La nécessité de la mort de Christ, selon Jésus lui-même d’après les synoptiques, telle est la question qui se pose à nous maintenant.
Nous venons de voir l’importance et le rôle rédempteur que la foi chrétienne attache aux souffrances et à la mort de Jésus-Christ. Cette importance et ce rôle sont reconnus dès les débuts du christianisme et la théologie apostolique les reconnaît avec une hardiesse extraordinaire. Jésus-Christ est qualifié d’ « agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde » (Jean 1.29), « immolé dès la fondation du monde » (Apocalypse 13.8), mais « manifesté à la fin des temps » (1 Pierre 1.20), « agneau sans défaut et sans tache, prédestiné dès la création du monde pour abolir le péché par son sacrifice » (Hébreux 9.26). Il est « notre Pâques » (ou « notre agneau pascal »), immolé pour nous (1 Corinthiens 5.7), celui « que Dieu a destiné à être une victime propitiatoire par la foi… de manière à être juste (à manifester que Dieu est juste) en justifiant celui qui a foi en Jésus » (Romains 3.25-26). Quoi qu’on pense de leur bien fondé, ces quelques citations empruntées aux cinq tendances qui se disputent la théologie apostolique (paulinienne, johannique, pétrinienne, judéo-alexandrine et apocalyptique) suffisent à marquer leur unanimité sur ce point : la mort de Christ est un sacrifice rédempteur pour le péché de l’homme, Jésus-Christ est à la fois une victime et un sacrificateur.
Cette manière, de concevoir la mort de Jésus-Christ, absolument primitive et absolument adhérente au christianisme primitif, l’est restée dans son ensemble à travers tout son développement historique. Elle peut bien être qualifiée comme l’un des caractères spécifiques du christianisme. Mais il faut reconnaître aussi que c’est un caractère absolument unique, absolument singulier, sans équivalent dans l’histoire des religions. Il est vrai qu’on cherche à l’expliquer quelquefois par des influences étrangères et des emprunts faits à d’autres religions et qu’on cherche ainsi à la fois à en excuser le christianisme et à l’en débarrasser. A notre sens rien n’est plus faux qu’une pareille tentative, rien n’est plus erroné qu’une semblable conception ; rien ne marque plus d’ignorance et plus de préjugé. La conception chrétienne, qui fait ces trois choses : de la personne du fondateur historique de la foi chrétienne un sacrificateur-victime ; de l’acte suprême de Jésus un sacrifice ; et de ce sacrifice un acte rédempteur — cette conception, je le dis hardiment, est sans équivalent dans aucune autre religion, et n’a de prototype nulle part. C’est un caractère unique et original du christianisme.
Faut-il des preuves ? Les voici : Moïse, le fondateur ou le fondateur présumé de la religion hébraïque, est un législateur, il n’est pas une victime et il n’est pas un sacrificateur. Il ne s’offre pas pour ôter le péché par sa mort, mais il légifère pour combattre le péché par une loi. Plus tard, les prêtres et les sacrificateurs hébreux offrent bien des sacrifices, mais ne s’offrent pas eux-mêmes en sacrifice, en tant que représentants de la religion5. Confucius, fondateur ou fondateur présumé de la religion chinoise, est un sage dont l’autorité repose sur sa sagesse et sur son pouvoir à révéler les secrets de la vie bienheureuse. Mais la mort, soit la sienne, soit celle des autres, est un trop grand mystère pour qu’il soit compris. Le sage s’y résigne, il ne l’interprète pas. Mahomet fondateur avéré de l’Islam est un prophète. Il annonce l’enfer aux infidèles, le paradis aux fidèles ; ni la souffrance, ni la mort ne font partie de son ministère religieux ; elles ne jouent aucun rôle dans la foi qu’il inspire et dans la religion qu’il fonde. Bouddha par contre est celui qui semble se rapprocher le plus de Jésus. Il inaugure comme lui la grande, la suprême réconciliation, il abandonne un droit et une puissance royale en échange de la pauvreté et de l’humiliation, il fait de ce sacrifice et du sacrifice de soi-même en général, l’axe et le pivot de sa morale. Cependant la ressemblance n’est que superficielle, tandis que la différence est radicale :
5 – Les victimes humaines des sacrifices expiatoires dans les cultes païens ne sont jamais en même temps des sacrificateurs, encore moins les fondateurs de la religion à laquelle on les immole.
- Bouddha est pessimiste. Il n’aime pas la vie, parce que vivre c’est souffrir ; pour échapper à la souffrance, il faut échapper à la vie. Au besoin même il sacrifiera sa vie à l’espoir d’échapper à la souffrance. Jésus, lui, est profondément optimiste. Sa passion, même d’après les documents les plus primitifs, en est la preuve, puisqu’elle n’est qu’un moyen de rendre la vie heureuse, aimable et désirable en la purgeant d’un mal qui n’est que l’accident du péché.
- Bouddha n’est qu’un initiateur, il donne un exemple à imiter, il enseigne une conduite à suivre. Ses disciples doivent, sur ses traces, faire tout ce qu’il a fait, mais par eux-mêmes, afin d’obtenir le Nirvâna. Au contraire, ce que Jésus a fait, tous sans doute doivent le faire, mais nul ne le peut faire comme lui et à sa place, et nul ne le peut faire que par lui. Son sacrifice n’est pas un exemple seulement ; il a une valeur propre et permanente. Non seulement il est la voie, mais il reste le moyen d’entrer dans cette voie. En dehors de ce sacrifice, la voie est inaccessible et barrée.
