Rappelons en quelques mots ce que nous avons voulu. Nous avons voulu acquérir, dans la mesure restreinte de nos forces, le droit de donner une réponse à une question qui se pose aujourd’hui de plus en plus impérieuse devant l’Église chrétienne : Qui était Jésus ? Le monde suffit-il à nous l’expliquer ? Est-il venu d’en bas, ou devons-nous le croire quand il nous dit qu’il vient d’en haut (Jean 3.31) ?
Pour cela nous avons pris son humanité au sérieux ; et qui pourrait nous le reprocher ? De quel nom faudrait-il nommer le sentiment qui aurait pu nous empêcher de le faire, nous qui croyons, avec toute l’Église chrétienne, à l’humanité de Jésusa ? Nous avons accepté, dans toute sa plénitude, de la main même de l’Évangile, l’idée de son développement. Nous n’avons pas cru qu’il nous appartint de poser la limite de l’abaissement de Jésus-Christ et de nous montrer plus soucieux de sa gloire que lui-même. — Nous nous sommes donc demandé, sans arrière-pensée, ce qu’avait pu lui fournir le milieu où il est né, où il a grandi, où il a vécu. Et puis nous avons essayé de rendre, non, sans doute, ce qu’il a été, mais ce qu’il a paru, de décrire, l’Évangile à la main, les traits principaux de son caractère.
a – Nous nous associons de toute notre force, sur ce point, aux considérations aussi élevées que loyales du Dr Beyschlag. (Rapport lu au Kirchentag d’Altenburg, traduit par M. Bruston, Bulletin théologique, septembre 1865, p. 136.)
Qu’il nous soit permis de résumer ici l’impression qu’a produite sur nous-même l’étude que nous terminons.
Nous dirons d’abord que cette étude nous a laissé plus convaincu de la pleine réalité historique du Christ des Évangiles, et plus étonné que l’on puisse la révoquer en doute. Non, le Christ des Évangiles n’est point le produit de l’imposture ou de l’imagination des hommes ; il a vécu ; il appartient à l’histoire ; nous pouvons nous placer devant lui et fermer les yeux pour ne pas le voir ; nous ne pouvons nous en débarrasser.
Il est vrai que la théorie qui nous représentait la personne de Jésus, telle que nous la trouvons dans les Évangiles, comme l’ouvrage de quelques imposteurs, qui se seraient entendus, est tombée maintenant, bien qu’elle ait laissé, au sein de nos classes populaires, plus d’écho, peut-être, qu’on le pense. Nous ne la relèverons pas même pour lui répondre. C’était trop demander à la conscience, et nous ajouterons, au bon sens, que de leur demander d’admettre que tant de sainteté avait pu surgir un jour du sein de tant de mensonge. Mais il est une autre théorie, aujourd’hui plus confiante que jamais en elle-même, et dont nous devons tenir compte. D’après elle, l’Évangile n’est pas sans avoir un fond de vérité. Il a existé en Palestine, au temps de Tibère, un réformateur moral du nom de Jésus, que distinguaient sa justice, sa charité, son abnégation, qui a réussi à rassembler autour de lui quelques disciples, mais qui n’a pas tardé à succomber à la haine de ses adversaires. La tradition s’est emparée du souvenir de Jésus ; elle l’a revêtu successivement des traits qui étaient attribués d’avance, en Israël, au libérateur qui y était attendu, et l’histoire des pieux héros de l’Ancien Testament offrait à ce travail inconscient de la tradition d’abondants matériaux. « Les traits légendaires surajoutés à l’image de Jésus, dit Strauss, n’ont pas seulement couvert les traits historiques de telle façon qu’il pût suffire d’enlever ceux-là pour faire reparaître ceux-ci ; trop souvent les couches mythiques superposées ont consumé et irrévocablement détruit la réalité historiqueb. » On le voit, ce système ne nous laisse guère plus riches que le précédent. Le véritable Jésus, celui qui a existé, est, d’après Strauss, irrévocablement perdu pour nous ; nous n’avons, en définitive, dans le Christ des Évangiles, qu’un personnage imaginaire.
b – Nouvelle Vie de Jésus, traduite par A. Nefftzer et Ch. Dollfus, vol. ll, p. 416.
