Mystère de l’Incarnation. – Comment le Verbe fait chair dissipe nos ténèbres, nous fait connaître la vérité, rend la vie à notre âme et à notre corps. – Digression sur le nombre six, qui, multiplié par quarante-six, exprime celui des jours que le Sauveur demeura dans le sein de sa mère. – Tous les fidèles ne forment en Jésus-Christ qu’un seul corps ; comment Jésus-Christ leur a mérité la gloire éternelle. Au reste, quoique le Verbe ait été envoyé par le Père, et qu’il lui soit inférieur comme homme, il n’en reste pas moins, selon sa nature divine, égal, coéternel et consubstantiel à son Père. Il faut en dire autant du Saint-Esprit, qui est Dieu comme le Père et le Fils.
1. La science que les hommes estiment le plus, est celle qui a pour objet le ciel et la terre ; mais une autre science bien plus estimable est la connaissance de soi-même. Oui, l’homme qui connaît sa propre faiblesse, mérite d’être loué au-dessus du philosophe qui, tout bouffi d’orgueil, étudie le cours des astres ou pour y faire des découvertes nouvelles, ou pour vérifier les anciennes. Hélas ! il ignore quelle route peut le conduire au salut et à l’éternel bonheur. Au contraire le vrai chrétien dont l’âme s’élève vers Dieu, s’embrase facilement au contact des feux de l’Esprit-Saint. Parce qu’il aime le Seigneur, il devient humble ses propres yeux ; et parce qu’il veut s’en approcher, et qu’il en est empêché, il sonde sa conscience à la lueur des splendeurs célestes. Il se rend donc compte de son état, et il reconnaît que son âme est trop souillée pour qu’elle puisse réfléchir l’éclat de la pureté divine. C’est pourquoi ce chrétien répand devant le Seigneur de douces larmes, et le conjure d’avoir de plus en plus compassion de lui, jusqu’à ce qu’enfin délivré du poids de ses misères il puisse le prier avec une entière confiance, et trouver l’assurance de son salut dans la médiation du Verbe éternel, qui est venu éclairer et sauver tous les hommes. Or toute science qui réunit ainsi la componction à l’étude, n’est point la science qui enfle, mais la charité qui édifie. Et en effet celui qui la possède a fait un choix judicieux et il a préféré connaître sa propre faiblesse, plutôt que de mesurer l’étendue de l’univers, les profondeurs de la terre et la hauteurs des cieux. Mais surtout il est digne d’éloges, parce qu’à cette science il joint la componction du cœur, c’est-à-dire la tristesse de l’exil et le regret d’être éloigné de la patrie céleste, et séparé du Dieu souverainement heureux.
Et moi aussi, Seigneur, mon Dieu, je suis comme ce chrétien, serviteur de votre Christ, et comme lui je gémis au milieu des pauvres qui vous tendent la main. Donnez-moi donc quelques miettes de votre science, afin que je puisse satisfaire aux demandes de ceux qui n’ont point faim et soif de la justice, mais qui sont pleins et rassasiés de leurs propres mérites. C’est l’orgueil qui les rassasie, et non votre vérité, qu’ils repoussent dédaigneusement. Aussi tout en voulant s’élever, retombent-ils dans l’abîme de leur vanité. Certes, je n’ignore pas de combien d’illusions le cœur de l’homme est le jouet ! Et qu’est-ce que mon cœur sinon le cœur de l’homme ? C’est pourquoi je prie le Dieu de mon cœur de ne point permettre que l’erreur se glisse sous ma plume, et qu’au contraire je donne à la vérité en cet ouvrage tout le développement dont je serai capable. Sans doute, je suis éloigné des regards du Seigneur, mais je m’efforce de revenir à lui, quoique de bien loin, et je suis la voie que nous a tracée son Fils unique qui s’est fait homme pour notre salut. Aussi ai-je confiance que sa vérité suprême daignera m’éclairer. Je la reçois, il est vrai, dans un esprit muable et changeant, et toutefois je n’aperçois en elle rien qui soit comme les corps, soumis aux lois de la durée et de l’espace. Bien plus, elle est, plus encore que notre pensée, indépendante du temps et des lieux, et semblable à certains raisonnements de notre intelligence elle s’affranchit complètement de tout calcul numérique, non moins que de toute image locale. C’est qu’elle repose en l’essence divine, qui est souverainement immuable dans son éternité comme dans sa véracité et sa volonté. Car en Dieu la vérité est éternelle, de même que l’amour est éternel ; en lui tout ensemble l’amour est vérité, et l’éternité est vérité l’éternité est amour, et la vérité est amour.
