, je le répète, l’originalité véritable de Kant, aussi bien dans son affirmation elle-même que dans les conséquences qu’il en a tirées. Telle n’est pas l’opinion de M. Flournoy, qui explique la genèse du kantisme par deux besoins contradictoires : 1° le besoin de satisfaire la science et d’en garantir la possibilité ; 2° le besoin de satisfaire le sens moral (piétisme de Kant) avec l’impression de sainteté et le jugement de valeur qui lui sont propres, et d’en garantir la possibilité. — Il se peut qu’il y ait quelque chose de ces deux besoins contraires dans la formation du kantisme ; mais ramener à cela tout le kantisme, c’est faire un anachronisme et prêter à Kant des préoccupations qui sont de notre temps plutôt que du sien.
Sur ces conséquences et ces applications théoriques, je n’insisterai pas. Elles ont eu plus de retentissement que le principe dont elles découlent ; elles sont universellement connues aujourd’hui, depuis que le positivisme scientifique en a fait l’usage que l’on sait. Elles ont exactement le degré de justesse qu’a le principe lui-même, c’est-à-dire qu’elles sont à la fois justes et fausses, et qu’il est tout aussi impossible de les abolir ou de les ignorer telles quelles, que de les employer et de les maintenir telles quelles. Nous nous en expliquerons plus tard. Je rappelle seulement que le coup droit qu’elles portent à la métaphysique, elles le portent également à la dogmatique. Toute connaissance de l’objet en soi (noumène) étant impossible, à plus forte raison celle de Dieu, dont la raison pure ne doit, ni ne peut affirmer l’existence. L’homme ne sort jamais de lui-même, et ce qu’il connaît des choses n’en est qu’une représentation subjective, qu’il rapporte nécessairement, il est vrai, mais arbitrairement, ou du moins hypothétiquement, dans et sur les choses, sans être jamais capable de dire si la réalité correspond à la représentation qu’il en a.
Longtemps, aujourd’hui encore, chez les théologiens et chez les hommes de science surtout, on a voulu voir dans cette théorie de la connaissance négative de la métaphysique, l’originalité suprême de Kant. Cela est faux. La philosophie anglaise (Locke, Berkeley et surtout Hume) était arrivée avant Kant au même résultat, et avec plus de rigueur encore. La seule supériorité et la seule originalité de Kant à cet égard (il est vrai qu’elle est grande, bien qu’elle soit méconnue), c’est d’avoir fondé en principe une théorie de la connaissance qu’il avait en commun avec Berkeley et Hume, et que, dans une large mesure, il avait reçue et apprise d’eux. Et ce principe est précisément celui de l’autonomie absolue de la raison. On conçoit maintenant comment Kant, le destructeur de toute métaphysique spéculative, a pu donner naissance à Fichte, à Schelling et à Hegel, c’est-à-dire aux représentants par excellence de la spéculation métaphysique du xixe siècle. Ces derniers, Hegel en particulier, n’ont fait autre chose que de saisir le principe premier de la philosophie kantienne (celui de l’autonomie absolue de la raison), de le concevoir objectivement, c’est-à-dire en dehors des limites individualistes et purement subjectives dans lesquelles Kant l’avait maintenu, et de s’en servir pour l’explication universelle ; de faire tomber aussi la distinction établie par Kant entre la raison théorique et la raison pratique, de concevoir l’autonomie de la raison dans son unité et dans son réalisme.
L’autonomie dont nous venons de parler est essentiellement celle de la raison théorique. Mais on sait que Kant, dans un second ouvrage (Kritik der praktischen Vernunft), l’établit également pour la raison pratique. Il nous reste à examiner rapidement cette thèse, car c’est là surtout qu’à notre avis la philosophie kantienne fait époque dans l’histoire de l’esprit humain.
La philosophie pratique de Kant est tout ensemble le complément et l’opposition de sa philosophie théorique ; elle lui est parallèle et elle lui est contradictoire.
Elle lui est parallèle et complémentaire en ce sens qu’elle ne fait que prolonger l’autonomie absolue de la raison au domaine pratique et moral. Si, dans le domaine théorique, l’autonomie de la raison réside dans les lois ou catégories de la pensée, dans le domaine pratique l’autonomie de la raison réside dans la loi et la catégorie de la volonté. Cette loi ou cette catégorie n’est pas moins absolue que celles de la pensée ; elle est, comme ces dernières, purement formelle ; comme elles encore créatrice et législatrice de la réalité empirique, à laquelle elle impose sa forme sans rien prendre en considération qu’elle-même et sa souveraine autonomie. Cette loi ou catégorie de la volonté, c’est l’impératif catégorique. Je le répète, l’impératif catégorique n’est que l’expression de l’autonomie de la raison en tant que la raison est envisagée dans son activité morale et pratique, c’est-à-dire en tant qu’elle est volonté. Et il y fonctionne à ce point de vue comme fonctionnent à l’égard de l’activité théorique les lois et catégories de la pensée. Il se traduit pratiquement dans cette formule (purement formelle) : « Agis de telle sorte que le mécanisme de ta volonté puisse être toujours et partout ramené au principe d’une législation universelle ».
Sous ce rapport donc, la philosophie pratique de Kant n’est qu’un équivalent exact de sa philosophie théorique. Mais sous un autre rapport elle en est la contre-partie. En effet, tandis que dans la sphère théorique les lois et catégories de la pensée s’appliquent sans dualisme aucun et sans reste aux perceptions phénoménales ou sensibles, lesquelles, malgré leur origine étrangère, passent tout entières dans les formes subjectives de la raison et s’y soumettent si bien qu’elles ne sont perceptibles qu’à travers ces formes, il n’en va plus de même dans la sphère pratique. Un profond dualisme se fait jour ici. L’impératif catégorique est sans doute la forme souverainement normative de notre volonté. En ce sens, nous ne pouvons pas plus vouloir en dehors de cette forme, que tout à l’heure nous ne pouvions penser en dehors des catégories de cause, de substance, de contradiction, etc. Mais, dans un autre sens, l’expérience prouve néanmoins que nous pouvons vouloir indépendamment de l’impératif catégorique et contrairement à lui. Il y a donc, d’une part, un ne pas pouvoir vouloir, et de l’autre un pouvoir vouloir en dehors de la catégorie de la volonté. Ce dualisme s’explique et se résout par un devoir. Idéalement nous ne sommes pas libres, empiriquement nous sommes libres : nous sommes donc obligés. L’impératif est catégorique, mais il est obligatoire, c’est-à-dire qu’il doit être librement accepté par la raison pratique dont il constitue cependant l’autonomie absolue.
