Voici donc qui est indubitable et qu’à moins d’une grossière — bien que commune — illusion on ne saurait contester : le phénomène de conscience (conscience de soi), seul spécifiquement humain, seul universel, seul stable et seul immédiat, est la substance et le lieu de toute vérité. — Mais dans la conscience que l’homme a de lui-même entrent, comme nous l’avons dit, une infinité d’éléments contingents et variables. En prenant conscience de lui-même, l’homme prend aussi conscience d’une situation historique qui change avec les temps, les lieux, les civilisations, l’âge et le sexe. — Écartons, par hypothèse, ces facteurs contingents et mobiles. Cela n’est point impossible, car s’ils entrent dans la conscience psychologique, ils ne la constituent pas. Que reste-t-il ? La seule conscience psychologique de l’homme ? Nous ne le pensons pas ; il reste encore la conscience morale. Si sévèrement qu’on l’isole, si rigoureusement qu’on le dépouille des facteurs arbitraires et changeants qu’y introduit l’existence sensible, si un et si simple qu’il paraisse, le fait de conscience de soi n’est pourtant pas un fait simple. En prenant conscience de moi, je ne prends pas conscience de moi-même seulement, mais d’autre chose encore, qui n’est pas l’existence historique et sensible, qui ne dépend ni de ma situation particulière, ni de mes circonstances spéciales ; de quelque chose qui n’est pas moi-même non plus, bien qu’il me soit extraordinairement intime, qui est distinct de moi bien que je n’en puisse abstraire un seul instant. Ce quelque chose est tellement conjoint à mon être que je serais tenté parfois de l’identifier à mon être, si d’autres fois au contraire je ne sentais subitement et cruellement qu’il ne saurait ni se résoudre ni s’absorber en moi-même. Ce quelque chose, c’est ce que j’atteste en parlant de la conscience morale ou, plus exactement, de la conscience du devoir.
Nous tenons pour un fait au-dessus de toute contestation possible que la conscience du devoir fait partie intégrante du phénomène général de conscience, qu’elle est par conséquent universelle et distinctive de l’humanité au même titre. Cela ressort de ce que nous avons dit déjàb de l’universalité du phénomène moral. Il n’y a point de phénomène moral sans conscience du devoir : l’universalité de l’un de ces termes entraîne celle de l’autre. Au besoin nous en pourrions fournir une démonstration par les considérations suivantes :
b – Voir notre analyse des éléments constitutifs de la conscience morale, tome I.
1° Les documents de toute histoire dans l’antiquité. Il n’en est pas un, où qu’on le prenne, qui ne laisse transparaître l’existence de la conscience morale.
2° Les documents des voyageurs et des explorateurs modernes ; leurs observations faites à un point de vue rigoureusement scientifique sont unanimes sur ce point.
3° La nature même de l’humanité, qui, étant un fait de sociabilité et de solidarité, entraîne nécessairement un fait de moralité correspondant. « Nous pouvons dire d’une manière générale, écrit très bien M. Durkheimc, que la caractéristique des règles morales est qu’elles énoncent les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Le droit et la morale, c’est l’ensemble des liens qui nous attachent les uns aux autres et à la société… Est moral tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts… La société n’est donc pas, comme on l’a cru souvent, un événement étranger à la morale ; c’en est au contraire la condition nécessaire. » Or si la société n’est pas étrangère à la morale, si elle en est la condition nécessaire, il est clair aussi que les termes se peuvent renverser, que l’on doit dire au même titre : que la morale n’est pas étrangère à la société, et qu’elle en est la condition nécessaire. Or la société, le fait social étant universel, la morale et avec elle la conscience morale ou du devoir l’est également.
c – De la division du travail social, p. 447-448.
[« Ni le philosophe, ni le naturaliste et l’observateur ne peuvent être admis à nous parler d’un homme existant ou supposable en dehors de toute relation sociale, et qui n’aurait pas la notion du tien et du mien, qui ne protesterait pas contre un vol dont il serait victime. Or, une telle protestation est inséparable de l’idée du droit, donc de celle du respect dû, ou devoir, donc de la justice et de l’impératif de moralité. Clair ou obscur que se trouve le principe ainsi senti et compris, appliqué correctement ou incorrectement, il faut toujours qu’il ait son expression dans une société donnée, quelque élémentaire qu’elle soit, pour répondre aux besoins sociaux du groupe le plus réduit. Voilà donc la nature du sentiment moral fixée dans la justice et jointe à l’intelligence quelconque d’une obligation attachée à la conduite de chacun… Le formel est à considérer plus que le matériel de la moralité quand il s’agit de définir une nature morale. Or, on peut affirmer hardiment que tout homme imaginable, en sa qualité d’homme, et alors même qu’on en chercherait l’exemplaire premier dans le sauvage le plus dégradé, a ce caractère formel empreint dans son esprit. Il l’a premièrement dans la connaissance d’une loi de respect (justice) n’importe comment limitée et pratiquée. Secondement, il l’a dans un idéal de perfection personnelle, n’importe comment définie (mérite propre ou pour soi-même) qui lui représente l’individu tel qu’il le conçoit, tel qu’il le voudrait. Ces deux traits réunis sont ce qui constitue une nature morale. » Ch. Renouvier, La psychologie de l’homme primitif (Critique philosophique, 1875, T. I, p. 110-111).]