2. L’homme par le péché s’est éloigné de la joie suprême et incommunicable et toutefois il n’a pas entièrement brisé avec elle tout rapport et toute relation. Aussi parmi toutes les vicissitudes des temps et des lieux, cherche-t-il toujours l’éternité, la vérité et le bonheur. Eh ! quel est l’homme qui voudrait mourir, être trompé, ou être malheureux ? C’est pourquoi le Seigneur, condescendant aux besoins de notre exil, nous a révélé certaines vérités qui nous avertissent que la terre ne peut nous donner ce que nous cherchons, et que pour le trouver, il faut remonter au ciel. Mais si nous n’étions tombés du ciel, nous n’y chercherions pas le souverain bonheur. Au reste il fallait d’abord nous convaincre que Dieu nous aimait bien tendrement, car sans cela nous n’eussions osé nous rapprocher de lui. Mais il n’était pas moins nécessaire qu’il nous démontrât toute la gratuité de son amour, de peur que l’orgueil ne nous fit attribuer ses grâces à nos propres mérites, et que par-là, nous éloignant encore plus de lui, nous ne fussions faibles en notre force. C’est pourquoi Dieu a agi envers nous avec tant de ménagement, que nous ne pouvons attribuer nos succès qu’à son appui et à son concours. Mais alors notre amour se fortifie dans la même proportion, que notre faiblesse se reconnaît humble et impuissante. Aussi le psalmiste s’écrie-t-il « Vous séparâtes, ô Dieu ! pour votre héritage une pluie toute volontaire il était affaibli, mais vous l’avez fortifié (Ps. LXVII, 10) ». Or cette pluie volontaire désigne la grâce divine, et on la nomme grâce, parce qu’elle n’est point un salaire qui nous soit dû, mais un don entièrement gratuit. Et en effet, Dieu nous la donne par sa pure bonté, et non en vertu de nos mérites.
Convaincus de cette vérité, nous nous défions de nous-mêmes, et en cela nous sommes faibles. Mais Dieu nous fortifiera selon cette parole qui fut dite à l’Apôtre « Ma grâce te suffit, car la force se perfectionne dans la faiblesse (II Cor. XII, 9) ». Il fallait donc prouver d’abord à l’homme combien Dieu l’aimait, et ensuite en quel état le trouvait cet amour. La première chose était nécessaire pour que l’homme ne tombât pas dans le désespoir, et la seconde, pour qu’il ne devînt pas le jouet de l’orgueil. Au reste, c’est ce qu’explique très-bien ce passage de l’épître aux Romains : « Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous. Maintenant donc que nous sommes justifiés par son sang, nous serons délivrés par lui de la colère de Dieu. Car si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par la vie de ce même Fils ». Après cela que dirons-nous ? « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? S’il n’a pas épargné son propre Fils, et s’il l’a livré à la mort pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point, après nous l’avoir donné (Rom. V, 8, 10 ; VIII, 31, 32) ? » C’est cette rédemption qui était montrée de loin aux anciens justes, afin que par la croyance au Messie futur ils fussent tout ensemble humbles et faibles, forts et affermis.
3. Mais parce que le Fils de Dieu est unique, que ce Verbe divin a fait toutes choses, et qu’il est la Vérité suprême et immuable, nous devons le considérer comme le principe premier et nécessaire de tous les êtres qui existent actuellement dans le monde, et même de ceux qui ont été et qui seront. Toutefois dans le Verbe rien n’a été, ni ne sera, mais tout est ; en lui encore tout est vie, et toutes choses sont un, ou plutôt il est seul l’unité parfaite et la vie parfaite. Car si tout a été fait par lui, il suit qu’il possède par lui-même la plénitude de la vie, et qu’il ne l’a point reçue. Aussi l’évangéliste ne nous dit-il pas que le Verbe a été fait au commencement, mais « qu’au commencement le Verbe était avec Dieu, que le Verbe était Dieu et que toutes choses ont été faites par lui (Jean, I, 1, 3) ». Or, comment le Verbe eût-il fait toutes choses, si lui-même n’eût existé avant toutes choses, c’est-à-dire s’il n’était incréé et éternel ? Et même les êtres bruts et insensibles n’eussent point été faits par lui, si avant d’exister, ils n’eussent possédé en lui la vie et le mouvement.