Cette contradiction d’une autonomie rationnelle absolue, affirmée en principe, contredite en fait, Kant cherche à la résoudre par des considérations qui sont assez connues et sur lesquelles je n’insiste pas. Il fait valoir l’argument de la liberté qui cesserait d’être du moment où l’impératif catégorique cesserait d’obliger ; il amène aussi une distinction entre le moi intelligible (c’est-à-dire le moi fonctionnant dans l’autonomie absolue de la raison et par conséquent entièrement fidèle à l’impératif) et le moi phénoménal (c’est-à-dire celui qui fonctionne sous le contrôle des appétits, des désirs, des phénomènes, en un mot), distinction qui, d’ailleurs, ne prouve rien, car elle se retrouvait dans le domaine de la raison pure, sans y produire les mêmes conséquences. Toutes explications réservées, il est évident que c’est ici le point faible de la théorie kantienne. Son principe de l’autonomie absolue de la raison, irréfutable et plausible jusqu’ici, se brise contre un fait qui le ruine péremptoirement. Dans le domaine moral, la raison n’est pas souveraine et n’est pas autonome. Elle ne l’est pas en fait ; serait-ce qu’elle ne peut pas l’être et qu’elle ne doit pas l’être ? C’est ce que nous examinerons tout à l’heure.
Notons, en attendant, que même abstraction faite de l’expérience, même si la raison maintenait ici sa souveraineté, encore son autonomie resterait-elle inconciliable avec l’existence d’un impératif obligatoire. De deux choses l’une, en effet. Ou bien l’impératif fonctionne par rapport à la volonté de la même manière que les catégories de la pensée à l’égard de la pensée, c’est-à-dire qu’il ne s’en distingue pas, qu’il est immanent à la volonté comme les catégories de la pensée sont immanentes à la pensée, que la volonté ne fait qu’un avec l’impératif comme la pensée ne fait qu’un avec les catégories de la pensée ; mais alors il n’oblige plus la volonté (il l’exprime seulement) et la volonté n’est pas libre, et n’étant plus libre n’est plus volonté : la raison pratique fait retour à la raison théorique (comme l’ont voulu Schelling et Hegel). Ou bien la volonté est libre ; mais alors l’impératif ne fonctionne plus à son égard comme fonctionnaient les catégories de la pensée à l’égard de la pensée, il ne lui est pas immanent, il s’en distingue, il s’en sépare, il s’en sépare d’une manière impérative et catégorique, c’est-à-dire en faisant valoir à son endroit une autorité souveraine, et la raison n’est donc plus autonome. L’une et l’autre alternative sont également funestes à la pensée de Kant ; la première ruine son système, et la seconde ruine le principe de son système. Je n’ai pas besoin de dire que je tiens la seconde alternative pour vraie et légitime. Elle condamne le principe de l’autonomie absolue de la raison, il est vrai, c’est-à-dire le centre même et l’originalité de la pensée kantienne ; mais elle conserve ce qui est à nos yeux la découverte la plus importante de Kant : la mise en lumière de l’impératif catégorique, ou de l’obligation de conscience, pour la première fois isolée et dégagée par le philosophe de Kœnigsberg.
Plus tard, sans doute, dans sa Critique du jugement (Kritik der Urtheilskraft), Kant, frappé par les innombrables inconvénients d’un système aussi contestable, a essayé de sortir de son individualisme subjectif outré. Entre le monde sensible et le monde intelligible, que sa théorie de la connaissance séparait par un infranchissable abîme, il a cherché à établir un pont.
Il s’est servi pour cela de considérations téléologiques dans le détail desquelles je ne puis entrer, et qui se ramènent à ceci : pour qu’il y ait correspondance entre les lois de la raison et le monde, il faut que le monde soit gouverné par des fins identiques à celles qui gouvernent la pensée, identiques surtout à celles qui sont impliquées dans la catégorie de la volonté, dans l’impératif catégorique. Pour que nous puissions connaître et agir, il faut qu’il y ait au moins cette correspondance entre le sujet (la raison) et l’objet (en soi, l’inconnaissable). Or, cette correspondance, cette double finalité implique à son tour une raison raisonnable qui les coordonne et qui les harmonise. Cette raison universelle, ce serait Dieu.
Mais dès lors aussi la raison individuelle, cessant d’être autonome, deviendrait théonome. Kant n’a pas manqué de s’en apercevoir ; et il était si fermement convaincu de l’autonomie de la raison, qu’il a reculé devant la conclusion qui s’imposait de la sorte. Réaffirmant la subjectivité pure de cette correspondance et de cette finalité, il en est revenu tout simplement aux fameux postulats qu’il avait fait valoir déjà dans la Critique de la raison pratique.
Ces postulats bien connus sont ceux de la liberté, de l’immortalité et de l’existence de Dieu.
Le postulat de la liberté se fonde sur la nécessité de la moralité, de la responsabilité, des jugements de valeur (Werthurtheile) qu’implique l’impératif catégorique. Pour faire le devoir, il faut être libre ; au devoir correspond nécessairement un pouvoir, et ce pouvoir, au cas particulier, c’est la liberté.
Mais ce pouvoir n’est pas absolu. A l’obligation de conscience s’opposent les intérêts et les passions, lesquelles ne sont réduites que progressivement. Dans un temps limité (celui de l’existence terrestre, par exemple), l’autonomie de la raison pratique ne se réalise point absolument. Or elle est absolue : pour qu’elle parvienne un jour à se réaliser absolument, il faut admettre un progrès indéfini dans l’accomplissement du devoir, c’est-à-dire un temps illimité. Ce temps illimité, nécessaire à la consommation parfaite de l’autonomie de la raison pratique, c’est l’immortalité. C’est le deuxième postulat kantien.
