Où l’on fait des réflexions plus particulières sur l’homme et où l’on tâche de découvrir sa nature, ses perfections et sa fin, pour trouver quelque consolation à ce qu’on a découvert de sa bassesse et de sa misère.
Nous regardons comme un fantôme tout corps, où l’on trouve la présence de quelque esprit, ou les caractères d’une intelligence, lorsqu’on est d’ailleurs persuadé, qu’il n’y en devrait point avoir. C’est ce qui se présente ici à notre considération. Car enfin cet homme, que je vois devant moi et qui me parle, n’est originairement qu’une portion de matière ; et pourquoi dans cette matière y a-t-il quelque chose qui pense, qui doute, qui raisonne avec moi ? Est-ce parce que ce corps a certains organes, une tête, des pieds, un cerveau, un cœur, des nerfs, etc.
Mais il n’y a aucun rapport entre ces parties corporelles, et l’intelligence. Est-ce parce que cette machine corporelle est remplie d’un sang, qui fait dans ce composé ce que l’eau fait dans un moulin ; c’est-à-dire, qu’il en fait mouvoir tous les ressorts ? Si un moulin était rempli d’une intelligence, il commencerait d’être un fantôme à mon égard ; car il serait capable de la pensée, qui n’a aucun rapport avec la structure de ses partiesa. Dira-t-on que ce prodige vient des esprits, c’est-à-dire des parties du sang les plus déliées et les plus subtiles, qui sont plus capables d’action, et parce qu’elles se meuvent avec plus de vitesse ? Mais que fait la petitesse des parties, ou la rapidité du mouvement, pour produire l’intelligence qui n’a pas plus de rapport à des corps grands, qu’à des corps petits, ni au mouvement rapide, qu’au mouvement lent ? Supposez, si vous voulez, que tous les nerfs, qui sont remplis de ces esprits, aboutissent à la glande pinéale, qu’ils ébranlent en une infinité de manières par leur mouvement, et qu’ainsi celle-ci reçoit le mouvement de tous les objets, qui touchent le corps de quelque manière que ce soit ; je ne vois là qu’un grand nombre de lignes qui aboutissent à un centre, ou de cordes, dont l’ébranlement répond à un même endroit, je vois des parties de matière enchaînées et dépendantes les unes des autres. Est-ce là ce qu’on appelle la pensée ?
a – Cinquante ans après ces lignes paraissait en 1748 L’Homme Machine du philosophe La Mettrie ; trois siècles encore, et nous sommes en plein débat sur la prétendue Intelligence artificielle. Dans ce chapitre Abbadie pulvérise cette absurdité, qui voudrait réduire la personne humaine, la conscience d’être soi, à une affaire d’engrenages ou de mécanique quantique. Fait à l’image de Dieu, l’homme peut, dans une certaine mesure, dire comme lui : « Je suis » ; ces deux mots prononcés par une machine, ne seront jamais qu’un bruit.
Il y a deux sortes de choses qu’on est dans l’impossibilité de prouver, ou les choses tellement fausses qu’elles ne peuvent être soutenues par aucune raison, ou les choses tellement évidentes qu’elles ne peuvent être prouvées par une plus grande évidence ; et c’est dans ce dernier ordre, qu’il faut mettre la certitude que nous avons, qu’un passage d’un corps d’un lieu à un autre n’est point une pensée.
Certainement comme dans ces premières notions : il est impossible qu’une chose soit et ne soit point ; le tout est plus grand que sa partie ; la vérité se découvre à mon esprit sans raisonnement, parce que j’aperçois clairement le rapport, ou l’opposition qui est entre les termes ; ainsi il est impossible que j’ai une idée du mouvement et une idée de ma pensée, sans que je voie distinctement que l’une n’est pas l’autre. Tous les hommes du monde, s’ils veulent parler sincèrement, diront qu’ils aperçoivent à cet égard les choses comme nous, et ils voient bien qu’un mouvement de quelques petits corps, quelque petits qu’ils soient et quelque vite qu’ils se meuventb, ne constituent pas ce qu’on appelle le doute, et qu’une partie de matière ne viendra jamais à douter, à penser, parce qu’elle va d’ici à là, et que ses parties sont éparses ou rassemblées. Il faut remarquer en second lieu, que les hommes aperçoivent plus distinctement cet éloignement, qui est entre la nature du mouvement et la nature de la pensée, à mesure qu’ils s’accoutument à renoncer aux préjugés des sens, à démêler la confusion de leurs pensées, et à avoir des choses des idées distinctes, et qu’enfin le même éloignement, que nous trouvons entre le mouvement en général, et la pensée en général, nous le trouvons aussi entre les espèces de la pensée et celles du mouvement. Que l’anatomie arrange les parties de mon corps et m’en fasse admirer la structure ; que la chimie trouve des sels, des esprits volatils dans le sang qui coule dans cette machine ; que la médecine recherche ce qui en gâte ou qui en rétablit les ressorts ; qu’on nous explique la manière dont les aliments deviennent liquides par la coction, dont le chyle se raffine, se filtre, entre dans les veines ; dont le sang se fermente, circule et coule partout ; dont les esprits agissent dans les nerfs : tout cela ne fait que confirmer ce principe, puisque tout ce qui m’explique les mouvements les plus particuliers et les plus circonstanciés des ressorts de mon corps ne fait que m’éloigner de l’idée de la pensée. Je pourrais regarder ces corps, qui m’environnent, animés de cet esprit, de ce que je fais ou de ce que je ne sais quoi qui me surprend, je pourrais les regarder comme des fantômes. Mais un fantôme n’a rien de réel, et il est tout composé d’apparences, et je ne peux douter que l’homme ne soit quelque chose par l’expérience que je fais de ma propre existence. Je ne saurais dire pourquoi je pense dans ce corps, dans ce moment, mais avec tous ces organes qui ne sont rien essentiellement à la pensée et n’ont aucun rapport naturel avec elle ; mais je sais pourtant bien que je pensec ; et c’est ici une vérité de sentiment.
b – Les électrons aurait dit l’auteur aujourd’hui…
c – Abbadie a lu Descartes, comme on le verra plus loin.
