(1534 jusqu’à Août 1535)
Tyndale à Anvers traduit l’Ancien Testament – Sa charité et son zèle – Joye prétend corriger sa version – Belle protestation de Tyndale – Anne protège les amis de l’Évangile – Son message en faveur de Harman – Mécontentement du roi –Complot contre Tyndale – Embûches qu’on lui tend – Ruse – Essai de séduction – On a recours au gouvernement impérial – On entoure la maison de Tyndale – Le traître – Arrestation de Tyndale – Il est enfermé au château de Vilvorde – La vie des réformateurs, apologie de la Réforme
Deux personnes étaient surtout alors redoutées par le parti romain ; l’une se trouvait à la sommité des grandeurs du monde, l’autre à la sommité des grandeurs de la foi, — la reine et Tyndale. L’heure de l’épreuve allait commencer pour l’une et pour l’autre.
Il existait une autre Réformation que celle dont les schérifs devaient être les agents ; il y avait d’autres réformateurs que Henri VIII. Un homme voulant renouveler l’Église de Christ en Angleterre, avait fait de la traduction des saintes Écritures la tâche de sa vie. Tyndale avait dû quitter sa patrie ; mais il ne s’en était éloigné que pour préparer une semence, qui, portée sur les ailes des vents, devait changer les déserts de la Grande-Bretagne en de fertiles jardins.
L’ancien précepteur d’un manoir de la Séverne s’était établi en 1534 aussi près que possible de l’Angleterre, à Anvers, d’où des navires partaient fréquemment pour les ports britanniques. Les marchands anglais, fort nombreux dans cette ville, l’accueillaient avec une bienveillante cordialité. Parmi eux se trouvait un ami de l’Évangile, M. Thomas Poyntz, dont le frère avait une charge dans la maison du roi. Cet aimable chrétien avait reçu le réformateur Tyndale sous son toit, et celui-ci s’y occupait sans relâche de la traduction de l’Ancien Testament, quand un navire anglais lui apporta la nouvelle du martyre de Fryth, son collaborateur habituel. Tyndale versa beaucoup de larmes, et ne pouvait se décider à continuer seul son travail. Mais la pensée que Fryth avait glorifié Jésus-Christ dans sa prison, le releva ; il sentit le devoir de le glorifier, lui aussi, dans son exil. La perte de son ami lui rendit son Sauveur encore plus précieux, et il trouva près de lui le repos de son âme. J’ai perdu mon frère, dit-il, mais en Christ, tous les chrétiens et même tous les anges me sont père, mère, frère et sœur, et Dieu lui même prend soin de moi. — O Christ, mon Rédempteur, mon bouclier ! ton sang, ta mort, tout ce que tu es, tout ce que tu as fait, — toi, toi même, tu es à mois ! »
s – Tyndale’s Treatises (Parker), p. 18, 110.
W. Tyndale
Tyndale, fortifié par la foi, redoubla de zèle pour le service de son Maître. Cet homme infatigable ne se contentait pas d’étudier avec zèle les Écritures ; il voulait joindre à la science la charité qui opère. Les marchands anglais d’Anvers lui donnant une somme considérable, il la consacrait aux pauvres. Mais il ne se contentait pas de donner, et il se réservait, outre le dimanche, deux jours, qu’il nommait ses « jours de récréation. » Le lundi, il parcourait les rues les plus retirées d’Anvers, cherchait dans quelque galetas, de pauvres réfugiés anglais, hommes ou femmes, chassés de leur patrie à cause de l’Évangile, leur apprenait à trouver léger le fardeau de Jésus-Christ, et prenait soin des malades. Le samedi, il sortait de ville, parcourait les villages, les maisons isolées, et ne laissait pas un coin sans y pénétrert. — S’il y rencontrait quelque père de famille laborieux, mais surchargé d’enfants, quelque vieillard, ou quelque infirme, il se hâtait de partager ses ressources avec ces malheureux. « Nous devons être pour notre prochain, disait-il, ce que Christ a été pour nous. » C’est là ce que Tyndale appelait ses passe-tempsu. Le dimanche matin, il se rendait dans la maison d’un marchand où une salle était préparée pour le culte évangélique, et il lisait et expliquait les Ecritures, avec tant de douceur, d’onction et d’esprit pratique, que l’audience, disait-on, croyait entendre saint Jean l’évangélistev. Pendant le reste de la semaine, le laborieux docteur était tout entier à la traduction des Écritures. Il n’était pas de ceux qui demeurent oisifs dans l’espérance que la grâce abondera. « Si nous sommes justifiés par la foi, disait-il, c’est afin que nous fassions des œuvres chrétiennes. »
t – « Seeking out every corner and hole. » (Tyndale’s Treatises (Parker), p. 61.)