On pourrait être tenté de prétendre, il est vrai, que la conscience du devoir perd son objet et sa raison d’être au fur et à mesure que progresse le développement social, en ce sens que tout ce qui reposait d’abord sur la conscience individuelle du devoir est repris peu à peu par la loi, par le progrès et le développement du facteur légal qui en fait un objet de contrainte, et qu’ainsi la conscience morale, universelle parce que nécessaire au début, cesse de l’être au terme. Ceci n’est pas seulement une hypothèse de notre part et une supposition en l’air. C’est la conception inconsciente de toute une école sociale, de celle qui tient le haut du pavé : l’étatisme. Le collectivisme social ne tend à rien de moins qu’à la suppression du jeu social de la conscience morale au profit de la contrainte légale. Mais il devient évident, à l’examen, que ce n’est là qu’une utopie, et que la conscience morale reste de nécessité universelle. Si loin qu’on pousse, en effet, l’excellence des institutions civiles ou politiques, leur enchaînement, la rigueur de leur mécanisme, la perfection et l’universalité des lois auxquelles elles sont soumises et du contrôle qui en assure le fonctionnement, il arrive toujours un point où elles ne reposent plus que sur la conscience morale de l’individu. Soit en haut, chez ceux qui promulguent la loi, soit en bas, chez ceux qui s’y soumettent, soit dans la série intermédiaire de ceux qui l’appliquent, le moment vient où les institutions sociales les plus parfaites, et avec elles l’existence même de la société, trouvent l’homme seul avec lui-même et dépendent de sa conscience morale. Supposez un état social où l’élément commun impliqué par la distinction du bien et du mal ferait défaut, où l’homme n’aurait plus lieu d’avoir aucune confiance au caractère moral de l’homme, vous auriez la dissolution immédiate de la société, l’incapacité complète de la maintenir. La conscience morale individuelle est donc bien un élément inaliénable de la sociabilité humaine ; elle est universelle et permanente comme le fait social lui-même.
4° Une quatrième raison à alléguer dans ce sens, se tire de l’usage courant et général du mot conscience. Il ne sert que chez les philosophes à désigner la conscience psychologique ; dans le peuple, dans le monde, il désigne toujours, invariablement, la conscience morale. Et les philosophes eux-mêmes, dès qu’ils redeviennent hommes et parlent le langage humain, l’emploient dans la même acception. Preuve manifeste du caractère universel de la conscience morale.
Mais ceci nous conduit déjà plus loin, et nous permet d’affirmer non seulement que la conscience du devoir est universelle, non seulement qu’elle fait partie intégrante du phénomène général de conscience, mais qu’elle en fait partie prépondérante, qu’elle en constitue l’élément le plus considérable et le plus impérieux. Cela ressort, dis-je, d’une manière évidente de ce fait que le vulgaire ignore la conscience psychologique ou l’identifie spontanément avec la conscience morale, laquelle seule lui apparaît avec un caractère assez défini et suffisamment aigu pour qu’il en soit frappé. — Et en effet, un peu d’analyse fait reconnaître bientôt que la conscience du devoir est le facteur le plus saisissable, le plus constant, et même le plus immédiat de la conscience que nous avons de nous-même. Ce n’est pas la conscience psychologique qui détermine la conscience morale, mais la conscience morale qui détermine la conscience psychologique. Elle la détermine tellement qu’elle va parfois jusqu’à l’absorber tout entière. Quand je dis : j’ai bonne ou mauvaise conscience (dans les cas de repentir ou de remords), le contenu total de la conscience que j’ai de moi est absorbé, avec cette conscience elle-même, par la conscience morale. Je n’ai plus d’autre conscience de moi, que comme sujet du devoir, comme être moral. C’est là une prérogative extraordinaire et caractéristique de la conscience du devoir. — Il est vrai que souvent aussi la conscience psychologique est absorbée par autre chose que la conscience morale, par la joie, le plaisir, la souffrance, la peine sensible. Dans certains cas le mot : j’ai mal, je souffre, couvre toute la conscience du sujet, et ne laisse place pour aucun autre état de conscience. Et néanmoins une différence subsiste qui assure la priorité et l’hégémonie de la conscience morale. En effet, le contenu sensible de la conscience psychologique est contingent, fortuit ; celui de la conscience morale est essentiel, fondamental. Tandis que la conscience psychologique ne me révèle qu’un état d’existence (historique ou sensible : j’ai mal, je suis joyeux), la conscience morale me révèle un devoir qui se résout en un devoir-êtred. Elle ne m’instruit pas uniquement de ce que je suis, comme la première, mais de ce que je dois devenir. C’est dire qu’elle m’engage à fond et commande à tout mon être.
d – Le devoir-faire se ramène invariablement à un devoir être ; car l’action, et surtout l’action morale, ne se sépare pas d’une attitude correspondante de l’être lui-même. Les actes de la volonté ne sont accomplis conformément au devoir, que quand l’attitude même de la volonté lui est conforme. L’hypocrisie n’est autre chose qu’une moralité parfaite en actes, mais purement extérieure.
Cette constance, cette universalité, cette impérieuse immédiateté qu’assume le facteur moral dans le fait de conscience psychologique, nous permet de statuer, sinon déjà l’antériorité chronologique, au moins la priorité de valeur, la suprématie de la conscience morale dans et sur la conscience psychologique. Leur relation réciproque n’est pas une relation d’égalité, mais de subordination d’une part, d’autorité et de commandement de l’autre. S’il y a une vérité humaine, cette vérité sera une vérité morale ; et la vérité morale primera ou conditionnera la vérité psychologique de toute la supériorité de la conscience morale sur la conscience psychologique.