C’est lui qui pardonne toutes tes iniquités, qui guérit toutes tes maladies.
Le voyageur qui se rend, en bateau à vapeur, de Rapperswyl à Zurich, éprouve une impression très particulière de vie plantureuse, cossue et ordonnée. Moins romantiques que celles du lac des Quatre-Cantons, moins grandioses que celles du Léman, moins âpres que celles du lac de Wallenstadt, les rives du lac de Zurich ont une grâce souriante qui n’appartient qu’à elles. Les zigzags du bateau présentent à vos regards des villages qui semblent rivaliser de richesse et d’abondance. Partout des fleurs, des vergers, partout les fruits du travail assidu et intelligent, partout la plus exquise propreté. Malgré les progrès récents de l’industrie, l’œuvre de l’homme n’y a pas encore trop gâté celle de Dieu. On devine, sur ces bords heureux, un peuple, à la foi aimable et fort, qui s’entend aux choses terrestres, et sait goûter la joie de vivre. À l’extrémité du lac, étincellent toujours plus distinctement au soleil les flèches et les maisons de Zurich ; et, derrière vous, l’horizon est borné par un imposant cortège de pics, de cornes et d’éperons, que commande l’énorme masse du Glärnisch.
Rien n’égale la poésie intime, familiale et douce qui s’exhale de ces rives, lorsque, le soir, dans le grand silence de la nuit tombante, les belles cloches de tant de villages se font entendre, comme pour laisser de la part de Dieu, à l’homme souffrant, inquiet ou coupable, la parole apaisante de l’espoir, de la paix et du pardon.
Nul homme n’est insensible à ce spectacle ; mais la plupart de ceux qui le contemplent, ignorent qu’en un coin de ce beau pays, a rayonné et rayonne encore une lumière plus divine et plus belle que celle du soleil, même lorsque ses derniers rayons colorent, d’un rouge de feu, l’immense muraille des glaciers. Ce point lumineux, c’est le petit village de Männedorf.
Deux noms résument les grâces et les délivrances opérées par Dieu, depuis de longues années, en ce lieu béni : celui de Samuel Zeller, et avant lui, celui de Dorothée Trudel.
Qu’était-ce que Dorothée Trudel ? Une illuminée ? une prophétesse ? une mère en Israël ?
Vous ne lui auriez donné aucun de ces titres, si vous étiez entré dans l’humble salle où elle tenait ses réunions.
Là, au milieu d’une foule plutôt bigarrée de malades, d’estropiés et même de fous, mais aussi parfois de chrétiens éminents, de théologiens, de philosophes, vous auriez aperçu une toute petite femme décidément contrefaite, au visage pâle, aux traits tirés, coiffée d’un bonnet et revêtue d’une longue pèlerine noire, ses deux mains, fines et décharnées, posées sur deux malades, entre lesquels elle se tenait. À ce moment, une parole vous serait revenue à l’esprit, celle qui présente le serviteur de l’Éternel comme « sans éclat et sans beauté, semblable à un rejeton qui sort d’une terre desséchée. »
Mais, à peine auriez-vous entendu parler cette faible créature, sur le texte morave du jour, ou sur un verset tiré avec prière, d’une petite boîte, qu’oubliant tout le reste, vous auriez admiré les paroles de grâce qui sortaient de sa bouche, et un autre passage biblique vous serait revenu en mémoire, celui où l’apôtre Paul, à la face de toute la sagesse des Grecs et de toute la théologie des Juifs, proclame que a « Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes. »
Dorothée Trudel n’avait pas toujours été contrefaite, et rien dans son adolescence n’annonçait sa carrière future. Née le 27 octobre 1813, la cadette de onze enfants, dans le petit village de Hombrechtikon, elle y passa sa jeunesse. Jeune fille fraîche et élancée, elle avait hérité de son père un caractère vif et emporté, un goût prononcé pour les plaisirs du monde, un grand amour pour sa propre personne. Il y avait alors, en elle, tout ce qu’il faut pour produire une existence frivole et inutile à Dieu. Mais, de bonne heure, Dorothée, que la pauvreté de ses parents empêchait de fréquenter régulièrement l’école, avait été confiée par Dieu aux leçons, parfois sévères, toujours salutaires, de trois maîtres : la Bible, l’exemple de sa mère et la souffrance.