u – « Thus he spent his two days of pastime, as he called them. » (Ibid.)
v – « Much like to the writings of St. John the Evangelist. » (Ibid.)
De bonnes nouvelles, arrivées de Londres vinrent alors le consoler de la mort de Fryth. De tous côtés, on demandait le Nouveau Testament ; plusieurs imprimeurs flamands le mettaient sous presse en disant : « Quand Tyndale en imprimerait deux mille exemplaires, et nous autant, ce serait peu de chose pour toute l’Angleterre ! » Quatre nouvelles éditions du saint livre sortirent en 1534 des presses d’Anvers.
Il se trouvait alors dans cette ville un homme, peu digne d’être ouvrier avec Tyndale. George Joye, ancien fellow de Cambridge, était un de ces caractères prompts, mais superficiels, sans science et sans jugement, qui ne craignent pas de se lancer dans des œuvres au-dessus de leur portée. Joye qui avait quitté l’Angleterre en 1527, voyant la considération que les travaux de Tyndale attiraient à leur auteur, ambitieux d’acquérir aussi quelque gloire, se mit, quoiqu’il ne sût ni l’hébreu, ni le grec, à corriger le Nouveau Testament de Tyndale, d’après la Vulgate et ses propres imaginations. Un jour, Tyndale ayant refusé d’adopter une de ses extravagantes corrections, Joye fut piqué au vif : « Je n’ai pas peur de lui tenir tête en cette matière, dit-il, malgré sa haute science en hébreu, en grec et en latinw ! » Tyndale en savait davantage. « Il possède sept langues, disait Busche, disciple de Reuchlin : l’hébreu, le grec, le latin, l’italien, l’espagnol, l’anglais, le français, et si parfaitement, que quelle que soit celle qu’il parle, on croit que c’est sa langue maternellex. »
w – « For all his high learning in Hebrew, Greek and Latin, etc. » (Anderson, Bible Ann., p. 397.)
x – « Ut quamcumque loquatur, in ea natum putes. » (Schelhorn, Amenitates litt., IV, p. 431.)
Au mois d’août parut, à Anvers, la traduction de Joye, annoncée par lui comme plus claire et plus fidèle. Tyndale parcourut les feuilles de ce travail, si vanté par son auteur, et fut navré de se voir si maladroitement corrigé. Il releva quelques-unes des erreurs de Joye, et fit cette déclaration touchante et solennelle : « Je proteste en présence de Dieu, de Jésus-Christ et devant l’assemblée universelle des croyants, que je n’ai jamais écrit quelque chose par envie, pour répandre quelque erreur, pour attirer après moi des disciples. Je n’ai jamais eu d’autre désir que d’amener mes frères à la connaissance de Christ. Et si dans ce que j’ai écrit ou traduit, il y a quelque chose de contraire à la Parole de Dieu, je prie tous les hommes de le rejeter comme je le rejette moi même, devant Jésus-Christ et son assemblée. »
Ce fut au mois de novembre 1534 que Tyndale fit cette belle protestation, chant de cygne du réformateur.
