« J’étais heureux et béni dans mon œuvre, dit Paton, cependant le cri d’angoisse montant du cœur des païens des mers du Sud, poursuivait sans cesse mon âme. Peu de gens se préoccupaient d’eux, tandis que nombreux étaient ceux qui m’auraient volontiers remplacé dans l’œuvre que je poursuivais. Je n’en parlais à personne, mais c’était chaque jour mon grand sujet de méditation et de prière. »
L’Église Réformée Presbytérienne d’Écosse demandait un missionnaire pour aller rejoindre le Rév. John Inglis aux Nouvelles-Hébrides. Mais son Synode dont Paton suivait les délibérations, n’avait pu en nommer aucun. Le découragement envahissait l’assemblée, et notre ami eût une peine extrême à ne pas s’écrier de toute sa voix : « Me voici, envoyez-moi ! » Il avait une grande crainte de prendre de pures émotions humaines pour la voix de Dieu ; aussi prit-il la résolution de consacrer encore plusieurs jours à la méditation et à la prière, afin de bien discerner la volonté du Seigneur. Il reçut alors l’assurance que Dieu prendrait soin de son œuvre à Glasgow, et son angoisse au sujet des païens ne fit que grandir. L’évidence fut bientôt complète : c’était Dieu qui l’appelait à partir comme missionnaire. Il s’offrit donc.
Pendant une année encore il fut placé sous la direction d’un comité spécial qui devait lui fournir les moyens de compléter ses études médicales et d’acquérir une connaissance élémentaire des métiers les plus usuels, de façon à pouvoir se rendre aussi utile que possible dans le champ missionnaire qui lui était destiné.
« Quand on sut, dit-il, que je me préparais à être missionnaire, presque tous mes amis se tournèrent contre moi. Cependant mon cher père et ma chère mère, que je consultai, me répondirent qu’ils m’avaient depuis longtemps donné au Seigneur et qu’ils me laissaient entre ses mains. D’autre part, l’opposition était grande. L’un de mes professeurs, un excellent pasteur, me somma plusieurs fois de ne point quitter Glasgow : « Votre église, me disait-il, est certainement celle pour laquelle Dieu vous a qualifié ; il y a grandement béni vos travaux ; si vous laissez vos réunions et vos classes, elles se disperseront, et la plupart de leurs membres probablement s’égareront. Vous laissez le certain pour l’incertain ; vous allez perdre en vain votre vie parmi les cannibales. »
Je répondis : « Je suis décidé. J’aime mon œuvre et mon peuple, je puis cependant les abandonner pour l’amour de Jésus qui peut leur donner un pasteur meilleur que moi. Quant à perdre ma vie au milieu des cannibales, je ne dois mourir qu’une fois et je suis content de laisser le lieu et le moment de ma mort à Dieu qui m’a déjà merveilleusement préservé quand je visitais les malades atteints du choléra. Je n’ai aucun souci et j’ai tout remis entre les mains de mon Sauveur que je veux servir soit par ma vie, soit par ma mort.
On m’offrit la maison contiguë à mon église (Green Street) comme presbytère, avec les appointements que je voudrais, si je voulais bien rester à Glasgow. Je ne puis pas dire que de telles offres m’aient beaucoup tenté, elles me confirmèrent plutôt dans la pensée que je devais partir. Parmi ceux qui cherchaient à me retenir était un vieux gentleman, excellent homme, dont l’argument principal était toujours : « Les Cannibales ! ils vous mangeront ! »
A la fin je répondis : « M. Dickson, vous êtes âgé et vous serez bientôt dans la tombe, mangé par les vers. Que je puisse seulement vivre et mourir servant et glorifiant le Seigneur Jésus, je ne ferai aucune différence entre le fait d’être mangé par les cannibales et celui d’être mangé par les vers. Dans le grand jour de la résurrection, mon corps se relèvera semblable à celui de notre Sauveur, aussi bien que le vôtre. » A ces mots, le vieux monsieur leva les mains au ciel et quitta la chambre en s’écriant : « Après cela, je n’ai plus rien à dire. »
Cependant l’opposition de mon bien-aimé peuple de Green Street devint si forte que je fus grandement tenté de mettre en doute la réalité de ma vocation. Plein d’anxiété, je me réfugiai auprès de Dieu, dans la prière, et bientôt tout doute disparut. Je vis clairement que tous à Glasgow avaient la Bible et tous les moyens de grâce à leur portée, tandis que les pauvres païens périssaient sans avoir aucune possibilité de connaître l’Évangile. Ma conscience me disait chaque jour plus clairement : « Laisse au Seigneur Jésus la responsabilité de ses propres paroles : « Allez par tout le monde prêcher l’Évangile à toute créature ; je suis toujours avec vous. » Et ces paroles résonnaient toujours à mes oreilles ; elles furent mon ordre de marche.