Mais ce n’est pas tout encore. L’autonomie de la raison exige qu’elle réalise un but absolu, un bien suprême qui ne saurait être bien suprême s’il ne consommait la synthèse de la vertu et du bonheur ; en un mot, un bonheur qui découle de la seule vertu, de la vertu seule, et qui soit par conséquent à l’abri de toutes les contingences historiques qui le déterminent actuellement. (Actuellement la vertu et le bonheur, loin d’être unis, sont presque toujours opposés). Il faut donc qu’il y ait une cause supérieure qui soit en état d’établir cet accord, cette harmonie parfaite entre la vertu absolue et le bonheur absolu. Cette cause supérieure, présupposition nécessaire du bien suprême obtenu par l’autonomie absolue de la raison, c’est-à-dire par la vertu parfaite, c’est Dieu. C’est le troisième postulat kantien.
Si l’on se rappelle les motifs que le rationalisme de L’Aufklärung donnait de croire en la liberté, en l’immortalité et en l’existence de Dieu, on verra que Kant s’attache en somme à les reproduire. A deux différences près cependant : 1° une terminologie plus rigoureuse et un établissement plus solidement scientifique ; 2° l’absence de toute considération eudémoniste (compensation des souffrances et rétribution des mérites). Encore ce rejet de l’eudémonisme n’est-il peut-être pas aussi total qu’il le semble. Cette félicité parfaite que notre philosophe implique dans le bien suprême, cette Glückseligkeit dont il s’efforce d’établir qu’elle ne fait qu’un avec la Glückwürdigkeit, pourrait bien y avoir été introduite subrepticement, sans aucune nécessité interne, pour en être ensuite déduite d’une façon tout aussi arbitraire. On ne voit pas bien comment le bonheur, qui est un sentiment affectif, fait nécessairement partie d’un impératif purement formel, d’une loi morale qui repose sur un sentiment de valeur. Il y a là évidemment, quelle qu’en soit la cause, une inconséquence au principe de l’autonomie de la raisonb. Celle-ci n’est pas subordonnée, sans doute, mais elle est coordonnée à l’épanouissement d’une affection de l’âme qui n’a rien de commun avec elle. D’une part, l’existence de Dieu est invoquée pour permettre la réintroduction de l’eudémonisme dans une morale absolue ; de l’autre, et inversement, l’eudémonisme (un eudémonisme contraire au principe de la morale) sert de base au postulat de l’existence de Dieu. On voit que des trois postulats de Kant, le dernier, le plus important au point de vue religieux, le postulat théorique est aussi le plus faible ; il suffit de réfléchir un instant pour se convaincre qu’une morale indépendante est le corollaire obligé d’une autonomie absolue de la raison. Une grande partie de ses disciples en ont jugé de la sorte, et c’est maintenant un point acquis que la preuve kantienne de l’existence de Dieu est aussi tautologique que la preuve cartésienne et qu’en général toutes les soi-disant preuves analogues. Elles partent toutes d’une prémisse inavouée ou inconsciente dont elles ne sont que l’exposition discursive. Il n’y a pas de jugements synthétiques a priori, il n’y a que des jugements analytiques a posteriori.
b – Inconséquence sentie et reprochée à Kant déjà par ses contemporains : Jacobi, Fichte, Herder, Schleiermacher.
Quoi qu’il en soit, ces trois postulats, dans la pensée de Kant, devaient rester strictement des postulats. Ils ne sont pas objets de connaissance pour la raison théorique (on ne peut connaître, c’est-à-dire penser, ni la liberté, ni l’immortalité, ni Dieu) ; ils sont objets de foi rationnelle pour la raison pratique. Ils n’entrent pas comme tels dans la pensée, ni ne lui donnent aucun contenu nouveau ; ils en marquent au contraire la limite. Leur utilité pratique est positive en ce sens qu’ils aident à vouloir et à vivre ; leur utilité théorique est nulle, ou tout au plus négative, en ce sens qu’ils peuvent servir à la critique et à l’épuration constante des notions fausses et superstitieuses que l’homme est constamment tenté de se faire sur ces trois objets. Ils ne sont susceptibles de fonder aucune théologie affirmative et dogmatique ; ils ne peuvent fonder qu’une théologie négative et critique.
De cette théologie, Kant lui-même a tenté d’esquisser les grandes lignes dans les deux traités : Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft (1793) et Ueber den Streit der Fakultäten (1798). En voici l’exposé sommaire :
La morale devient religion lorsque, cessant d’être conçue comme but final de l’homme seulement, elle est conçue comme fin suprême de la cause législatrice du monde, c’est-à-dire, de Dieu. La religion est donc la reconnaissance du devoir comme d’un commandement divin. Il en résulte que la distinction entre religion révélée et religion naturelle se détermine comme suit : dans une religion révélée, je dois partir de la connaissance de Dieu pour arriver à la connaissance du devoir ; dans une religion naturelle, je dois partir de la connaissance du devoir pour arriver à la connaissance de Dieu. Quiconque tient la religion révélée pour nécessaire est supranaturaliste ; quiconque ne la tient pas pour nécessaire, mais la juge possible cependant, est rationaliste ; quiconque la tient pour impossible est naturaliste. On peut concevoir un quatrième cas : celui d’une religion objectivement naturelle et subjectivement révélée, c’est-à-dire, constituée de telle sorte que l’homme pourrait y arriver de lui-même par l’exercice sérieux de l’autonomie de la raison, mais ne pourrait y arriver que tardivement, au terme de la culture — religion dont par conséquent la forme révélée resterait utile, voire nécessaire, suivant les temps et les lieux, sans que néanmoins sa vérité essentielle repose en réalité sur la révélation. C’est le point de vue auquel Kant se range, comme déjà Lessing s’y était rangé.