N’abandonnons point ce principe, qui est peut-être aussi utile dans la recherche des sources de la morale, que dans la discussion des vérités naturelles.
Si je pense sans que le mouvement du corps soit ma pensée, ni fasse ma pensée, je conçois distinctement que tout ce qui est en moi n’est point corporel ; qu’il y a un être dans ce composé, qui ne dépendant point du corps, peut subsister sans le corps ; que ce n’est pas une nécessité que mon esprit soit enveloppé dans les ruines de cet être matériel, qui doit bientôt périr.
Je conçois donc ici quelque espérance de trouver remède à toutes ces misères, que j’avais crues insupportables. Il n’est point nécessaire que j’ai recours aux songes insensés d’une vanité qui me séduit, pour me sauver dans ce naufrage général de toutes les choses corporelles, auquel je me vois exposé. La nature de mon esprit me rassure à quelque égard, et commence à me faire entrevoir, qu’il y a en moi quelque chose, qui pourrait bien, étant au-dessus de la nature des choses corporelles, être au-dessus de leur condition et de leur destinée.
Cette réflexion fait que je considère l’homme avec plus d’attention, et n’étant pas satisfait d’avoir entrevu sa nature, je cherche à connaître ses perfections.
Je ne m’arrête point dans cette vue à aucune de ses qualités corporelles, qui ne me servent de rien dans ma recherche, puisque je ne pense qu’à découvrir ce qui ne périt point. Je remarque bien, qu’il y a une étroite dépendance entre ce qui pense et ce qui est étendu en moi. Mais après ce que j’ai découvert de la nature de l’un et de l’autre, et qu’il n’est pas nécessaire d’étendre ici, il me semble pouvoir supposer que c’est là, non une dépendance naturelle, mais une union d’institution, faite par un Être plus sage et plus puissant que moi, et qui, sans me consulter, a attaché ce que je sens qui pense, à ce que je vois qui est matériel, d’une telle sorte que les mouvements de ce corps sont l’occasion, qui fait naître les pensées de cet esprit ; et je dois croire que de même que ceux qui ôtent les échafaudages, ne détruisent pas pour cela le bâtiment, la mort, qui ôtera l’occasion des pensées, n’en détruira pas le fonds et la réalité.
Ces pensées se réduisent généralement parlant à trois ordres, qui sont les sensations, les pensées et les sentiments du cœur, et les unes et les autres me donnent une grande idée de l’homme et me marquent sa dignité. J’avoue que les sensations, comme on parle dans l’Écoled, qui sont les fonctions de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et du toucher, nous paraissent être communes avec les bêtes ; ce qui semble beaucoup rabattre de leur dignité. Mais qu’il nous soit permis de ne point prononcer sur l’état intérieur des bêtes, qui nous est inconnu. Dans le fond, le sentiment de ceux qui en font des automates, n’a pas encore été bien réfuté. Si les bêtes ressemblent à l’homme, certains automates de l’invention de l’esprit humain ont aussi leur conformité apparente avec nous, et cependant il n’y a point de comparaison à faire entre le grand Architecte, qui a fait les premiers, et celui qui a fait les autres. Je ne sais s’il y a un homme au monde assez hardi, pour oser dire que Dieu par sa sagesse infinie, ne pourrait point faire s’il voulait un automate, qui, sans avoir aucune connaissance, imitât parfaitement les choses qui en ont. Comment oserait on nier cela de Dieu, puisque on voit que cela ne passe presque pas à la portée des hommese ? Et si l’on demeure d’accord que la sagesse de Dieu pourrait le faire, comment peut-on répondre que Dieu ne l’a point fait ? En vérité, je ne saurais décider, où est-ce qu’il y a plus de difficulté, ou dans le système de ceux qui expliquent l’instinct des bêtes par un mouvement machinal, ou dans l’opinion de ceux qui le rapportent au sentiment ; ou dans celle de ceux qui y ajoutent la connaissance. Mais je sais bien que si le préjugé est contre le sentiment, la raison se déclare beaucoup contre les deux autres.
d – Pas l’école primaire, bien sûr, mais ce qu’on appellerait aujourd’hui l’Université, la Fac.
e – Nos robots, par exemple.
