On ne peut saisir dans toute sa réalité l’opposition qui sépare Dieu et le monde, qu’en les mettant en regard l’un et l’autre, comme Créateur et comme création, comme le Dieu saint et la créature pécheresse. En face de ce problème, qui est le problème religieux dans toute sa haute signification, si nous considérons l’attitude prise par les diverses religions, nous pouvons dire que le paganisme n’a pas même soupçonné l’existence de la douloureuse question. Israël a conscience du redoutable problème, et cette conscience fait sa grandeur et son martyre, mais il en ignore la solution. Cette solution, au christianisme seul il était réservé do l’accomplir et de la révéler.
Le paganisme n’a donc pas connu le problème de la création, le problème religieux par excellence, car il est impliqué dans le fait même de notre dépendance d’un Dieu créateur et saint. Il ne conçoit que d’une manière superficielle le rapport qui oppose Dieu et le monde ; ce rapport n’est pour lui, comme pour tous les panthéismes, qu’un fait intellectuel, aussi il ne peut le résoudre qu’à l’aide du mythe, des images ou des symboles. Le judaïsme a réellement conscience de l’opposition qui sépare le Créateur et la création, mais cette conscience s’exagère et finit par aboutir à un véritable dualisme. Dieu et le monde deviennent deux existences distinctes et ne sont plus deux manifestations de la même vie. En face de Dieu, le monde ; Dieu et non un esprit créé possédant dans toute sa réalité la conscience de sa dépendance et de la nécessité de l’obéissance. Mais, dans cette dépendance et cette opposition, se manifeste une constante aspiration de la créature vers le Créateur et s’affirme le besoin de l’union de la nature et du surnaturel. « Tu nous a créés pour toi, Seigneur, et notre cœur est agité, et tourmenté aussi longtemps qu’il ne t’a pas trouvé. » Et cependant la distance infinie qui sépare le Créateur des cieux et de la terre, éternel et tout-puissant, et l’homme, créature finie, bornée, faite de cendre et de poussière, cette distance devient un abîme qui, de plus en plus, paraît défier toutes les puissances. Le christianisme résout le problème par son Évangile de l’incarnation de Dieu en Christ. Le problème à résoudre mettant en présence des réalités vivantes, ce n’est évidemment que par une vie réelle, et non point par des mythes et des images, qu’il peut être résolu. La Parole a été faite chair, elle a habité au milieu de nous, elle était dès le commencement, elle était auprès de Dieu, elle était Dieu, c’est par elle qu’ont été créées toutes les choses qui existent. Les hommes ont contemplé sa gloire, c’était la gloire du fils unique du Père, elle était pleine de grâce et de majesté. Par cela même qu’il est la Parole faite chair, Celui en qui habite la plénitude de la divinité, Christ est le médiateur entre Dieu et l’homme, et l’auteur de la glorieuse transformation qui fait de la créature un enfant de Dieu, et du sentiment de la dépendance absolue, la conscience de la liberté pour toujours reconquise. On peut retrouver, sans doute, l’idée de l’incarnation dans les mythes païens ; mais l’unité qu’ils conçoivent entre Dieu et l’homme est une idée de fait et toute naturelle, toujours exclusive de tout rapport de sainteté. Il était en conséquence réservé à l’hébraïsme d’affirmer dans toute sa rigueur le dualisme qui sépare le ciel de la terre jusqu’à ce que, la plénitude des temps survenant, ils pussent trouver en Christ leur véritable réconciliation. Dans la conception païenne de l’homme et de Dieu, ce n’est pas Dieu qui se fait homme, c’est l’homme qui se fait Dieu, et elle affirme, par conséquent, non point l’incarnation de Dieu mais l’apothéose de l’homme. Dans l’hébraïsme, l’idée de l’incarnation devient l’espérance messianique, mais cette espérance, constamment contenue par la crainte de confondre l’humain et le divin, ne peut arriver à son plein développement. Il suffit à son caractère de sainteté d’affirmer que le Messie doit venir d’en haut, par le fait de la compassion de l’amour divin, que l’homme n’aura rien à donner et ne pourra entrer en rapport avec lui que par une dépendance passive, toute d’abandon et de confiance infinie.
