Il est des mots dont il est particulièrement intéressant d’étudier l’histoire, à cause du sens plus profond et de la nouvelle consécration qu’ils acquièrent dans l’Église chrétienne. Cette Église, alors même qu’elle n’a pas inventé de mots, en a pourtant pris à son service, et les a employés dans un sens infiniment plus élevé que celui que le monde leur avait donné auparavant. Le mot lui-même qui sert à désigner l’Église en est un exemple, et l’on ne pourrait guère en trouver de plus illustre pour prouver cette exaltation progressive d’un terme : car nous avons ἐκκλησία parcourant trois degrés distincts de signification — la signification païenne, la juive et la chrétienne. Quant au premier sens, tout le monde sait qu’ἐκκλησία désignait l’assemblée légale, dans une ville libre de la Grèce, de tous ceux qui possédaient les droits civils et qui se réunissaient dans le but de s’occuper des affaires publiques. La dernière partie du mot exprime le fait qu’on les sommait, et la première qu’on les sommait d’entre la population : c’était une assemblée choisie, excluant la populace, les étrangers et ceux qui avaient perdu leurs droits civils. Il faut se rappeler tant l’appel que l’appel en dehors de la population, quand on prend le mot dans le sens plus élevé et chrétien, car, en ces deux points, gît son adaptation spéciale à ses usages plus noblesa. Il est intéressant d’observer comment, dans une occasion, le N. T. revient, dans l’emploi du mot, à son sens primitif (Actes 19.32, 39, 41).
a – Flacius Illyricus établit bien ces deux points dans sa Claris Scripturæ, s. v. Ecclesia : « Quia Ecclesia a verbo καλεῖν venit, hoc observetur primum : ideo conversionem hominum vocationem vocari, non tantum quia Deus eos per se suumque Verbum, quasi clamore, vocat, sed etiam quia sicut herus ex turba famulorum certos aliquos ad aliqua singularia munia evocat, sic Deus quoque tum totum populum suum vocat ad cultum suum (Osée 11.1), tum etiam singulos homines ad certas singularesque functiones (Actes 13.2). Quoniam autem non tantum vocatur populus Dei ad cultum Dei, sed, etiam vocatur ex reliqua turba aut confusione generis humani, ideo dicitur Ecclesia, quasi dicas, evocata divinitus ex reliqua impiorum colluvie, ad cultum celebrationem que Dei, et æternam felicitatem. » — Comp. Witsius, In Symb., pp. 394-397.
Ἐκκλησία ne passa point, comme d’autres mots, immédiatement et d’un seul bond, du monde païen dans l’Église de Christ ; ici, comme cela arrive si souvent, la version des Septante fournit le trait d’union entre ces deux mondes, et leur sert de transition, car le mot y est préparé pour atteindre son sens le plus élevé. Quand les traducteurs d’Alexandrie entreprirent de rendre en grec le texte hébreu des Écritures, ils trouvèrent dans l’original deux mots qui revenaient constamment : עַדָה et קָהָל. Pour les traduire, ils se servirent généralement de συναγωγή et ἐκκλησία, comme étant leurs équivalents grecs. Ils semblent s’être prescrit cette règle : rendre עדה par συναγωγή dans la plupart des cas (Exode 12.3 ; Lévitique 4.13 ; Nombres 1.2 ; en tout plus de cent fois), et, quelles que soient les autres manières qu’on adoptera pour traduire le vocable, de ne le traduire dans aucun cas par ἐκκλησία. Il serait à désirer qu’ils se fussent montrés aussi conséquents par rapport à קהל, mais ils ne l’ont pas été ; car, tandis qu’ἐκκλησία est leur mot habituel pour rendre קהל (Deutéronome 18.16 ; Juges 20.2 ; 1 Rois 8.14 ; en tout environ soixante-dix fois), ils traduisent aussi trop souvent קהל par συναγωγή (Lévitique 4.13 ; Nombres 10.3 ; Deutéronome 5.22 ; en tout quelque vingt-cinq fois), détruisant ainsi pour le lecteur grec la distinction qui sans doute existe entre les deux mots.
