Il n’est presque pas de branche de la littérature chrétienne qui ne doive ou ne puisse être mise à contribution pour une histoire des dogmes. Au premier rang toutefois, il faut mentionner les sources mêmes du dogme, l’Écriture et les enseignements oraux de Jésus-Christ et des apôtres consignés dans les documents ultérieurs, puis les symboles, professions de foi, définitions des conciles et des papes qui en ont fixé la portée et précisé le sens ; puis les écrits des Pères des anciens auteurs ecclésiastiques, et, pour une période moins reculée, ceux des théologiens. Les décrets canoniques et disciplinaires, les prières et les chants liturgiques, les inscriptions et les monuments figurés donneront souvent des indications précieuses sur les croyances intimes de l’Église à une époque déterminée ; les livres apocryphes et les ouvrages des hérétiques en fourniront la contrefaçon ou la contre-partie. L’histoire ecclésiastique éclairera le milieu où ces croyances se sont développées, et en produira souvent, dans les faits qu’elle raconte, des attestations plus frappantes que les textes eux-mêmes. Enfin, et sans prétendre tout énumérer, il sera absolument nécessaire de connaîtra les idées philosophiques et religieuses dominantes aux divers âges de l’Église, si l’on veut se rendre compte des courants qui ont pu agir sur la pensée chrétienne, des influences sous lesquelles elle a évolué, et saisir la portée des formules dogmatiques dont la langue philosophique est un des éléments.
Quant à la méthode à adopter dans l’histoire des dogmes, on en peut concevoir deux différentes. Ou bien l’on étudie l’histoire générale des dogmes en suivant l’ordre des temps, et en exposant l’idée que chaque époque et chaque auteur principal s’est faite de l’ensemble et des divers points de la doctrine chrétienne : c’est la méthode que j’appellerai synthétique. Ou bien on prend en particulier un dogme ou un groupe de dogmes se rapportant à un même objet — le dogme trinitaire par exemple —, et l’on en suit la formule et le développement pendant une période déterminée, et, si l’on veut, depuis les origines jusqu’à nos jours : c’est la méthode analytique. Elle permet de mieux approfondir l’histoire de chaque dogme isolément, et d’en mieux apercevoir la marche, mais elle a l’inconvénient de ne présenter que des monographies détachées, et de n’offrir des systèmes des grands théologiens — d’un Origène ou d’un Augustin — que les disiecta membra incapables de nous initier à leurs vues intimes et plus générales. Historiquement d’ailleurs, si parfois quelques dogmes ont paru seuls retenir un assez long temps l’attention de l’Église, les autres n’ont pas été pour cela entièrement négligés. La première méthode — synthétique — a donc l’avantage d’être plus conforme à l’histoire objective et concrète ; elle permet aussi de mieux marquer les idées et les croyances dominantes à certaines époques, d’indiquer la liaison et la subordination des doctrines les unes vis-à-vis des autres, de présenter les vues d’ensemble des écrivains dont on parle. Ces avantages l’ont généralement fait préférer par les plus récents auteurs, et c’est celle que nous adopterons ici. Remarquons seulement qu’entre les deux méthodes des combinaisons intermédiaires sont possibles et même souvent nécessaires. Il n’y a en tout ceci rien d’absolu.
L’histoire des dogmes commence avec la prédication de Jésus-Christ et s’étend jusqu’à nos jours, car de nos jours encore la doctrine chrétienne se fixe et s’éclaire. Dans ces dix-neuf siècles toutefois, il est aisé de distinguer, comme dans l’histoire de l’Église en général, trois périodes bien distinctes. La première comprend les huit premiers siècles environ : elle se ferme, en Orient, sur la controverse des images et sur saint Jean Damascène († vers 750) ; en Occident, sur la condamnation de l’adoptianisme espagnol, dernier écho des controverses christologiques, et sur le nom d’Alcuin († 804). C’est l’époque de la mise en formule, de la discussion et de la définition des dogmes fondamentaux, la Trinité, l’Incarnation en Orient, en Occident le péché, la grâce, l’Église. — La seconde période commence avec Charlemagne ou même un peu avant, et embrasse tout le moyen âge jusqu’à la Réforme et au concile de Trente. L’Église grecque n’y fait presque aucune figure : toute l’activité semble concentrée dans l’Église latine. Un immense travail de systématisation recueille dans la tradition les éléments doctrinaux, et les fond dans une synthèse puissante, en s’aidant des données philosophiques surtout de l’Aristotélisme. C’est l’âge des Sommes, de la théologie des sacrements, de celle des indulgences, des dévotions secondaires, et aussi de celle de la hiérarchie et du pouvoir dans l’Église. — Avec le Protestantisme et le concile de Trente s’ouvre une troisième période. Pendant que le premier prétend revenir aux enseignements primitifs, en faisant de l’Écriture l’unique source doctrinale, et de la foi l’unique principe de la justification, le second consacre en grande partie l’œuvre du moyen âge, et commence contre le naturalisme débordant déjà dans la Renaissance la lutte qui se continuera dans les siècles suivants. Ce n’est plus désormais tel ou tel dogme qui est en jeu, c’est l’existence de l’Église comme autorité enseignante ou même d’un dogme défini (protestantisme libéral) ; c’est l’existence du surnaturel et de la Révélation (rationalisme) ; c’est la croyance en Dieu, c’est la valeur de la raison humaine (athéisme, subjectivisme) qui sont attaquées. Si, durant cette période, le dogme s’est développé — et il s’est en effet développé, — il s’est surtout défendu. L’apologie, sous ses diverses formes, y a tenu la première place.
De cette histoire des dogmes ainsi divisée le présent volume n’étudiera que le commencement jusqu’au concile de Nicée (325) : deux autres volumes pousseront l’exposé jusqu’à Charlemagne.