Tandis que Joye, cet homme faux et vain, faisait cette petite guerre à Tyndale, chaque navire, parti de Londres, qui abordait à Anvers, y annonçait que la grande guerre semblait s’apaiser en Angleterre, et que le roi et ceux qui l’entouraient se rapprochaient du protestantisme. Il s’était opéré dans l’esprit d’Anne un changement analogue à celui qui s’était accompli dans sa situation. Elle avait été ambitieuse et mondaine, mais du moment où elle était montée sur le trône, son caractère avait grandi, elle était devenue reine ; elle voulait être la mère de son peuple et particulièrement de ceux qui marchaient dans la voie des saintes Écritures. Dans les premiers transports de son affection, Henri avait voulu partager avec elle tous les honneurs de la souveraineté, et Anne avait pris cette haute position, plus au sérieux que Henri ne l’avait pensé. Quand il vit celle qu’il avait fait asseoir à côté de lui, s’imaginer avoir quelque puissance, le monarque, égoïste et jaloux, fronça le sourcil ; ce fut le commencement de l’orage qui fit passer Anne Boleyn du trône à l’échafaud. Elle osa ordonner à Cromwell d’indemniser les marchands qui auraient subi quelque perte, pour avoir introduit en Angleterre le Nouveau Testament. « S’il se passe un jour, disait on, sans qu’elle ait l’occasion de rendre quelque service à un ami de l’Évangile, elle a coutume de dire comme Titus : J’ai perdu ma journée. » Harman, négociant d’Anvers, homme courageux, qui avait aidé Tyndale à publier l’Évangile en anglais, avait, en conséquence, été retenu sept mois en prison par Wolsey et Hackety. Quoique relâché, il était encore privé de ses privilèges et obligé de suspendre ses affaires. Il se rendit en Angleterre, et il ne s’adressa pour être rétabli dans ses droits, ni au lord chancelier, ni à Cromwell, mais alla droit à la reine. Anne, alors au palais de Greenwich, fut touchée de sa piété et de ses souffrances, et sans doute sans avoir pris l’avis du roi, elle dicta le message suivant, adressé au premier ministre, et que nous croyons devoir citer tout au long :
y – Voir Histoire de la Réformation du seizième siècle, vol. V, 20.4)
« De par la reine,
Anne, Reine,
Fidèle et bien aimé, nous vous saluons. Etant informée d’une manière digne de foi, que le porteur de la présente, Richard Harman, négociant et citoyen d’Anvers, en Brabant, a été privé, du temps de feu monseigneur le cardinal, de ses droits et de ses franchises, en la maison anglaise de ladite ville, uniquement parce que comme il l’affirme, et comme le doit un bon chrétienz, il a contribué de ses biens, de son intelligence, de son activité, à publier le Nouveau Testament en anglais ; — nous vous prions instamment de faire en sorte qu’en toute hâte et avec toute la bienveillance convenable, ce sincère, fidèle et dévoué sujet de mon seigneur, soit rétabli en ses droits, franchises et libertés. Nous vous requérons en même temps de vouloir bien l’entendre touchant ces choses, vu qu’il a des rapports à vous faire à cet égard.
z – « Like a good Christian man. » Ces mots sont supprimés dans Strype Memorials (I, p. 431). Ils ont été raturés dans l’original, sans doute par quelque catholique romain. (Cotton, msc. Cleop. E. V., fol. 330.)
Donné sous notre sceau, au manoir de mon seigneur, à Greenwich, le 14 mai.
A notre fidèle et bien aimé Thomas Cromwell, principal secrétaire de Sa Majesté, le roi, mon seigneur. »
Cette intervention de la reine en faveur d’un évangélique persécuté, fut fort remarquée. Les uns attribuaient sa conduite aux intérêts de sa propre cause, d’autres à l’humanité ; la plupart des amis de la Réformation y virent la preuve qu’Anne était gagnée à leurs convictions, et Tyndale témoigna à la reine sa reconnaissance en lui faisant don d’un bel exemplaire de son Nouveau Testament.
Ce qui faisait la joie de Tyndale mécontenta fort le roi. Cette espèce d’ordre du cabinet de la reine, déplaisait souverainement à un monarque, dont la volonté était qu’on ne traitât d’affaires qu’en son conseil. Il y avait même dans cet ordre, aux yeux de Henri, un mal plus grand encore. La Réformation évangélique, que Henri avait si vivement combattue et qu’il détesta jusqu’à la fin, faisait de grands pas en Angleterre. Le 4 juillet 1533, Fryth, l’ami de Harman et de Tyndale, avait été brûlé, à Smithfield, comme étant l’un de ses adhérents, et dix mois après, le 14 mai 1534, Harman, l’ami de Tyndale et de Fryth, était proclamé par la reine un bon chrétien. Anne osait se déclarer l’amie de ceux que le roi haïssait. Prétendait-elle faire une révolution, s’opposer à toutes les opinions du roi, son seigneur ? Cette lettre ne restait pas sans effet ; on apprenait que les amis de la Parole de Dieu, profitant de ces dispositions favorables, imprimaient, à Anvers, six éditions diverses du Nouveau Testament, et les faisaient arriver en Angleterre.
