La communion avec Dieu, une fois reconnue comme le seul vrai but de notre être, il faut également admettre que, jamais cette communion ne pourra se réaliser, si Dieu lui-même ne fait pas entendre le premier appel. Le premier commencement ne peut venir que de Dieu ; lui seul peut se révéler à l’homme et lui offrir l’alliance de sa communion. En dehors de la révélation, il ne saurait être question de communion véritable entre Dieu et l’homme car, alors, l’homme peut bien connaître une loi divine, le divin, mais quant au Dieu personnel, il n’existe pas encore pour lui. Et le Dieu du déisme qui, le monde une fois créé, l’abandonne à lui-même, à la fatalité d’une loi d’airain, se réfugiant par delà les étoiles sur son trône solitaire, ce Dieu ne vaut pas mieux que le Dieu d’Homère, qu’on ne retrouve plus dans l’Olympe parce qu’il est parti pour l’Ethiopie. Le Dieu personnel étant, lui, le premier pour appeler l’homme à s’unir à lui dans une communion vivante, il est de toute évidence que cette communion ne peut être qu’un acte religieux. Nous sommes alors en présence de Dieu ; c’est lui qui agit directement sur l’âme humaine, il en fait son sanctuaire ; l’homme reste sous l’entière dépendance de son Dieu.
Pour l’homme, le rapport religieux revêt donc un caractère de dépendance. Le rapport moral, par contre, ne peut être qu’un acte de liberté. Il est vrai que, dès l’abord et par le fait même de son origine, cet acte libre reste impliqué dans un sentiment de dépendance. L’homme se sent complètement à la merci de son créateur ; il a bien vive l’impression de la présence de Dieu, il entend son appel, il se sent sollicité, prévenu par les attraits de sa grâce et de sa lumière. Mais, à ce moment de la passivité, doit succéder celui de l’acceptation volontaire et personnelle. Dès lors, qu’il dépend de l’homme lui-même d’accepter ou de rejeter l’alliance que Dieu lui offre, il faut bien que, dans ce premier rapport exclusivement dépendant et religieux, intervienne un facteur moral, la liberté.
La foi, expression concrète de cet acte religieux et personnel, n’est pas seulement la certitude que Dieu est et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent (Hébreux 11.16). Elle est beaucoup plus qu’un acte de confiance s’assurant la grâce de Dieu, elle est aussi un acte d’obéissance, l’abandon volontaire de notre volonté à la volonté de Dieu. Dans la foi, dès l’abord et essentiellement, se trouvent donc unis et confondus le fait moral et le fait religieux. Ainsi il en est, surtout pour le Christianisme, la religion morale par excellence, celle qui seule dans la communion avec Dieu, sait unir le sentiment de la dépendance à celui de la liberté. Tout autres sont les religions qu’avec Schleiermacher nous pouvons appeler esthétiques ou affectives ; pour elles, la liberté dans nos rapports avec Dieu se trouve complètement absorbée par ce sentiment de la dépendance. Il ne saurait en être autrement, car elles ne comprennent la vie que sous l’action et la contrainte de la fatalité. Mais tel n’est plus le cas des religions essentiellement morales : du judaïsme et du christianisme. Pour elles, la vie n’est possible, et ce monde ne subsiste que grâce à la providence ; la foi en cette providence est la lumière qui les éclaire. La foi, non seulement unit l’élément religieux à l’élément moral, mais elle les oblige aussi à se reconnaître et à s’affirmer distincts et réels. Par la foi, l’homme affirme son union avec Dieu et par la morale, il la conquiert. Appelé à vivre et à se mouvoir dans un milieu où toute chose doit répondre à une fin et dont le royaume de Dieu est la fin suprême, il est impossible qu’il ne saisisse pas la religion comme l’expression de son intérêt moral et religieux. Ces deux éléments se retrouvent toujours, quoique sous des formes bien diverses, dans toute existence humaine. Pour la foi, le royaume de Dieu est déjà venu et par, l’espérance, elle le possède déjà pleinement réalisé. Mais pour la conscience morale, le royaume de Dieu doit d’abord se faire par le travail et pour la liberté. La foi possède le souverain bien comme une réalité, comme un don et une promesse de Dieu, car Dieu qui s’est uni à l’homme, est virtuellement et réellement