Mais le problème religieux ne peut se comprendre et s’absorber tout entier dans le fait de la création. Il implique, en sus du dualisme qui sépare le ciel et la terre, celui qui oppose le Créateur à la créature, l’un manifestant la sainteté et l’autre le péché. Le paganisme n’a pas non plus connu ce problème ; car le péché, le mal moral, n’existe pas pour lui, il ne lui est jamais apparu que comme une limitation, une ignorance, un déficit dans la nature, une fatalité inhérente à tout ce qui est créé, mais jamais comme le péché, supprimant par un fait de volonté le rapport saint qui doit unir la créature à son Créateur. L’hébraïsme vit dans ce problème. Sa sainte tradition commence par le récit de la chute du premier homme, et l’opposition entre Dieu et l’homme, incessamment rappelée par la loi et les prophètes, inspire toute son histoire ; tandis que le rétablissement du rapport interrompu entre Dieu et l’homme, l’expiation du péché, ne s’annonce que sous une forme figurée, typique et prophétique. Ce n’est qu’au moment de l’incarnation de Dieu en Christ que le véritable médiateur fait son apparition dans le monde. Dieu était en Christ réconciliant le monde avec lui. Ce n’est que dans l’Évangile du Crucifié que se trouve résolu le difficile problème que pose l’existence du péché, et dans l’homme et dans le monde. Il en réalise la solution, non point à l’aide de figures et de mythes, car pas plus que nos péchés « ne sont des images représentant le péché, pas plus, notre Sauveur ne peut être un Sauveur en portrait, si expressive et si puissante que pût en être l’exécution ». C’est bien réellement et dans l’histoire, que le Dieu-homme a souffert, et c’est bien réellement et dans l’histoire qu’il a été crucifié, pour expier le péché du monde. Avec lui, le nouvel Adam, le genre humain tout entier est organiquement un, et tandis qu’il meurt pour tous, tous meurent en lui, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui, pour eux, est mort et ressuscitéa.
a – 2 Corinthiens 5.15.
L’essence du christianisme est par conséquent inséparable de la personne du Christ. Le fondateur de la religion en est donc lui-même l’essentiel et le réel contenu. Il n’est pas seulement le fondateur d’une religion historique, dont la personnalité reste distincte de la doctrine qu’il annonce ; cette personnalité retient au contraire une signification toujours actuelle et toujours vivante, pour l’humanité tout entière. De même qu’il est le Médiateur et le Rédempteur, le sanctuaire vivant où se consomme la réconciliation de Dieu et de l’homme, de même il est constamment et toujours le Sauveur des hommes. Toutes les puissances qui régénèrent, purifient et sanctifient l’homme, l’arrachant à la domination du péché, et lui communiquant les bienfaits du mystère de l’incarnation et de la rédemption, toutes ces puissances bénies procèdent de la personne de Christ et agissent sur les âmes par le moyen de son Esprit, toujours vivant dans son Église.
On ne peut pas concevoir l’histoire sainte sans la conception du miracle. Quoique cette conception soit appelée à trouver sa place et son développement naturel au cours de notre exposition dogmatique, nous pouvons cependant dès à présent affirmer l’incarnation comme le grand miracle du christianisme. Le Christ est lui-même le miracle fondamental du christianisme, en tant que son avènement constitue un commencement absolument nouveau dans l’histoire de l’humanité, retenant à ce titre une signification non seulement morale mais cosmique. La personnalité du Christ est un miracle historique, en tant qu’il constitue un point de départ nouveau dans l’ordre moral, dans un sens tout autre que celui que peut revendiquer tout grand génie humain, dont l’apparition ne se déduit pas rigoureusement du milieu historique qui le précède, car le commencement nouveau du Christ est absolument sans précédent. Le Christ n’est pas seulement un génie moral et religieux, il est avant tout l’homme nouveau, le nouvel Adam, dont l’apparition dans nos âges signifie une transformation morale, parce que d’abord elle signifie la transformation de notre nature. Il est le prophète revêtu de la force de l’Esprit de Dieu, mais il n’est ce prophète que parce qu’il est le Fils unique du Père, l’éclat de sa gloire et la splendeur de sa personne, et ce n’est pas l’homme seul mais la nature tout entière qui s’attend à lui. La personnalité du Christ est un miracle tout à la fois historique et cosmique, que les forces et les lois de la nature et de l’histoire ne pourront jamais expliquer. Mais la nouvelle révélation qui est en Jésus-Christ n’est accessible à l’humanité qu’à la condition qu’elle soit rendue participante d’un nouvel esprit, l’Esprit du Christ. Par le fait de son union avec l’homme, cet Esprit devient le principe d’un développement nouveau qui ne peut être compris que comme le résultat d’une transformation absolument nouvelle dans la conscience humaine.
