a – Jacques Louis Tournier (1828-1898), pasteur à Genève de 1852 à 1898, il fut l’un des plus brillants prédicateurs genevois du 19e siècle ; on lui doit de nombreuses poésies, notamment Les Enfantines, publiées en 1852.
Mes Frères,
Le Samedi 27 Mai 1564, vers huit heures du soir, s’éteignait dans notre ville un homme dont le nom, désormais inséparable du sien, devait jeter sur elle un incomparable éclat : cet homme était Jean Calvin, et voilà, pour me servir des expressions de Théodore de Bèze, son biographe et son ami, racontant cette mort quelques mois plus tard, « voilà comme en un instant ce jour-là le soleil se coucha, et la plus grande lumière qui fût en ce monde pour l’adresse de l’Eglise de Dieu, fut retirée au ciel. » C’est cette date mémorable, mes Frères, que le cours du temps nous ramène après trois siècles ; c’est ce grand événement dont nous venons célébrer aujourd’hui le souvenir, de concert avec les Eglises de la Réformation. Dans quel sens et dans quel esprit ? C’est ce qu’il importe de bien déterminer tout d’abord.
Si je comprends bien le but de la solennité qui nous rassemble, nous venons, avant tout, dans ce temple, faire acte de reconnaissance envers Dieu. C’est lui qui est l’auteur de toute grâce excellente et de tout don parfait. C’est lui, quand l’Evangile était depuis des siècles étouffé et comme enseveli sous l’amas des erreurs et des traditions humaines, qui l’a remis en lumière par la Réformation. C’est lui qui a fait cette œuvre, et les grands hommes qu’il a suscités pour l’accomplir, Calvin entre autres, n’ont été que des instruments de ses divins décrets. A lui donc, avant tout, à lui gloire et reconnaissance pour les inestimables bienfaits spirituels que ce jour retrace si vivement à notre souvenir !
Toutefois, mes Frères, parce que nous ferons acte de reconnaissance envers Dieu, nous sera-t-il interdit, pour cela, de faire acte de reconnaissance envers le grand Réformateur retiré à l’Eglise il y a trois siècles ? Je ne le pense pas. En effet, si Dieu fait son œuvre, il la fait par des hommes, qui sont ouvriers avec lui, comme le dit l’Ecriture, et, dès lors, pourvu que toute gloire soit rendue à lui seul, qu’y a-t-il de contraire à l’esprit de l’Evangile à bénir leur mémoire et à honorer leurs travaux ? Or, parmi les ouvriers de la Réforme, y en a-t-il un, je vous le demande, qui lui ait rendu de plus signalés services que Calvin, et, parmi les Eglises, y en a-t-il une qui lui soit plus redevable que la nôtre ? Sans doute, ce n’est pas à lui que nos pères durent d’avoir secoué le joug des erreurs de Rome. Froment, et surtout Farel, avant lui, avaient prêché l’Evangile à Genève, et la Réforme y avait été officiellement proclamée près d’un an avant son arrivée dans nos murs. Mais si elle était proclamée, elle était loin d’être établie pour cela, au jugement de Farel lui-même, et peut-être ne l’eût-elle jamais été sans Calvin. C’est lui, en effet, qui l’affermit, l’organisa, la constitua véritablement. C’est lui qui fit ainsi de notre petite ville une grande cité, le foyer tout ensemble et le boulevard du protestantisme. C’est lui, selon l’expression d’un historien célèbreb, qui « fonda l’influence de Genève, » et, selon le mot d’un autre historienc, « en fit la capitale d’une grande opinion. » Et ce n’est pas tout, car, tandis que le Réformateur fondait ainsi l’influence religieuse et la grandeur morale de notre cité, il jetait en même temps, par son Collège et son Académie, les bases de tout son développement scientifique et intellectuel, en sorte que c’est à lui que Genève doit le rang qu’elle a occupé pendant trois siècles et celui qu’elle occupe encore aujourd’hui, dans le monde de la pensée aussi bien que dans celui de la foi. Après Dieu, mes Frères, je le répète, voilà ce que Genève doit à Calvin : n’est-il pas naturel et juste que notre Eglise s’acquitte en ce jour de la dette de reconnaissance qu’elle a contractée envers lui ?
b – M. Guizot.
c – M. Mignet.
Mais nous avons autre chose encore à faire aujourd’hui : nous avons des impressions à recevoir et des enseignements à recueillir. En effet, mes Frères, y a-t-il rien de plus propre à nous instruire, à nous édifier, à nous enflammer d’un saint zèle et d’une chrétienne émulation, que l’exemple des grands serviteurs de Dieu ? Or, tel est précisément le fruit que nous pouvons et devons retirer de celui que Calvin nous a laissé. Non pas, certes, que nous ayons le moins du monde l’intention de faire de lui un saint et de le canoniser ! A Dieu ne plaise, disait déjà à ce propos Théodore de Bèze, que je veuille faire d’un homme un ange, » et nous pensons là-dessus exactement comme lui. Non ; ni un saint, ni un ange. Calvin fut un homme ; il eut ses erreurs, ses faiblesses, ses fautes, ses misères : eh ! qui le savait mieux et qui l’avoua plus humblement que lui ! Mais, avec tout cela, et malgré tout cela, je le répète, ce fut un grand serviteur de Dieu, et à ce titre nous avons tous grandement à profiter à son école.