La Bible était le seul livre que l’on trouvât dans la maison de ses parents, comme dans bien d’autres en ce temps-là ; ce fait a dû contribuer à créer, tout au fond de l’âme de la jeune fille, un terrain propre à ce qui devait plus tard y être planté.
Sa mère, mariée à un homme incrédule, ivrogne et méchant, avait, avec sa charge de onze enfants, une existence de victime, mais de victime qui aime mieux se confier en Dieu que se plaindre aux hommes. Il arriva plusieurs fois, qu’à son appel pressant, motivé par la maladie grave d’un des enfants, le mari, attablé à l’auberge avec ses « amis », répondît par des moqueries et par la plus insultante indifférence. À la révolte que ces procédés provoquaient, l’héroïque chrétienne répondait simplement : « Votre père est mon bienfaiteur. Il est la verge dont Dieu se sert pour me diriger ! » On comprend qu’au contact d’une telle foi, celle de Dorothée Trudel ait dû naître et grandir de bonne heure.
Mais l’action de ces deux maîtres eût peut-être été stérile, sans l’intervention du troisième : la souffrance. Aimant avec passion la danse, mais haïssant l’immoralité, Dorothée eut à résister, un jour, aux tentatives d’un jeune homme. Cet effort provoqua, dans son dos, un mal qui ne passa plus, et auquel elle a toujours attribué la déviation de sa colonne vertébrale. Malade à la mort, et près de comparaître devant Dieu, avec les péchés dont elle se savait coupable, elle passa par une profonde repentance. Guérie, Dorothée changea de vie et détesta le monde aussi ardemment qu’elle l’avait aimé auparavant.
Établie chez son oncle à Männedorf, après la mort de ses parents, elle fut mise en contact avec la piété des frères Moraves, qui lui fit faire de grands progrès ; plus tard, avec celle des Plymouthistes de Zurich, dont l’enseignement sur la possibilité et la nécessité pour tout chrétien, de recevoir personnellement le Saint-Esprit, lui fut une révélation. Elle demanda et elle reçut cette grâce nouvelle, et, en devenant toujours plus pauvre d’elle-même, elle devint toujours plus riche en Dieu.
La préparation du travail suivit de près celle de l’instrument. Tout d’abord, Dorothée n’eut pas d’autre activité religieuse que celle dévolue généralement à toute femme très pieuse. Elle soignait les malades, elle s’occupait spirituellement et matériellement des ouvriers que son neveu employait et logeait. Elle avait déjà trente-sept ans, lorsque sa vie, illuminée à nouveau par un vrai baptême du Saint-Esprit, fut consacrée à la guérison des corps et des âmes.
Les délivrances qu’elle obtint, par la prière et par l’imposition des mains, firent du bruit, et provoquèrent l’opposition des uns, l’adhésion enthousiaste des autres. Une première maison de malades étant devenue insuffisante, il fallut en ouvrir successivement plusieurs, et ce fut dès lors, pendant une courte mais riche période de six années, une démonstration d’Esprit et de puissance, devant laquelle il est difficile de ne pas s’incliner.
Si nous cherchons le secret de cette action merveilleuse, il nous est impossible de le trouver dans quelque chose de terrestre ou d’humain. Sans gestes et sans éclats de voix, sans art et sans apprêt, par la profondeur de son enseignement et la puissance de sa prière, Dorothée Trudel a réveillé les consciences les plus endormies, ramené les âmes les plus désorientées, guéri nombre de malades dont la science désespérait, et rétabli dans leur bon sens les esprits les plus troublés.