Car pour le sentiment, il est certain, qu’il ne suffit pas pour m’expliquer les actions des animaux. Ce n’est pas assez, qu’une hirondelle, par exemple, ait vu du limon sur le bord d’un ruisseau, et ailleurs de la paille, des petits bâtons de bois, du crin, de la mousse, et tous ces petits matériaux dont la maison qu’elle bâtit ensuite est composée. Il faut, outre cela, une intelligence en elle, ou hors d’elle, qui ait connu le rapport, qui peut être entre toutes ces choses, et qui ait jugé que ce limon doit être comme le mortier pour unir ces bâtons et en faire une muraille ; que ces poils devaient servir à entretenir la chaleur de la couvée, qu’il fallait que le nid fut à l’abri, que la figure de ce nid devait être ovale, pour concentrer la chaleur, qu’il était nécessaire que son ouverture fut proportionnée au corps de l’oiseau, qui en est l’hôte et l’architecte, et qu’il ne fallait point qu’il fut trop bas ou trop près de la terre, de peur d’être à la portée des animaux, qui pourraient tuer ou dévorer ses petits, etc. On ne se satisfait pas davantage, quand on appelle la raison au secours du sentiment, en attribuant celle-là aux bêtes. Mettez, si vous voulez, l’intelligence d’un homme dans une hirondelle qui vient de naître, vous ne la mettez pas pour cela en état de faire tout ce à quoi son instinct la portera. Car cette intelligence ne tirera point ses conséquences des principes qui lui sont inconnus. Et qui a appris à cette hirondelle les règles de l’architecture ? D’où vient qu’entre les oiseaux de cette espèce, les unes ne sont pas plus ignorantes que les autres, et que celles qui sont nées cette année et qui n’ont rien appris du père et de la mère, qui sont morts aussitôt qu’elles ont été écloses, ne manquent pas de faire leur nid avec la même justesse et la même symétrie ? Pourquoi d’ailleurs les hommes se trompent-ils si souvent en ce qu’ils font par leurs propres connaissances, et les bêtes ne se trompent jamais dans ce que la nature leur fait faire, sinon parce que les hommes se conduisent par leur propre raison, et que les bêtes agissent par une raison étrangère, plus parfaite que celle de l’homme ? Une connaissance comme celle de l’homme, qui s’acquiert par degrés, ne suffirait point à une hirondelle. Il faudrait supposer de l’enthousiasme et de l’inspiration. On ne serait peut-être pas dans la prévention ou l’on est communément sur ce sujet, si l’on avait considéré que le mouvement machinal a plus de part, que ni le sentiment ni la raison, aux actions qui nous sont communes avec les bêtes. Par exemple, quand vous mangez, il est impossible que vous expliquiez l’impression que les viandes font sur votre imagination, sans que vous considériez premièrement celles qu’elles font sur votre corps ; et quoique vous ayez accoutumé de ne penser qu’à celle-là, vous devez reconnaître qu’il faut un mouvement de l’air, qui ébranle le nerf optique pour vous les faire voir, et celui de l’odorat pour vous les faire sentir, et qui renouvelant une certaine impression de votre cerveau vous représente le plaisir que vous avez déjà eu ; mais en vain votre imagination serait chatouillée par l’idée de ce plaisir que vous allez goûter, si vous ne saviez faire mouvoir votre main, qui doit porter ces aliments dans votre bouche. Appelez votre raison au secours du sentiment. Elle ignore, comme lui, quelle route les esprits animaux, qui doivent couler dans la main pour la faire agir, doivent prendre ; elle ne sait, ni où ces esprits sont, ni par quels nerfs ils doivent courir ; et cependant ce mouvement ne laisse pas de se faire dans la mesure, et dans la justesse qui est nécessaire pour obéir aux sentiments et à la raison. La connaissance commande, mais elle n’exécute rien, et je trouve ici, outre l’intelligence de l’homme, une intelligence du dehors, une raison d’automate, qu’il faut nécessairement confondre avec la sagesse, et l’intelligence du grand ouvrier qui nous a formés. Et pourquoi l’instinct des bêtes aurait-il un autre principe ? Mais qu’on attribue à un mouvement machinal, ou à une impulsion étrangère, ou à quelque esprit d’un ordre inférieur au nôtre qui animera les bêtes, etc. il n’importe ; ce que nous avons à dire sur ce sujet, se réduit à deux choses très incontestables. La première est que l’état des bêtes est quelque chose de très obscur et de très inconnu. La seconde, que ce que nous ne connaissons point, ne doit point nous faire rejeter ce que nous connaissons distinctement.
Que s’il nous était permis ici de choquer les préjugés les plus enracinés dans l’esprit de l’homme, et si l’on voulait bien pardonner des considérations, qui paraîtront peut-être trop abstraites en faveur de l’importance de la matière, et même de l’utilité de cette sorte de connaissances, nous nous appliquerons un moment à rechercher, pourquoi la nature a attaché mon sentiment aux objets extérieurs. La première raison que nous en trouvons, est que la voie du sentiment qui attache aux objets nos propres perceptions, est bien plus courte pour nous en faire faire usage, que la voie des idées distinctes et de l’intelligence. La raison pourrait peut-être bien trouver l’opposition qui est entre l’eau et le feu, mais la nature en attachant ses sentiments à ces deux objets, trouve bien plutôt cette différence, et en est beaucoup plus frappée.
Et j’ajoute que cette voie du sentiment que notre âme attache à ce qui en est l’occasion, est plus sûre que celle de l’intelligence. Car celle-ci peut se tromper, et il arrive souvent qu’elle se trompe ; au lieu que la voie du sentiment qui trompe toujours en apparence ne trompe jamais en effet.
On peut dire même hardiment que c’est là un moyen que la sagesse du Créateur emploie pour nous défendre de mille erreurs qui nous seraient funestes. Notre intelligence n’agissant point assez promptement, pour pouvoir dans un instant discerner les objets les uns des autres par leur propre caractère, nous nous trouverions dans la nécessité de les confondre perpétuellement si la nature n’avait trouvé une voie bien sage et bien courte, de nous les faire promptement distinguer, en les revêtant de nos propres sentiments.