C’est dans cette pensée, mes Frères, et avec ces réserves et ces limites, que je n’hésite point, pour ma part, à vous proposer son exemple aujourd’hui, m’appuyant d’ailleurs de cette parole de l’auteur de l’Epître aux Hébreux, qui me paraît admirablement résumer le véritable esprit de la solennité de ce jour : Souvenez-vous de vos conducteurs, qui vous ont annoncé la Parole de Dieu, et imitez leur foi, considérant quelle a été l’issue de leur vie. (Hébreux 13.7)
Il y a bien des hommes dans Calvin, mes Frères, et, pour les étudier tous, ne fût-ce que sommairement, ce n’est pas un discours qu’il faudrait ; c’est un livre. Il y a le théologien, d’abord, le premier, le plus grand, sans contredit, dont le protestantisme puisse se glorifier. Il y a le Réformateur ensuite, lequel n’a point de supérieurs, que je sache, et n’a qu’un égal, je veux dire Luther, aussi puissant pour détruire que lui pour fonder. Il y a le politique et l’homme d’Etat, celui dont l’œuvre est le plus contestable, sans doute, mais qui, s’il s’est trompé, s’est trompé du moins avec grandeur, comme les grands hommes se trompent. Il y a le littérateur et l’écrivain, l’écrivain de génie, l’un des trois ou quatre fondateurs de la langue française, dont le style, au jugement d’un des maîtres de la critique moderned, peut marcher de pair pour le nerf et l’éloquence avec celui de Bossuet lui-même. Il y a tout cela dans Calvin, mes Frères, et bien d’autres choses encore. Forcé de me restreindre, obligé de choisir entre ces divers points de vue, je m’attacherai uniquement à celui qui me parait tout ensemble et le plus instructif pour nous et le plus conforme à l’esprit de mon texte. Laissant de côté, dans Calvin, le littérateur, l’écrivain, le politique, le théologien et même le Réformateur, je n’envisagerai en lui qu’une seule chose, ce qui est en quelque sorte au-dessous de tout cela, ce qui supporte et soutient tout cela, je veux dire l’homme, le chrétien. Ce point de vue, j’en conviens, pourra paraître au premier abord quelque peu spécial, quelque peu restreint : j’avoue, pour ma part, que cet inconvénient me semble presque un avantage. D’ailleurs, ne l’oublions pas, en étudiant l’homme et le chrétien, c’est bien au fond tout le reste que nous étudierons, puisque c’est là la base et la clef de tout le reste.
d – M. Nisard.
Toute grande personnalité humaine, toute grande figure morale présente quelque caractère principal, quelque trait dominant qui en constitue l’unité, et peut, par conséquent, servir à la définir. Quel est, dans la figure de Calvin, ce caractère principal, ce trait dominant ? Je ne crois pas me tromper en affirmant que c’est celui-ci : la consécration à Dieu. Je m’explique. La souveraineté de Dieu et les droits de Dieu : tel est, en toutes choses, mes Frères, ce qu’on pourrait appeler le point de départ de Calvin. Dès lors, reconnaître ces droits, s’anéantir devant cette souveraineté, donner gloire à Dieu, en un mot, dans le sentiment d’une entière dépendance et d’une soumission absolue : voilà, selon lui, le tout de l’homme. Or, ces droits de Dieu sur nous sont de deux sortes, cette souveraineté de Dieu se manifeste sous deux formes essentielles : dans l’ordre religieux, sous forme de vérité, dans l’ordre moral, sous forme de loi. De là un double devoir de notre part : la foi, qui est l’acquiescement à la vérité ; l’obéissance, qui est la soumission à la loi. Et comme ces deux formes de la souveraineté de Dieu sont inséparables, les deux formes de devoir qui y correspondent le sont également, de telle sorte que le chrétien véritable peut se définir : l’homme qui ne s’appartient plus à lui-même, l’homme dont la foi et l’obéissance, la vie religieuse et la vie morale, présentent au même degré ce même caractère : consécration au Seigneur ! Eh bien ! mes Frères, voilà précisément la définition de Calvin. Non pas, assurément, qu’il ait réalisé ce noble idéal (qui l’a jamais réalisé et qui le réalisera jamais sur la terre ?), mais parce qu’il s’en est si constamment pénétré, parce qu’il a si constamment tendu à le réaliser, que sa physionomie morale a fini par en recevoir son trait distinctif, sa marque ineffaçable. Telle une médaille, bien qu’imparfaitement réussie, a gardé pourtant et reproduit distinctement l’empreinte du balancier. Reste maintenant, si vous le voulez bien, à reprendre, pour les examiner successivement, les deux faces de cette médaille, les deux traits de cette physionomie — et d’abord la foi.
