A l’exception de ces traits rares, mais significatifs, la jeunesse de Jésus et sa préparation à son ministère public sont enveloppées d’un mystérieux silence. Nous connaissons les situations et les circonstances extérieures au sein desquelles il a grandi ; mais nous n’y trouvons rien qui puisse expliquer son merveilleux développement, si nous n’admettons dans sa vie un élément surhumain et divin.
Il grandit au milieu d’un peuple rarement cité, et toujours avec mépris, par les classiques anciens, et qui gémissait alors sous le joug d’un oppresseur étranger. Il y grandit dans une province éloignée, conquête de l’empire romain : dans la contrée la moins connue de la Palestine ; dans un petit bourg d’une insignifiance passée en proverbe8 ; au sein de la misère ; artisan obscur dans la pauvre échoppe d’un charpentier. C’est là qu’il passa les années de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse, loin des grandes écoles, des bibliothèques et de toute société littéraire et cultivée. Mais s’il était privé, de ces ressources, il lui restait les soins et la sollicitude de ses parents, les splendeurs que la nature lui offrait chaque jour, les Ecrits de l’Ancien Testament, le culte du sabbat à la synagogue de Nazareth (Luc 4.6), les fêtes annuelles du temple à Jérusalem (Luc 2.42), et le commerce intime de son âme avec Dieu, son Père céleste ; et ne sont-ce point là, en effet, les grands éducateurs du cœur et de l’esprit ? Le livre de la nature et celui de la Révélation, débordent d’enseignements plus riches et plus importants que toutes les œuvres de l’art et de la science ; mais ces deux livres, auxquels tous les Juifs avaient accès aussi bien que lui, ne pouvaient lui donner le plus léger avantage sur le plus pauvre de ses voisins et de ses compatriotes.
8 – Dans sa Vie, ou plutôt dans son roman de Jésus, M. Renan nous donne une description des beautés de la nature à Nazareth, comme faisant partie des influences éducatrices qui expliquent la grandeur du Christ ; mais ce tableau ne saurait remédier à l’isolement de ce lieu et à son insignifiance proverbiale (Jean 1.48) ; et il perd beaucoup de son éclat, lorsqu’on se rappelle les rues étroites et tortueuses, et la boue obligée d’une ville de l’Orient. « Nazareth, dit-il, était une petite ville, située dans un pli de terrain largement ouvert au sommet du groupe de montagnes qui ferme au nord la plaine d’Esdrelon. La population est maintenant de trois à quatre mille âmes, et cela peut n’avoir pas beaucoup varié… Les environs sont charmants, et nul endroit du monde ne fut si bien fait pour les rêves de l’absolu bonheur. Même de nos jours, Nazareth est encore un délicieux séjour, le seul endroit peut-être de la Palestine où l’âme se sente un peu soulagée du fardeau qui l’oppresse au milieu de cette désolation sans égale. La population est aimable et souriante ; les jardins sont frais et verts… La beauté des femmes qui s’y rassemblent le soir, cette beauté qui était déjà remarquée au sixième siècle, et où l’on voyait un don de la vierge Marie, s’est conservée d’une manière frappante. C’est le type syrien dans toute sa grâce pleine de langueur. »
De là la question de Nathanaël : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » De là l’étonnement naturel des Juifs, qui connaissaient sa situation de famille et toutes ses relations humaines. « Comment celui-ci sait-il les Ecritures, demandaient-ils en l’écoutant, puisqu’il ne les a jamais apprises ? » (Jean 7.15) Et dans une autre occasion, quand il enseignait dans la synagogue : « D’où lui viennent, disaient-ils, une telle sagesse et de telles œuvres ? N’est-ce pas le fils du charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie ? Et ses frères, Jacques, Joses, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes au milieu de nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses9 ? » — Ces questions sont inévitables ; et il n’y a rien à répondre, si l’on ne voit en Christ qu’un homme : car, tout effet suppose une cause correspondante.
9 – Matthieu 13.54-56 ; comparez aussi Marc 6.3 « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie ? etc. Il semble de là que Jésus, lui aussi, exerça l’état de Joseph. La tradition antique et les coutumes des rabbins juifs le confirment. On sait que l’apôtre Paul fabriquait des tentes (Actes 18.3). La profession de charpentier n’était pas du tout humiliante ; elle passait, au contraire, pour l’une des plus honorables et des plus utiles. La question des Nazaréens : n’est-ce pas le fils du charpentier ? est donc plutôt une question d’étonnement que de mépris. Ils niaient que Jésus leur fût socialement supérieur, mais non pas qu’il était leur égal ; et ils ne pouvaient comprendre, en pensant à son origine et à sa parenté, d’où lui venaient son élévation au-dessus du niveau commun, et les œuvres miraculeuses qu’il accomplissait.
Qu’on ne vienne pas nous dire, pour résoudre cette difficulté, que bon nombre de grands hommes, peut-être la plupart, dans l’Eglise principalement, se sont élevés, par leur travail et par leur persévérance, au-dessus de la plus humble condition, et ont triomphé dans leur lutte amère avec la pauvreté et les obstacles de tout genre. Ces faits, nous les reconnaissons volontiers ; mais, dans chacun de ces cas, il serait facile de prouver que ces hommes ont dû leur développement, leur grandeur spirituelle ou morale, à des écoles ou à des livres, à des protecteurs ou à des amis, à des événements enfin ou à des influences particulières. Il se trouve toujours une cause humaine et naturelle ou quelque enchaînement de circonstances, pour expliquer le résultat final.