Kant cherche à déterminer le caractère et la nature de cette religion en partant de ce qui manquait le plus à l’Aufklärung : la notion et la constatation du mal. Il tient pour un fait d’expérience indéniable l’existence d’un mal radical (radikales Böse), c’est-à-dire d’une prédominance des instincts égoïstes sur l’obéissance à l’impératif catégorique. Ce « mal radical » est strictement personnel. Il ne s’explique point par la solidarité des individus, ni par un péché originel des premiers parentsc. Son origine doit être cherchée dans un acte intelligibled de chaque individu particulier, acte inexplicable d’ailleurs, que nous sommes obligés de postuler mais sans pouvoir le comprendre, parce qu’il s’est passé dans la région du noumène, de l’être en soi.
c – Toute hérédité comme toute solidarité morale serait contraire à l’autonomie de la raison individuelle.
d – Intelligible veut dire ici inconnaissable, en tant que nous ne le connaissons que par ses effets et que lui-même n’a rien de phénoménal.
L’acte contraire, celui de la conversion morale ou de la nouvelle naissance, lui est, sous ce rapport, exactement semblable. Il ne consiste pas, comme le voulait L’Aufklärung, dans une amélioration graduelle (on n’améliore pas un mal radical), mais dans une révolution, dans un changement radical aussi, de l’attitude morale foncière du sujet. Une fois ce changement intérieur opéré, alors seulement l’amélioration progressive devient possible. Ce changement est strictement autonome. C’est un acte libre de la raison pratique ; mais il peut avoir et il a d’ordinaire pour base et pour point de départ la contemplation d’un idéal historique, et cet idéal c’est celui de Jésus. La personne de Jésus possède à cet égard une valeur unique et souveraine. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit d’origine surnaturelle ; il suffit que nous trouvions en elle la révélation parfaite de l’autonomie de la raison pratique, l’incarnation de l’idéal moral. A la question de savoir si elle a réellement et pleinement rempli l’idéal éternel, peu importe que nous ne sachions répondre, puisqu’au fond ce qui, en Jésus, est l’objet de notre foi, ce n’est pas une individualité humaine, mais précisément un idéal : cet idéal de l’humanité religieuse qui nous est apparu en lui et qui peut être nommé « Fils de Dieu » parce qu’il n’est pas de création historique (il n’appartient pas à la sphère phénoménale), mais qu’il a ses origines dans le monde intelligible d’où nous procédons également en tant que raison pure et raison pratique. Quiconque croit à ce « Fils de Dieu » idéal, dont Jésus est le type historique ; quiconque s’inspire de l’idéal moral de l’humanité qu’il représente et s’en laisse pénétrer, a le droit de se croire justifié aux regards de celui qui sonde les cœurs. L’attitude morale principielle qu’un tel homme a prise couvre désormais les fautes particulières de son existence quotidienne. Et comme il est justifié de ses fautes présentes, il l’est aussi de ses fautes passées. Car si le dogme de l’expiation vicaire est faux quant à la lettre (parce que la substitution d’un juste au coupable est contraire à l’autonomie de la raison morale), néanmoins il est vrai comme symbole, c’est-à-dire en ce sens que l’homme nouveau se libérant du péché expie en chacun de nous à la place de l’homme ancien, et lutte d’autant plus, souffre d’autant plus que l’esclavage a été plus complet et plus long.
L’ensemble de ceux qui sont ainsi disposés forme le « royaume de Dieu ». Le royaume de Dieu se distingue des royaumes de ce monde (de la société civile et politique) en ce qu’il n’est pas régi par les lois restrictives du droit, mais par les lois positives du bien ; en ce qu’il ne reconnaît d’autre pouvoir législatif que celui de Dieu ; et qu’étant universel, il ignore toute limite géographique. Le royaume de Dieu se distingue de l’Église ou de l’ensemble des églises, en partie pour les mêmes causes, mais surtout parce qu’il est fondé sur une foi rationnelle pure, tandis que les églises reposent sur une foi confessionnelle ou traditionnelle. Le royaume de Dieu idéal demeure idéal ; il ne se réalise jamais nulle part intégralement et les églises n’en sont que les types imparfaits et transitoires. Le but de l’Aufklärung, au sens que lui donne Kant, est de travailler à son accomplissement. II faudrait, pour être complet, exposer encore les critiques religieuses formulées par Kant. Cela nous entraînerait trop loin. Elles sont faciles à déduire. Je me borne à indiquer qu’elles s’adressent toutes au christianisme historique (religio e Christo) et qu’elles sont toutes faites au nom de l’autonomie de la raison, donc au nom d’une morale religieuse indépendante, exclusive de la religion proprement dite, c’est-à-dire exclusive du rapport religieux réel de l’homme avec Dieu. Point d’intervention divine (miracle) ; point de secours divin (grâce et prière).
Nous voici donc revenus au point de départ. Le cercle kantien se ferme sur lui-même et rejoint son commencement. Il ne contient qu’une chose : l’autonomie de la raison et ses trois grandes applications dans le triple domaine théorique, pratique (ou moral), hypothétique (ou religieux). Le système est complet. Il se rattache à l’unité d’un seul principe. Le principe est sinon clairement défini, au moins catégoriquement posé, et ses conséquences rigoureusement déduites. Tout cela révèle un puissant architecte. Et l’on comprend l’impression de solidité, presque de massivité, que laisse à ceux qui l’ont étudiée l’œuvre du sage de Kœnigsberg. C’est une colonne de granit dans le temple de la pensée. Massive et lourde, elle l’est sans doute par le style, ce qui est un défaut ; mais solide, elle l’est par les idées et par leur forte structure, ce qui est une qualité.