Ce qui ne nous permet pas d’en douter, c’est que la nature attache plus ou moins nos sentiments aux objets, selon qu’il y a plus ou moins de danger que nous venions à nous tromper en prenant les uns pour les autres. Ainsi elle n’attache point la douleur à une aiguille qui me pique, parce qu’il n’y a point trop de danger que je me méprenne, en croyant que cette douleur m’est causée par quelque autre chose ; mais elle attache en quelque sorte la douleur au feu, en me faisant concevoir dans cet élément une sorte de chaleur âpre et cuisante, pareille à celle que je sens et qui n’est pourtant point en lui. Et cependant ce qui fait la douleur que je sens, lorsque je m’en approche trop, n’est qu’un amas d’aiguilles invisibles, qui m’entrent dans la chair. Mais c’est qu’il y a un sens qui m’avertit que c’est l’aiguille visible qui cause ma douleur, j’en suis averti par la vue, et qu’ainsi il n’est pas nécessaire d’attacher la douleur à cet objet, pour me le faire connaître dans le rapport qu’il a avec moi. Au lieu que ces aiguilles pénétrantes et subtiles qui sont dans le feu, n’étant point aperçues par la vue, je ne saurais ni les éviter, ni m’en donner de garde, ni savoir où elles sont, si la nature n’y avait comme attaché le sentiment douloureux qu’elles me causent.
Il a été nécessaire, par la même raison, que la nature attachât l’odeur aux objets odoriférants, bien que cette odeur soit en nous, et non pas en eux, puisqu’étant agréable ou fâcheuse, elle enferme un sentiment de douleur ou de plaisir ; lequel sentiment n’existe jamais que dans notre âme. On me dira que dans l’odeur il y a deux choses, le sentiment et le principe qui le produit, et que c’est celui-ci, et non pas celui-là qui est dans l’objet odoriférant. Cela est vrai ; mais prenez garde que c’est l’odeur, sentiment que votre imagination attache naturellement à l’objet qui en est l’occasion. Il vous semble que l’odeur agréable est dans la rose, que vous la flairez, qu’elle entre dans votre âme ; cependant cette odeur agréable n’a jamais été qu’en vous, comme ce qui la fait naître, ne peut être que hors de votre âme.
Il me semble-le que cette vérité se rend encore plus sensible sur le sujet de l’ouïe que sur le sujet de l’odorat. Lorsque j’entends le son clair et argentin d’une cloche, je crois qu’il est hors de moi, et cependant il est bien certain qu’il n’existe que dans mon âme ; car un son argentin étant un son agréable, c’est-à-dire, actuellement agréable comme celui-ci, enferme actuellement un sentiment de plaisir ; un sentiment plaisir est dans notre âme, et n’est point hors de nous. Et en effet la raison nous dit qu’il y a dans ce son deux choses : l’agitation de l’air par la cloche avec l’ébranlement d’un certain nerf, organe de l’ouïe, par cet air agité ; et en second lieu un sentiment qui est ce son clair et argentin. L’intelligence qui raisonne, attache aux mouvements de la cloche l’agitation de l’air ; mais elle conçoit que le sentiment est attaché à notre âme ; mais le sens réussit mieux dans l’intention que la nature a de caractériser les objets extérieurs ; car il attache le sentiment même au mouvement de la cloche ; de sorte qu’il nous semble que le son agréable et argentin, soit précisément là où la cloche agite l’air. Comment juger sans cela de la distance qu’il y a d’elle à nous ? S’il fallait que la raison calculât combien tant de degrés d’éloignement affaiblissent l’agitation qui cause ce son, et combien la perception est affaiblie par cet éloignement, ce ne serait jamais fait ; et le meilleur géomètre du monde ne pourrait pas juger de la distance d’une cloche qui sonne.
Que si cela convient au toucher, à l’odorat et à l’ouïe. Pourquoi voudrait-on excepter la vue de cette règle ; le secours des espèces visuelles, que l’école d’Aristote a inventées, pour nous apprendre de quelle manière l’âme voit les objets qui sont éloignés d’elle, est si peu raisonnable, ou plutôt si ridicule, qu’il faut presque être un homme de l’autre monde pour s’amuser à le réfuterf. Car les images, si elles ont lieu sur le sujet des objets visibles, ont-elles lieu aussi sur le sujet des sons ? Mais une image, qui me représenterait l’agitation de l’air, serait l’image d’un mouvement particulier, et rien que cela ; elle ne serait point un son, et encore moins un son doux et agréable. Que si l’air agité suffit pour être l’occasion de cette prodigieuse variété de sons, pourquoi un air plus subtilg ne suffira-t-il point, pour être l’occasion d’une variété prodigieuse de couleurs ? Car si le sentiment entre essentiellement dans le sens, qui ne peut être qu’agréable ou désagréable à l’oreille, le sentiment n’entre pas moins essentiellement dans les couleurs, qui sont agréables ou désagréables à la vue. C’est se tromper bien grossièrement que de s’imaginer que le soleil, lorsque sa vue nous éblouit, envoie vers nous une simple image, et que sa clarté n’enferme point de sentiments. La pensée est plus parfaite que le soleil ; cependant elle ne nous éblouit pas, pourquoi ? C’est que nous connaissons la pensée par une idée, qui nous la représente sans sensation, et que nous apercevons la lumière du soleil par une sensation, et non par une simple image de cet astre. Ce qui nous ne nous permet pas d’en douter, c’est qu’on ne peut disconvenir, qu’il y ait du sentiment là où il y a plus ou moins de sentimenth. Or dans la lumière, il y a plus ou moins de perception. La lumière d’une bougie provoque assurément moins de sensation que celle d’un grand flambeau, celle-ci moins que celle du soleil ; la lumière du soleil moins que celle d’un éclair. Le sentiment, dira-t-on n’est point dans la lumière ; mais il est causé par la lumière dans notre âme. Je l’avoue, mais je soutiens aussi que nos âmes attachent naturellement ce sentiment à la bougie, au flambeau, au soleil, à l’éclair. Ce qui le montre, c’est qu’elle se plaît dans la bougie, se réjouit dans le flambeau, s’éblouit dans le soleil, et s’effraie dans l’éclair non seulement par la réflexion qu’elle fait sur toutes les choses, mais par le premier sentiment qu’elle en a.