Par où commença la foi chez Calvin ? Par où elle commence toujours, mes Frères, je veux dire par un sincère et ardent amour de la vérité. Cet amour, disons mieux, cette passion, cette faim et cette soif du vrai en toutes choses, et particulièrement en religion, fut un trait distinctif du caractère de Calvin dès sa jeunesse : tous ses biographes, anciens et modernes, en ont été frappés. Tel il nous apparaît déjà en 1523, écolier de quatorze ans, au collège de la Marche, sous Mathurin Cordier. Tel encore, quelques années plus tard, au collège de Montaigu, quand de la bouche d’Olivétan son âme avide reçoit les premiers rudiments de l’Evangile. Tel surtout quand, sur le conseil de ce même Olivétan, il commence à sonder sérieusement les Ecritures et déjà se prépare à rompre, coûte que coûte, avec Rome, si sa conscience exige de lui ce sacrifice fait à la vérité. La vérité, encore une fois, la vérité religieuse, voilà ce qu’il cherche, voilà ce qu’il désire uniquement. Et il la lui faut, non pas vague, obscure, incertaine, mais claire, positive, absolue, la foi, selon sa propre expression, requérant « une certitude pleine et arrêtée, et telle qu’on a coutume d’avoir des choses bien éprouvées et entendues. » Mais où la trouver, cette vérité-là ? Evidemment pas dans les traditions humaines, puisqu’elles contredisent l’Ecriture et se contredisent entre elles. C’est donc dans la Parole de Dieu. Oui, elle est là, elle n’est que là, et c’est à elle seule, en effet, qu’il va la demander. Oh ! avec quel ravissement ne la salue-t-il pas à mesure qu’elle se découvre, à mesure qu’elle se dégage à ses yeux du volume sacré, où l’étude et la prière le tiennent respectueusement penché nuit et jour ! La voilà, c’est bien elle, il n’en saurait douter, car en même temps que le témoignage de Dieu la certifie extérieurement, cette vérité ne se rend pas à elle-même un moins puissant témoignage au fond de son âme ! Aussi, comme il l’embrasse, comme il s’y attache avec joie, avec amour ! Ne craignez pas qu’il conteste avec elle : on ne conteste pas avec la vérité de Dieu ; on la reçoit avec confiance, on lui soumet son esprit sans réserve, et c’est ce qu’il fait. Mais ce n’est pas son esprit seulement que Calvin lui soumet, c’est son cœur, c’est sa volonté, c’est le fond le plus intime de son être. Cette vérité, c’est le pain de vie, et il s’en nourrit ; c’est la fontaine de vie, et il s’y abreuve avec délices. Et ainsi, passant dans son âme et se mêlant à elle, par une sorte d’assimilation intérieure analogue à celle qui se fait des aliments dans le corps, elle y devient la foi, la vraie foi, celle qu’il a lui-même définie « la vérité faite nôtre, » la vérité hors de nous devenue la vérité en nous. Voilà la foi de Calvin, mes Frères, et vous en chercheriez vainement une, je m’assure, qui fut tout ensemble plus ferme, plus personnelle, plus vivante. Fondée sur la Parole de Dieu, avec l’Esprit de Dieu pour interprète, c’est une persuasion, c’est une conviction dans toute la force du terme, c’est-à-dire, d’une part, une soumission absolue à la vérité, comme autorité, et, de l’autre, une expérience intime et personnelle de cette même vérité. Si donc on me demande : Que fut Calvin comme homme, comme chrétien ? Je réponds avant tout : ce fut un chrétien convaincu, ce fut un homme de foi, et j’ajoute : c’est là qu’il faut chercher le véritable secret de sa vie et la véritable clef de son œuvre.
Que n’ai-je le temps, mes Frères, de justifier cette assertion en étudiant avec vous, en parcourant du moins rapidement l’une et l’autre ! Vous ne tarderiez pas, j’en suis sûr, à reconnaître avec moi que la foi, et la foi seule, du commencement à la fin, les explique. — C’est elle, c’est la foi qui, dès 1528, fait de Calvin, âgé de vingt ans seulement, un missionnaire et un évangéliste : à peine est-il en possession de la vérité, qu’il brûle du désir de la communiquer à d’autres, et qu’il la prêche, malgré toutes sortes d’obstacles et de périls, à Orléans, à Bourges, à Paris, « avançant ainsi merveilleusement le royaume de Dieu, » selon l’expression d’un de ses biographes. — C’est elle, sept ans plus tard, en 1535, qui l’arme d’une sainte hardiesse pour la défense de cette même vérité : la cause de la Réforme est méconnue en France et persécutée ; tous les jours, de nouveaux martyrs sont envoyés à l’exil et à la mort : Calvin s’émeut, il prend la plume, et c’est sous la dictée de la foi qu’il compose l’Institution chrétienne, et adresse à François Ier sa sublime préface, la plus éloquente apologie du christianisme qui ait été écrite depuis Tertullien. — C’est elle, peu de mois après, qui lui donne le courage de tenter à Genève l’œuvre de la Réforme morale. En vain Farel, le bouillant, l’intrépide Farel, désespère de cette œuvre ; en vain lui-même prévoit les difficultés presque insurmontables qu’elle rencontrera : il l’entreprend néanmoins, pourquoi ? parce qu’il croit, d’une foi inébranlable, à la puissance de l’Evangile et au triomphe inévitable de la vérité. — Et s’il persévère dans cette tâche, après l’avoir entreprise, si, sans se laisser jamais abattre ni décourager par les obstacles et les périls de toute espèce qui s’accumulent sur sa route pendant vingt ans, il marche résolument à son but et l’atteint enfin, laissant après lui une Genève nouvelle, une Genève régénérée par l’Evangile, où chercherez-vous l’explication d’une telle persévérance et d’un tel triomphe, si ce n’est dans sa foi encore, dans cette foi en vertu de laquelle il a tenu ferme, comme voyant Celui qui est invisible ? — Et enfin, mes Frères, c’est elle, c’est la foi qui explique, et qui peut seule expliquer, l’immense, la prodigieuse influence exercée par Calvin, non seulement à Genève, mais dans toute l’Europe. Oui, n’en doutez pas, s’il devient si promptement le chef avoué de la Réforme en Suisse, en France, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, en Ecosse, si, dans tant de pays divers tant d’Eglises diverses regardent à lui et se réclament de lui, c’est à l’énergie, c’est à l’ascendant de sa puissante conviction qu’il le doit. En tout cela, sans doute, il faut faire la part du génie : mais, ne vous y trompez pas, mes Frères, le seul génie de Calvin, si extraordinaire qu’il fût, n’eût jamais fait tout cela. Son génie ne fut que l’instrument de sa force ; sa foi en fut le principe, et son œuvre entière pourrait se définir : l’œuvre d’une foi puissante servie par un puissant génie.