Qu’y avait-il donc en elle ? Rien que la puissance de Dieu. Nulle doctrine particulière, nulle révélation nouvelle, nulle pratique inconnue auparavant. Nous avons beau chercher dans les souvenirs de ceux qui l’ont le mieux comprise, comme dans ce qui reste de ses méditations et de son enseignement, nous ne trouvons rien d’extraordinaire, sinon que cette femme prenait Dieu au mot et la Bible au sérieux.
Les expressions admirables du langage biblique : repentance, pardon, sacrifice, délivrance, que nous répétons si facilement sans y faire attention, et parfois sans y croire, avaient, pour elle, toute leur valeur ; elle n’y voyait ni alliage, ni exagération ; elle les acceptait comme on prend ce que vous offre un honnête homme, sans crainte ni hésitation ; et elle n’y opérait aucun retranchement. Il lui était permis de ne pas mutiler les promesses contenues dans ces mots : guérison et délivrance, parce qu’elle ne se permettait pas de diminuer le contenu redoutable de ceux-ci : sacrifice, renoncement. Dans sa vie, comme dans sa bouche, les choses de Dieu conservaient leur divine grandeur, et c’est pour cela que dans sa bouche comme dans sa vie, elles retrouvaient toute leur merveilleuse puissance.
D’après les instructions de Saint-Jacques, elle imposait les mains aux malades et les oignait d’huile, mais sans rien attendre de cet attouchement en lui-même ; et si, en exerçant ce ministère, auquel elle joignait celui de l’enseignement, elle a paru usurper ce qui n’est pas attribué à la femme, elle s’y est vu conduite par les circonstances et contrainte par la volonté de Dieu.
À côté de sa foi indomptable dans la vérité de la Parole, nous trouvons, chez Dorothée Trudel, un oubli complet d’elle-même et un amour capable de tous les sacrifices. Chez elle, le mot de consécration, qui implique une séparation, une immolation, était une réalité pratique et permanente. La seule chose que le fisc ne puisse pas prendre à un débiteur insolvable, c’est son lit — car le lit symbolise et réalise, pour l’homme, le droit au repos, la possibilité de conserver sa vie. Eh bien, Dorothée Trudel n’avait pas de lit. Sa chambre était un lieu de réception, d’entretiens et de prières ; mais, quand elle avait fini, bien tard, avec ses plus intimes, ses dernières intercessions pour les nombreuses infirmités physiques et morales qu’abritait son toit, elle allait passer la nuit auprès des plus tourmentés, et après avoir partagé le lit de quelque folle ou prié et veillé, assise sur un escabeau, auprès d’un homme atteint de la gangrène, elle paraissait, le lendemain, pleine d’entrain et de joie, à la table du déjeuner.
En relation permanente avec les richesses du cœur de Dieu et les misères du cœur de l’homme, elle acquit une merveilleuse connaissance de l’un et de l’autre, et elle a possédé, au plus haut degré, le coup d’œil pénétrant qui lit dans les détours et dans les replis de l’âme, discerne l’interdit caché depuis longtemps, et autorise à la fois la plus grande sévérité pour le péché, et la plus radieuse espérance pour le pécheur.