le souverain bien ; toutes ses œuvres et ses grâces sont parfaitement bonnes et ses promesses ne trompent point comme celles de l’homme. La conscience morale, au contraire, contemple devant elle le souverain bien comme une possibilité et un avenir qu’elle doit, jour par jour, s’approprier et conquérir. Par la foi, l’homme se trouve en plein dans l’être véritable et se repose aux sources mêmes de la vie. Mais si la foi, la première quant à son essence, est la main qui reçoit et qui recueille le don de Dieu, c’est afin de produire l’amour personnel et vivant pour Dieu. Et cet amour ne saurait se contenir et s’immobiliser dans la contemplation et la prière. Il faut qu’il déborde au dehors et devienne le zèle pour l’œuvre de Dieu qu’il retrouve et qu’il poursuit dans l’infinie diversité de la création. Il s’efforce de faire entrer l’infini dans le fini, les comprenant l’un par l’autre, en accomplissant dans toutes les circonstances de la vie actuelle la volonté divine, afin que cette vie d’aujourd’hui, toujours plus glorifiée, devienne la vie en Dieu.
La morale et la religion ne sont donc point une seule et même chose, mais elles sont indissolublement unies. Aussi longtemps que l’homme devra poursuivre son existence terrestre, il faudra qu’il les retienne l’une et l’autre. Cette vérité semble s’attester par la succession de ces jours de repos et de travail qui partagent notre existence. Une foi sans les œuvres est une foi morte, et une religion qui ne connaîtrait pas le sentiment moral, ne serait qu’une froide religiosité, un mysticisme inerte, un quiétisme à la dérive qui, pour mieux réaliser la dépendance au regard de Dieu, ne pratiquerait que le rien faire et l’égoïste passivité. Cette religion, pour être conséquente avec elle-même, devrait aboutir au panthéisme absolu et sacrifier avec la personnalité de Dieu celle de l’homme lui-même. Mais, à son tour, une morale sans religion est une prétention sans réalité, une liberté sans son principe et ne repose, en définitive, que sur une contradiction.
De nos jours, nul n’oserait défendre une religion qui ne serait pas en même temps la morale. Par contre, ils sont nombreux ceux qui prétendent que la morale n’a que faire du concours de la religion et que, plus elle est sans la religion, et mieux elle s’affirme. Cette prétention vaut la peine d’un moment d’examen. Qu’on puisse concevoir la morale sans la religion, nous l’avons déjà accordé. Le contester, serait contester l’évidence. Il est, en effet, indéniable que, seul, l’idéal de l’humanité, abstraction faite de l’idée de Dieu, a produit des héros. L’homme se concevant comme personnalité libre et maître de la nature, portant en lui-même l’idée du bon et du juste, gardé toujours par le sentiment de l’honneur, même sans le recours à la volonté de Dieu, peut accomplir des actes qui imposent le respect. Nous n’avons qu’à nous rappeler les stoïciens, Kant et tant d’autres que, pour chacun de nous, peut faire revivre un souvenir personnel. Qu’à l’état d’exception, un pareil fait soit possible, c’est ce qu’explique d’abord la nature essentiellement religieuse de l’homme. Et de plus, l’homme ne serait pas capable de connaître et de servir la loi de Dieu, dans le sentiment de sa dépendance réfléchie et voulue vis-à-vis de lui, s’il ne possédait pas une indépendance relative, une personnalité supérieure, capable de se considérer comme sa loi et son but à elle-même. Mais si l’homme peut considérer sa propre existence comme impliquant son but à elle-même, on conçoit facilement qu’il en vienne à vouloir le royaume de l’humanité comme son royaume propre et à se croire assez fort pour le fonder lui-même, et pour se faire à lui-même une morale dont il est la cause et la loi. Au regard d’une raison, que tous reconnaissent comme une autorité universelle, capable d’affranchir ceux qui la servent, toutes les illusions sont possibles. Et comment en serait-il autrement, alors que l’homme s’arroge le pouvoir de décider et d’ordonner les devoirs qu’il est tenu de pratiquer envers lui, ses semblables et la nature ? Mais il y a plus : une morale religieuse n’est possible que pour l’homme capable de se créer une morale indépendante, autant dire, de se prescrire à