Le miracle de l’incarnation est par conséquent inséparable du miracle de l’inspiration ou de l’effusion du Saint-Esprit, au jour de la Pentecôte. Cet Esprit affirme un nouveau développement dans la vie de l’humanité, et nous rend conscients d’une communion et d’une solidarité au sein de l’Église chrétienne, que lui seul peut connaître et réaliser. Ce qu’est objectivement pour l’histoire le miracle de l’avènement de Jésus-Christ, le miracle de l’effusion du Saint-Esprit l’est subjectivement pour l’âme humaine. L’Église chrétienne doit reporter son origine à ces deux commencements nouveaux, les deux faces d’un seul et même fait, le grand miracle, le miracle fondamental de la nouvelle création. Les miracles particuliers que relatent les récits évangéliques ne sont que le développement et l’attestation du grand miracle que nous affirmons, de même que les miracles de l’ancienne alliance ne sont que les signes précurseurs et les éclairs de la puissance créatrice qui, dans la plénitude des temps, devait apparaître et se concentrer dans le miracle de l’incarnation et de la fondation de l’Église.
Constatons maintenant la distance, qui sépare le supranaturalisme et du naturalisme et du rationalisme. Entre le naturalisme et le rationalisme, pour autant qu’on peut les différencier, — ils ne sont en effet que les deux faces d’une seule et même négation — s’il existe une différence, c’est que le premier saisit d’abord le côté objectif de l’être, tandis que l’autre s’attache de préférence à son côté subjectif et au point de vue de la conscience individuelle. Les deux systèmes s’entendent pour nier le miracle ; mais tandis que le naturalisme vise d’abord, dans son objection, le miracle de l’incarnation, se refusant à reconnaître une loi supérieure à celle de la nature, le rationalisme attaque de préférence celui de la révélation, parce que pour lui il ne peut pas y avoir d’autre critère et d’autre organe pour la science que la raison humaine. Mais quoique de tout temps il y ait eu des hommes pour affirmer que les idées de nature et de révélation, de raison et d’inspiration — la révélation et l’inspiration entendues au sens positif et chrétien — sont des idées qui s’excluent réciproquement, jamais le christianisme ne pourra faire sous ce rapport la plus minime concession. Lorsque nous voulons nous rendre compte de l’opposition qui sépare le supranaturalisme du naturalisme, nous n’avons pas de peine à constater que cette opposition dépend tout entière de la manière dont on comprend ce système de forces et de lois que nous appelons la nature ; on est naturaliste ou supranaturaliste suivant qu’on le conçoit, ou comme un système éternel, rigoureusement déterminé à l’avance, ou comme un ensemble de forces soumises à un développement téléologique et continu, préparant et préfigurant, sans les inclure dans une dépendance absolue, les uns au regard des autres, les divers âges et les transformations successives que doit traverser la création avant d’atteindre le terme que le Créateur lui assigne dans sa sagesse souveraine. C’est au christianisme que nous devons cette dernière conception de la nature. Le christianisme, en effet, par cela même qu’il se considère comme la seconde et la nouvelle création, affirme, bien loin de la nier, l’œuvre de la création ; pour lui la révélation et le royaume du Christ, considérés comme les puissances suprêmes qui concourent soit à l’achèvement, soit à la rédemption de ce monde, ne peuvent valoir que comme moyen de transformation et de préparation, bien loin de s’imposer comme des forces absolues, éternellement arrêtées à l’avance. Le débat entre le naturalisme et le supranaturalisme porte donc tout entier sur cette question : la nature est-elle préordonnée et voulue par une volonté créatrice, pour préfigurer et préparer la formation du royaume de Dieu sur la terre ? La nature ne nie point le fait de la création ; et le miracle met en évidence la liberté absolue du Créateur, retenant toujours dans son entière dépendance les forces et les destinées du monde. Mais si la nature ne contredit pas l’idée de création, l’idée de création, à son tour, ne supprime pas la nature, car on ne peut concevoir la nature que comme l’organe de la liberté, et non point comme l’obstacle contre lequel elle viendrait se briser. De même que le miracle dans la vie du Christ nous révèle l’unité de l’esprit et de la nature, de même la révélation du Christ n’est qu’une prophétie et une réalisation anticipée de ces nouveaux cieux et de cette nouvelle terre où nous verrons l’ordre nouveau réalisant l’alliance définitive des lois de la nature et de la liberté, tandis que la création actuelle, avec son éternelle opposition entre l’esprit et la matière, n’aura servi qu’à préparer son avènement.