Et en effet, tout ce qui a été fait était déjà vie dans le Verbe ; mais non une vie quelconque. Car il y a d’abord l’âme ou la vie des corps, qui est soumise aux lois du changement par cela seul qu’elle a été faite. Eh ! par qui a-t-elle été faite, si ce n’est par le Verbe de Dieu, qui est immuable de sa nature ? Oui, « tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait, n’a été fait sans lui ». Il faut donc en conclure que tout ce qui a été fait, était vie dans le Verbe. Mais ce n’était point une vie quelconque, puisque « cette vie était la lumière des hommes », c’est-à-dire la lumière des êtres doués de raison. C’est en effet la raison seule qui élève l’homme au-dessus de l’animal, et qui le constitue un homme. Cette lumière n’est donc point la lumière matérielle et sensible qui nous luit des hauteurs du ciel, ou qui se produit par les feux de la terre, lumière qui éclaire tout ensemble l’homme, l’animal et l’insecte. Tous jouissent indistinctement de cette lumière, tandis que la vie qui est dans le Verbe, est exclusivement la lumière des hommes, et cette « lumière n’est pas loin de o chacun de nous, car en elle nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act. XVII, 27, 28) ».
4. Il est cependant des esprits qui ne reçoivent pas cette lumière, parce qu’ils sont aveuglés par l’erreur ou la passion, et c’est pour les guérir et les sauver que le Verbe, « par qui toutes choses ont été faites, s’est fait chair, et qu’il a habité parmi nous (Jean I, 14) ». Nous ne pouvons en effet venir à la lumière qu’autant que nous entrerons en participation de cette vie du Verbe qui est la lumière des hommes. Or, la tache du péché nous rendait impropres et inhabiles à cette participation. Il fallait donc tout d’abord effacer cette tache. Mais le sang du juste et l’humiliation d’un Dieu pouvaient seuls purifier l’homme pécheur et orgueilleux. C’est pourquoi le Verbe s’est fait homme comme nous, à l’exception du péché, afin de nous mériter la vision intuitive de Dieu dont notre nature nous distingue. Car l’homme n’est point un Dieu par sa nature, mais seulement un homme ; et parce qu’il a péché, il n’est point juste. Mais en se faisant homme, le Verbe demeure le juste par excellence ; aussi intercède-t-il auprès de Dieu pour l’homme pécheur. Et en effet, si le pécheur ne peut s’approcher du juste, l’homme peut s’approcher de l’homme. Ainsi, le Verbe en prenant la ressemblance de notre nature, a effacé la dissemblance de notre péché, et en se faisant participant de notre mortalité, il nous a faits participants de sa divinité.
La mort que méritait le pécheur et qu’il devait nécessairement subir, a donc été remplacée par la mort du juste qui s’y est volontairement offert, et qui par ce seul acte a payé la double dette de l’homme. Et en effet, quel n’est pas en toutes choses le prix de la convenance, du rapport, de la consonance et de la jonction qui unit deux objets entre eux ? C’est ce que les Grecs, si je rends bien ma pensée, nomment harmonie. Au reste, ce n’est pas ici le lieu de prouver combien est agréable cette relation de l’unité à la dualité. Il suffit de dire que le sentiment de cette harmonie est essentiellement inné en nous, et qu’il ne peut nous venir que du Dieu qui nous a créés. Aussi ceux mêmes qui sont étrangers à toute science musicale, ne laissent pas que d’y être sensibles, soit qu’ils entendent chanter, soit qu’ils chantent eux-mêmes. C’est en effet l’harmonie qui fait concorder entre eux les divers tons de la musique, en sorte que notre oreille, bien plus que l’art que plusieurs ignorent, est soudain grièvement offensée lorsque ses règles sont violées. Mais cette démonstration m’entraînerait trop loin, et d’ailleurs j’en abandonne le développement à quiconque possède la théorie et la pratique du diapason.
5. Ce qui m’importe en ce moment, c’est d’expliquer, du moins autant que Dieu m’en fera la grâce, comment Jésus-Christ Notre Seigneur et notre Sauveur, étant une seule personne, a pu se mettre en rapport avec la dualité humaine, et comment il a pu ainsi opérer notre salut. Et d’abord nul catholique ne révoque en doute que nous ne soyons soumis à la mort de l’âme et à celle du corps. La première est un effet du péché, et la seconde est la peine de ce même péché, qui devient ainsi l’auteur de cette double mort. Il fallait donc que l’homme dans son ensemble, c’est-à-dire en son âme et en son corps, s’appliquât un remède de vie et d’immortalité, afin que tout ce qui avait été détérioré en lui, fût renouvelé. Or, la mort de l’âme est le péché mortel, et la mort du corps est la corruption qui sépare l’âme d’avec le corps. Ainsi, lorsque Dieu s’éloigne de l’âme, elle meurt, et lorsqu’elle-même s’éloigne du corps, il meurt. Dans le premier cas, l’âme devient insensée ; et dans le second, le corps devient cadavre. Mais l’âme ressuscite à la grâce par la pénitence, et elle reprend dans un corps encore soumis à la mortalité, une vie qui commence par la foi, parce qu’elle croit en celui qui justifie l’impie, et qui s’augmente et se fortifie chaque jour par la pratique des vertus et le renouvellement de plus en plus parfait de l’homme intérieur.