lui-même les devoirs qui obligent envers lui et envers son prochain. Nous ne pourrions, par conséquent, que nous contredire si, après avoir reconnu à l’homme ce pouvoir, nous allions lui dénier celui de concevoir et de formuler une morale, abstraction faite de tout rapport personnel et librement consenti envers Dieu. Mais plus elle est réelle, la faculté morale de l’homme, et plus elle comprend qu’elle ne peut pas avoir pour objet sa propre glorification et qu’elle doit tendre plus haut. Plus l’homme saura se comprendre, et plus il reconnaîtra qu’il ne doit être qu’un moyen pour un but plus élevé que sa propre satisfaction, et qu’il faut qu’il devienne un organe pour l’esprit de Dieu et son royaume ; nécessairement alors, sa morale toute humaine et toute personnelle se transforme en une morale religieuse et son indépendance en la glorieuse dépendance du serviteur de Dieu. En un mot, plus cette morale sera morale, et plus elle amènera l’homme à tout rapporter à l’honneur de Dieu. Mais, nous le répétons, cette transformation serait impossible à l’homme s’il ne possédait, pas avec le pouvoir de tout rapporter à sa propre gloire, une puissance morale dont il dispose à son gré et dont il peut faire trophée en ne consultant que son intérêt propre. (Philippiens 2.6).
Celui qui n’accepte pas la morale naturelle comme un moyen éducateur, impliquant une cause supérieure, forcément en fait un phénomène inexplicable. N’est-il pas évident que si l’on supprime la religion, on ne comprend plus cette vie ; au milieu et au profit de toutes nos contingences éphémères, elle n’est qu’un geste dans le vide, une perpétuelle déraison. Seule, la morale religieuse explique la morale naturelle et lui assigne sa valeur véritable. Au point de vue religieux, on comprend fort bien que la morale religieuse et la morale naturelle puissent concourir ensemble à l’harmonie du développement de l’humanité. A ce même point de vue, tout en reconnaissant que, seule, la morale religieuse procède de Dieu et forme au travers de l’histoire un grand courant qui nous ramène vers lui et son royaume, il n’est pas non plus difficile d’admettre que la morale naturelle peut concourir à cette fin dernière. Dans l’histoire anarchique que domine la loi du péché, ces deux morales, il est vrai, ne peuvent que se contredire en s’affirmant sous une forme toujours exclusive. La morale naturelle cherchant à s’imposer comme l’œuvre de l’homme et la revendication de sa légitime indépendance, jamais n’a consenti, contrairement à la morale divine, œuvre de Dieu en nous, à se considérer comme un moyen. Elle veut être et toujours rester son propre but à elle-même. Dès la première heure de l’humanité, on constate sa présence dans le monde, car c’est elle qui a fait la chute et tous les paganismes qui ont envahi l’histoire. Le paganisme, il est vrai, ne consent pas à n’être qu’une morale. Sa prétention première, au contraire, est de se faire une religion, œuvre de l’homme, en opposition à celle que Dieu révèle et dont il est l’auteur. Mais il est si bien de l’essence de la religion de se considérer comme une révélation, un don de Dieu, que se trompant eux-mêmes, naturellement et sans efforts, les païens prirent leur paganisme comme l’œuvre des dieux de l’Olympe. Mais ne il pouvait durer, ce rêve naïf, à l’aide duquel l’esprit humain cherchait à s’expliquer le monde et ses rapports avec la divinité. A l’heure du réveil, s’arrachant à son rêve mythologique, refusant de se soumettre aux dieux de son enfance, il ne voulut plus reconnaître d’autre loi que la conscience de sa liberté et se fit une morale indépendante, œuvre exclusive de la raison humaine considérée, dès lors, comme la mesure et le critère de toutes choses. Nous voyons aujourd’hui dans le monde chrétien se reproduire le même phénomène : les hommes désapprennent la soumission à la parole de Dieu. Ils se croient suffisamment informés et revendiquent le droit de considérer comme un mythe la vérité chrétienne. Au nom de la raison et des lumières conquises, ils ne veulent plus voir qu’une usurpation et un mensonge dans l’autorité que jusques à ce jour elle a exercée, et cette autorité ne leur rappelle que le temps de l’ignorance et de la barbarie.