f – Pour les disciples Aristote, Thomas d’Aquin en particulier, la lumière, d’origine céleste, ne peut en aucune façon être un mouvement, partant leur théorie de la vision est tout à fait obscure, sans mauvais jeu de mots. Le XVIIe s. verra au contraire se développer l’analogie entre son et lumière, dont Abbadie se fait ici l’écho.
g – L’éther de Descartes.
h – L’usage ancien du mot sentiment rend parfois étranges les phrases d’Abbadie ; nous nous permettrons de le remplacer à l’occasion par sensation, ou par perception.
D’ailleurs l’hypothèse des images visuelles ne détruit point notre système. Car quand vous supposerez que nous voyons les objets qui sont éloignés de nous par des images qu’il nous envoie, cela n’empêche point que notre âme ne croit voir ces objets immédiatement. La nature ne nous dit point que nous voyons la terre par une image qui nous vient de la terre mais que nous la voyons sans peinture, et immédiatement ; de sorte que quand nous ne voudrions point convenir que la nature attache nos sentiments aux objets extérieurs, il faudrait toujours demeurer d’accord qu’elle y attache du moins ses idées et ses représentations ; ce qui ferait le même effet pour nous.
Mais en vain voudrait-on contester une chose de laquelle on peut démontrer qu’elle est possible, qu’elle est nécessaire, et qu’elle est actuellement. Pour montrer qu’elle est possible, nous n’avons qu’à rappeler ici ce que nous avons justifié de nos autres sentiments. Car supposant que la lumière est une perception, et que les couleurs ne sont qu’une lumière modifiée qui ne voit qu’il en faut faire le même jugement que des sons ? J’ajoute que cela est nécessaire, car si nous voyons par des images visuelles, comment pourrions-nous juger de la distance des objets visibles ? Il faudrait raisonner pour savoir combien une espèce visuelle perd de son être, en faisant un trajet d’une lieue, de deux, etc. Et où en serions-nous, si nous ne pouvions juger que par là de l’éloignement de l’objet. Au lieu que la nature attachant à cet objet nos sensations, qui sont les couleurs ou la lumière, nous n’apercevons pas plutôt l’objet, que nous apercevons la distance par le même sentiment, qui se diversifie selon cette distance. Mais pourquoi s’aveugler sur une chose de fait ? Les couleurs de l’arc-en-ciel sont des couleurs, nous les voyons véritablement ; car on ne peut point dire que nous soyons visionnaires lorsque nous disons que nous les voyons. On peut dire la même chose de celles que nous apercevons dans un prisme de verre qui change de couleur aussi souvent que nous le tournons. Tout le monde convient cependant que ces couleurs ne sont point réellement attachées à l’objet. Que pourraient-elles donc être autre chose ces couleurs qu’on voit réellement et qui ne sont point réelles, que des sentiments de l’âme, que nos âmes attachent à certains objets, où elles ne sont point véritablement ? Et quelle différence croit-on qu’il y ait entre les couleurs de l’arc-en-ciel et les autres ? Sinon que la matière, qui est l’occasion des premières, est moins constante, moins durable dans son état que celles des autres. Ce qui est si vrai qu’on peut assurer hardiment que si cette rosée lumineuse qui fait voir les couleurs de l’arc-en-ciel, était aussi durable que la verdure de nos campagnes, la couleur des fleurs qui sont dans mon parterre, ne nous paraîtrait pas plus réelle que les couleurs de l’arc-en-ciel. Ce principe est peut-être plus important qu’on ne l’imagine, à la connaissance de soi-même ; il n’en faut point pousser la discussion plus loini.
i – Abbadie n’avait en effet pas les moyens à son époque de pousser plus loin l’analyse, ne connaissant pas la nature physique de la lumière. On peut néanmoins retenir de son développement l’idée exacte que notre sentiment de la couleur n’est évidemment pas contenu dans la longueur d’onde, qui n’en est que l’occasion.
Les perfections du monde visible ne subsistent que par la lumière, laissons, les couleurs, les odeurs, et les saveurs, qui sont, à parler véritablement, des sentiments de notre esprit, de sorte qu’il arrive que croyant admirer la beauté des cieux, la splendeur des astres, le bruit éclatant des météores, les fruits délicieux de la terre, les aromates de l’Arabie, etc. ce que nous admirons est plus dans nous-mêmes que dans l’objet apparent de notre admiration.