Mais, ici, je prévois bien l’objection qu’on ne manquera pas de me faire. Sans doute, me diront quelques-uns, cette foi fut le secret de sa puissance, nous en convenons avec vous. Mais vous ne dites pas tout. Il y a le revers de la médaille. Cette foi, qui fut la source de sa puissance, le fut aussi de son intolérance ; il en sortit l’héroïsme, d’accord, mais il en sortit aussi le fanatisme. Oubliez-vous donc que, non content d’avoir des croyances, des convictions comme vous dites, Calvin voulut encore les imposer aux autres ? Oubliez-vous que, pour les faire triompher, au lieu de s’en tenir à la persuasion, il eut recours à la force, à la persécution contre ceux qui ne les partageaient pas ? Oubliez-vous, pour tout dire d’un mot, le bûcher de Michel Servet ?… Non, mes Frères, non, je n’oublie rien de tout cela, je ne nie rien de tout cela ; pourquoi le ferais-je ? Est-ce donc, encore une fois, le panégyrique de Calvin que j’ai entrepris de faire aujourd’hui, et me suis-je proposé de démontrer que Calvin fut un ange ou un saint, et non pas un homme ? Qu’il y ait eu en lui de l’intolérance religieuse, je l’accorde donc ; mais ce que je nie, et c’est ici pour moi le point capital, ce que je nie, c’est que cette intolérance fût le résultat de sa conviction, de sa foi. Je m’explique. Mes Frères, quand on veut juger un homme, il faut nécessairement se placer au point de vue des idées du siècle où vivait cet homme : c’est là, j’ose le dire, une règle élémentaire en histoire. Or, au siècle de Calvin, quelles étaient les idées régnantes en matière de liberté religieuse ? La confusion entre le temporel et le spirituel était générale, universelle ; tout le monde pensait que le pouvoir civil devait aide et protection à la vérité religieuse, l’Etat à l’Eglise ; tout le monde, par conséquent, trouvait juste et légitime que celui qui errait quant à la doctrine, l’hérétique, comme on disait, fût réprimé par la force, et, au besoin, retranché par le glaive. Et de là, mes Frères, le procès, le bûcher de Michel Servet, qui ne fut qu’une application particulière de la théorie générale dont je parle. Et la preuve, c’est que tous les contemporains approuvèrent hautement alors ce que nous, enfants d’un siècle plus avancé sous le rapport de la liberté de conscience, nous condamnons et avons raison de condamner aujourd’hui ; tous, dis-je, Bucer, Farel, Bullinger, même le doux Mélanchthon, même Bolsec, un adversaire de Calvin ! Aussi, deux des plus éminents historiens de notre époque, appréciant à leur tour ce même fait au point de vue que je viens d’indiquer, n’ont-ils pas craint de porter ce jugement qui me paraît le seul vrai, le seul équitable : « L’idée générale, selon laquelle agit Calvin, était de son siècle ; on a tort de la lui imputere ; ce fut le crime du temps, plus que de l’homme mêmef. » — Gardons-nous donc, mes Frères, de confondre des choses qui sont profondément distinctes. Déplorons, condamnons l’intolérance de Calvin, c’est notre droit, c’est notre devoir ; mais ne rendons pas sa foi responsable d’une faute qui fut avant tout celle de son temps. Admirons-la plutôt, envions-la, cette foi puissante qui fut l’âme de sa vie, hélas ! et qui l’est si peu de la nôtre !
e – M. Guizot.
f – M. Michelet.
Nous ne saurions nous le dissimuler, en effet : de qui nous manque aujourd’hui, ce sont précisément des convictions fortes. Pourquoi ? Parce qu’il nous manque d’abord ce qui en est la base essentielle, la condition indispensable, je veux dire : la foi à la vérité ! Le mal de ce siècle, tout le monde l’a nommé, c’est le scepticisme. Ecoutez ce qui se dit, lisez ce qui s’écrit : des bouches et des plumes les plus autorisées de la littérature contemporaine, vous entendrez sortir le mot de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? La vérité, poursuit-on, elle n’existe pas, ou, si elle existe, elle est inaccessible à l’homme, ce qui revient absolument au même. Bien simple, dès lors, celui qui s’imagine l’avoir trouvée, ou qui seulement la cherche avec l’espoir de la rencontrer ! Il n’y parviendra pas, et en religion moins que dans tout le reste. Entre le vrai et le faux, en effet, point de limite certaine, point de différence tranchée, point de séparation absolue : simple affaire de points de vue, de degrés, de nuances. A regarder de près, rien ne peut s’affirmer, rien ne peut se nier absolument, ou, si vous le préférez, tout peut se nier et tout peut s’affirmer tour à tour. Rien n’est vrai, rien n’est faux ; tout est vrai, tout est faux. Il n’y a pas de certainement, il n’y a que des peut-être ; donc, point de convictions, mais des opinions seulement. — Voilà les doctrines du siècle, mes Frères, et l’Eglise malheureusement n’a que trop subi leur désastreuse influence ! Où sont-elles parmi les chrétiens, parmi les protestants de nos jours, ces puissantes convictions religieuses qui firent la force et la gloire de la Réforme au seizième siècle ? S’agit-il du côté objectif de la foi : y a-t-il rien, je vous le demande, qui ressemble moins à « cette certitude pleine et arrêtée, » dont parlait Calvin, que l’inconsistance et l’effacement de nos pâles croyances ? La pleine lumière et les contours accusés de la vérité blessent nos regards ; nous ne pouvons plus supporter que les formes indécises et le demi-jour. Nous n’osons presque plus rien affirmer en fait de christianisme. Toute doctrine un peu accentuée, un peu colorée, comme nous disons, nous effraie, et, par peur des formules dogmatiques, nous en venons presque à bannir de la religion le dogme lui-même, qui en est pourtant un élément essentiel, qui est à la vie religieuse de l’individu et de l’Eglise ce qu’est le fondement à l’édifice et la racine à l’arbre ! — S’agit-il du côté intérieur et subjectif de la foi : même appauvrissement, même déficit. Nous ne savons pas davantage saisir la vérité divine par cette prise puissante, nous l’assimiler par ce commerce personnel, ce contact intime qui la transformait pour Calvin en persuasion et en expérience, en sorte que notre foi manque d’individualité et de vie, en même temps que de précision et de forcé. Des opinions, en un mot, plutôt que des convictions : voilà aussi où nous en sommes, en fait de religion et de christianisme. — Ah ! mes Frères, nous étonnerons-nous après cela de la faiblesse, tant extérieure qu’intérieure, de l’Eglise contemporaine ? Est-ce avec des opinions qu’on est fort au dedans ? Est-ce avec des opinions qu’on remporte des victoires au dehors ? Non, mes Frères ; c’est avec des convictions. Au dix-neuvième siècle, aussi bien qu’au seizième, c’est là la condition indispensable d’une vie chrétienne puissante et d’une puissante action sur le monde. Prenons donc exemple, ici, du grand Réformateur dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire. Comme lui, sentons le besoin d’une foi positive, personnelle, vivante. Comme lui, travaillons à l’acquérir, en recevant de la Parole de Dieu la vérité, toute la vérité, dans une entière obéissance d’esprit, de cœur, de volonté. Comme lui, affirmons notre foi, professons-la, mais surtout pratiquons-la : il nous en a aussi donné l’exemple, et c’est le second trait de son caractère qu’il me reste à faire ressortir.