Et cependant, s’il est un fait certain c’est que, jamais dans l’histoire, on n’a rencontré la morale abstraite et indépendante qu’aux époques de dissolution et de décadence. Ce fut alors que les dieux de la Grèce et de Rome erraient comme de pâles fantômes dans la sombre nuit du doute universel, que sur les ruines de leurs temples et de leurs autels, les philosophes prêchèrent la morale indépendante. Ce n’est encore qu’aux heures où le Christianisme et l’église ont à souffrir des atteintes de l’incrédulité que, de nouveau, se fait entendre la voix des sophistes pour nous redire avec les païens de la décadence : « La morale seule nous sauvera, car elle est enfin venue, l’heure de la liberté et de la vertu ». Mais au milieu de tous les symptômes de décadence et de ruine, on est heureux de constater que, toujours plus fermes et plus fortes, il est des voix qui prophétisent le renouveau chrétien. Aussi, à la clameur qui prétend qu’il n’est de salut que par la morale et la foi toujours plus entière en l’idéal humanitaire, une autre clameur bien autrement retentissante ne cesse de répondre, que la véritable humanité se fera, mais au jour seulement où elle reconnaîtra que la morale ne peut être que dans la communion avec Dieu et par la puissance de son Christ. Cette même voix nous atteste, qu’au lieu de rechercher cette justice humaine qui, tout imparfaite qu’elle est, dépasse encore de beaucoup la mesure de son pouvoir, l’homme doit supplier avant toutes choses, son pardon, la justice de Dieu et l’avènement de son royaume. Ce témoignage en faveur de la vérité qui au milieu de nous ne cesse de se faire entendre, ne nous permet pas d’oublier toute la distance qui sépare le Christianisme du mythe païen. Le Christianisme, en effet, affirme la personnalité et la sainteté de l’âme humaine, tandis que le mythe l’ignore ou n’en a qu’un vague pressentiment. En outre, si le mythe par son essence et sa conception anté et anti historique, toujours se perd dans la nuit des temps, c’est, au contraire, au grand jour d’une civilisation savante, en pleine conscience de sa force, sceptique et railleuse, que le Christianisme vient annoncer à l’homme le salut par la grâce d’une révélation surnaturelle. Ces circonstances admises, forcément il faut reconnaître, que le Christianisme est bien ce qu’il prétend, être, la révélation de la vérité se recommandant à la conscience humaine (2 Corinthiens 4.2), ou, qu’il n’est que la plus audacieuse, la plus habile et la plus consciente de toutes les tromperies. Comment, en effet, ne pas voir que, depuis dix-huit siècles, le Christianisme retient toujours une puissance de rajeunissement que n’a jamais possédée la mythologie ? L’histoire nous l’atteste : quand une fois une religion païenne est entrée dans la voie de la décadence, il n’est plus aucune puissance capable de la rappeler à la vie ; pour toujours, elle est reléguée dans les ténèbres de la mort. Le Christianisme au contraire, possède la nature du phénix ; comme lui, il ne meurt que pour renaître. Que de fois on a cru à sa descente au tombeau ! Et que de fois il a brisé la pierre que les morts ne peuvent soulever ! Aujourd’hui, quoiqu’il en ait qui se refusent à le croire, nous assistons à l’une de ses résurrections. Et cette résurrection nous apporte et fait revivre l’idée de l’humanité véritable, dans l’indissoluble union de la morale et