C’était jadis la tendance de Schleiermacher et plus encore celle de Hegel (et de leur école) de trouver dans l’existence des choses leur justification suffisante. Un fait est légitime parce qu’il est. Être, c’est avoir le droit d’être. Le christianisme n’échappait pas à ce jugement. Il se démontrait en se montrant. Il devait être parce qu’il était ; et l’apologétique se bornait à constater son existence, à l’expliquer dans sa nature et son histoire. Aujourd’hui la même tendance, avec des prémisses un peu différentes, se rencontre encore soit en haut, soit en bas de l’échelle des esprits. Le paysan vous dira fréquemment : « Toutes les religions sont bonnes pourvu qu’on y croiee. » Et les hommes cultivés, plus ou moins au courant des études récentes sur l’histoire des religions, disent : « La vie religieuse de l’humanité est engagée dans un développement constant ; chacune des religions positives marque une étape nécessaire de ce développement. La dernière venue, le christianisme, est la plus élevée parce que la dernière venue. La place qu’elle tient et sa supériorité naturelle assurent son triomphe. Laissez-la faire ; il est inutile de la défendre. »
e – Ce qu’il faudrait démontrer, c’est que ceux qui parlent ainsi croient la leur, et peuvent y croire. Ils n’y sont attachés que par naissance et coutume, c’est-à-dire physiquement.
Je demande d’abord si un chrétien véritable, un homme qui a trouvé dans la foi chrétienne la paix et le salut de son âme, parlera de la sorte ? Il ne me le semble pas. Pourquoi ? Parce qu’il sait que la religion qu’il professe n’est pas un fait naturel, se propageant de lui-même, mais une vérité morale, se proposant, à la conscience, réclamant une libre adhésion, et que les luttes, les combats, les victoires qu’a traversés l’homme pour devenir chrétien ont engagé sa raison, sa conscience et sa volonté.
L’erreur du point de vue qu’on oppose à l’utilité de l’apologétique chrétienne est d’envisager la religion, le christianisme en particulier, comme un phénomène naturel, de transporter dans le monde moral le déterminisme du monde physique. Or, il y a dans le monde moral une quantité de faits anormaux (c’est-à-dire contraires à la loi du monde moral : le bien), qui n’en existent pas moins pour être anormaux, et que nous jugeons tels. Il s’agit précisément de savoir si le christianisme est du nombre, s’il est normal ou anormal. Il ne suffit pas qu’il soit le dernier terme de l’évolution religieuse de la race, il faut encore qu’il soit vrai. Pour le savoir, il faut donc lui appliquer les critères de la vérité morale universelle ; l’apprécier dans son essence ; le condamner ou l’approuver ; si on l’approuve, dire pourquoi, en un mot le justifier et le défendre. C’est le rôle même de l’apologétique.