Si Calvin, mes Frères, se fût borné à croire et à affirmer sa foi, sans la pratiquer, je veux dire sans y conformer sa vie, cela ne lui eût servi de rien ; il n’eût point exercé l’influence qu’il a exercée, il n’eût point accompli l’œuvre qu’il a accomplie. En effet, ce qui fait la valeur et aussi la puissance d’un homme, spirituellement parlant, c’est la conséquence de sa conduite avec ses principes, c’est l’unité de sa vie religieuse et de sa vie morale. Or, tel fut précisément notre Réformateur. Je l’ai dit déjà : pour lui, la foi et l’obéissance, non seulement n’étaient pas deux choses séparables ; elles n’étaient, au fond, qu’une seule et même chose, envisagée sous un double aspect. Pour lui, la vérité qui liait l’âme, dans l’ordre religieux, liait en même temps, et avec une force égale, la conscience dans l’ordre moral. Aussi avait-il exprimé son idéal du chrétien dans cette noble devise, qui était la sienne : « O Seigneur, je t’offre en sacrifice mon cœur immolé pour toi, » idéal que je traduirais à mon tour sous cette forme : l’homme du devoir. L’homme du devoir : oui, mes Frères, voilà, au point de vue moral, ce que fut avant tout Calvin, comme il fut avant tout, au point de vue religieux, l’homme de la foi. L’homme du devoir, c’est-à-dire l’homme de la soumission et de l’obéissance, faisant de la volonté de Dieu la règle unique et absolue de la sienne ; l’homme du sacrifice, immolant sans murmure et sans hésitation celle-ci à celle-là dès qu’elle se trouvait en opposition avec elle ; l’homme de la conscience, enfin, prenant toujours et avant tout conseil de cette voix intérieure, qui est aussi la voix de Dieu, et ne transigeant jamais avec ses saintes exigences. En voulez-vous des preuves, mes Frères ? Elles abondent dans sa vie, et je n’ai ici, je puis bien le dire, que l’embarras du choix.
Ainsi, en 1536, qu’est-ce qui le retient et le fixe à Genève ? Il ne faisait, vous le savez, que traverser notre ville, venant d’Italie et se rendant à Strasbourg, pour y continuer ses chères études. Farel, instruit de son arrivée, va le voir, et cherche à lui démontrer que sa place est à Genève, que la cause de l’Evangile et de la Réforme y est perdue sans lui. Calvin se récrie, déclare qu’il n’est nullement propre à cette œuvre, allègue son insuffisance, son incapacité, sa répugnance pour la vie active, ses goûts de travail, son besoin de retraite et de solitude. Mais Farel : « Ton seul motif pour me refuser est l’attachement à tes études ? Eh bien ! moi je t’annonce, au nom du Dieu vivant, que si tu ne partages pas le saint ouvrage où je suis engagé, le Seigneur maudira le repos que tu cherches, et les travaux que tu préfères au service de Jésus-Christ ! » Alors Calvin baisse la tête, il est vaincu ; dans ces énergiques paroles il a reconnu la voix de Dieu, sa conscience parle, le devoir l’emporte : il sacrifie tout, il reste à Genève. — Un peu plus tard, en 1541, Calvin est à Strasbourg, exilé depuis trois ans de notre ville. Qu’est-ce qui l’y ramène, malgré lui, malgré la formidable opposition qu’il prévoit de la part du parti qui, en le bannissant, a voulu en réalité bannir l’Evangile ? Ecoutez-le faisant part à ses amis des craintes, des terreurs qui l’assaillent à la seule perspective d’un retour dans notre cité : « Je frémis d’y rentrer, » écrit-il à Farel ; et à Viret : « Il n’y a point de lieu au monde que je redoute plus que Genève. Je sais toutes les difficultés qui m’y attendent, et ne suis pas en état de les affronter. Quand je me rappelle le passé, je ne puis me défendre de frissonner en pensant que je pourrais être rejeté dans ce cruel combat. » Et pourtant, ici encore, dès que la voix de Dieu se fait entendre à lui, par la bouche des magistrats et des pasteurs, dès que son retour lui apparaît comme un devoir, Calvin n’hésite plus, Calvin obéit ; il fait taire toutes ses répugnances, il rentre à Genève. — Et douze ans plus tard, en 1553, d’où lui vient encore l’héroïque fermeté dont il fait preuve en refusant la Cène, à Saint-Pierre, aux chefs de la même faction, qui ne s’y présentaient que dans l’intention avouée de la profaner ? Voyez : les voilà qui s’approchent de la table sacrée, la menace dans les yeux, l’orgueil sur le front. Calvin cédera-t-il, reculera-t-il ? Non, non ; le devoir, la conscience parlent trop haut pour n’être pas obéis ! Et, de ses mains courageuses, couvrant les symboles sacrés : « Vous pouvez briser ces membres, s’écrie-t-il ; vous pouvez couper ces bras, vous pouvez prendre ma vie ; mon sang vous appartient, versez-le ; car jamais aucun de vous ne pourra me forcer à donner les choses saintes aux profanes et à déshonorer la table de mon Dieu ! » Et, foudroyés par ces énergiques paroles, les profanateurs se retirent sans avoir osé accomplir leur coupable dessein ! — Voilà l’homme du devoir !