Vitringa nous a laissé une intéressante discussion (De Synag. Vet., pp. 77-89) sur la différence entre ces deux synonymes hébreux ; en voici le résumé : « Notat proprie קהל universam alicujus populi multitudinem, vinculis societalis unitam et rempublicam sive civitatem quandam constituentem, cum vocabulum עדה ex indole et vi significationis suæ tantum dicat quemcunque hominum cœtum et conventum, sive minorem sive majorem. » (p. 80.) Et encore : « Συναγωγή, ut et עדה, semper significat cœtum conjunctum et congregatum, etiamsi nullo forte vinculo ligatum, sed ἡ ἐκκλησία (קהל) designat multitudinem aliquam quæ populum constituit, per leges et vincula inter se junctam, etsi sæpe fiat non sit coacta vel cogi possit. » (p. 88.) Acceptons cette distinction, nous rappelant aussi le rapport probable d’étymologie qui existe entre קהל et καλεῖν, et ainsi la relation de קהל (qui n’a subi qu’une seule modification) avec ἐκκλησία (comme aussi avec le vieux mot latin « calare » et l’anglais « to call »), et nous verrons que ce n’est pas sans une bonne raison que notre Seigneur (Matthieu 16.18 ; 18.17) et ses apôtres ont revendiqué l’usage d’ἐκκλησία comme étant le plus noble des deux mots et le mieux adapté à désigner la nouvelle société dont il était le fondateur, — société dont les membres sont liés entre eux par les liens spirituels les plus étroits et tout à fait indépendants de l’espace.
Et cependant avec tout cela, nous ne trouvons point que l’Écriture refuse entièrement le titre d’ἐκκλησία à l’assemblée juive : celle-ci s’appelait aussi « l’Église dans le désert » (Actes 7.38) ; car l’Église juive et l’Église chrétienne ne différaient qu’en degré et non en nature. L’Église n’abandonna pas non plus tout à fait l’usage de συναγωγή ; la dernière mention honorable que le N. T. fasse du mot (à vrai dire le seul endroit où il l’emploie dans le sens chrétien) se rencontre sous la plume de cet apôtre auquel il fut donné de maintenir, sans les rompre, jusqu’au dernier moment, les liens extérieurs qui reliaient la Synagogue et l’Église (Jacques 2.2). Occasionnellement aussi nous trouvons chez les Pères des premiers siècles, chez Ignace, par exemple (Ep. ad Polyc. 4), le vocable συναγωγή encore employé dans un sens respectable pour désigner l’Église ou ses lieux de réunion. Cependant il y avait des causes à l’œuvre, qui ne pouvaient que porter les chrétiens à éprouver toujours plus de malaise à se servir de ce mot, et qui, à la fin, les portèrent à l’abandonner tout à fait à ceux que le Seigneur, dans le dernier livre du Canon, caractérise (vu leur terrible opposition à la vérité) comme étant de « la synagogue de Satan ». (Apocalypse 3.9) De là l’emploi d’ἐκκλησία comme désignant quelque chose de plus convenable et de plus noble. Ajoutez à cela que l’Église enfonçait ses racines toujours plus avant dans le sol du monde païen et qu’elle se détachait de plus en plus de son tronc judaïque. Ce fait à lui seul devait pousser les fidèles à laisser tomber le vocable συναγωγή, que le grec classique n’employait que rarement et qui d’ailleurs était constamment associé au culte des juifs, et à s’approprier toujours plus exclusivement ἐκκλησία déjà si connu et sonnant si bien à des oreilles grecques.