Le naturalisme, au contraire, considère la nature comme un système absolu, se suffisant éternellement à lui-même. Ce système exclut donc la possibilité de tout commencement nouveau, et il ne peut rien produire qui ne soit la conséquence et le développement des lois, des forces, des contingences, qui restent à jamais et pour toujours invariables. Le panthéisme rigoureux, absolu, dont Spinosa, est le véritable interprète, reste la conséquence inévitable et forcée du naturalisme spéculatif. Spinosa, en effet, identifie Dieu et la nature. Pour lui, Dieu, c’est la nature produisant la nature, natura naturans, et le monde n’est que la nature produite, natura naturata. Par cela même qu’il affirme une nature qui exclut l’idée de création et repousse jusqu’à la possibilité d’un commencement nouveau, par cela même, pour lui, le miracle devient impossible. Sa nature produite, natura naturata, est en Dieu et par Dieu, natura naturans ; mais elle ne devient pas, par un acte créateur, impliquant un libre devenir, un commandement, et par conséquent la notion même du véritable miracle. Mais pas plus qu’il n’y a miracle à concevoir un cercle, possédant tout à la fois et de toute éternité son centre et sa circonférence, pas plus, pour Spinosa, Dieu et le monde coexistant ensemble ne constituent le fait surnaturel. De même qu’il y a impossibilité pour ce philosophe à concevoir la suspension des lois qui régissent le cercle, de même aussi la moindre suppression d’une des lois de la nature devient pour lui un non-sens, la nature n’étant à son dire que Dieu lui-même. Tel est, selon nous, le seul système naturaliste qui puisse légitimement revendiquer l’honneur d’être rigoureusement conséquent avec lui-même. Le déisme, il est vrai, a bien également la prétention de nier la possibilité du miracle au nom des lois invariables qui régissent la nature ; mais, tout en affirmant cette prétention, il l’invalide en admettant la création, le commencement nouveau, le miracle par excellence, car ce premier jour de la création une fois donné, force nous est de reconnaître qu’il est inexplicable, et bien réellement un miracle, tandis que les lois naturelles — certaines présuppositions une fois admises, sur l’espace, le temps, les atomes — se laissent généralement comprendre. Mais ce premier miracle, le déisme a la prétention de l’affirmer comme impliquant la négation du miracle, parce que, pour lui, le monde ne peut se concevoir que comme une horloge, si savamment combinée et exécutée, qu’elle marche par elle-même et pour toujours, sans que jamais le divin Ouvrier ait besoin de la revoir et de la corriger ; quand, au contraire, on ne voit dans la création qu’une œuvre qui va se poursuivant et se continuant, toujours entre les mains de Dieu et toujours appelant son intervention, forcément il faut admettre qu’au sein de la nature il y a constamment place pour la liberté et la toute-puissance divines. Aussi celui qui croit à la divine Providence, à la force de la prière, et qui aime à se dire avec une joyeuse certitude : « Toute bénédiction vient d’en-haut ! » celui-là est obligé de croire que, chaque jour et sans que nous puissions le voir, autour de nous, s’accomplissent de véritables miracles, et que nous sommes environnés de forces saintes et surnaturelles agissant sur un monde distinct de Dieu. Mais, étant admis ce point de vue, il y aurait inconséquence à ne pas admettre le grand miracle de la révélation, Jésus, fils de Dieu, manifesté en chairb.
b – Mynster : Idée de la dogmatique (Études et critiques).