Ce n’était pas seulement le roi qui s’irritait, la colère du parti romain était encore plus grande ; mais n’osant frapper la reine, on cherchait une autre victime. L’évêque Fisher, Thomas More, Henri VIII même semblent n’avoir point eu part à ce nouveau crime. Gardiner, maintenant évêque de Winchester, donnait au corps épiscopal une puissance dont il avait été longtemps privé ; et plusieurs évêques, enflammés de colère, dit un documenta, se rappelaient que le meilleur moyen de tarir le cours d’un fleuve, est de s’attaquer à la source. C’était de Tyndale que provenaient tous ces écrits, ces Évangiles qui, selon eux, égaraient l’Angleterre. Or, le moment semblait favorable pour se débarrasser de lui ; il se trouvait, en effet, dans les États de Charles-Quint, ce grand ennemi de la Réformation. Gardiner et ses alliés résolurent d’envoyer dans les Pays-Bas deux hommes chargés d’épier le réformateur, de le surprendre et de le faire mettre à mort. Ils choisirent, à cet effet, un moine fort habile de l’abbaye de Stratford, et un jeune et dévoué papiste, qui avait l’air d’un gentilhomme, et qu’on espérait voir, par son amabilité, gagner bien vite le cœur de Tyndale.
a – « The bishops incensed and inflamed in their minds. » (Fox, Acts, V, p. 121.)
On était vers la fin de 1534. Le réformateur était toujours logé à Anvers, dans la maison de Thomas Poyntz. Un jour qu’il était à table chez un autre négociant, il remarqua parmi les convives un jeune homme de haute taille et de bonne apparence qu’il ne connaissait pas. « C’est l’un de vos compatriotes, lui dit le maître de la maison, M. Harry Philips, homme comme il faut et d’un caractère agréableb. » Tyndale s’approcha du nouveau venu, et fut charmé de sa conversation. Après le diner, au moment où l’on se séparait, il remarqua près de Philips un autre individu, dont la figure, moins ouverte, le prévint peu en sa faveur. « C’est Gabriel, lui dit-on, son domestique. » Tyndale invita Philips à venir le voir ; le jeune laïque ne manqua pas à l’invitation, et le candide réformateur en fut tellement enchanté, qu’il ne pouvait passer un seul jour sans lui ; il l’invitait tantôt à dîner, tantôt à souper. Enfin, Philips lui devint si nécessaire qu’il l’engagea, avec le consentement de Poyntz, à venir demeurer dans la même maison que lui. Depuis quelque temps on ne voyait plus Gabriel ; Tyndale s’étant informé de ce qu’il était devenu, apprit qu’il était allé à Louvain ; or là était le centre du cléricalisme romain en Belgique. Une fois que Tyndale et Philips furent logés sous le même toit, leur intimité s’accrut ; Tyndale n’eut plus de secret pour son compatriote ; celui-ci passait des heures dans la bibliothèque de l’helléniste, qui lui montrait ses livres, ses manuscrits, l’entretenait de ses travaux passés et futurs, et des moyens qu’il avait pour répandre le Nouveau Testament dans toute l’Angleterre. Le traducteur de la Bible, plein de candeur, de simplicité, ne supposait pas le mal, ne prenait rien en mauvaise part, ne pensait que du bien de son prochain, et se livrait comme un enfant.
b – « A comely fellow, like a gentleman, » (Fox, Acts, V, p. 121.