Ses disciples ne l’appelaient pas autrement que « Mütterli » (Petite mère). Ce vocable, vraiment intraduisible en français, exprime admirablement ce qu’elle était pour eux. Il ne faut pas y voir un de ces gracieux diminutifs qu’invente la tendresse terrestre pour s’exprimer ou se faire accepter. Non, certes ! dans ce sens-là, Dorothée Trudel l’eût rejeté avec horreur. Mais si ce mot : « Mütterli » doit rendre les saintes angoisses et les pures tendresses d’une âme maternelle pour d’autres âmes qu’elle a engendrées, qu’elle soigne, dirige et reprend au besoin ; s’il exprime les immenses compassions que la servante de Dieu éprouve, et les espérances qu’elle nourrit, alors, oui, il faut le reconnaître, aucune phrase, si éloquente fût-elle, n’aurait pu mieux rendre les sentiments de Dorothée Trudel pour ses enfants dans la foi, que ce nom simple et familier : « Mütterli ! »
♦ ♦ ♦
C’est au mois d’octobre 1860, qu’Arnold Bovet arriva à Männedorf avec son père. Il paraît que celui-ci crut devoir présenter son fils, en parlant de lui comme d’un « ange » de patience, à quoi Mütterli répondit brusquement : « Un bel ange, avec des béquilles ! » À un autre moment, on exaltait encore toutes les qualités de « ce jeune homme si aimable ». Elle s’écria : « L’enfer en est plein, de ces jeunes gens aimables ! »
Au surplus, voici le récit d’Arnold lui-même :
« À huit heures, nous avons pris le bateau à Zurich avant dix heures, nous arrivions à Männedorf, par une pluie battante. Nous sommes parvenus, après bien des recherches, à la maison de Mlle Trudel. Nous avons été reçus par une gentille personne qui s’appelle Emma. Elle nous a conduits dans un petit salon où nous avons trouvé une petite femme qui m’a serré la main très affectueusement. C’était « Mütterli », comme on l’appelle ici. Elle nous a fait asseoir, et elle a continué à causer, à trafiquer avec beaucoup de naturel. Elle nous a lu des lettres de Stuttgart. Sa sœur, qui est horriblement laide, m’a aussi tout de suite serré la main. Un troisième personnage, appelé « Lisebethli », entrait et sortait continuellement, demandant, causant. C’est, je crois, une espèce d’intendante. À midi, nous sommes descendus pour dîner ; puis il y a eu un culte très beau. Je n’ai jamais entendu prier comme ici. J’ai arrangé ma chambre et j’ai passé un mauvais moment. 0 Seigneur, pardonne-le moi ! Après cela, Mütterli est venue avec papa, et on a bu le café ; puis elle a examiné mon genou et m’a imposé les mains. Cette imposition fait du bien : c’est comme si on mettait de l’huile. Après, elle a prié. À six heures, il y a eu une réunion de prières pour les pauvres femmes dérangées qui sont ici. Puis on a goûté, après quoi il y a eu encore un culte. Mütterli parle avec une grande force qui paraît au premier moment étrange pour une femme. Cette maison est vraiment une maison de prière. Mais je fais contraste, je suis mal disposé. Je ne suis pas en règle avec mon Dieu-Sauveur. Je n’ai point de force pour le prier. 0 Dieu, aie pitié de moi et sauve-moi, transforme-moi ! Le soir, quand j’étais couché, elle est venue m’imposer les mains ; cela fait du bien. Elle a très bonne espérance. Seigneur, donne-moi toujours plus de foi et d’amour ! »
Cette page du journal d’Arnold nous introduit bien, au point de vue extérieur, dans le milieu nouveau où il cherche la guérison, et au point de vue intérieur, dans le milieu ancien où son âme non affranchie se débat encore. Désormais il nous suffira de quelques courts extraits de sa correspondance et de son journal, pour assister à la guérison de son âme et de son corps.
« Je fais contraste ! » Tel est le cri douloureux qu’il jette, dès qu’il se voit dans ce sanctuaire. Cette première impression ira tout d’abord en s’accentuant. Quand un homme passe du clair-obscur dans une lumière intense, le premier effet de ce changement est de lui révéler, tout à nouveau, les taches qui le couvrent. Écoutons notre ami exhaler sa plainte.