Mais, mes Frères, ce n’était pas seulement dans les occasions importantes, comme celles que je viens de rappeler, que ce sentiment du devoir éclatait chez notre Réformateur. Ce sentiment, nous le retrouvons partout, et sous toutes les formes, dans sa vie et dans son caractère, tant il constitue, on peut le dire, le fond habituel, le trait distinctif de sa physionomie morale. Nous le retrouvons, par exemple, dans cette noble indépendance, cette intégrité, comme l’appelle Théodore de Bèze, qui le préserva toujours de toute acception de personnes, de toute lâche concession à l’opinion. Nous le retrouvons dans cette extrême simplicité, disons, mieux, dans cette austérité de vie et de mœurs, qu’on a essayé de contester, je le sais, mais qui n’en demeure pas moins un fait acquis à l’histoire. Nous le retrouvons dans ce contentement de son état, dans cette absence totale d’ambition qui lui inspirait ce mot vrai et charmant : « J’avoue que je ne suis pas pauvre, parce que je ne souhaite que ce que j’ai. » Nous le retrouvons dans cet esprit d’abnégation, dans ce complet désintéressement dont il donna tant de témoignages pendant sa vie, mais dont la meilleure preuve, assurément, se trouva dans les deux cent vingt-cinq écus qu’il laissa en mourant, pour toute fortune ! Mais où nous le retrouvons surtout, parce que c’est là qu’il éclate avec le plus de puissance, c’est dans son dévouement absolu, c’est dans son entière consécration à son œuvre. Savez-vous, mes Frères, savez-vous ce qu’est la vie de Calvin sous ce rapport ? Ecoutez. — Chaque jour, à l’œuvre dès l’aube et prolongeant souvent son travail bien ayant dans la nuit, c’est à l’étude et à la méditation des Ecritures que la plus grande partie de son temps est consacrée : de là, en moyenne, deux ou trois ouvrages par an, quatre-vingt-seize en tout, écrits dogmatiques, polémiques, exégétiques, discours, traités, commentaires, qui, nous le disions en commençant, le placent à la fois au premier rang des écrivains et des théologiens. Cet immense travail de cabinet n’est point au détriment de la vie active. Professeur, il donne régulièrement trois leçons par semaine aux sept ou huit cents auditeurs accourus de toutes parts, et quelques-uns de fort loin, pour suivre ses cours. Prédicateur, de deux semaines l’une il monte en chaire tous les jours, le Dimanche souvent deux fois, tellement que notre bibliothèque publique, outre ses nombreux sermons imprimés, en possède encore plus de deux mille manuscrits. Pasteur, il porte en outre le fardeau de la cure d’âmes et visite les malades. Ses fonctions, comme administrateur, ne sont ni moins diverses, ni moins considérables, et telle est la confiance qu’inspirent à tout le monde la supériorité de son esprit, la fermeté de son jugement et l’étendue de ses connaissances, qu’il ne se prend pas à Genève une décision de quelque importance, ecclésiastique, civile ou politique, qu’il n’ait été consulté auparavant et appelé à donner son avis. Ajoutez encore à tout cela d’innombrables affaires au dehors, une correspondance infinie, suffisante, à elle seule, à absorber le temps et les forces d’un autre, et vous aurez quelque idée du prodigieux labeur de cet homme ! — Et encore, tout prodigieux qu’il est, ce labeur se comprendrait du moins, jusqu’à un certain point, s’il s’agissait d’un homme d’une santé robuste, d’un fort tempérament. Mais non. Il a plu à Dieu, au contraire, de jeter ce grand esprit dans un corps faible, faible de nature et débilité encore et comme exténué par l’excès des veilles et des travaux. N’importe ! Souffrant presque sans interruption de la tête et de l’estomac, Calvin n’en tient compte ; il va toujours, il va quand même, dormant peu, ne mangeant guère, travaillant couché quand il ne peut plus le faire autrement, et, lorsqu’on le supplie de se ménager, répondant « qu’il ne fait comme rien, et qu’on veuille bien souffrir que Dieu le trouve veillant et travaillant à son œuvre, comme il pourra, jusqu’au dernier soupir. » Oui, son œuvre avant tout, voilà sa devise : que l’esprit fasse son devoir ; si le corps ne peut pas le suivre, tant pis pour lui ! Et il se ménage si peu, en effet, que c’est précisément quand ce pauvre corps lui refuse le plus son service qu’il exige davantage de lui. Deux exemples entre mille. C’est en 1559, au plus fort d’une fièvre quarte, qu’il trouve moyen de refondre entièrement son Institution chrétienne, et de la traduire de latin en français d’un bout à l’autre ; et c’est dans les derniers temps de sa vie, miné par la fièvre, crachant le sang, accablé de cinq ou six maladies à la fois, la fièvre, la goutte, la phtisie, l’oppression, qu’il compose, refait, traduit ou revoit cinq ou six de ses principaux ouvrages, ne cessant de dicter que quelques jours avant sa mort, c’est-à-dire quand la voix même lui manque !… Qu’en pensez-vous ? N’avais-je pas raison d’appeler Calvin l’homme du dévouement, l’homme de la conscience, l’homme du devoir ? Ah ! mes Frères, nous admirons, et à juste titre, l’héroïsme du soldat qui, sur les remparts d’une ville assiégée, blessé, couvert de sang, lutte encore, lutte jusqu’au dernier soupir, et se fait tuer sur la brèche plutôt que de céder à l’ennemi un pouce du sol sacré de la patrie ! — Eh bien ! dites, n’admirerons-nous pas, au même titre, l’héroïsme de ce soldat de Christ qui, lui aussi, n’en pouvant plus, succombant à la fatigue et à la maladie, combat encore, combat jusqu’au dernier souffle pour la cause de Dieu et de l’Evangile, et meurt à la peine, martyr de son dévouement à son œuvre, comme l’autre de son patriotisme !.