de la religion. Le travail que nous entreprenons ne nous est inspiré que par le désir de rendre à notre tour témoignage à cette puissance de vie éternelle que possède le Christianisme. Nous n’hésitons donc pas à le dire : la morale sans la religion et sans la foi, pourvu qu’elle soit encore une morale et qu’elle retienne la conviction de la dignité et de la personnalité humaines, pour nous, n’est point sans valeur. En présence de tous ces systèmes qui nient résolument l’âme immortelle et ne veulent plus relever que de la matière et de l’intérêt bien entendu, nous sommes heureux du témoignage qu’elle rend encore à la liberté dans le monde moral et au triomphe de l’esprit sur la matière. Mais, qu’il nous soit permis d’ajouter, elle est, à notre sens, par trop incomplète et bornée, la pensée qui ne proclame la dignité et la moralité de l’homme qu’à l’honneur exclusif de l’homme. La véritable dignité de l’homme, nous ne devons pas l’oublier, n’est pas celle qu’il se confère à lui-même, mais qu’il reçoit comme un don gratuit de la grâce de Dieu. Dès lors que l’homme ne veut voir sa dignité que dans le consentement de lui-même avec lui-même, il devient incapable d’assurer à son existence sa véritable unité. Malgré tous ses efforts, il va au devant d’une contradiction qu’il n’a ni la force ni le moyen de conjurer.
Pour mettre en pleine évidence la contradiction qu’implique la morale indépendante, il nous suffira d’en appeler au témoignage des stoïciens. Ils rangeaient sous deux chefs toutes les circonstances de la vie humaine ; celles qui sont au-dessus et celles qui sont au-dessous de nous (τὰ ἐφ᾽ ἡμῖν et τὰ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν) celles que nous dominons et celles qui nous dominent. Nous traduisons donc fidèlement leur pensée, en résumant toute leur morale dans ce seul précepte : Ne t’inquiète que des choses qui relèvent de ta volonté et peuvent intéresser ta liberté. Fais ton devoir ; quant au reste, laisse-le se perdre dans le courant de l’universelle indifférence. Cette consécration au devoir, si absolue qu’elle puisse paraître, n’en implique pas moins une manifeste contradiction. Les choses en effet, qui dépassent mon pouvoir et font obstacle à ma liberté, ou je dois les accepter comme voulues par la loi qui commande à tous les événements et supprime, en définitive, celle de la conscience morale, ou comme l’expression directe d’une puissance essentiellement juste et bonne. Par le fait même de cette alternative, à l’origine de tout acte moral, il faut que forcément intervienne un acte de foi. Si inaperçu, si humble soit-il, malgré toutes les circonstances contraires, il faudra bien qu’il finisse par apparaître et s’imposer. S’il y a et s’il y a eu des athées pour dire : je ne crois pas en Dieu, mais au devoir, si ces athées prouvent la sincérité de leur conviction par des actes de dévouement et de renoncement, ils ne sont plus pour nous des athées mais des croyants, des hommes religieux, qu’ils le veuillent ou non. Alors qu’ils ne croient rendre qu’un culte au devoir, de leurs propres mains ils élèvent dans leur conscience un autel au Dieu inconnu (Actes 19.23). Car croire au devoir, sacrifier pour lui biens, honneur et vie, c’est affirmer l’idée morale comme la grande puissance qui commande à l’existence humaine et tenir pour assuré le triomphe définitif du bien sur le mal, en