Mardi 23 octobre. — « Mütterli vient encore de prier avec moi, et, malgré cela, je suis le plus mauvais de tous les hommes. Je pèche sans cesse ! 0 Dieu, aie pitié de moi ! Change en un cœur pur mon cœur corrompu ! Chasses-en Satan qui le tient assiégé ! 0 Seigneur, Seigneur, viens à mon aide ! »
Vendredi 26 octobre. — « Je ne sais, hélas ! pas du tout bien prier : je n’ai pas de suite dans mes prières. À tout moment, je me surprends à penser à autre chose. C’est affreux ! c’est un affreux péché. Quand on appelle Dieu à vous entendre et qu’on ne lui dit rien, c’est employer le nom de Dieu en vain d’une manière terrible ! »
Le 15 décembre, il écrit encore : « 0 si je pouvais devenir tout à fait un Stäubchen (poussière) ! Alors Dieu pourrait se servir de moi pour quelque chose de bon, mais j’en suis encore si loin ! Je pense toujours à moi ; tous mes plans se rapportent à moi. Je pense toujours à ce qui pourra m’apporter de l’agrément. Je n’ai pas l’esprit de sacrifice ! J’ai peur de croire, car une fois que j’aurai fait le pas, j’ai peur de ne rien être. O que je me réjouis d’être tout à fait délivré de moi-même ! »
Cependant il ne tarde pas à éprouver, dans son âme, quelque chose qui annonce un changement. Au chaud soleil de la piété de Männedorf, ce cœur commence à se fondre ; il est peu à peu pénétré de l’amour de Dieu, et, tout en voyant toujours mieux ce qui lui manque, il attend toujours plus avidement ce qui lui est réservé.
Les préoccupations terrestres réapparaissent encore dans ses pensées. À Zurich, où il passe une journée, l’ingénieur, endormi en lui, s’est réveillé tandis qu’il visitait les ateliers de M. Gaspard Escher. « C’est colossal, écrit-il, il occupe deux mille ouvriers. J’ai vu là de magnifiques machines, des roues à eau colossales ; j’y suis resté deux heures ; c’était fameux ! »
Mais, de plus en plus, « la seule chose nécessaire » passe au premier plan ; il prend goût à la prière. Après une réunion qu’il a eue avec Mütterli et son aide Nettli, le 13 novembre, il écrit : « Quand elles ont été dehors, j’ai eu un délicieux moment. J’ai cru que Jésus-Christ était dans ma chambre et que je pouvais parler avec lui. »
En même temps, une amélioration lente, mais indéniable, se produisait dans l’état de son genou. Il fallait s’y attendre, car Mütterli enseigne que la guérison est la conséquence de la véritable régénération.
À la date du 20 novembre, son journal contient le récit suivant :
« J’ai eu tort de ne pas écrire tous ces jours, car il s’est passé de grandes choses pour moi pendant ce temps. Samedi matin, Mütterli est venue un peu plus tôt à mon lit, et, après la prière, elle m’a demandé si je ne voulais pas lui dévoiler le fond de mon âme ; j’y avais fait des allusions depuis plusieurs jours. Je lui ai dit alors tout mon péché, le péché de toute ma vie. Elle a été extrêmement bonne, mais je n’ai pas pu pleurer, je suis terriblement dur ! Cela m’a fait du bien de vider mon cœur… Je marchais déjà depuis vendredi avec une béquille par la maison, cela jouait très bien. Dimanche, je le fis aussi ; lundi, je vins le matin, avec ma béquille, dans la salle ; puis, pendant que j’écrivais une lettre à maman, une brave femme à béquille est partie, et je lui ai donné la mienne qui est beaucoup meilleure que la sienne, l’autre béquille étant restée en bas. Clara allait me la chercher, quand on sonne pour le dîner. Pendant qu’elle était loin, je me mis à marcher sans aucun soutien, et je descendis tout l’escalier ; je rencontrai Clara qui fut extrêmement surprise ; de joie elle tremblait de tous ses membres ! Tout le monde était heureux. Après le dîner, Mütterli me prêta une canne de son oncle défunt, avec laquelle je poursuivis ma carrière. Après le culte, je suis remonté, et j’ai écrit tout de suite la chose à maman.