Hélas ! mes Frères, que ces hommes-là sont rares de nos jours et parmi nous ! Il ne faut pas trop s’en étonner : c’est là le fruit naturel et inévitable, en quelque sorte, du scepticisme que nous déplorions tout à l’heure. Nous ne saurions nous le dissimuler, en effet ; tout se tient, tout s’enchaîne dans la vie spirituelle. Il y a une connexion intime, une solidarité nécessaire entre la religion et la morale. Tout ce qui se passe dans l’ordre religieux a son contre-coup immédiat dans l’ordre moral. Aujourd’hui, c’est la distinction du vrai et du faux que vous effacez ; demain ce sera celle du bien et du mal. Ebranlez l’autorité de la vérité sur les âmes ; vous ébranlez du même coup, et dans la même proportion, l’autorité de la loi sur les consciences. Le déclin de la foi entraîne celui de l’obéissance, et le relâchement des principes ne tarde pas à suivre celui des convictions. Et voilà le triste spectacle auquel nous assistons de nos jours. Jamais le monde ne fut plus empressé à secouer le joug des obligations, parce que jamais il ne fut moins disposé à accepter celui des croyances. Jamais les hommes de devoir ne furent plus rares, parce que jamais les hommes de foi ne le furent davantage. Encore une fois, il faut à la vie morale des soutiens et des fondements ; qu’ils viennent à lui manquer, par suite de l’affaiblissement des convictions religieuses, aussitôt, semblables à des plantes trop faibles détachées tout à coup de l’arbre qui leur servait d’appui, les caractères s’affaissent, les consciences défaillent, les âmes s’énervent, et la vie flotte à l’aventure au souffle de toutes les passions, comme les esprits au gré de toutes les doctrines ! — Mais ce qu’il y a de plus affligeant, il faut le dire, c’est que cette décadence morale n’atteint pas seulement la société en général ; elle atteint aussi l’Eglise et les chrétiens, qui, au lieu d’en être les adversaires déclarés, n’en sont que trop souvent les complices ! Je ne veux rien exagérer, mes Frères ; je ne veux pas dire que nous ayons cessé de croire à l’autorité, à la sainteté de la loi morale, ni que les mots de devoir, de conscience, d’obéissance, de responsabilité aient cessé d’être pour nous des mots sacrés. A Dieu ne plaise ! Mais je demande : ces mots-là, les prenons-nous bien toujours au sérieux ? Sont-ce bien pour nous, non des mots seulement, mais des choses, de saintes, de divines réalités, en vue desquelles nous ordonnons et gouvernons notre vie ? Voilà la question. Ah ! mes Frères, qu’il s’en faut, pour la plupart du temps, qu’il en soit ainsi ! Les principes chrétiens, oui, sans doute, nous les admettons : mais sous bénéfice d’inventaire, comme on dit, c’est-à-dire, en nous réservant d’y être inconséquents dès qu’ils nous gêneront. Le joug de la loi, certainement, nous le portons : mais en ayant bien soin de l’alléger de tout ce qui nous pèse le plus. Les devoirs chrétiens, assurément, nous les pratiquons : mais en ne nous faisant guère de scrupule d’en retrancher ceux qui exigeraient de notre part de trop grands sacrifices, et de réduire le reste à la mesure de notre taille et au niveau de notre médiocrité. Et ainsi de suite, si bien que nous en sommes venus peu à peu, par une pente insensible et presque sans nous en douter, à nous faire un christianisme aussi effacé, aussi affadi, aussi relâché quant à la vie, que pâle, flottant et indécis quant à la doctrine : christianisme commode en ce que, tout en cessant d’être dur et amer à notre vieil homme, il conserve encore assez de la sainteté de l’Evangile pour avoir bonne apparence et nous faire illusion, mais, par cette raison même, christianisme misérable, menteur, impuissant, parce qu’il est sans renoncement et sans croix, parce que, pour tout dire d’un mot, le devoir en est banni et la sève morale absente !… « Le sel a perdu sa saveur ; avec quoi la lui rendra-t-on ? » Mes Frères, ceci est grave, ceci est sérieux : il ne s’agit de rien moins que du salut de l’Eglise et de notre propre salut. Cette sève tarie, cette saveur perdue, il faut la retrouver à tout prix, si nous ne voulons pas que s’accomplisse, pour elle et pour nous, cette menace du Maître : « Le sel qui a perdu sa saveur n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds par les hommes ! » Il le faut, dis-je, il le faut absolument : et voilà pourquoi, en nos temps de défaillances morales aussi bien que de défaillances religieuses, rien ne saurait nous être plus utile et plus salutaire à méditer, c’est-à-dire à imiter, que l’exemple du fidèle serviteur de Dieu dont nous rappelons aujourd’hui le souvenir, que cette vie de Calvin, si sérieuse, si austère, si conséquente, si consacrée au devoir, consacrée jusqu’au bout, consacrée jusqu’à la mort !