Remarque. — La négation du miracle a été hautement affirmée de nos jours par le docteur Strauss, dans sa critique de la Vie de Jésus et dans sa Dogmatique chrétienne. Il en est qui n’ont su voir dans cette critique, qui désormais porte le nom de l’auteur, qu’un accès de scepticisme à outrance ; quant à nous, elle nous apparaît au contraire comme la prétention dogmatique la plus osée et la plus conséquente qu’ait jamais tentée le naturalisme contemporain. Cette critique, en effet, ne sait produire et répéter sans cesse qu’un seul et même argument : Le miracle est impossible ! et elle ne s’aperçoit pas qu’à cette perpétuelle redite il va perdant sans cesse de la grandeur et de la puissance qu’avait su lui donner la sobre et magistrale parole de Spinosa. Mais ce prétendu axiome qui, formulé ou sous-entendu, reste à Strauss le seul moyen à l’aide duquel il détruit pièce à pièce l’histoire évangélique, la transformant en un mythe perpétuel, ce prétendu axiome, il ne l’a jamais soumis à un examen attentif et rigoureux. La preuve en est dans le parti pris avec lequel, pour combattre le christianisme, il commence toujours par le caricaturiser, ne lui donnant pour représentants que ses défenseurs les plus inconséquents et les plus faibles. Pour nous, nous n’avons pas la prétention de nous dire les représentants d’une science désintéressée, mais nous pouvons encore moins concéder à Strauss ce prétendu désintéressement scientifique ; nous ne pouvons le lui concéder qu’en un seul point, c’est quand il s’agit des problèmes les plus graves et les plus saints concernant la vie religieuse. Comme on sent bien alors que non seulement il est désintéressé, mais complètement indifférent, en présence de ce qu’il y a de plus pur et de plus vivant pour l’âme humaine !
Si nous considérons maintenant le rationalisme et le naturalisme dans leurs rapports respectifs avec le supranaturalisme, nous verrons d’abord que, tandis que le rationalisme attaque l’inspiration et les miracles de la grâce, miracula gratiæ, qui en sont la conséquence, le naturalisme dirige ses principales attaques contre l’incarnation et les miracles physiques, sensibles, miracula naturæ, qu’elle implique nécessairement. Si nous envisageons la raison comme la pensée qui scrute les profondeurs de l’être et que nous nous demandions si cette raison, telle qu’elle nous apparaît, est un organe complet et se suffisant à lui-même, le naturalisme sera le premier à reconnaître que, bien loin d’être une force n’ayant plus rien à acquérir, elle va sans cesse grandissant par le moyen de connaissances et de découvertes nouvelles. Le rationalisme le plus moderne et le plus aventureux nous accordera même que, « s’il y a toujours plus de raison dans l’histoire, il y a toujours, plus d’histoire dans la raison » que généralement on ne veut bien le reconnaître. Mais, malgré toutes ces concessions, le rationalisme ne voudra jamais reconnaître qu’il y ait un autre moyen d’informations pour l’homme que la raison commune (κοινὸς λόγος). Elle seule, pour lui, reste la source où, dans tous les temps et pour tous les temps, les hommes ont puisé et puiseront les vérités qui leur seront nécessaires ; pour lui encore, ces vérités ne seront jamais que la conséquence et le développement de cette raison elle-même. L’inspiration ne sera donc pour lui que le génie de l’homme, prenant conscience de sa force ; et les vérités révélées ne seront que des vérités rationnelles, revêtant la forme antique et sacrée ; quant au miracle de la nouvelle naissance, il lui substitue l’instruction religieuse et la culture individuelle. Le rationalisme et le naturalisme se rencontrent sur la même voie, car nier qu’il y ait en Christ une vérité précédemment inconnue, c’est nier par cela même qu’il puisse posséder une source de vie autre que celle que nous pouvons nous-mêmes découvrir sur cette terre. Mais par contre, si l’on admet qu’en Christ et dans l’Esprit de Christ se trouve la cause de la vie nouvelle, il faut aussi admettre qu’en lui et dans son Esprit se trouve celle de la connaissance nouvelle, tout un monde d’idées divines, de mystères précédemment ignorés et dont la révélation ne peut s’expliquer par le travail naturel et progressif de la pensée humaine. Cette révélation surnaturelle ne peut nullement contredire aux connaissances rationnelles de l’humanité, car elle ne vient que pour les compléter et les préciser, ou pour les affranchir des incertitudes et des ténèbres dont elles sont entachées par le fait de la présence et de la puissance du péché au sein de l’humanité. Qu’il y ait dès lors, à cause de la révélation, un dualisme insoluble dans