« Le soir, je parlais, avec M. le pasteur Veininger, des bains et de leurs effets, que je trouvais assez réels. Mütterli me dit de me taire sur ce sujet. Je continuai un moment, quand on sonna pour la réunion de prières ; je me levai, et voilà que Mme *** se lève aussi de son côté, ses jambes fléchissent, et elle me tombe dessus. Je veux essayer de marcher, mais je ne puis pas ; mon genou me fait très mal. Je le dis à Mütterli, qui le tint pendant la réunion de prière, après laquelle j’ai de nouveau pu marcher. Mütterli est convaincue que Dieu m’a envoyé cette rechute, parce que j’ai parlé si légèrement des bains après toutes les grandes choses que Dieu a faites en moi, et elle me dit que, dès que je le reconnaîtrais, cela irait de nouveau mieux. Il fait très bon être ainsi sous la conduite directe de Dieu ! »
Le surlendemain, 22 novembre, Arnold put aller avec Mütterli à Bâle, où il s’empressa de se « montrer au prêtre » c’est-à-dire à M. Quinche, et d’où il écrivait à sa mère pour son jour de naissance : « Mon cadeau de cette année est une béquille, ce qui n’est déjà pas tant mal. J’espère que, sous peu, je pourrai aussi te donner ma canne et te présenter mon cadeau de Noël à genoux. »
À ce moment, on pourrait dire que la guérison de son corps est en avance sur celle de son âme. Il parle encore de son cœur « inconverti ». « O si Dieu voulait seulement me convertir entièrement ! Du reste, il le veut, si moi je voulais seulement me détacher de tout ce qui est encore mondain en moi… Je fais tous les jours de nouvelles découvertes en moi-même… Je veux posséder le Seigneur dans mon cœur avant de partir d’ici. Je lui ai demandé souvent de ne pas me guérir avant que je ne le possède lui-même. »
Entre les innombrables réunions qui remplissaient une bonne partie de sa journée, il lisait beaucoup les sermons et les « adieux » d’Adolphe Monod. De plus en plus, il était pénétré du caractère sérieux, souverain, intransigeant de la vraie piété. En réponse à ses confidences, il reçut de sa mère une lettre qui lui a inspiré la réflexion suivante : « Lettre très bonne, mais qui me fait penser que j’aurai maintes choses à combattre, quand je serai de retour à la maison. »
Enfin, le 27 décembre, il écrivit, après une interruption de plusieurs jours : « Dieu, dans son immense amour, a daigné ébranler un peu mon pauvre cœur, froid et dur. »
Avec quelques jeunes gens, il avait demandé une effusion du Saint-Esprit. « Le samedi soir, nous l’avions demandé, et j’éprouvai un sentiment délicieux ; je versai même deux ou trois larmes, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bien, bien longtemps. »
Dès lors, ce ne sont plus seulement quelques moments, mais des heures et des nuits qu’il passe en prière, avec sa sœur Clara, avec les aides de Mütterli, ou encore avec Auguste Bernus. Son ami et sa sœur sont totalement transformés, et lui-même espère l’être bientôt.
Pourtant, il devait lutter encore avant d’être complètement vaincu et vainqueur. Pendant la prolongation de son séjour à Männedorf, il semble que l’Esprit de Dieu ait eu à revoir avec lui d’autres feuillets du livre de sa vie, ne lui faisant grâce de rien, entrant dans tous les détails, fouillant jusqu’aux replis les plus cachés de son cœur.
Les gens de Männedorf se rappellent n’avoir pas pu réprimer un sourire, pendant les réunions de prières, en entendant ce jeune homme si aimable, s’accuser en public et s’estimer le dernier des derniers. Arnold, lui, ne souriait pas. Il avait appris à condamner en lui-même cet esprit badin, auquel il se savait si enclin, et dont Mütterli déclarait qu’ « il chasse le Saint-Esprit ». « Si seulement, écrivait-il alors, mon âme allait aussi bien que mon genou ! »
Il arriva à ce moment, de Schaffhouse, un jeune homme, Auguste Bächthold, avec lequel il ne tarda pas à se lier étroitement, et qui lui donna des leçons de grec… et de foi. Mais la grande leçon, la leçon de la confiance qui voit l’invisible, de la confiance qui nous fait traverser tous les obstacles, c’est encore Mütterli qui la lui donna.