Jusqu’à la mort : c’est ce qu’il me reste à vous montrer, mes Frères, conformément à la dernière pensée du texte sacré qui a servi de point départ à ce discours : « Souvenez-vous de vos conducteurs, considérant quelle a été l’issue de leur vie. »
« La mort, » a dit un écrivain contemporaing, « la mort révèle tout l’homme : elle exprime vivement la manière dont il a vécu. » Cette parole se vérifie admirablement pour Calvin : sa mort fut exactement ce que sa vie faisait attendre, c’est-à-dire chrétienne, dans la plus simple, mais aussi dans la plus haute acception du mot. Vous n’attendez pas, sans doute, que je vous la raconte : elle se trouve partout, mais nulle part, il faut le dire, aussi simplement, aussi naïvement dépeinte que dans le touchant récit de Théodore de Bèze, dont je me contenterai de rappeler les principaux traits.
g – M. St-Marc Girardin.
C’est le 6 Février 1564 que se fait entendre pour Calvin le premier avertissement, le premier signal du dernier départ. Prêchant encore ce jour-là, malgré une grande fatigue et une extrême faiblesse, tout à coup un violent crachement de sang lui coupe la voix dans la chaire même, où il est monté pour la dernière fois.
La maladie s’aggrave rapidement ; mais, au milieu des plus cruelles étreintes de la douleur, sa résignation est entière, sa douceur parfaite, et, les yeux au ciel, il se borne a dire de temps à autre : Seigneur, jusques à quand ? Le 27 Avril, il adresse aux magistrats de la République, et le lendemain aux pasteurs de l’Eglise, ces émouvants adieux qui sont dans la mémoire de chacun de nous, et où l’on ne sait qu’admirer le plus, de la ferme raison, de la foi puissante ou de la profonde humilité qui y éclatent également. Le 2 Mai, il écrit sa dernière lettre à Farel, l’ancien compagnon d’œuvre, le vieil ami qu’il n’espère plus revoir en ce monde : « C’est assez, lui dit-il, en la terminant, c’est assez que je vis et meurs à Christ, qui est gain pour les siens en la vie et en la mort. » A partir de ce jour, sa maladie n’est plus qu’une longue prière. Les souffrances, qui redoublent, ne lui arrachent pas d’autres paroles que celles-ci, empruntées à un Psaume et souvent répétées : « Je me tais, Seigneur, parce que c’est toi qui l’as fait, » ou bien encore : « Tu me broies, Seigneur, mais il suffit que c’est ta main. » Le Vendredi 19 Mai, bien que sentant la mort prochaine, il fait un dernier effort ; il se lève de son lit, pour assister un instant au modeste repas qui réunit ses collègues dans sa demeure, et, bientôt forcé par la souffrance de les quitter pour regagner sa chambre, il leur adresse en souriant cette parole touchante : « Une paroi entre deux n’empêchera pas que je sois conjoint d’esprit avec vous. » Bientôt, l’oppression augmente tellement qu’aucune parole ne peut plus arriver jusqu’à ses lèvres, et que ses prières ne sont plus que des regards et des soupirs, mais des soupirs et des regards où l’espérance rayonne, où la foi triomphe. Et le 27 Mai, enfin, au tomber du jour, la vie ayant paru un moment se ranimer, comme il arrive quelquefois de l’éclat d’une lampe qui va s’éteindre, Calvin rend le dernier soupir si paisiblement qu’il semblait, dit Théodore de Bèze, « qu’il fût plutôt endormi que mort. »
Mes Frères, une telle fin n’a pas besoin de commentaire ; elle parle assez d’elle-même, elle révèle bien l’homme tout entier, ainsi que nous le disions tout à l’heure ; aussi ne trouvé-je rien, pour ma part, à y ajouter que l’exhortation de mon texte : Souvenez-vous ! — Oui, souvenons-nous, mes Frères ! Souvenons-nous de cette vie et de cette mort d’un grand conducteur de l’Eglise, non pas, encore une fois, pour glorifier l’homme, mais pour glorifier en lui l’œuvre de la grâce et la puissance de Dieu ! — Souvenons-nous, pour imiter son exemple, en tout ce qui fut conforme au modèle accompli de son Maître et du nôtre, dans l’esprit de cette parole de Paul : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ. » — Souvenons-nous, surtout, pour chercher comme lui en Jésus-Christ, et en Jésus-Christ seul, ce qui fit la force de sa vie et la paix de sa mort ! Oui, mes Frères, oublions tout le reste, si nous voulons, mais de cela, du moins, souvenons-nous ! Jésus-Christ, en effet, Jésus-Christ seul : voilà la grande leçon, car voilà le véritable secret de la vie et de la mort de Calvin. Lui-même nous l’a livré dans sa dernière lettre à Farel : « C’est assez que je vis et meurs à Christ, qui est gain pour les siens en la vie et en la mort ! » — Souvenons-nous donc, mes Frères : Jésus-Christ seul ! Puisse notre vie à tous, comme celle de Calvin, reposer jusqu’au bout sur cet inébranlable fondement, et notre fin à tous être semblable à la sienne !