Cependant cette solidité est-elle aussi grande qu’elle le paraît d’abord ? C’est ce qu’il nous reste à examiner. Et avant même d’en faire l’épreuve, constatons une chose, c’est que si le système comme système est complet, il ne l’est pas comme philosophie. La philosophie kantienne ne fournit pas l’explication universelle, parce qu’elle ignore une partie de l’univers qu’elle devrait expliquer. L’homme n’est pas autonomie pure de la raison, ou plutôt l’autonomie de la raison n’est pas l’homme tout entier : il est sentiment, cœur, affection, sensibilité, joie, souffrance et sympathie autant et peut-être plus qu’il n’est devoir pur et pure pensée. Or tout cela (la moitié de l’homme au moins) reste en dehors de la philosophie kantienne. Morale ascétique et hautaine, idéalisme superbe, mais étroit et sec, tout ce qui est âme, émotion, amour, repentir, dépendance, solidarité, sociabilité, instinct même (car il y en a de nobles comme il y en a d’ignobles), tout cela lui échappe et, méconnu par elle, ne tardera pas à se venger en se retournant contre elle (Schleiermacher). Une telle lacune trahit assez l’influence du rationalisme vulgaire de l’époque, que Kant a sans doute dépassé, mais qu’il n’a dépassé qu’en l’incarnant d’abord.
Voyons maintenant si le système tel quel est aussi solide et compact qu’il en a l’air. Examinons-le d’abord dans son application religieuse.
Nous avons vu que Kant permet à la morale de devenir religieuse sur la foi du postulat théologique et qu’elle devient religieuse dans la mesure où elle reconnaît dans le devoir la volonté de Dieu. Mais sur cette « reconnaissance » Kant ne s’explique pas clairement. Est-elle purement subjective ? Ou bien correspond-elle à une réalité objective ? — Dans le premier cas nous tombons dans une théorie anthropologique de la religion, comme celle de Feuerbach, comme celle que le positivisme et l’agnosticisme moderne préconisent encore. Dans le second cas, la question qui se pose est celle-ci : comment arrivons-nous à la connaissance de la volonté de Dieu ? — Kant n’y répond pas, ou n’y répond que d’une manière ambiguë. La révélation ne cadre pas avec l’autonomie de la raison ; il en admet néanmoins la possibilité, peut-être même la nécessité, mais en s’arrangeant de manière à la rendre impossible ou superflue et à ne lui accorder franchement aucun lieu d’entrée. La révélation est-elle maintenue — comme elle le fut dans la théologie kantienne subséquente — au sens d’une intervention historique de Dieu dans le monde, c’en est fait aussitôt du principe kantien fondamental : l’autonomie de la raison devient une théonomie. La révélation est-elle conçue au contraire comme se réalisant d’une manière tout intime et subjective, par l’organe et l’intermédiaire de la raison elle-même — ainsi que l’entendit la spéculation subséquente, — elle ne peut plus être le privilège de la seule raison pratique ; elle doit s’adresser à la raison théorique aussi, c’est-à-dire à la raison tout entière : dès lors la raison pure redevient capable de connaissance métaphysique, elle pénètre au delà du phénomène ; la spéculation reprend ses droits et la théorie kantienne s’effondre.
Tant de contradictions prouvent que la philosophie religieuse de Kant n’est pas aussi sérieuse qu’elle semble. Elle lui est arrachée peut-être par les souvenirs pieux de son enfance ou par l’effroi d’avoir à se mouvoir dans un monde sans Dieu, mais elle ne fait pas corps avec sa pensée, elle n’en est en quelque sorte qu’un appendice surérogatoire. Rattachée au système par le plus faible des postulats kantiens, elle s’en détache aisément et sans y faire aucun vide. Et cela d’autant mieux qu’elle n’est pas vraiment religieuse ; la Religion dans les limites de la pure raison n’est pas une religion. L’autonomie absolue de la raison est, en principe, exclusive de toute religion. La religion est un rapport direct de Dieu à l’homme, ou elle n’est rien ; elle est théonomique ou elle n’est pas. L’autonomie de la raison est la négation irrémédiable du phénomène religieux ; elle ne saurait conduire au delà d’une morale indépendante.
Suivons Kant sur ce terrain, qui lui appartient en propre, et voyons si là encore sa construction est aussi forte qu’on pourrait le croire.
La force de Kant est d’avoir analysé les opérations de la raison et définitivement établi qu’elle est active dans la connaissance et dans la pratique, qu’elle a une activité propre et qu’elle réagit sur les données expérimentales par le moyen de lois fixes : catégories de la raison pure, ou lois de la pensée (créant la connaissance) ; catégorie de la raison pratique, ou loi de la volonté (créant la morale). Ceci appartient à Kant et ne lui sera point ôté. C’est sa découverte la plus pure et la plus durable.
Sa faiblesse, par contre, réside : 1° dans une analyse incomplète et fausse de la loi de la volonté ou de l’impératif catégorique ; 2° dans l’établissement d’un faux rapport entre la raison pure et la raison pratique. — Nous bornerons notre critique à ces deux points. Ils sont assez fondamentaux pour suffire à notre dessein.
Une analyse incomplète et fausse de l’impératif catégorique, d’abord. Nous avons vu déjà que Kant, ici, échouait à rendre compte des faits. D’une part il établissait, fort justement, qu’il y avait pour l’homme un ne pas pouvoir vouloir en dehors de l’impératif, s’il voulait vouloir conformément à la raison pratique, c’est-à-dire d’une manière normale, d’une manière autonome ; d’autre part, l’expérience le forçait à reconnaître qu’il y avait bel et bien pour l’homme un pouvoir vouloir en dehors de l’impératif, et même un pouvoir à ce point efficace et réel qu’en fait, c’était le plus souvent contre l’impératif, c’est-à-dire contre l’autonomie de sa raison, que l’homme exerçait sa volonté. En d’autres termes, Kant était forcé de reconnaître qu’à côté de l’autonomie de la raison, il y avait une hétéronomie de la raison.