dépit de toutes les contradictions. Douter de ce triomphe, c’est se détourner de cette puissance qui, tout en ayant la prétention de contraindre ma volonté, ne sait pas se défendre elle-même. Dés lors, pourquoi me dévouer au service d’une cause qui n’a pas le pouvoir ou le vouloir de poursuivre et d’assurer son propre triomphe ? La foi vivante au devoir implique donc la foi inconsciente en l’ordre moral, au gouvernement moral de ce monde, en d’autres termes, en une providence divine, réservant à la bonne cause la victoire définitive et veillant sans cesse pour que ceux qui travaillent pour elle ne travaillent pas en vain (1 Corinthiens 15.58). Il n’est pas d’acte moral digne de ce nom qui ne soit un acte de foi. Aussi Kant et Fichte, tout en affirmant la morale indépendante, sont obligés de confesser la morale religieuse. Il n’en sera jamais autrement, car il est impossible de ne pas le reconnaître, pour supprimer la contradiction entre le fait moral et le cours ordinaire des choses, il faut une puissance juste et sainte et en même temps, souveraine, et sur l’homme et sur la nature. Les moralistes qui, au seuil de la morale inscrivent l’indépendance absolue de la personnalité humaine, forcément doivent aboutir à la foi religieuse, alors même qu’ils ne l’entendraient pas comme l’entendent les chrétiens. Mais la contradiction qu’implique la morale indépendante apparaît bien plus évidente encore, lorsqu’au lieu de regarder à l’action qu’elle commande, nous regardons à la douleur que forcément elle impose. Car que devenir, alors que nous voyons notre activité contredite ou brisée par la maladie ou d’autres épreuves infiniment plus dures encore ? Dans ces circonstances, la morale indépendante ne sait nous conseiller que la résignation absolue. Mais la résignation ne peut que supprimer la liberté, car se résigner, c’est abdiquer au profit de la nécessité. Mais, si cette nécessité n’est autre chose que l’aveugle fatalité ou la puissance d’une nature inconsciente, ne nous impose-t-on pas la plus abaissée et la plus cruelle de toutes les servitudes ? N’est-ce pas pour la liberté et la dignité humaine la plus criante de toutes les injustices, alors qu’elle est obligée de s’incliner devant la toute puissance de la nature ? Qu’on ne vienne pas nous dire, qu’à se sacrifier, à s’immoler, la liberté s’affirme et se fait plus grande encore ! Car, comment ne pas le voir, le fatalisme de la nature se raille de cette liberté, la convainc de déraison et d’impuissance et la réduit à confesser que tous ses efforts dans la lutte pour le devoir, si héroïques soient-ils, se retournent contre elle et font retomber sur elle l’éternel rocher de Sisyphe ? Cette énigme, seule, la religion peut nous l’expliquer, car seule, elle nous apprend à reconnaître la main de Dieu dans cette puissance qui nous frappe. Alors nous recevons l’épreuve comme le moyen éducateur qui prépare pour le royaume de Dieu et son définitif triomphe. Sous cette salutaire discipline, nous entendons cette parole de l’Ecriture : « Toutes choses concourent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu » (Romains 8.28). Ce n’est qu’alors que l’affligé volontairement peut faire du joug détesté que lui inflige la fatalité, le joug facile qu’il accepte et qu’il aime parce qu’il est celui qu’a choisi pour lui, dans sa sagesse et dans son amour, le père qui est au ciel.