Il est permis de se demander, en présence de l’accueil qu’a rencontré chez nous cette théorie, si nous nous sommes bien rendu compte de ce que l’on exigeait de nous. Admettons, pour un instant, que le Christ de nos Évangiles soit le produit de l’imagination fiévreuse du peuple d’Israël. Qu’est-ce donc qu’une imagination populaire qui crée une image diamétralement opposée à celle qu’elle porte dans son sein ; qui attend un roi et crée un sujet, qui attend un triomphateur et crée un vaincu, et finit par attacher à une croix celui-là même qui serait, nous dit-on, non pas seulement l’objet, mais le fruit de sa propre attente ? Nous dira-t-on que nous confondons deux époques distinctes, que l’espérance messianique subit en Israël, dans le cours du premier siècle, une transformation radicale et que les Évangiles sont issus de cette transformation même ? Mais quelle fut donc, demanderons-nous alors, la cause de cette transformation ? Que s’est-il donc passé dans le cours du premier siècle qui ait amené un pareil revirement ? La prise de Jérusalem, nous dit-on. Jérusalem avait été prise bien des fois avant que Titus y entrât avec ses soldats, et d’ailleurs toute l’histoire d’Israël est là pour attester que rien n’était plus propre à surexciter en Israël l’orgueil et l’espérance nationale qu’une nouvelle et sanglante défaite essuyée de la part de l’étranger. Mais encore que s’est-il passé ? Nous répondons : le Christ, le Christ des Évangiles est venu, et nous estimons indiquer par là l’explication la plus simple, la plus raisonnable, après tout, de l’apparition des Évangiles, comme aussi du fait incontestable, immense de la fondation de l’Église chrétienne.
Quand nous n’aurions pas, pour croire à la réalité du Christ, la raison que nous venons d’indiquer, quand il nous serait démontré qu’au premier siècle, en Israël, l’imagination populaire avait en elle et autour d’elle-même de quoi composer de toutes pièces une image analogue à celle du Christ des Évangiles, et de quoi faire produire à cette image les effets immenses que nous connaissons, nous n’aurions encore accordé que peu de chose à la théorie de Strauss. Il est, en effet, une qualité, au moins, qui manquerait à une image composée de la sorte, cette qualité c’est la vie. Or cette qualité est au plus haut point celle des Évangiles et de l’image qu’ils nous présentent, et c’est là, tout premièrement, ce que nous avons voulu faire ressortir. « Il serait, dit Rousseau, plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord aient fabriqué l’Évangile, qu’il ne l’est qu’un seul en aient fourni le sujet. » Ne serait-il pas plus inconcevable encore que l’Évangile ait surgi comme de lui-même, et que quatre livres, émanés, nous dit-onc, de traditions distinctes, opposées même, à bien des égards, quatre livres faits, qu’on nous passe l’expression, de pièces et de morceaux, aient pu créer un type d’une si vivante unité qu’il nous semble qu’en chacun de ses traits nous le retrouvons tout entier ? Ce n’est pas tout. Voilà des siècles que la piété du simple, la spéculation du théologien, l’imagination du poète ont fait de ce type leur objet de prédilection. Oserions-nous dire qu’ils ont réussi à le défigurer ? En aucune manière. Oserions-nous dire qu’ils l’ont enrichi ? Pas davantage. Et, encore aujourd’hui, en présence de cette image, bien loin de nous sentir la liberté d’y ajouter quelque ornement, nous nous sentons à tel point dominés par elle que nous nous trouvons bien ambitieux de vouloir seulement en balbutier quelque chose. Et ce serait un pareil type qu’il nous faudrait considérer comme le produit, aux contours indécis, de l’imagination des hommes ! Mais ne voit-on pas que ce serait donner à cette imagination une puissance à laquelle il serait insensé qu’elle osât prétendre ? Ne voit on pas, dirons-nous avec l’auteur de l’Emile, que « ce n’est pas ainsi qu’on invente, » et que « l’Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en serait plus étonnant que le héros ? »
c – Strauss et l’école de Tubingue.