Nous avons vu aussi que, pour rendre compte de ce dualisme, il avait essayé plusieurs explications. — a) Il l’avait expliqué par l’opposition entre la volonté intelligible et la volonté phénoménale. Mais pour se légitimer, cette opposition aurait dû régner aussi bien dans la raison théorique que dans la raison pratique et y produire le même dualisme entre la sensation et la connaissance. Or elle n’y régnait pas. — b) On pourrait être tenté (je ne crois pas que Kant lui-même y ait songé) d’invoquer en guise d’explication le postulat du mal radical, l’hypothèse que l’homme s’est constitué dans le mal moral par un acte intelligible antérieur à son apparition phénoménale. Mais ici encore l’explication échoue. Car si le mal est radical, si en vertu de l’autonomie absolue de sa raison pratique l’homme s’est radicalement constitué dans le mal, comment la loi du bien se ferait-elle encore valoir devant lui comme celle de son autonomie ? Cette loi qui, par définition, n’est pas supérieure à sa volonté, qui lui est immanente, qui est l’expression même de la volonté autonome, doit donc avoir été entraînée et annulée par un usage différent, par une détermination radicale de la volonté, telle que l’implique l’existence du mal radical. Or elle subsiste. — c) Kant, enfin, avait cherché à justifier le dualisme par la nécessité de la liberté. Dans le domaine de la raison pratique, c’est-à-dire de la volonté, il faut, disait-il, que la loi de la volonté respecte la nature de la volonté, qui est d’être libre ; il faut donc qu’elle oblige, il ne faut pas qu’elle contraigne. D’où la possibilité d’une opposition qui va jusqu’à celle de la transgression. — Nous le voulons bien. Mais d’abord la liberté n’est qu’un postulat. Supposons-le même admis, il reste toujours que l’explication n’est pas une explication. Ce « il faut » ne rend compte de rien ; il pose la nécessité du fait, il ne l’explique pas ; il donne le que, il ne donne pas le comment.
La vérité est que Kant vient buter ici contre l’inconciliable et le contradictoire. L’autonomie absolue de la raison, son principe fondamental, n’est pas compatible avec la liberté. De deux choses l’une : ou bien la raison est réellement, absolument autonome, et alors elle n’est pas libre : elle est souveraine, elle se confond avec sa loi, elle trouve sa loi dans son propre exercice, elle n’a d’autre loi que celle de sa propre souveraineté, elle fait ce qu’elle veut et ce qu’elle fait est bien parce qu’elle le veut ; — ou bien la raison est libre, et alors elle n’est pas autonome : elle se distingue de sa loi, elle l’affirme ou elle la nie, elle est capable de la consentir ou de la refuser librement, mais pour qu’elle le puisse, il faut qu’elle s’en distingue, et inversement, que la loi se distingue de la raison. Elle n’est libre qu’à cette condition, mais, je le répète, elle n’est plus autonome, elle est obligée, elle obéit ou désobéit : elle est donc placée avec sa loi dans un rapport qui exclut l’autonomie. Dès lors aussi le problème est résolu ; la liberté, l’obligation s’expliquent. Les difficultés insurmontables contre lesquelles Kant venait s’achopper se sont évanouies. Et si la loi de la raison pratique est vraiment absolue, si l’impératif est vraiment catégorique, c’est-à-dire inconditionnel, du même coup la volonté se trouve être théonome (ou théonomique), car l’inconditionnel et l’absolu, c’est Dieu.
Il est aisé maintenant de saisir avec précision ce qui fait la faiblesse de Kant et sa force.
Ce qui fait sa faiblesse, c’est son principe fondamental, qu’il a emprunté au rationalisme de l’époque : celui de l’autonomie de la raison. Ce principe est apriorique au premier chef. Avant de le recevoir et de le placer au centre du système, il aurait fallu au moins l’examiner et le prouver. Kant n’y a pas même songé. Il a fait ce que nous sommes tous tentés de faire : il a élevé la tendance dominante de son époque à la hauteur d’un axiomee.
e – Comme nous élevons à la hauteur d’axiomes les tendances dominantes de notre époque (progrès nécessaire, évolution rectiligne) sans en contrôler d’abord l’exactitude.
Ce qui fait sa force, c’est d’avoir observé et décrit pour la première fois un phénomène expérimental, celui qu’il appelait l’impératif catégorique et que nous appelons aujourd’hui l’obligation de conscience ; de l’avoir dégagé et isolé des phénomènes connexes et complémentaires ; de l’avoir saisi dans sa nature et son caractère véritables (en partie du moins) ; de l’avoir placé au point de départ de la vie et de la connaissance morale, et d’en avoir fait l’objet d’une certitude absolue et première. Or cela, il le doit, non pas à son rationalisme, mais à son empirisme, c’est-à-dire à l’observation et à la constatation scientifique d’un fait.
Ce qui cause, enfin, l’impuissance et la stérilité de de son système, c’est-à-dire du kantisme comme tel, c’est précisément le conflit qui subsiste chez lui entre sa philosophie (qui est un rationalisme apriorique) et son analyse du fait moral (qui est empirique et scientifique). Kant veut retenir à la fois l’une et l’autre et il ne s’aperçoit pas qu’il retient deux contraires ; que le fait qu’il établit par son analyse est irréductible au principe philosophique par lequel il veut l’interpréter, et que le principe par lequel il veut expliquer le fait en est exclusif ; que les termes qu’il prétend coordonner ne sont pas du même ordre, qu’ils sont hétérogènes par eux-mêmes et par la méthode qu’ils impliquent. D’où résulte une obscurité, une ambiguïté, et finalement une dualité intenable à la longue. Il fallait être ou bien fidèle à la méthode apriorique, et alors appliquer intégralement les conséquences de l’autonomie de la raison, fût-ce aux dépens de l’impératif catégorique ; ou bien fidèle à la méthode de l’empirisme, et alors appliquer intégralement les conséquences du fait de l’obligation, fût-ce aux dépens du principe de l’autonomie de la raison.