Et c’est là un si grand caractère, que j’oserai hardiment avancer que l’homme n’est guère moins l’image de Dieu par la connaissance des sens que par celle de sa raison, puisque demeurant dans un coin du monde, il se trouve répandu dans tout l’univers ; et que toutes les beautés et les perfections du monde visible, sortent en quelque sorte du sein de son esprit ; avantage si considérable, que de peur que les hommes n’en prissent occasion de se confondre avec la Divinité, et qu’ils ne le fissent servir à l’idolâtrie de leur amour-propre, l’Auteur de la nature a voulu qu’il fût couvert sous quelques basses conformités que nous paraissons avoir avec les bêtes, et sous les préjugés et les idées confuses de l’enfance, qui nous font confondre nos sentiments avec les choses qui nous environnent ; et enfin qu’il fût apparemment enveloppé dans les ruines de notre corps, par la destruction des organes de la sensation.
Et d’ici l’on pourrait tirer diverses conclusions qui paraîtraient importantes, si nous ne devions nous hâter de passer à d’autres découvertes. Premièrement, on peut voir par là, combien se trompent ceux qui rejettent avec tant de mépris la pensée qu’on a eu, que le monde avait été fait pour l’homme. Car certainement il est bien plus surprenant encore de voir que ce qu’il y a de plus beau et de plus parfait au monde, sorte du fond de notre propre nature, et ne soit point différent de nous-mêmes. On en peut inférer en second lieu, que le bonheur ou la misère de l’homme n’est point au pouvoir de cet amas de choses corporelles qui nous environnent, qui, par elles-mêmes, sont incapables de nous faire ni bien, ni mal ; mais en la puissance de l’Être suprême, qui a voulu attacher notre joie ou notre tristesse à des choses si éloignées de notre nature et de nos perfections, afin que ce fut là le caractère et le sceau de notre dépendance à son égard. Il est aisé de voir par là, en troisième lieu que l’alarme que nous avons prise des révolutions du temps qui triomphe de toutes choses, et que nous croyons qu’il dût aussi nous emporter, n’était pas bien fondée. Car nous voyons bien que le temps consume et notre corps et les corps qui nous environnent ; mais nous ne voyons pas qu’il emporte le fond de la pensée, cet esprit qui anime notre corps et, et qui semble même, pour ainsi dire, être l’âme générale de tout ce que nous voyons. Il est vrai que nous ne voyons plus ce même homme qui parlait avec nous, lorsque la mort a détruit les organes par lesquelles il avait commerce avec les autres ; mais n’est-il pas vrai qu’il suffit de concevoir la destruction de ces organes, sans supposer autre chose pour concevoir la cessation de ce commerce ?
Certes, notre erreur serait grande, si nous allions nous imaginer que les organes de notre corps eussent été nécessaires pour former la substance de notre esprit, et qu’afin qu’une chose soit capable de penser, elle ait des yeux, des oreilles, une bouche, un cerveau, etc. Ces parties n’étaient point nécessaires pour nous faire penser ; mais pour former l’échange des pensées qui est entre les hommes, et pour en établir le commerce ; et il a été ensuite nécessaire d’attacher certains sentiments aux mouvements du corps, pour nous avertir de ce qui pouvait le perdre et le conserver le dernier ; de sorte qu’on peut dire que la société raisonnable est le but de la vie corporelle, comme la conservation de cette vie est le but de la plupart des sensations. Et quand donc cette vie s’éteint, cela veut dire que la Providence divine ne veut plus que nous ayons commerce avec les autres hommes, que nous les voyons, que nous leur parlions, qu’ils nous voient, qu’ils nous parlent. La mort nous fait cesser de vivre avec les autres mais elle ne nous fait point cesser de vivre en effet. Nous ne pensons plus à l’occasion de certains organes et de certains corps avec lesquels il n’est plus nécessaire que nous ayons relation, mais nous pensons toujours ; puisque ce n’étaient point ni ces corps, ni ces organes qui nous faisaient penserj.
j – Le lecteur moderne ne manquera pas de mettre en rapport ce paragraphe avec le phénomène des expériences de mort imminente.
On peut connaître par là, en quatrième lieu, que rien n’est plus faux que le préjugé ordinaire des hommes qui s’imaginent qu’ils connaissent les corps et qu’ils ne connaissent point les esprits. Car on peut dire par un renversement de leur pensée qu’ils connaissent les esprits et qu’ils ne connaissent pas si bien les corps. Ce qu’ils appellent des idées métaphysiques et confuses, sont fort souvent des idées fort distinctes, et ce qu’ils nomment des connaissances d’expérience et de sentiment, prenez-y garde, sont des idées confuses ; car la première chose qu’ils font est de revêtir les choses corporelles des saveurs, des odeurs, des sons, de la lumière et des autres sentiments qui sont en eux, ni plus ni moins que la douleur est dans l’âme, et non pas dans l’aiguille qui nous pique, et que la douleur qu’on croit sentir dans un bras qu’on a perdu, est dans l’âme qui existe, et non dans ce bras qui n’est plus. Or, quand les choses extérieures sont une fois revêtues de nos propres sentiments, les hommes qui donnent plus au sentiment qu’à la simple connaissance, parce que le sentiment est plus vif, et les intéresse davantage, ont accoutumé de préférer la perception de ces choses extérieures à la connaissance distincte qu’ils en pourraient avoir. Ils appellent cela voir et toucher ; et cela selon eux, c’est connaître distinctement. Mais selon nous, cela s’appelle sentir, plutôt que connaître ; et sentir, c’est connaître confusément.
Quand ils auront une fois rendu au corps ce qui appartient au corps, et à l’âme ce qui appartient à l’âme, ils connaîtront qu’il n’y a rien de plus mal fondé que leur préjugé.