Quant à l’homme extérieur, c’est-à-dire quant au corps, plus son existence se prolonge, et plus il se corrompt par l’âge, les maladies et les diverses épreuves de la vie, jusqu’à ce qu’il arrive à cette dernière que nous appelons la mort. Mais sa résurrection est différée jusqu’au dernier jour, parce qu’alors seulement l’œuvre de notre justification sera pleinement consommée. Car « nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons tel qu’il est (Jean III, 2) ». Aujourd’hui au contraire, tandis que le corps qui se corrompt, appesantit l’âme, et que sur la terre notre vie est une tentation continuelle, nul homme vivant ne peut obtenir devant le Seigneur cette plénitude de justice qui nous rendra égaux aux anges, et qui sera comme l’apogée de notre gloire. Au reste, il serait ici bien inutile de prouver longuement que nous devons distinguer la mort de l’âme de la mort du corps. Car le Sauveur lui-même a nettement établi cette distinction dans cette maxime évangélique : « Laissez les morts ensevelir leurs morts (Matt. VIII, 22) ». Un cadavre doit être enseveli ; qui ne le comprend ? c’est pourquoi en parlant de ceux qui s’occupaient de ce triste ministère, Jésus-Christ s’est proposé de nous désigner ces hommes dont l’âme est morte par le péché, et que l’Apôtre veut ressusciter à la grâce, quand il leur dit : « Levez-vous, vous qui dormez : sortez d’entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera (Eph. V, 14) ».
Dans un autre passage, le même Apôtre signale encore avec douleur ce même genre de mort, lorsqu’il dit de la veuve frivole et mondaine que « vivant dans les délices, elle est morte, quoiqu’elle paraisse vivante (I Tim. V, 6) ». Ainsi on dit de l’âme qui a perdu la grâce, que revenant à la justice qui agit par la foi, elle ressuscite et reprend une nouvelle vie. Le corps, au contraire, ne meurt réellement que par sa séparation d’avec l’âme ; mais en tant qu’il coopère aux œuvres de la chair et du sang, l’Apôtre dit dans son épître aux Romains qu’il est mort. Voici ses paroles : « Si Jésus-Christ est en vous, quoique le corps soit mort à cause du péché, l’esprit est vivant à cause de la justice ». Or, cette vie n’est autre que la vie de la foi, puisque, selon le même Apôtre, « le juste vit de la foi (Rom. I, 17) ». Ensuite il continue ainsi : « Mais si l’esprit de celui qui a ressuscité Jésus, habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son esprit qui habite en vous (Rom. VIII, 10, 11) ».
6. C’est donc de cette double mort que le Sauveur Jésus nous a rachetés en mourant une seule fois. Aussi nous a-t-il laissé dans sa propre mort le mystère et l’exemple de notre double résurrection. Et en effet, comme il était le Juste par excellence, il n’a pu ni mourir à la grâce, ni avoir besoin de renouveler en lui-même l’homme intérieur, ni être obligé de revenir par la pénitence à la vie de la justice. Mais parce qu’il avait pris une chair passible et mortelle, il est mort, et est ressuscité en tant qu’homme ; et il nous offre ainsi en sa personne le mystère de notre résurrection spirituelle et l’exemple de notre résurrection corporelle. C’est à la première, qui suppose la mort de l’âme, que se rapportent ces paroles du Psalmiste, paroles que Jésus-Christ a prononcées sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? (Ps. XXI, 1 ; Matt. XXVII, 46) »De son côté, l’Apôtre semble commenter ces mêmes paroles, quand il nous dit « que notre vieil homme a été crucifié avec Jésus-Christ, afin que le corps du péché soit détruit, et que désormais nous ne soyons plus esclaves du péché ». Et en effet, le pécheur est crucifié en son âme par la douleur de la contrition, et il l’est encore en son corps par les rigueurs d’une mortification salutaire. Mais en laissant le pécheur sous cette double pression, Dieu lui facilite les moyens de faire mourir en lui le péché. Voilà donc la croix où expire le corps du péché, afin que nous « n’abandonnions plus nos membres au péché « comme des instruments d’iniquité (Rom. VI, 6, 13) ».