Supposons que ce dernier parti, qui est le bon, eût été choisi. Au lieu du terme bâtard de « raison pratique » (qui prête à d’innombrables malentendus et qui n’est employé, au fond, que pour sauvegarder les droits de la morale menacés par l’autonomie de la raison pure, en la mettant avec elle sur un pied d’égalité), Kant aurait parlé plus simplement et plus justement de volonté morale. L’« impératif catégorique », cette chose ambiguë qui doit être une loi et qui cependant ne peut en être une, serait devenu cette chose très simple et très nette : le sentiment de l’obligation de conscience. Cette obligation elle-même aurait été définie d’une manière conforme à la méthode qui la révèle, c’est-à-dire comme un rapport de volonté à volontéf, au cas particulier — l’obligation étant absolue — comme le rapport d’une volonté souveraine avec une volonté relative ou créée ; c’est-à-dire encore comme une expérience imposée (imposée, non sans doute à la liberté, qui s’évanouirait instantanément dès qu’elle serait sujette à une expérience imposée, mais imposée à ce qui deviendra la volonté libre en devenant la volonté réfléchie, à ce qui n’est donc encore que le principe inconscient de la volonté) ; c’est-à-dire enfin — puisque le facteur objectif de cette expérience est une volonté absolue et que l’expérience elle-même est permanente — comme l’expérience d’une action permanente exercée directement sur le principe de notre être par Dieu lui-même. Dès lors l’obligation de conscience n’est plus seulement en nous le point de départ de la vie morale, elle l’est encore de la vie religieuse ; la religion et la morale naissent ensemble, mais la morale dépend de la religion, ou du moins, du rapport religieux qui est impliqué dans l’obligation. Le postulat théologique, si faible et si faux, par dessus tout si profondément irréligieux, fait place à l’expérience directe, non sans doute de Dieu lui-même, mais de son action et de sa volonté. L’organe, le lieu de cette expérience est précisément la conscience, qui joue relativement à l’objet en soi (Dieu) le même rôle exactement que joue la sensation par rapport au phénomène. Dès lors aussi la métaphysique (l’affirmation de l’objet en soi) redevient possible, non pas directement, il est vrai — puisque ce n’est pas la raison, mais la seule volonté humaine qui est en relation avec Dieu, — mais indirectement et suffisamment pour fournir une certitude religieuse directe de l’existence de Dieu.
f – Car une loi contraint, mais n’oblige pas ; une volonté seule oblige.
Enfin et surtout la liberté humaine, exigée par la morale, anéantie par l’autonomie de la raison, se trouve fondée et garantie par la théonomie de la volonté.
Je ne prétends pas, certes, que dans l’hypothèse favorable que j’ai indiquée, Kant fût arrivé exactement à tous les résultats que je viens de dire, ni surtout qu’il les eût exprimés dans les termes dont je me suis servi. Ce que je prétends, c’est qu’une telle conception découle directement de sa découverte, qu’elle est conforme au fait qu’il a observé et signalé pour la première fois. Il n’y a pas ici d’à priori, au moins d’a priori conscient. Il n’y a qu’une description aussi exacte que possible. Je n’ignore pas qu’une description est incapable de rien prouver. Je ne prétends donc pas faire la preuve ou la démonstration du fait de l’obligation de conscience. Je le constate simplement et je le décris. Et comme je suis fermement persuadé que ce fait existe en chaque homme, c’est-à-dire en chacun de nous, Messieurs, et qu’il s’y réalise d’une manière identique, il me suffit de l’avoir décrit et d’en livrer la description à votre impartiale et sincère vérification personnelleg.
g – Comme on le sait, les lignes fondamentales de la conception ici ébauchée ont été empruntées à César Malan fils, en qui Frommel voyait le « continuateur direct de Kant ». « Lui seul, dit-il quelque part, a repris l’œuvre au point où Kant l’avait laissée, par une analyse semblable à celle de Kant, mais plus juste, plus profonde et plus respectueuse des faits. » Pendant douze ans, Frommel a soumis cette conception au crible d’une critique de plus en plus rigoureuse. (Pour les premières esquisses qu’il en a données au public, voir ses Études morales et religieuses, p. 47-57, 88-95, 122-126 ; voir aussi Revue chrétienne 1894 I, p. 85-91.) On en trouvera l’exposé complet et définitif dans le second volume de son Apologétique, (note de l’Éditeur.)
Le second point sur lequel porte notre critique du kantisme, est relatif au rapport que Kant statue entre la raison théorique et la raison pratique.
A vrai dire il n’en statue aucun et c’est là justement ce que nous lui reprochons. Après avoir établi (dans la Critique de la raison pure) l’autonomie de la raison théorique — autonomie dont elle paie chèrement la rançon puisqu’elle n’est créatrice de la connaissance qu’au prix de l’impossibilité de connaître — et les lois ou catégories qui la déterminent ; — après avoir établi (dans la Critique de la raison pratique) l’autonomie de la raison morale — autonomie dont elle paie chèrement la rançon, puisqu’elle n’est créatrice de l’ordre moral qu’à la condition d’être irréligieuse — et en avoir décrit la loi, Kant nous laisse dans un double dualisme : dualisme externe de la raison et de l’objet en soi ; dualisme interne de la raison pratique (dont le mode est la liberté) et de la raison pure (dont le mode est la nécessité).
Ce dualisme surtout, le dualisme interne et psychologique, est aussi arbitraire qu’insoutenable. Sans doute Kant y obvie par la dénomination commune de « raison » qu’il donne à la raison pure et à la raison pratique. Mais qui ne voit que ce n’est là qu’un faux semblant ; qu’il s’agit en réalité de deux activités ou facultés humaines très différentes, aussi distinctes et aussi différentes que la volonté l’est de la pensée ?
Et l’on demande : quelle est la principale, quelle est l’essentielle ?
Sans doute encore, Kant donne, en fait, la prééminence à la raison pratique, c’est-à-dire à la volonté (encore que contestable et contesté, cela ressort, selon nous, de toute l’orientation de sa philosophie). Mais cette prééminence est de fait seulement, elle n’est pas de principe : elle n’est ni logiquement déduite, ni empiriquement induite. C’est une subordination tout arbitraire (ou de valeur), ce n’est pas une subordination organique ou génétique. De sorte qu’en réalité, le dualisme psychologique subsiste, et que l’on se trouve en présence de deux autonomies de la raison, de deux raisons distinctes, séparées et contraires par leur mode et leur sphère d’activité.
Ce dualisme non réduit — encore qu’il frappe la psychologie kantienne d’une singulière stérilité — serait en lui-même un petit mal, s’il n’était gros de conséquences relativement à la théorie kantienne de la connaissance. Cherchons donc à le réduire en partant du point acquis par notre précédente critique.