le monde de la pensée, on ne peut pas plus l’admettre qu’on ne saurait, au nom de la nouvelle création, concevoir deux créations dans le système du monde. Car, de même qu’il n’y a qu’un seul système du monde impliquant deux moments principaux, de même aussi il n’y a qu’un seul monde intellectuel, se mouvant sur ces deux pôles, la raison et la révélation. Objectivement l’unité se conçoit et s’explique par cela seul que le même Logos se révèle dans les deux créations ; en Christ, nous le voyons s’élever à sa plus haute puissance, se différencier du Logos universel, par le fait que ce dernier crée et conserve le monde, tandis que lui le complète et le délivre. Subjectivement, l’unité se retrouve dans le fait de la réceptivité de la raison pour l’Esprit de Christ qui, agissant et sur le monde et sur l’âme humaine, les pénètre et les domine, mais pour les amener, l’un et l’autre, à leur véritable perfection. Si souvent on a prétendu que la révélation contredit aux lois de la raison — cette chose, soit dit en passant, aussi indécise et changeante que la dialectique elle-même — qu’on peut bien le concéder, comme on concède ordinairement qu’elle contredit aux lois morales. Mais de même quelle ne contredit aux lois de la morale qu’en les supprimant comme abstraction et lettre morte, pour les réaliser dans la charité vivante qui est l’accomplissement de la loi, de même aussi, la contradiction qu’elle oppose aux lois de la raison consiste à les faire, d’idées abstraites et impuissantes qu’elles sont, des réalités vives et divines, par la sagesse qui est en Christ ; et cette sagesse est l’accomplissement de la loi morale et celui de la loi intellectuelle. Nous ne rencontrerons donc, ici, d’autre opposition que celle qui sépare la sagesse de Dieu de la sagesse du monde (σοφία Θεοῦ opposée à σοφία τοῦ κόσμου).
Remarque. — La nouvelle naissance doit être pour chacun de nous, pour l’âme individuelle, ce qu’a été pour l’Église, au jour de sa fondation, l’effusion du Saint-Esprit : la puissance qui ouvre le cœur à l’intelligence de la révélation chrétienne. Personne ne peut parvenir à la foi par le développement normal et régulier de son intelligence et de ses facultés affectives. Ce développement peut préparer la nouvelle naissance, mais il n’en tiendra jamais lieu. Ce n’est que par le commencement en nous de cette vie nouvelle que peut se faire pour nous la connaissance de la vérité chrétienne. Quand même il nous serait donné de concevoir et de réaliser une Dogmatique chrétienne répondant complètement à l’idéal qui l’inspire, elle n’aurait pas le pouvoir de convaincre un incrédule. Elle pourrait tout au plus le contraindre à confesser que, si jamais il devenait croyant, il ne pourrait pas autrement constater la foi conquise par la certitude de l’expérience et le rapport personnel et vivant avec les réalités invisibles.
Ce qui distingue la communauté chrétienne et croyante de toute autre association religieuse, c’est qu’elle est la création du Christ et qu’elle est obligée, par ce fait même, de retenir la personnalité du Dieu-homme comme sa seule raison d’être. Ce n’est que par le Christ que la communauté des croyants est en communion avec Dieu le père, et ce n’est encore que par le Christ qu’elle est la communion des saints, par le Saint-Esprit. Le fait incommutable qui doit présider à tous les développements de l’Église reste donc son rapport ininterrompu avec le Christ, le chef de l’organisme ecclésiastique. Ce rapport est un point à la fois historique et mystérieux, parce qu’il a pour objet une personne qui a vécu dans l’histoire, qui est actuellement et toujours présente dans l’Église, la personne du Christ, le Sauveur ressuscité, monté au ciel, et maintenant assis à la droite de Dieu le Père. La manière dont nous devons comprendre cette naissance fondamentale et première du christianisme doit trouver son application et son développement dans la doctrine de la Parole de Dieu et des sacrements. Mais lorsqu’il s’est agi de préciser ces deux doctrines, la société chrétienne s’est partagée en deux grandes confessions : l’Église catholique et l’Église évangélique protestante. L’introduction à la Dogmatique doit se borner à déterminer ce que doit être dans l’Église le principe, qui préside à la connaissance religieuse, afin de pouvoir l’affirmer sous une forme scientifique. Nous ne nous occuperons donc ici des divergences confessionnelles que pour autant que cela nous sera nécessaire, afin de déterminer ce que doit être pour nous la Parole de Dieu, car c’est elle qui, pour l’Église, reste le seul canon, la seule règle, le seul juge et de la vie et de l’enseignement.