Ce que nous venons de dire implique que, pour nous, la personne du Christ est pleinement historique, non seulement dans son ensemble, mais encore dans ses traits particuliers. Nous insistons sur ce dernier point. Pour ne parler que des traits du caractère de Jésus que nous avons indiqués et sur lesquels seuls nous avons le droit de revenir ici, nous dirons qu’à mesure que nous arrivions à les saisir, à mesure nous sentions à quel point chacun d’eux était inséparable de l’ensemble, et nous comprenions que ce n’était que par une sorte de violence que nous parvenions en quelque mesure à isoler un de ces traits pour un moment. C’est ainsi que cette simplicité parfaite que nous admirons dans toute l’attitude de Jésus n’est que le reflet de la puissante harmonie qui est au fond de son être, et que cette harmonie ne trouve elle-même son explication que dans une parfaite communion de Jésus avec le Père. C’est ainsi encore que l’indépendance royale que garde le Christ vis-à-vis des hommes ne saurait se séparer de sa charité compatissante, et que toutes deux, et cette indépendance et cette charité, ne sauraient se concevoir en dehors d’une subordination entière du Christ à Dieu. Quel serait donc, demanderons-nous, le trait que nous pourrions enlever au Christ des Évangiles, sans en mutiler l’image du même coup ! Serait-ce l’amour ? Nul n’y songe. Serait-ce la sainteté, ce trait auquel nous n’avons point donné une place à part parce qu’il nous a paru résulter naturellement de tous les autres ? Pas davantage. Si Jésus n’est point sans reproche, de quel droit se déclare-t-il un avec Dieu, lui qui n’a pas pleuré sur ses péchés ? De quel droit pardonne-t-il les péchés des autres, lui qui a, le premier, besoin de pardon ? — Serait-ce du rapport spécial, unique, que Jésus soutient avec Dieu que nous voudrions faire abstraction ? Mais alors que faut-il penser de la calme persistance que met Jésus à réclamer pour lui-même la place centrale de l’histoire du monde ; que devient l’autorité absolue qu’il prétend exercer sur nos consciences, et si Jésus n’est plus digne de notre adoration, ne perd-il pas, par là même, ses droits à notre respect ? Non, le caractère de Jésus, et c’est là un des signes de sa vie, ne se prête point à un pareil triage ; lui ôter un de ses traits serait non pas seulement l’appauvrir, mais le déchirer, bien plus, l’anéantir, — et nous avons vu qu’il n’est pas possible de l’anéantir.
Jésus appartient à l’histoire, — telle est donc la première conviction que notre étude a fortifiée en nous. L’histoire ne saurait l’expliquer, — telle est la seconde. On ne nous accusera pas d’être parti de cette seconde conviction, comme d’une hypothèse. — Nous sommes parti bien plutôt de l’hypothèse contraire ; mais lorsque après avoir recherché quels éléments de développement Jésus avait trouvés autour de lui, nous l’avons considéré dans la plénitude de sa force, nous avons compris une fois de plus que toute tentative faite pour expliquer Jésus par la terre était frappée d’avance de stérilité.
Nous ne parlons pas ici des idées de Jésus en tant qu’elles peuvent être considérées comme indépendantes de sa personne. Ces idées existaient pour la plupart en Israël avant que Jésus les eût proclamées. Dix siècles avant le Christ, David traitait Dieu comme le plus tendre des Pères (Psaumes 27.10), et n’attendait que du pardon la paix de son âme (Psaumes 32.5). On sait à quel point l’idée d’un Messie souffrant est familière aux prophètes, on sait aussi que l’idée d’une religion universelle déborde chez eux plus d’une fois la notion étroite d’un Dieu national. Rappelons enfin que huit siècles avant Jésus-Christ, Osée annonçait le Dieu qui veut la « miséricorde plutôt que le sacrifice » prêchant ainsi par avance le culte « en esprit et en vérité ». — Il y aurait déjà, sans doute, dans le seul spectacle d’un Juif du commencement du premier siècle, prêchant avec une calme confiance au sein de son peuple une doctrine qui ne serait que le résumé le plus vivant des accents les plus spirituels des anciens prophètes, il y aurait déjà, disons-nous, dans un tel spectacle de quoi nous dérouter singulièrement. « Je le vois, dit Channing, parlant de Jésus, je le vois entouré de ce peuple aux regards ardents, et prêt à s’abreuver des paroles qui tombent de ses lèvres. Et qu’entends je ? Pas un mot ni de la Judée, ni de Rome, ni de la liberté, ni des conquêtes, ni des gloires du peuple de Dieu, ni de toutes les nations se pressant dans le temple, sur la montagne de Sion. Chaque mot est un coup mortel porté aux espérances et aux sentiments qui animent ce peupled… » — Oui, c’est là un contraste étrange et puissant ; nous ne croyons pas, toutefois, pouvoir nous appuyer sur ce seul contraste pour prétendre que Jésus échappe aux lois ordinaires de l’histoire. Nous ne le pourrions pas davantage si les idées de Jésus étaient, pour la plupart, des idées nouvelles, car nous ne connaissons pas la limite de ce qu’une individualité peut apporter de nouveau au milieu au sein duquel elle vient à surgir.
d – Traités religieux. Caractère du Christ. Page 177 de la traduction française.