Quand l’opposition fut à son apogée, je consultai de nouveau mes parents, ils me répondirent : « Autrefois nous craignions de t’influencer, mais maintenant nous devons te dire pourquoi nous louons Dieu au sujet de la décision que tu as prise. Ton père avait à cœur d’être un ministre de l’Évangile, mais il dut abandonner cette pensée. Quand Dieu te donna à nous, ton père et ta mère te mirent sur l’autel, toi leur premier-né, pour te consacrer à Dieu, s’il le jugeait bon, comme missionnaire de la croix de Christ. Et leur prière constante a été que tu fusses préparé, qualifié et conduit de façon à ce que tu prisses la décision que tu viens de prendre. Nous prions de tout notre cœur que Dieu accepte notre offrande, qu’il te donne une longue vie et que tu aies pour salaire un grand nombre d’âmes parmi les païens. »
A partir de la réception de ces lignes, toute espèce de doute avait disparu de mon cœur. La main de Dieu était visible pour moi ; je la voyais dans toute la préparation qu’elle m’avait fait subir, et je la voyais me conduisant dans le champ des missions lointaines.
Dans tout le cours de mes études et de mon ministère, mes parents m’ont accompagné de leurs plus ardentes sympathies et de leurs prières ; mais ils ne pouvaient m’aider pécuniairement. Ce fut au contraire mon bonheur et ma gloire de les aider moi-même, car j’étais l’aîné de onze enfants ; et c’est avec joie et reconnaissance que je vis ensuite tous mes frères et sœurs prendre leur part du même privilège, en assistant nos bien-aimés parents de tout leur pouvoir. J’aidai d’abord mon père à acheter une vache sans laquelle notre mère n’eût jamais pu nourrir sa nombreuse famille.
Ensuite je payai le loyer de leur maison et l’herbe nécessaire à la nourriture de la vache, jusqu’au moment où d’autres, de mes frères et sœurs, purent le faire à ma place. Plus tard je payai les écolages et les vêtements de mes plus jeunes frères et sœurs. Je donnais joyeusement tout ce qu’il m’était possible d’épargner sur le traitement de 500 € que me faisait la Mission de la Cité. M’étant ainsi élevé moi-même sans jamais recevoir un schilling de personne, le lecteur comprendra que les difficultés furent grandes parfois et nombreuses, dans le cours si long de mes études, études préparatoires, études d’arts et métiers, études de théologie et de médecine ; mais Dieu m’a tellement conduit et béni que je n’ai jamais contracté la moindre dette.
Pendant tout le cours de mes études cependant j’eus à porter un fardeau des plus accablants. Le propriétaire de Dalswinton avait institué un prix qui consistait à exempter de loyer celui de ses cottages qui était le mieux tenu et qui avait le plus beau jardin. Mon grand-père gagna ce prix pendant bien des années, mais malheureusement aucun acquit n’avait été demandé ni donné pour le loyer ainsi gagné, le propriétaire et le locataire agissant en amis plutôt qu’en hommes d’affaires. Mais l’héritier de ce propriétaire menaça de poursuivre mon père pour ces arrérages. Il fallut emprunter l’argent qu’un usurier prêta à un taux fort élevé, et cette dette demeura comme une pierre de meule au cou de mon père. Quand je quittai le métier paternel pour commencer mes études, l’usurier exigea que ma signature figurât à côté de celle de mon père en garantie de la somme due. Et pendant dix années, tout schilling que nous pouvions épargner était aussitôt mis de côté pour payer les intérêts de cette dette et en réduire graduellement le capital. Entre tous, nous réussîmes. La veille de mon départ pour les mers du Sud, ayant reçu d’avance mon traitement de missionnaire, je pus envoyer à la maison une somme qui libéra mes bien-aimés parents de toute dette. Ce fut là pour moi une des plus pures joies de cette époque. J’avais aussi la joie de voir mes frères et sœurs dorénavant capables de faire pour la maison au delà de ce qui était nécessaire. Tous les membres de la famille ne faisaient qu’un, nous avions « toutes choses en commun, » comme une vraie famille en Christ et je pouvais être assuré que mes chers vieux parents ne manqueraient jamais du confort désirable. J’en bénissais le Seigneur et j’étais consolé au delà de toute expression, en me séparant d’eux probablement pour toujours en ce monde.
Quand je quittai Glasgow, beaucoup de jeunes gens de mes classes, surtout des ouvriers et des ouvrières des fabriques, auraient voulu, si possible, partir avec moi pour vivre et mourir au milieu des païens. Ils se cotisèrent, achetèrent pièce sur pièce d’étoffe et firent toutes sortes de vêtements pour hommes et femmes des Nouvelles-Hébrides. Ces dons se sont renouvelés d’année en année jusqu’à maintenant. Quand nous nous rencontrerons dans la gloire, le temps que nous avons passé ensemble dans les salles de la Mission de la Cité sera certainement le sujet de bienheureux entretiens.
M. Walter Paton, frère de notre missionnaire, quitta, sur l’appel qui lui fut adressé, une position commerciale pleine d’avenir, pour se vouer à l’œuvre de Green Street. Il poursuivit cette œuvre avec une grande énergie, et son ministère fut abondamment béni. Il fit en outre des études de théologie, en dépit d’une longue maladie, et devint un des pasteurs les plus honorés d’Écosse. (T. E.)