Le jeudi 14 mars, il écrivait dans son journal :
« Ce matin, pendant le culte, on vient prier Mütterli de sortir. Au bout d’un quart d’heure, elle rentre avec un visage souriant. Elle finit d’expliquer le psaume qu’elle avait lu, puis elle dit en riant : « Il faut pourtant que vous sachiez pourquoi j’ai été appelée dehors : dans quatre semaines, tout le monde doit être loin ; et moi, je suis condamnée à une amende de 154 francs. Il y a un arrêt du Conseil sanitaire, qui me condamne à la prison si je n’obéis pas. » Après cela, elle fit une prière, étonnante, d’une sublime beauté, où elle remettait tout au Sauveur, lui disant qu’il devait tout de suite détruire l’œuvre, si celle-ci n’était pas absolument sienne ; mais que ce qui était de lui subsisterait malgré tout. Après le culte, elle nous a lu l’arrêt, puis elle a tiré un passage pour toute cette affaire, et trouva Daniel VII, v. 26-28 : « J’ordonne que, dans toute l’étendue de mon royaume, on ait de la crainte et de la frayeur pour le Dieu de Daniel. Car il est le Dieu vivant, et il subsiste éternellement ; son royaume ne sera jamais détruit et sa domination durera jusqu’à la fin. C’est lui qui délivre et qui sauve, qui opère des signes et des prodiges, dans les cieux et sur la terre. C’est lui qui a délivré Daniel de la puissance des lions. »
Mütterli en appela, et sept mois après, le 13 novembre, le tribunal de Zurich l’acquitta à l’unanimité.
Une autre fois, épreuve suprême, Mütterli tomba gravement malade. Ce pauvre corps, prématurément épuisé, semblait incapable de retenir plus longtemps l’âme extraordinaire qui avait usé et abusé de lui. Toute la maison était dans l’angoisse. Mais non ! La parole fut donnée au Seigneur et non à la peur. Samuel Zeller pria et imposa les mains à Mütterli. Au bout d’un moment, elle revint à elle pour lui dire : « Maintenant, tu peux louer : cela va mieux. » Peu après, elle reprit toute sa tâche.
La parfaite tranquillité de Mütterli dans ces diverses crises, fit sur le pauvre douteur une profonde impression, et renversa, l’une après l’autre, les résistances de son cœur. Il le constata lui-même, pendant le séjour qu’il fit à Grandchamp du 24 mars au 12 avril. Dans ces lieux familiers, il se trouve changé, différent de ce qu’il était jadis. Il goûte infiniment plus qu’autrefois les cultes de l’église de Boudry ; il a plus de courage pour parler lui-même des choses de Dieu, et il souffre plus quand on s’en écarte. L’homme de Männedorf apparaît dans une remarque qu’il écrit, après une soirée passée à discuter les questions théologiques, sans aboutir à grand-chose : « Combien n’aurait-on pas mieux fait de prier pendant la soirée entière, pour demander une effusion du Saint-Esprit, la guérison de nos malades et la conversion de nos enfants. »
Dans une réunion, Félix, parlant du besoin que nous avons de recevoir des visites de Dieu, a affirmé que mieux vaudrait, après tant de visites de grâce du Seigneur, recevoir une visite de colère où il nous punirait, que de n’en plus recevoir du tout. Arnold se dit : « O je voudrais recevoir une de ces visites de colère ! Rien ne me ferait, pourvu que j’aie soif de mon Dieu et que je sorte de cet état de somnolence ! »
Quand une âme en est arrivée à désirer l’approche de Dieu, sans conditions, à tout prix, elle est bien près d’être exaucée ; et notre ami devait en faire la douce expérience. Ce n’est pas, en effet, par une visite de colère, que Dieu allait répondre à ses appels, mais par une visite de grâce, de grâce pleine, profonde, abondante, définitive.