Mais ce n’est pas seulement en présence des injustices et des violences de la nature et du monde du dehors, que notre impuissance s’accuse et se fait le plus douloureuse. Il peut se faire que les circonstances extérieures, au lieu de nous contredire et de nous amoindrir, nous élèvent et fassent abonder pour nous les privilèges et les distinctions les plus enviées, qu’autour de nous, elles rassemblent les moyens d’action, les influences, les biens qui ne peuvent que servir et qu’exalter notre force morale. Et cependant, dans ce milieu où tout semble concourir pour faire abonder dans nos cœurs les certitudes et les joies de l’indépendance, il peut advenir que, tout à coup, mis en présence de la loi de Dieu, telle qu’elle s’impose dans sa juste rigueur, nous sentions notre volonté captive et rebelle, contredire à ce qu’elle sait être notre service raisonnable. D’autres, avant nous, en ont fait l’humiliante expérience et ils ont dû s’écrier avec l’un des plus nobles représentants de la lutte pour le devoir : « Le bien que nous voulons, nous ne le faisons pas, le mal que nous haïssons, nous le faisons. » (Romains 7.19). Et à cette contradiction, la plus amère que connaisse la conscience morale, quel remède peut nous apporter la morale indépendante ? Nous prêchera-t-elle la repentance ? Mais le repentir que peut-il pour nous ? Il ne sait que faire revivre le mal que nous avons accompli, mais il ne peut ni le supprimer, ni nous donner la force nécessaire à notre relèvement. Où donc pourrons-nous trouver le secours ? Ce n’est certes pas la philosophie qui pourra nous venir en aide. Un de ses plus nobles représentants, l’esprit le plus philosophique de notre siècle, le célèbre Kant vient bien nous dire, comme un axiome incontesté « que l’obligation du devoir en implique la possibilité » car dit-il, « on ne peut admettre que la loi commande ce qu’il nous est impossible de faire. » Mais ici, le remède proposé ne fait qu’irriter et qu’aviver la plaie qu’il faudrait guérir. Et l’on dirait que le philosophe est le premier à le pressentir. Lui qui relève avec tant de puissance les antinomies de la raison pure, en présence de cette effrayante contradiction, n’ose pas conclure. Il lui suffit de la constater : « Tu te dois, nous dit-il, au devoir en vertu d’une irrépressible nécessité, mais tu ne peux pas ce que tu dois et tu restes lié par une autre nécessité. » C’est assez pour lui d’oser cet aveu ; on dirait qu’il se hâte de l’oublier, tant il redoute d’en approfondir les conséquences. C’est à croire qu’il veut ne pas voir que, seul, le Christianisme peut nous donner la solution et l’explication de ce paradoxe de la raison pratique car, seul, il nous enseigne que le péché est entré dans le monde, qu’il est devenu notre partage à tous et que, sous sa douloureuse contrainte, nous sommes mauvais et incapables de faire le bien. Notre volonté atteinte par la tache originelle ne peut redevenir capable de vouloir et d’accomplir le bien que par le secours d’en haut. Il lui est indispensable.
C’est donc à juste raison que le Christianisme nous enseigne, que nous avons besoin d’une nouvelle naissance, non pas seulement pour recevoir par la grâce de Dieu le pardon de nos péchés et la justification mais, ainsi que s’exprime un apôtre (2 Pierre 1.4), « pour être rendus participants de la nature divine qui seule est bonne, car personne n’est bon que Dieu seul » (Marc 10.18). A cette seule condition, nous pourrons vivre une vie réellement morale ou, comme s’exprime le christianisme, la vie qui se sanctifie. Aussi, la doctrine chrétienne nous enseigne-t-elle que, quoique esclave du péché, la volonté humaine retient encore le pouvoir d’accepter ou de repousser la grâce que Dieu nous offre. Enfin, l’expérience de tous les chrétiens atteste, que la liberté humaine ne se retrouve que lorsqu’elle prend son point de départ, son commencement, dans la grâce de Dieu, sa règle et sa loi. Mais si l’antinomie que nous venons de rappeler : « Tu dois, mais tu ne peux pas » est, avant tout, une vérité d’expérience que l’on ne peut pas connaître avant de l’avoir conquise dans les luttes de la vie morale, il en est ainsi de la solution que lui offre le Christianisme. Elle aussi, est une vérité expérimentale. Pour croire, il faut librement et tout entier se donner à l’Évangile. Plus on le pratique et mieux on le croit.