Philips, moins noble qu’il ne le paraissait, était le fils d’un percepteur des douanes dans le Devonshire ; et le prétendu domestique, moine déguisé, était ce religieux rusé et pervers qu’on avait été chercher à Stratford, et donné au soi-disant gentilhomme, — en apparence comme son serviteur, en réalité comme son conseiller et son maître. Ni Wolsey, ni More, ni Hacket n’étaient parvenus à s’emparer de Tyndale. Mais Gardiner, d’une malice innée, aux mouvements obliques, connaissant toutes les retraites et les issues, toutes les circonstances et les personnes, savait procéder sans bruit, épier en silence sa proie, la surprendre et se lancer sur elle, au moment où elle y pensait le moins. Il lui fallait deux choses pour s’emparer de Tyndale — un appât qui l’attirât et un oiseau de proie qui le saisît. Il avait pris pour appât Philips, et pour oiseau de proie le moine Gabriel Dunne. Le noble Poyntz, plus expérimenté que le réformateur, regardait depuis quelque temps d’un œil scrutateur le nouvel hôte introduit dans sa maison. Philips avait beau faire la meilleure grâce du monde, il y avait en lui quelque chose qui ne plaisait pas au digne négociantc. « Maître Tyndale, dit-il un jour au réformateur, comment avez-vous fait connaissance avec cet individu ? » — Oh ! c’est un homme fort honnête, répondit a le docteur, bien instruit et très comme il faut. » Poyntz se tut.
c – « Having no great confidence in the fellow. » (Fox, Acts, V, p. 122.)
Cependant le moine était revenu de Louvain, où il était allé s’entendre avec quelques chefs du parti ultramontain. Si son compagnon et lui gagnaient M. Poyntz, il leur serait facile de s’emparer de Tyndale. Ils crurent qu’il suffirait de montrer au négociant qu’ils avaient de l’argent, s’imaginant que tout homme était à acheter. Un jour, Philips dit à Poyntz : « Monsieur, je suis étranger ici, je vous serais bien obligé de me montrer Anvers. » Ils sortirent ensemble. Philips crut le moment venu de faire comprendre à Poyntz qu’il était bien muni d’or et en avait même de quoi en donner à d’autres. « J’ai besoin de faire diverses emplettes, dit-il, vous m’obligeriez fort de me diriger, il me faut les meilleures marchandises. — L’argent, ajouta-t-il, ne me manque pasd. » Alors, il fit un pas de plus, et sonda son homme pour voir s’il ne pourrait pas l’aider dans, son dessein. Poyntz ayant l’air de ne rien comprendre. Philips n’alla pas plus loin.
d – « For, said he, I have money enough. » (Fox, Acts, V, p. 122.)
La ruse ne réussissant pas, il fallait avoir recours à la force. Philips, d’après l’avis de Gabriel, partit pour Bruxelles, afin de préparer le coup qui devait frapper Tyndale. Jamais l’Empereur et ses ministres n’avaient été aussi irrités contre l’Angleterre et sa Réformation. Les troupes de Charles-Quint étaient en marche et l’on s’attendait à tout moment à ce que la guerre éclatât entre l’Empereur et le roie. Arrivé à Bruxelles, le jeune Anglais se présenta à la cour et au gouvernement ; il déclara être un catholique romain, indigné des réformes religieuses de l’Angleterre et dévoué à la cause de Catherine. Il exposa aux ministres de Charles-Quint qu’ils avaient dans les Pays-Bas l’homme qui empoisonnait le royaume ; que s’ils faisaient mourir Tyndale, ils sauveraient en Angleterre la papauté. Les ministres de l’Empereur, ravis de voir des Anglais faire cause commune avec eux contre Henri VIII, accordèrent au délégué de Gardiner ce qu’il demandait. Philips, n’épargnant aucune dépensef pour arriver à son but, retourna à Anvers, accompagné du procureur général et d’autres officiers de l’Empereur.
e – « There should have been war between the emperor and the king. » (Fox, Acts, p. 122.)
f – « Which was not donc with small charges and expenses. » (Ibid.)
L’important était de saisir Tyndale sans avoir recours aux autorités de la ville, et même sans qu’elles en sussent rien. Les juges anséatiques n’avaient-ils pas eu l’étrange audace, dans le cas de Harman, de déclarer qu’ils ne condamnaient pas un homme sans preuves positives. Le moine qui probablement n’était pas allé à Bruxelles entreprit de reconnaître les abords de la place. Un jour, comme Poyntz était assis devant sa porteg, Gabriel s’approcha de lui. « Maître Tyndale est-il a à la maison ? lui dit-il, mon maître désire lui faire visite. » La conversation s’engagea. Tout semblait favoriser les desseins du moine ; il apprit que dans trois ou quatre jours Poyntz partait pour Bar-le-Duc, où il resterait environ six semaines. C’était précisément ce qu’il fallait à Gabriel, car il redoutait l’œil perçant du marchand anglais.
g – « Poyntz sitting at his door. » (Ibid., p. 23.