On voit encore ici, en cinquième lieu, l’erreur de ceux qui s’imaginent que le monde, qui est l’amas des objets corruptibles, est fort près de nous, et que Dieu en est bien éloigné. Car, à prendre le monde pour les objets corporels, on peut dire que Dieu est entre nous et le monde, puisque ces objets ne contribuent absolument rien à nos pensées et à nos sentiments par voie de cause efficiente, n’étant pas d’un ordre assez noble pour cela ; qu’ils n’en sont purement que l’occasion ; et que c’est la force de l’institution divine, qui fait que nous avons ces pensées et ces sentiments en la présence des objets, soit qu’on pense que cette institution détermine la vertu que Dieu a mise dans notre esprit pour agir, soit qu’elles produisent immédiatement nos divers sentiments. Car nous n’entrerons point ici dans ces examens métaphysiques, qui ne sont bons à rien, et il serait à souhaiter, que pour éviter d’outrer la spéculation dans cette sorte de choses, on considérât que les hommes ne sont pas simplement destinés à connaître la vérité, mais à connaître des vérités utiles ; et qu’ils laissassent-là, pour une bonne fois, ce qui n’a pas d’autre usage que de satisfaire la curiosité de notre esprit. Et certes, quand je considère que Dieu, sans rien changer dans ce monde, ni dans mon corps, ni dans mon âme, pouvait, s’il lui eût plu par une institution libre de sa sagesse attacher de la douleur à tous les objets corporels, auxquels il lui a plu d’attacher du plaisir, puisque ces objets en eux-mêmes ont aussi peu de rapport avec l’un qu’avec l’autre, de sorte que l’homme au lieu de s’aimer lui-même par les motifs de ce plaisir, qui est occasionnellement attaché à tant de différents corps qui l’environnent, se haïrait lui-même par le motif de la douleur que Dieu aurait attachée en ce cas-là à ces mêmes objets, et trouverait dans la nécessité de vivre un plus grand désespoir, que les hommes n’en trouvent ordinairement dans la nécessité de mourir ; je n’ai plus besoin de preuves pour comprendre la bonté et la sagesse de Dieu.
Mais ce n’est point ici le lieu d’étendre toutes ces considérations, puisque nous ne les touchons qu’autant qu’elles nous sont capables de nous faire connaître les perfections de l’homme.
Nous ne nous arrêterons pas sur l’imagination, qui n’est, à proprement parler, qu’un amas de sensations affaiblies, qui subsistent encore dans nos âmes à l’occasion des traces que les objets extérieurs ont laissées dans notre cerveau ; un amas, dis-je, de sensations que l’âme arrange, et dont elle se sert ensuite pour se représenter d’autres objets.
Mais nous ne pouvons assez admirer cette intelligence de l’homme, qui rectifie les sens, qui corrige l’imagination, purifie et étend les perceptions nées à l’occasion des corps, qui unit plusieurs idées dans le jugement qu’elle forme des choses, et plusieurs jugements dans le raisonnement, qui pèse, compare, examine, recherche, et par le rapport qu’elle trouve entre les choses fait la dépendance des arts, des sciences, des gouvernements, et produit toutes les merveilles de la société raisonnable.
N’y a-t-il pas de l’extravagance à dire que cette intelligence a pour principe le mouvement de la nature, et qu’elle n’est qu’un arrangement d’atomes, qui agités d’une certaine manière, acquièrent une autre situation ? Conçoit-on bien qu’un atome sans sortir du corps, parcoure la terre et les cieux dans un moment, qu’il aille partout sans se mouvoir d’une manière plus noble et plus admirable que s’il se mouvait ? Une portion de matière peut-elle connaître les autres, et après se connaître elle-même, agir sur soi, se replier, non seulement sur elle-même, mais encore sur sa manière d’agir, et sur la manière de cette manière, et sur la réflexion qu’elle fait sur cette manière à l’infini ? Est-il donc vrai que quelques atomes enfermés dans je ne sais quelques petits tuyaux, jugent du plan de l’univers, du dessein du monde, et connaissent la sagesse du Créateur ? Est-ce une propriété à ce mouvement pensant, non seulement de faire mouvoir ces atomes, mais de représenter celui des corps célestes et celui des sphères, qui sont seulement dans l’ordre des choses possibles ? Ces atomes, dont le choc est une pensée, ont-ils cette admirable vertu de pouvoir, quand ils se rencontrent, ne heurter que le degré général d’être, ou celui de substances, ou la notion générale du corps sans choquer l’individu dans ce mouvement ; pensée que nous appelons précision ?
A-t-on jamais ouï-dire, qu’il y eût un mouvement proprement dit, sans que proprement un corps passât d’un lieu à un autre ; comme la pensée qui passe du passé qui n’est plus, à l’avenir qui n’est pas encore, et va du néant, qui a précédé notre être, à l’anéantissement, qui termine les espérances de l’incrédule ?
L’esprit de l’homme n’est pas seulement au-dessus de la condition de la matière ; mais ce qui est admirable, il a une espèce d’infinité dans ses actes. Car il vole d’objet en objet, et les multiplie à l’infini. Il n’est jamais las de connaître ; et quoique ses perfections soient en effet bornées, puisqu’il ne connaît pas toutes choses, il est certain que son excellence à quelque égard est sans limites, puisqu’il peut successivement les connaître toutes.