- Bouddha est un ascète. Le salut consiste à tarir les sources de la souffrance en tarissant les sources de la vie, soit individuelles, soit collectives. Que la vie cesse, que l’humanité disparaisse en renonçant à vivre, et la rédemption sera consommée. Pour Jésus au contraire, la vie dans toute sa plénitude, la vie éternelle déjà ici-bas est le but. L’un cesse de vivre pour cesser de souffrir ; l’autre accepte de souffrir afin de mieux vivre et surtout de mieux faire vivre ses frères.
Jésus souffre, non pour mettre fin à la vie, mais pour la restaurer. La souffrance est curative, non destructive, sa mort n’est pas un anéantissement, mais le moyen et le chemin d’une résurrection. Elle est rédemptrice de la vraie vie.
On le voit, celle-ci a donc un caractère unique, original sans parallèle et sans équivalent dans aucune religion. Sa signification est aussi élevée, aussi grandiose que son mode est infâme, humiliant et sordide. Vue du dehors, elle n’a rien qui la distingue de milliers et de milliers de cas analogues où l’innocence est victime de la force et de l’injustice ; vue du dedans (c’est-à-dire par Jésus-Christ lui-même, par les apôtres, et par la foi de l’Eglise au cours des siècles), vue du dedans, elle s’est démontrée être la grande force régénératrice du monde. De tous les contrastes entre les sens et l’esprit, de toutes les contradictions entre l’apparence et la réalité, elle est la plus déconcertante et la plus sublime.
Il était naturel qu’un tel contraste, qu’une telle contradiction fît naître la contradiction. Un fait et une idée constituant tout ensemble l’un des caractères spécifiques inaliénables de la foi chrétienne, et une anomalie sans exemple dans l’histoire des religions devaient nécessairement susciter la critique. Il était inévitable qu’on cherchât, ou à les expliquer de manière à les dissoudre, ou à leur trouver une origine qui permît de purger le christianisme de leur marque flétrissante. D’innombrables hypothèses ont été faites dans ce sens. A l’heure qu’il est, trois seulement restent possibles et conservent quelque crédit. Les voici :
- La conception qui a fait du fondateur même du christianisme à la fois une victime propitiatoire et un sacrificateur pour les croyants a, dit-on, ses origines dans le judaïsme post-exilique (dégénérescence de l’hébraïsme) et, par delà le Judaïsme, dans le fonds païen (rituel et sacerdotal) de toutes les religions humaines. On a gratuitement accumulé, sur la tête de Jésus de vieilles notions qui ont fait leur temps et dont il faut maintenant purifier le christianisme. Nous reprendrons cette hypothèse plus tard dans l’examen de la nécessité psychologique de l’expiation6. Elle sortira néanmoins déjà fortement compromise de l’étude à laquelle nous allons nous livrer sur l’attitude de Jésus en face de sa mort.
- La seconde hypothèse est celle de Renan dans sa Vie de Jésus. Selon Renan, Jésus était sain d’esprit au commencement de son ministère ; il ne l’était plus à la fin. Son histoire est celle de la surexcitation croissante d’un homme qui a débuté par le bon sens ; d’un beau génie qui a commencé par la clairvoyance et la santé intellectuelles et morales et qui a fini par une exaltation maladive voisine de la démence. Ses premiers succès l’ont aveuglé, ébloui ; l’opposition qu’il rencontre achève de lui tourner la tête et nous le voyons devenir peu à peu le géant sombre, le personnage apocalyptique des derniers jours. Ses disciples, et, après eux l’Eglise entière, n’ont fait que suivre son erreur en attribuant à sa mort la portée tragique et décisive que la mégalomanie de Jésus lui avait d’abord attribuée7.
- La troisième hypothèse est celle de Strauss et de Baur, c’est l’hypothèse mythique. Les disciples de Jésus, sur la foi de ses paroles et des prophéties messianiques, l’avaient tenu pour un personnage immortel et glorieux. Sa mort fut pour eux un coup cruel et une désillusion complète. Mais elle ne dura guère. La foi primitive, alliée à trop d’espérance et à trop d’affection, ne tarda pas à ressusciter. Elle surexcita leur imagination qui leur fit voir Jésus ressuscité, et la résurrection une fois admise les conduisit à se former peu à peu de sa mort l’opinion sublime que l’on trouve dans la théologie apostolique et qui fut désormais la foi de l’Eglise8.
6 – Voir plus loin, chapitre III.
7 – Voir Edmond Stapfer, Jésus-Christ pendant son ministère, II page 302.
8 – Voir, pour plus de détails, The Expositor, Octobre 1896, p. 279-281.
Ces deux dernières hypothèses ont un trait commun : elles placent toutes deux à l’origine de la signification rédemptrice de la mort de Jésus-Christ un fait d’exaltation mentale morbide. Pour Strauss et Baur, l’exaltation est chez les disciples seulement ; pour Renan, elle est chez Jésus lui-même. A cette différence près, l’hypothèse est la même et soulève des problèmes identiques, dont l’un des moindres n’est pas certainement que la foi chrétienne, avec tous ses effets historiques et moraux, reposerait sur une illusion d’ordre pathologique. Il y aurait là beaucoup à dire. Une réfutation complète ne rentre pas aujourd’hui dans notre tâche9. Mais la réfutation peut n’en être pas moins complète et solide en portant sur ce que nous savons par les évangiles de l’attitude que Jésus-Christ a prise vis-à-vis de sa mort. Notre étude aura donc ce double résultat, d’écarter une erreur et d’établir là signification de la mort de Jésus pour Jésus lui-même, ce qui est l’objet même de notre recherche.
9 – Nous dirons seulement ceci : la science n’est satisfaite que lorsqu’elle a trouvé une cause qui explique et contient tous les effets. Or ici la cause, un pur accident et un accident morbide, serait inférieure aux effets et d’une autre nature. Puisque, la cause étant morbide, les effets seraient saints, l’explication n’est pas scientifique.