D’après ce que nous venons de dire, on verra que, par une bonne fortune à laquelle Augustin n’était presque pas en droit de s’attendre, ce Père n’avait qu’à moitié tort, quand, transportant ses étymologies latines dans le domaine grec et hébreu, et ne s’arrêtant pas pour se demander si elles s’y maintiendraient (comme c’était d’avance assez improbable), il trouva la raison pour attribuer συναγωγή à l’Église juive et ἐκκλησία à l’Église chrétienne, dans le fait que « convocatio » (ἐκκλησία) est un terme plus noble que « congregatio » (συναγωγή), le premier étant proprement l’action d’appeler ensemble des hommes, le second, celle de rassembler (« congregatio » de « congrego », et ce dernier de « grex ») le bétailb.
b – Enarr. in Psaumes 81.1 : « In synagoga populum Israël accipimus, quia et ipsorum proprie synagoga dici solet, quamvis et Ecclesia dicta sit. Nostri vero Ecclesiam nunquam synagogam dixerunt, sed semper Ecclesiam : sive discernendi caussa, sive quod inter congregationem, unde synagoga, et convocationem, unde Ecclesia nomen accepit, distet aliquid ; quod scilicet congregari et pecora soient, atque ipsa proprie, quorum et greges proprie dicimus ; convocari autem magis est utentium ratione, sicut sunt homines. » — Voy. aussi l’auteur d’un commentaire sur le Livre des Proverbes autrefois attribué à Jérôme (Opp., vol. v, p. 533).
Πανήγυρις diffère d’ἐκκλησία en ce que, dans ἐκκλησία comme on l’a déjà fait voir, se trouve toujours l’idée d’une assemblée qui se réunit pour s’occuper d’affaires. Πανήγυρις par contre, désigne l’assemblée solennelle, qui se réunit dans le but de se réjouir, de célébrer une fête ; c’est pour cette raison que Philon joint continuellement ce mot à ἑορτή [Vit. Mos. 2, 7 ; Ézéchiel 46.11 ; cf. Osée 2.11 ; 9.5 ; et Ésaïe 66.10, où πανηγυρίζειν équivaut à ἑορτάζειν. Πανήγυρις nous a donné « panégyrique » qui signifie proprement un discours d’apparat que l’on prononçait dans un de ces grands rassemblements de la Grèce, un jour de fête. L’idée de s’occuper d’affaires a pu surgir du fait qu’on était réuni en grand nombre, et que plusieurs personnes, pour différentes raisons, seraient heureuses de profiter d’une telle occasion ; mais cette idée ne s’est fait jour que comme le mot anglais « fair » (foire), qui a surgi de « feria » jour férié. Strabon (x, 5) attire l’attention sur l’aspect affairé que revêtaient les πανηγύρεις (ἥ τε πανήγυρις ἐμπορικόν τι πρᾶγμα ; cf. Pausanias, x, 32, 9), aspect qui les caractérisait à un tel degré que les Romains traduisaient πανήγυρις par « mercatus », et cela alors même qu’on avait en vue les jeux olympiques (Cicero, Tusc. v, 3 ; Justin, xiii, 5). Ces fêtes, avec les autres jeux solennels, étaient éminemment (mais non exclusivement) les πανηγύρεις de la nation grecque (Thucyd., i, 25 ; Isoc., Paneg. i). Si donc nous conservons dans notre esprit ce caractère de fête à la πανήγυρις, nous trouverons un à-propos remarquable dans l’emploi de ce mot dans Hébreux 12.23, la seule fois où il se trouve dans le N. T. L’apôtre décrit, en cet endroit, la communion de l’Église militante sur la terre avec l’Église triomphante dans le ciel, — de l’Église travaillant et souffrant ici-bas avec l’Église qui ne connaît plus ni travail ni fatigue (Apocalypse 21.4) ; or comment pouvait-il mieux représenter ce dernier état qu’en le comparant à une πανήγυρις, à une assemblée céleste où règne la joie et qui est une fête continuelle ? Delitzsch écrit excellemment : « Πανήγυρις ist die vollzählige zahlreiche und inbesondere festliche, festlich fröhliche und die ergötzende Versammlung. Man denkt bei « πανήγυρις ; an Festgesang, Festreigen und Festspiele, und das Leben vor Gottes Angesicht ist ja wirklich eine unaufhörliche Festfeier. »