Nous ne voulons donc point parler ici des idées du Christ, mais bien de sa personne, de son caractère. Jésus n’a pas seulement promis le pardon des péchés, il les a pardonnés ; il n’a pas parlé seulement d’une union possible entre Dieu et l’homme, il s’est présenté comme réalisant cette union en sa personne, et il s’est conduit comme tel. Jésus n’a pas seulement prêché la justice, il a été juste ; il ne s’est point borné à recommander la charité, il a été l’amour même ; il ne s’est point contenté de prescrire le dépouillement, il s’est dépouillé. Voilà ce qui est nouveau, voilà ce qui échappe à toutes les analogies de l’histoire ! Nous avons beau regarder autour de Jésus, nous voyons bien les éléments qui devaient lui servir, nous voyons le berceau qui lui était préparé, nous ne voyons pas où il aurait pris la conscience qu’il a et qu’il conserve inébranlable jusqu’à la fin de sa mission rédemptrice, de sa sublime dignité. Nous avons beau le considérer lui-même, nous ne voyons rien qui nous permette de supposer seulement que cette conscience soit le produit d’une illusion, rien qui, bien au contraire, ne s’accorde merveilleusement avec elle, et ne vienne lui fournir un inébranlable point d’appui.
Nous n’avons à faire ici aucune démonstration. Il appartenait, selon nous, au caractère de Jésus de défendre lui-même sa propre autorité ; voilà pourquoi nous avons essayé d’en retracer les traits principaux. Nous n’y reviendrons pas, nous nous bornerons, en terminant à une simple observation.
Jésus s’est présenté lui-même au monde comme venant de Dieu, comme uni à Dieu par un lien non seulement de volonté, mais encore de puissance et de gloire. En élevant cette prétention, Jésus assumait sur lui un rôle inouï, celui qui, entre tous, était le mieux fait pour écraser quiconque y eût prétendu indignement. — Voyez avec quelle aisance il se meut au sein de tant de richesses, quelle majesté simple il met à s’en servir ! « Il parle de sauver et de juger le monde, de tirer tous les hommes à lui et de donner la vie éternelle, comme nous parlons de nos actes ordinairese. » Jamais son langage, jamais son attitude, ne trahissent l’effort d’un homme qui chercherait à s’élever artificiellement à la hauteur d’un rôle qui ne serait pas le sien. Jamais aucun homme, aucune foule, aucune situation ne le domine, partout et toujours il reste le Maître. Recueillons avec respect ce témoignage, à lui seul décisif. Qu’on se figure un imposteur ou un fanatique se mettant quelque jour à pardonner les péchés, il ne pourrait y tenir longtemps et périrait bientôt, non sur une croix, mais sur l’inexorable pilori du ridicule. Or, qui oserait dire que Jésus soit jamais monté sur ce pilori, lui qui ne nous apparaît nulle part empreint d’une grandeur plus vraie, plus impérissable que sous le manteau dérisoire et sous la couronne d’épines dont ses bourreaux l’ont couvert, — lui dont les adversaires ne parlent encore aujourd’hui, à dix-huit siècles de distance, qu’en mêlant à leurs attaques un respect et des ménagements singuliers ? Flagrante inconséquence, que nous recueillons pieusement et qui nous permet de tout espérer. Nous disions plus haut que si Jésus n’était pas digne de notre adoration, il ne l’était pas davantage de notre respect ; nous sommes tout aussi convaincu que si nous accordons à Jésus notre respect nous ne sommes pas libre de lui refuser notre adoration, nous ne sommes pas libre de ne pas fléchir le genoux devant lui et de ne pas nous écrier : Mon Seigneur et mon Dieu !
e – Channing, ouvrage cité, p, 181.
Puisse cette impression être partagée, ce n’est pas dans un autre but que nous avons entrepris ce travail, et puisse la pauvreté même de l’image que nous avons osé tracer de celui « que le Père a glorifié » contribuer à ce résultat, ne fût-ce qu’en faisant ressortir à quel point la réalité dépasse cette image !