Bien que les incrédules du temps tâchent de faire revivre le pyrrhonisme pour ébranler les fondements de la religion, on peut dire que rien ne fait mieux connaître leur égarement et leur faiblesse, que ce doute universel auquel ils ont recours.
On aura beau s’imaginer que la nature, voulant se jouer de notre faiblesse, a mis dans notre esprit certaines notions fausses, sur lesquelles nous raisonnons comme sur des principes véritables, ce doute métaphysique sera bientôt détruit par le sentiment d’un nombre presque infini de vérités particulières que nous sommes obligés de recevoir. Une spéculation abstraite et éloignée ne sera pas plus forte que la connaissance que nous avons de l’existence de notre âme, qui pense, qui doute, qui raisonne, et qui fait qu’elle forme tous ces actes ; et après mille et mille suppositions chimériques, nous serons contraints de renoncer à nos doutes généraux, pour recevoir l’évidence de ces principes particuliers : que le tout est plus grand que sa partie ; et que si de choses égales on ôte choses égales, ce qui reste sera égal : ces premiers principes du sens commun étant si évidents, que leur simple vue persuade nécessairement, et qu’ils ressemblent au soleil, qui ne peut recevoir du dehors une clarté qu’il donne à toutes choses.
A la vérité, si l’on arrête l’esprit à ces spéculations générales et à ce doute universel, et qu’on ne lui permette point de descendre à des vues et à des considérations plus particulières, on pourra le rendre pyrrhonien pour quelques instants ; mais on le rendra extravagant en même temps, y ayant une espèce de folie à s’appliquer si fortement à la considération d’un objet, qu’on se rende par là incapable de penser aux autres. Laissez l’esprit dans la liberté de considérer les doutes du pyrrhonien, et de les comparer avec la certitude qu’il sent bien qu’il a de certaines vérités, et vous trouverez qu’au lieu de combattre la certitude par le doute, il détruira le doute par la certitude, parce que la certitude naît d’une évidence qui persuade, et qu’un doute ne fait que tenir l’esprit suspendu ; qu’un doute comme celui que nous supposons, est une conception abstraite et éloignée, et que la certitude dont il s’agit, consiste en sentiment ; qu’un doute tire sa force des ténèbres et de l’ignorance qui l’ont fait naître, et que la connaissance des premiers principes est évidente par sa propre lumière.
Il n’y a pas moins d’injustice que d’erreur à adopter les spéculations du pyrrhonisme pour s’en servir contre la religion ; car s’il est vrai qu’on n’engage point un géomètre à détruire l’opinion de ceux qui doutent de tout, si l’on se persuade que les règles de la mécanique peuvent être certaines indépendamment de cet examen ; et s’il est inouï que ce doute universel des pyrrhoniens ait jamais retardé d’affaire, ni formé d’obstacle sérieux à l’exécution d’aucun dessein dans le commerce de la vie civile, est-il raisonnable que ce même doute devienne considérable seulement lorsqu’il s’agit d’attaquer les fondements de la religion, et qu’une hypothèse extravagante cesse de porter ce nom, parce qu’elle favorise l’incrédulité ?
Au fond, bien que les vérités de la religion soient infiniment plus certaines en elles-mêmes que toutes les autres, nous nous contenterions qu’on les reçût avec la même certitude qu’on reçoit ces premières et communes vérités, qui font la règle de notre conduite et de nos actions.
Les spéculations de ces philosophes ne nous regardent donc pas davantage qu’elles ne regardent tous les autres hommes ; et comme il n’y a personne à qui elles fassent révoquer en doute les principes de l’art qu’il exerce, ou de la prudence par laquelle il agit, nous ne croirons pas aussi qu’elles doivent nous arrêter un moment dans l’établissement des vérités de la religion.
Nous conclurons seulement de ce penchant que les hommes ont à douter de tout, pour faire périr les vérités de la religion avec toutes leurs autres connaissances, par un commun naufrage, qu’il n’y a point de doute si chimérique, ni d’opinion si absurde, que l’incrédulité n’adopte pour son intérêt ; qu’elle donne du crédit et de la considération à tout ce qui lui est favorable, et que puisqu’elle change la certitude de toutes choses en doute, il ne faut pas s’étonner si en d’autres rencontres elle veut changer ses moindres doutes en certitude.
J’espère qu’on n’en doutera point, si l’on considère avec quelque soin la manière dont on va établir la vérité de l’existence de Dieu. Comme c’est là une vérité première et fondamentale, qu’elle fait naître toutes les autres vérités de la religion, et que toutes les autres la supposent, il ne faut rien oublier pour la bien établir : et comme il n’y a rien de plus soupçonneux que l’incrédulité, qui augmente même ses défiances à mesure que les vérités qu’on veut prouver sont essentielles et importantes, on prendra toutes les précautions possibles pour éviter tout soupçon d’illusion ou de mauvaise foi. Voici l’ordre qu’on suivra dans ce dessein :
On tâchera premièrement de pénétrer dans les sources de nos erreurs, pour connaître si le sentiment que nous avons, qu’il y a un Dieu, ne serait point un préjugé, et si nous pouvons nous assurer au contraire qu’il naisse de la force et du sentiment de la vérité connue. Nous réfléchirons ensuite, par voie d’examen, sur les preuves qui nous persuadent l’existence de Dieu, et sur les difficultés qu’on leur oppose, ou qu’il semble qu’on leur peut opposer. Nous nous attacherons, en troisième lieu, à considérer à part les objections les plus apparentes des athées ; et enfin nous ferons une comparaison des deux sentiments, qui fera voir que l’athéisme est une extravagance visible, s’il est vrai qu’il y ait de véritables athées ; ce qu’on examinera pour la fin en peu de mots.