De ce point de vue ressort immédiatement la priorité de la raison pratique sur la raison pure, ou, plus exactement, de la volonté sur la raison : 1° parce que la volonté seule fait l’expérience de l’objet en soi ; 2° parce que cette expérience, elle la fait, et ne peut la faire que dans un stade où elle représente le principe même de l’être humain, sa racine première, encore unique et non différenciée. Je rappelle que la volonté seule peut être l’objet d’une expérience qui se traduit par une obligation (par la raison très simple que la volonté seule est susceptible d’être obligée), et que cette expérience, elle ne peut la faire à l’état de volonté libre. Une expérience imposée sous le mode de l’absolu est exclusive de la liberté. Il faut donc qu’elle la subisse avant d’être libre et consciente, c’est-à-dire dans son principe encore inconscient.
Mais cette priorité de la volonté sur la raison n’est pas seulement posée en fait, elle s’explique et se justifie aussitôt psychologiquement (par évolution psychologique). La raison n’est autre chose que l’épanouissement, le prolongement de la volonté sous forme consciente et réfléchie. La raison, c’est la volonté parvenue au point de différenciation où elle se réfléchit elle-même : c’est la volonté réfléchissant les phénomènes parce que d’abord se réfléchissant elle-même. Elle a sans doute, en tant que projection de la volonté sur le monde sensible, un champ d’expérience nouveau que ne possède pas le principe de la volonté. Elle est susceptible (parce que différenciée) de recevoir des impressions externes qu’elle transforme en représentations spatiales et temporelles (spatiales parce que les phénomènes qu’elle perçoit sont juxtaposés, temporelles parce que les phénomènes qu’elle perçoit sont successifs : la juxtaposition et la simultanéité des perceptions sensibles engendrent la notion d’espace ; leur succession, celle du tempsh). Mais la raison, en tant que volonté réfléchie, c’est-à-dire en tant que dérivant du principe même de la volonté affecté par l’obligation, ne pourrait-elle point, par hypothèse, recevoir de lui ses catégories et ses lois ? Prenons un seul exemple, car il faut nous restreindre : celui de la loi de causalité.
h – Théorie de Leibnitz, réfutée par Kant, et que nous rétablissons sous réserve d’un plus ample examen.
Le phénomène, la sensation, la représentation elle-même, cette première activité de l’intelligence sur la sensation, ne la fournissent pas ; ils ne fournissent que la succession. C’est la raison théorique qui l’applique et qui transforme ainsi la successivité en causalité, et cela afin de pouvoir penser, c’est-à-dire enchaîner des causes et des effets (ceci est péremptoire et reste acquis à l’analyse kantienne). Mais cette loi de causalité, d’où la raison théorique l’a-t-elle reçue ? Si la raison théorique n’est pas dans l’être humain cette quantité ou cette faculté indépendante que suppose Kant, si elle n’est pas enfermée dans un compartiment à cloison étanche, mais si elle est en rapport organique avec l’être humain tout entier ; si, en particulier, elle se trouve dans le rapport de dépendance que nous indiquions tout à l’heure avec le principe premier de l’être, c’est-à-dire avec le principe de la volonté, n’est-il pas naturel de penser que, comme elle a reçu de lui son existence, elle en reçoit aussi les lois de son activité. En d’autres termes : la loi de causalité qu’applique et que possède la volonté réfléchie, c’est-à-dire la raison théorique, n’aurait-elle pas ses origines dans la raison pratique, c’est-à-dire dans la volonté morale ? Ne serait-elle pas simplement la transposition intellectuelle de l’une des données contenues dans l’obligation de conscience, celle qui met la volonté dans la dépendance d’une action souveraine, c’est-à-dire d’une cause absolue ? Car, en définitive, expérimentons-nous d’autres causes que celle-là ? Et la vraie définition de la causalité n’est-elle pas celle de l’activité (c’est-à-dire de l’action libre, à plus forte raison de l’action souveraine) ? Si donc nous n’en connaissons pas d’autre, et si celle-là nous atteint précisément à la racine de notre être, n’est-il pas légitime de conclure qu’elle est la source en nous de la notion de causalité ? (Et ainsi des autres lois et catégories de la raison théorique : principe de raison suffisante, principe de contradiction, principe d’identité, catégorie de substance, etc.)
Ceci, Messieurs, n’est qu’une hypothèse. Il faudrait l’asseoir, la développer, la contrôler beaucoup et rigoureusement avant de prétendre en faire aucun usage scientifique. Je ne fais ici que l’indiquer en lui gardant son caractère hypothétique. Je la crois néanmoins plausible et conforme aux analogies d’une saine psychologie expérimentale. Elle a de plus cet avantage de réduire le dualisme interne maintenu par Kant entre la raison pratique et la raison théorique sans faire tort aux résultats irréfutables et positifs de son analyse (c’est-à-dire aux lois de la raison pratique et théorique).
Il est clair qu’elle transforme du même coup la portée de sa théorie de la connaissance. Cette dernière subsiste dans son entier, mais avec le scepticisme métaphysique en moins. L’abîme entre le sujet connaissant et l’objet en soi de la connaissance est surmonté, non pas du côté de la raison pure, il est vrai, mais du côté de la raison pratique. La première fonctionne dans la dépendance de la seconde, et celle-ci à son tour fonctionne sous le contrôle d’une expérience qui est proprement métaphysique : celle de l’absolu ou de l’objet en soi. Les lois de la pensée, découlant d’une intuition métaphysique, cessent d’être purement subjectives et ne correspondent si bien au phénomène que parce qu’elles ont leur vraie source dans l’objet en soi, dans le noumène qui est à la base du phénomène.
Ainsi se justifierait ce que nous disions au début, de l’impossibilité où l’on se trouve actuellement d’ignorer Kant et de l’impossibilité de l’adopter tout à fait. Ainsi se légitimerait encore la possibilité d’une métaphysique indirecte et restrictive, il est vrai (nullement semblable à la métaphysique directe d’un Hegel ou d’un Schelling), mais suffisante pour assurer la charpente d’un univers moral et religieux.