Luther, par exemple, était le fils de bien pauvres parents, et traversa une fort dure jeunesse ; cependant il visita les écoles de Mansfeld, de Magdebourg, d’Eisenach, et l’Université d’Erfurth ; il passa par la discipline ascétique du cloître ; il vécut dans une haute école, entouré de professeurs, d’étudiants et de bibliothèques, et fut, pour ainsi dire, formé au rôle de réformateur, malgré sa volonté, par des événements extraordinaires, et par la marche irrésistible du temps.
On regarde ordinairement Shakespeare, et c’est à bon droit, comme l’exemple le plus étonnant et le plus merveilleux d’un homme qui s’est instruit lui-même, et qui, sans la routine de l’enseignement régulier des écoles, est devenu le plus grand poète dramatique de tous les temps et de tous les pays. Mais il serait absurde de penser que le fils d’un paysan de Warwick, fût-il même boucher, gantier, et que sais-je encore, eût été au fond un homme sans instruction, et se fût élevé d’un seul bond des folies de sa jeunesse (folies que l’on admet généralement sans qu’elles soient cependant prouvées), et de la fougue d’un braconnier, au sommet de la littérature ; opinion qui, du reste, a été depuis longtemps abandonnée par les juges compétents. Il est certain qu’il avait passé plusieurs années à l’école libre de Stratford-sur-l’Avon, où vraisemblablement il apprit « ce peu de latin et ce petit peu de grec » qui, quoique fort peu de chose aux yeux d’un savant classique aussi profond que Ben Jonson, suffisaient pourtant à lui donner l’intelligence générale de l’antiquité grecque et romaine. Et puis, quelles qu’aient pu être ces lacunes de son éducation classique, il dut les combler à coup sûr par de sérieuses études particulières, et par une pénétrante observation des hommes et des choses. Ses drames, en effet, — bien qu’on y trouve parfois de légères erreurs chronologiques, historiques et géographiques, ce que, dans la plupart des cas, dans Périclès par exemple, et dans le Songe d’une nuit d’été, il a fait à dessein et par un pur caprice, — ses drames révèlent les connaissances les plus exactes et les plus vastes de la nature humaine, dans tous ses types et sous tous ses aspects ; il l’a observée au nord et au sud, au quinzième siècle et au temps de César, sous l’influence du christianisme, du judaïsme et du paganisme ; il possède en outre, un savoir très étendu et très varié, soit en histoire, soit en d’autres branches, toutes choses que l’on ne peut acquérir sans le travail le plus opiniâtre, et, sans l’aide de l’instruction orale ou écrite1. En outre, il vécut à Londres, tour à tour comédien, directeur de théâtre, écrivain, à l’époque classique d’Elisabeth, dans la société de savants et d’hommes de génie, ayant libre accès aux cercles les plus illustres et les plus spirituels, pendant les dernières phases du plus grand éclat qu’ait jeté l’esprit humain depuis l’introduction du christianisme.
1 – G.-G. Gervinus, Shakespeare. Leipzig, 1850, vol. I, p. 38-41. Ce critique et cet interprète éminent du poète anglais le déclare l’un des hommes le mieux et le plus solidement instruits de son temps : « Il n’y a plus rien aujourd’hui de hasardé à dire que Shakespeare, par l’étendue et la multiplicité de son savoir, a eu très peu d’égaux en son temps. »
Mais on ne saurait donner, pour le cas qui nous occupe, aucune explication naturelle de ce genre. Il est impossible d’assimiler Jésus aux hommes formés par les écoles, ou à ceux qui se sont formés eux-mêmes. II est bien entendu que, par ces derniers, nous voulons parler d’hommes qui ont conquis leur science et leur grande puissance intellectuelle sans le secours régulier de maîtres vivants, mais cependant avec des moyens d’éducation, tels que les livres, l’étude des hommes et des choses, et l’application énergique de leurs capacités naturelles ; d’hommes comme Shakespeare, Jacques Bœhme, Benjamin Franklin. Tous les essais tentés pour mettre le Christ avec la sagesse égyptienne, la théosophie, ou d’autres sources d’instruction, n’ont pas même, en leur faveur, l’ombre d’une preuve, et, d’ailleurs, n’expliquent rien. Jésus ne cite aucun livre, excepté l’Ancien Testament. Il n’en appelle jamais à l’histoire universelle, à la poésie, à la rhétorique, aux mathématiques, à l’astronomie, aux langues étrangères, aux sciences naturelles, ou à quelque autre branche du savoir humain. C’est dans la religion qu’il se renferme strictement ; mais, de ce centre, il répand, la lumière sur tout le monde de l’homme et sur toute la nature. Différant, dans ce domaine, de tous les grands hommes, sans en excepter les prophètes et les apôtres, il s’y montre complètement original et absolument indépendant. Il instruit le monde comme quelqu’un qui n’a rien appris de lui et qui ne lui est redevable de rien. Il parle par une divine intuition, comme quelqu’un qui non seulement sait la vérité, mais qui est la vérité ; et il parle avec une autorité qui exige une soumission absolue, contre laquelle on peut bien se raidir, mais qu’il est impossible de jamais traiter avec indifférence ou avec mépris. « Son caractère et sa vie, dit J. Young, se produisirent et se maintinrent en dépit des circonstances contre lesquelles aucune puissance terrestre n’aurait été capable de lutter. Ils doivent donc avoir eu pour solide et réel fondement une force extraordinaire et divine. »
En outre, si nous reconnaissons la divinité du Christ, il est facile de voir que, par son abaissement, il a élevé la naissance infime et la pauvreté, le travail manuel et les humbles conditions sociales, à un degré de dignité et de sainteté qu’on n’avait jamais pressenti auparavant ; et qu’il a rejeté et anéanti pour toujours cette fausse règle qui juge du mérite de l’homme et des choses sur leur apparence extérieure, et qui identifie ces mots : rang élevé et grandeur morale — dégradation morale et basse condition.