Peu après, Philips, le procureur général et ses officiers arrivèrent à Anvers. Le premier se rendit immédiatement à la maison de Poyntz dont il ne trouva que la femme. « Maître Tyndale, lui dit-il, dîne-t-il aujourd’hui chez vous ? J’aurais grande envie de dîner avec lui, Madame. Qu’avez-vous de bon à nous donner ? — Ce qui se trouve au marché, répondit-elle laconiquementh. — Bien, bien, » dit le perfide papiste, et il sortit.
h – « What good meat shall we have ? — Such as the market will give. » (Fox, Acts, p. 23.)
Le nouveau Judas se hâta de rejoindre le procureur général, et convint avec lui de la marche à suivre. L’heure du dîner n’étant plus éloignée : « Venez, dit-il, je vais vous le livrer. » Le procureur impérial et ses gens, Philips et le moine, se dirigèrent vers la maison de Poyntz, observant tout avec soin, et prenant les mesures nécessaires pour ne pas attirer l’attention. On entrait dans la maison de Poyntz, par une allée longue et étroite. Philips plaça quelques-uns des agents, à quelque distance, dans la rue ; d’autres près de la porte de l’allée. « Je sortirai avec Tyndale, dit-il aux agents, celui que je vous montrerai du doigt, sera celui que vous saisirez. » Ces mots dits, Philips entra ; il était environ midi.
Ce malheureux aimait excessivement l’argent ; il en avait reçu beaucoup des prêtres d’Angleterre, pour payer sa mission, mais il pensa qu’avant de livrer sa victime à la mort, il n’était que juste de la dépouiller. Ayant trouvé Tyndale chez lui, il lui dit, après quelques compliments : « Il faut que je vous compte mon malheur ; j’ai perdu ce matin ma bourse entre Malines et Anversi, et je me trouve sans argent ; pourriez-vous m’en prêter ? » Tyndale, simple et sans expérience dans les artifices de ce mondej, alla chercher la somme demandée qui équivaudrait de nos jours à trente livres sterling. Philips, ravi, mit soigneusement l’argent en poche, et ne pensa plus qu’à livrer son débonnaire ami. « Eh bien, maître Tyndale, lui dit-il, nous allons dîner ici ensemble. — Non, répondit le docteur, je dîne dehors aujourd’hui ; venez plutôt avec moi ; je puis vous garantir que vous serez le bienvenu. » Philips accepta avec joie ; la promptitude d’exécution était pour son affaire un élément de succès. Les deux amis s’apprêtèrent à partir. Le passage par lequel ils devaient sortir était, comme nous l’avons dit, si étroit que deux personnes ne pouvaient y marcher de front. Tyndale voulant faire les honneurs à Philips, l’invita à passer le premier. « Je n’y consentirai jamais, répondit celui-ci, affectant une grande civiliték. Je sais le respect que je vous dois, c’est à vous que le pas appartient. » Puis prenant le docteur respectueusement par la main, il le fit entrer dans le passage. Tyndale qui n’était pas de haute taille s’avança donc le premier, tandis que Philips qui était très grand le suivait. Il avait placé à la porte deux agents, qui s’étaient assis sur deux sièges, des deux côtés de l’allée. Entendant des pas, ils regardèrent et virent l’innocent Tyndale, qui s’approchait sans soupçon, et par-dessus lui ils aperçurent la tête de Philips. C’était l’agneau mené à la boucherie par l’homme qui allait vendre sa chair. Les commissaires de la justice, quelquefois si durs, éprouvèrent à cette vue un sentiment de compassionl. Mais le traître se levant derrière le réformateur, qui allait entrer dans la rue, mit son index sur la tête de Tyndale, selon le signal dont on était convenu, et lança aux sergents un regard significatif, comme s’il leur disait : « C’est lui ! » Ces hommes mirent aussitôt la main sur Tyndale qui, dans sa sainte simplicité, ne comprit pas d’abord ce qu’ils