Comme l’esprit de l’homme n’est jamais las de connaître, son cœur n’est jamais las de désirer ; et tel qu’est l’abîme de la connaissance, tel est l’abîme de la cupidité au-dedans de nous. Ce prince ambitieux, dont le cœur était plus grand que l’univers dont il était le maître, n’avait pas au fond des sentiments plus élevés et plus vastes, que ceux qui sont cachés dans les secrètes dispositions de chacun de nous ; et le cœur d’un héros n’est pas différent de celui des autres hommes. Il ne tient qu’à la prospérité et aux grandes occasions, que cet homme qui habite dans une cabane, ne souhaite de nouveaux mondes à conquérir.
Quand un homme est dans la pauvreté, il fait seulement des vœux pour avoir le nécessaire. Lorsqu’il a le nécessaire à la nature, il demande le nécessaire à la condition. Est-il parvenu à cet état ? Il cherche ce qui peut satisfaire sa cupidité. A-t-il obtenu tout ce que son cœur semble pouvoir désirer ? Il forme encore contre la raison de nouveaux désirs. Voyez ces maîtres du monde, qui, après s’être élevés au-dessus des autres hommes, souhaitent la condition des bêtes, c’est qu’ils peuvent cesser d’acquérir, mais qu’ils ne peuvent cesser de désirer.
Telle est l’excellence de l’homme, qu’elle paraît jusque dans ses dérèglements les plus honteux. Car ne vous imaginez point que cette insatiable avidité de notre cœur ait sa première source dans notre corruption. Les hommes sont coupables de s’attacher avec trop de passion à la recherche des biens du monde ; mais ils ont raison de ne point se contenter des biens finis, eux qui sont destinés à posséder le souverain bien.
Il faut bien que cela soit ainsi ; car nous voyons que dans la nature, chaque chose se contente des biens qui sont rendus à son espèce. Les poissons se contentent de l’eau où ils nagent, les oiseaux sont satisfaits de voler dans l’air, les bêtes des champs n’ont plus rien à désirer, quand elles ont trouvé l’herbe qui leur sert de nourriture, et d’où vient donc que l’homme est si peu satisfait des avantages temporels, s’il est vrai que ceux-ci doivent faire tout son partagek ? Croira-t-on que la sagesse du Créateur se soit démentie en ceci précisément ? A-t-elle mal connu, ou la nature des biens du monde incapable de nous satisfaire, ou la nature de notre cœur incapable d’en être satisfait ? Ou plutôt n’est-ce point qu’ayant connu les biens du monde, notre cœur et la disproportion naturelle qui est entre eux, Dieu a formé les choses dans cet ordre, parce qu’il se réservait notre âme, pour la remplir lui-même, pour la satisfaire, et pour répondre par son excellence et par sa béatitude infinie à l’infinie succession de nos pensées et de nos désirs ; ou si vous voulez aux recherches infinies d’un esprit qui cherche à tout connaître, parce qu’il est destiné à connaître Dieu, et à l’infinie avidité d’un cœur, qui n’est satisfait d’aucun bien particulier, parce qu’il est destiné à la possession du souverain bien, qui enferme tous les autres.
k – C’est là le thème de Rasselas, Prince d’Abyssinie, dont Johnson a eu l’idée en lisant Abbadie…
La nature, les perfections et la fin de l’homme forment ce que nous appelons sa dignité naturelle, mais tout cela roule sur l’éternité de sa durée. Nous tirerions un fort petit avantage d’être spirituels dans notre essence, si cette idée n’enfermait celle de l’immortalité. Mais il y aurait de l’extravagance à s’imaginer, que parce que ce qui se dissout, périt, ce qui est incapable de dissolution, périsse. Que dis-je ? L’étendue ne se perd point, quoiqu’elle acquière d’autres manières d’être, et le corps de l’homme après la mort, pour être cendre, ou chair, ou boue, ou vers, ou vapeur, ou poussière, ne laisse pas d’être un corps. La mort dans son idée propre est une destruction d’organes, ou une dissolution. Si donc elle n’anéantit point le corps, dont elle sépare les parties, comment anéantira-t-elle cet esprit, cette intelligence, qui n’étant ni étendue, ni mouvement, ni union de parties, n’a évidemment aucun rapport naturel à toutes ces choses susceptibles de dissolution ?
Les perfections de l’homme dépendent aussi de son immortalité. En vain trouverions-nous une espèce d’infinité dans les sensations de nos âmes, diversifiées à l’infini selon la diversité des choses extérieures, qui en sont l’occasion ; dans notre imagination capable d’assembler des images sans nombre, pour nous représenter les objets dans notre esprit qui n’est jamais las de connaître, et dans notre cœur qui désire à l’infini, si n’ayant été fait que pour le temps et ne devant durer que quelques années, nous ne pouvions avoir qu’un nombre de sensations bornées, ni imaginer que pendant un certain temps fort court, ni avoir qu’une succession de pensées proportionnées à la brièveté de notre vie, ni enfin posséder qu’une félicité passagère et bornée. Car il n’y a qu’une succession infinie de durée, qui assortisse cette succession infinie de sentiments, et de pensées et de désirs, dont l’homme se trouve naturellement capable.
Disons donc que c’est dans l’homme immortel, que nous trouvons la nature, les perfections et la fin de l’homme, qui forment sa dignité naturelle.
Au reste, comme la nature et les perfections de l’homme nous ont fait entrevoir sa fin, sa fin nous fait connaître aussi quels sont ses devoirs et ses obligations naturelles. C’est ce que nous considérerons dans le chapitre suivant.