Le 18 mai, veille de la Pentecôte, dans sa prière, cette parole lui « échappe », raconte-t-il : « O Sauveur, je sais pour sûr que tu as porté mes péchés sur la croix ! » puis en y réfléchissant, il se dit : « Tu es pourtant le plus heureux des hommes si tu crois cela, pour sûr que tes péchés te sont pardonnés ! » Dès lors, et sans qu’il éprouve rien de particulier au point de vue des sentiments, il sait qu’il y a en lui quelque chose de changé. L’ennemi s’efforce, comme tant de fois, d’ébranler et de renverser sa confiance, mais c’est en vain. L’œuvre de Dieu a triomphé en lui de celle du mal, le dépouillement a été suffisant, la greffe a pris, et ne cessera plus de se développer. La Pentecôte de 1861 a été pour lui une vraie Pentecôte.
Guéri dans son corps et guéri dans son âme, Arnold Bovet est devenu capable d’être un témoin de l’amour et de la puissance de Dieu. En lui rendant la santé, Dieu l’a consacré pour le service, et le jeune chrétien, renonçant à toute autre carrière, prend la résolution définitive de devenir pasteur.
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Que pensa-t-il lui-même de sa guérison et de sa conversion ? Nul, mieux que lui, ne nous en peut attester la nature et la réalité. Interrogeons-le comme l’aveugle-né. Deux documents vont nous répondre. Voici d’abord ce qu’il écrivait dans son journal à Grandchamp, le 25 juin 1861, à peine revenu de Männedorf :
« Je me souvins de l’amour de Dieu, amour incompréhensible ! Je ne pouvais presque pas prier à force de larmes. Il y a longtemps que je n’ai pas prié comme cela. Il y avait juste, heure pour heure, huit mois, que j’étais sorti de cette même salle à manger, avec deux béquilles, et le cœur dans une obscurité et un péché affreux !… Oh que l’œuvre de Dieu est grande ! »
Et voici maintenant une lettre écrite de Boll, le 24 décembre 1865. À une plus grande distance, il pouvait mieux mesurer le changement accompli dans sa vie et dans son âme :
« Me voilà donc à Boll. Ce lieu me rappelle un temps de ma vie auquel je n’aime pas à me reporter, parce qu’il me remplit de tristesse et d’humiliation. Autant j’aime à penser à mes séjours à Clarens, à Territet, à Weissenburg, à la Fabrique, aussi peu j’aime à me reporter à mes séjours à Wildbad, Boll, Kreuznach, Toulon. Tout ce temps est lugubre pour moi. J’étais sorti de l’ignorance où l’on est dans le péché mais d’une manière inconsciente, et où je jouissais, d’une manière heureuse et sans contrainte, de tout ce que Dieu me donnait ; et j’étais entré dans cette époque où l’on aime le péché d’une manière consciente, où il y a bien lutte, mais toujours défaite, et où la grâce de Dieu n’a pas encore eu le dessus… Une chose qui me remplit de reconnaissance, c’est que je ne suis plus dans cet état ; mon âme a soif de toute parole de vie, et de tout ce qui peut l’élever jusqu’à Dieu. Je le sens d’une manière claire, j’en ai la conscience, je suis passé de la mort à la vie des ténèbres à la lumière… Il y a bien réellement une conversion, une nouvelle naissance, une transformation ! Le petit enfant est né dans mon cœur, je le sais pour sûr ; et maintenant, il faut qu’il se développe et grandisse, qu’il devienne toujours plus conscient de lui-même, et qu’il prenne peu à peu toute la place dans mon être. « Des bin ich seligl » Sous ce rapport, j’aime à regarder en arrière et à m’humilier en adorant et en louant Dieu du fond de mon âme ! »
L’histoire de la conversion d’Arnold Bovet pourrait se résumer tout entière dans une parole qu’il adressa un jour à quelqu’un : « Wenn der liebe Gott mich nicht beim Bein gepackt hätte, so wäre ich ihm aus der Schule gelaufen ! » (Si le Bon Dieu ne m’avait saisi par la jambe, je me serais enfui loin de son école !)