prétendaient faire. Il le sut bientôt. En effet, on lui ordonna d’avancer, les agents suivirent, et il fut conduit ainsi au procureur général. Celui-ci dînait, il invita Tyndale à se mettre à table avec lui. Puis ordonnant à ses gens de le garder avec soin, ce magistrat se rendit à la maison de Poyntz. Il s’empara des papiers, des livres, de tout ce qui avait appartenu au réformateur ; et retournant vers lui, le mit dans une voiture, avec tout son butin, et partit. La nuit ne tarda pas à tomber ; après un voyage d’environ trois heures, ils arrivèrent devant le vaste et fort château de Vilvorde, construit en 1375, par le duc Venceslaz, situé à deux ou trois lieues de Bruxelles, sur la rive de la Senne, entouré d’eau de tous côtés, et flanqué de sept tours. Le pont-levis se baissa, et Tyndale fut livré aux mains du châtelain qui le mit en lieu sûr. Le réformateur de l’Angleterre ne devait pas sortir de Vilvorde, comme Luther de la Wartbourg. Ceci se passait, à ce qu’il paraît, en août 1535m.
i – « I lost m’y purse this morning between this and Mechlin. » (Fox, Acts, V, p. 23.)
j – « For in the wily subtelities of this world, he was simple and inexpert. » (Ibid., p. 127.)
k – « For that he pretended to shew a great humanity. » (Ibid.)
l – « They pitied to see his simplicity. » (Fox, Acts, V, p. 127.)
m – Une lettre de Poyntz à son frère John, dans laquelle il rend compte de l’emprisonnement de Tyndale et qui se trouve dans les Cotton msc, est datée du 15 août 1535.
Le but de sa mission une fois atteint, Philips, craignant l’indignation des marchands anglais, se sauva à Louvain. Assis dans quelque auberge ou à la table des moines, des professeurs, des prélats, quelquefois même, à Bruxelles, à celle de la cour, il se vantait de son exploit, et voulant se faire bien venir des impériaux, il appelait Henri VIII un tyran, un spoliateur de l’Étatn.
n – « Tyrannum ac expilatorem Reipublicæ. » (Cotton, msc. Galba, B. X, 81)
Les marchands anglais d’Anvers, justement indignés, demandèrent aussitôt au gouverneur de la maison anglaise, de faire des démarches en faveur de leur compatriote ; le gouverneur s’y refusa. Tyndale privé de tout espoir se consolait avec Dieu : « Oh ! que l’on est heureux de souffrir pour la justice ! disait-ilo. Si je suis affligé sur la terre, avec Christ, je me réjouis dans l’espérance d’être glorifié avec lui dans le ciel. Les épreuves me sont une médecine très salutaire, et je l’endure avec patience. Mes ennemis me destinent à l’échafaud, mais je suis aussi innocent que l’enfant qui vient de naître des fautes dont on prétend m’accuser. Mon Dieu ne m’abandonnera pas. O Christ, ton sang me sauve, comme si c’eût été le mien qui eût été répandu sur la croix ! Dieu, quelque grand qu’il soit, Dieu est à moi, avec tout ce qui est à luip. »
o – « It is an happy thing to suffer for righteouness sake. » (Tyndale, Treatises (Parker), II, p. 28.)
p – « And God, as great as be is, is mine with all that he hath. » (Fox, Acts, I, p. 19.)
Tyndale dans sa prison de Vilvorde était plus heureux que Philips à la cour. Si l’on étudie avec soin l’histoire des réformateurs, on reconnaît aussitôt qu’ils n’ont pas été simplement des maîtres d’une doctrine pure, mais aussi des hommes d’une âme élevée, des chrétiens d’une grande moralité et d’une haute spiritualité. On n’en peut pas dire autant de leurs adversaires : quel contraste ici entre le traître et sa victime ! Les calomnies et les insultes des ennemis du Protestantisme ne feront prendre le change à personne. S’il suffit de lire la Bible, avec un cœur sincère, pour la croire, il suffit aussi de connaître la vie des réformateurs pour les honorer.