D’un autre côté, s’il est vrai que l’homme intérieur se renouvelle en nous de jour en jour, on ne saurait nier que d’abord il n’ait été le vieil homme. C’est en effet en l’intérieur de l’âme que s’accomplit cette parole de l’Apôtre : « Dépouillez-vous du vieil homme, et revêtez-vous de l’homme nouveau ». Ce qu’il explique en disant que « nous devons renoncer au mensonge, et parler selon la vérité (Eph. IV, 22-25) ». Or, n’est-ce pas dans le secret de son âme que le juste renonce au mensonge, afin que disant la vérité dans son cœur, il habite sur la montagne sainte du Seigneur ?
Bien plus, le mystère de cette résurrection spirituelle est renfermé dans celui de la résurrection corporelle de Jésus-Christ ; et il nous en avertit lui-même, lorsqu’il dit à Madeleine : « Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père (Jean XX, 17) ». C’est aussi à ce même mystère que se rapportent ces paroles de l’Apôtre : « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu ; et n’ayez de goût que pour les choses d’en-haut (Coloss. III, 1, 2) ». Et en effet, ne point toucher le Christ avant qu’il soit remonté vers son Père, c’est ne se permettre à son égard aucune pensée basse et terrestre.
Quant à la mort corporelle que Jésus-Christ a daigné subir comme homme, elle nous est un exemple de celle que nous devons souffrir en notre chair. Car ses souffrances sont pour tous ses disciples une puissante exhortation à ne pas craindre « ceux qui tuent le corps, et « qui ne peuvent tuer l’âme (Matt. X, 28) ». Aussi l’Apôtre dit-il dans le même sens « qu’il accomplit en sa chair ce qui manque à la passion de Jésus-Christ (Coloss. I, 24) ». Nous trouvons également dans la réalité de sa résurrection corporelle le modèle et la certitude de notre propre résurrection, puisqu’il a dit à ses apôtres : « Touchez et voyez, car un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai (Luc XXIV, 39) ». Bien plus, ce ne fut qu’après avoir touché ses plaies, que l’un d’entre eux s’écria : « Mon Seigneur et mon Dieu (Jean XX, 28) ! » Or, cette réalité si évidente de la résurrection du Sauveur devenait pour les apôtres la démonstration de cette parole : « Pas un seul cheveu de votre tête ne périra (Luc XXI, 18) ». Pourquoi donc disait-il à Madeleine : « Ne me touchez point, car je ne suis « pas encore remonté vers mon Père », tandis qu’il permettait ensuite à ses apôtres de le toucher avant son ascension ? C’est qu’il avait en vue, dans la première circonstance, le mystère de notre résurrection spirituelle, et dans la seconde, celui de notre résurrection corporelle. Il serait, en effet, par trop absurde et ridicule de soutenir avec quelques-uns qu’avant son ascension Jésus-Christ permit aux hommes de le toucher, et aux femmes, seulement après.
Au reste, l’Apôtre voyait en la résurrection du Christ le type et le modèle de la nôtre, quand il disait : « Chacun à son rang, Jésus-Christ d’abord, puis ceux qui sont à Jésus-Christ (I Cor. V, 25) » ; d’ailleurs, le contexte de ce passage prouve qu’il s’agit ici de cette résurrection des corps au sujet de laquelle le même Apôtre a dit que « Jésus-Christ changera notre corps misérable, en le rendant conforme à son corps glorieux (Philipp. III, 21) ». Ainsi, Jésus-Christ en mourant une seule fois, a remédié à la double mort de l’homme ; et en ressuscitant une seule fois, il est devenu pour nous le divin exemplaire d’une double résurrection. Et en effet, son humanité sainte nous présente dans sa mort et dans sa résurrection le type sacré et le modèle salutaire de notre résurrection spirituelle et corporelle.
7. Ce rapport de l’unité à la dualité nous ramène au nombre trois, puisque deux et un font trois. Mais ce dernier nombre multiplié par lui-même nous donne six, car un, plus deux, et plus trois font six. Or, ce nombre six est dit un nombre parfait, parce qu’il est complet en toutes ses subdivisions, savoir l’unité, le tiers et la moitié ; sans qu’on puisse le concevoir sous quelque autre rapport. Ainsi l’unité donne six, le tiers, deux, et la moitié, trois. Pareillement, un plus deux, et plus trois font six. L’Ecriture elle-même nous indique cette perfection numérique, quand elle nous dit que Dieu acheva l’œuvre de la création en six jours, et qu’au soir du sixième jour il créa l’homme à son image (Gen. I, 27). Nous voyons également que le Fils de Dieu s’est incarné au sixième âge du monde, et qu’il devint alors Fils de l’homme pour réformer l’homme selon l’image et la ressemblance du Créateur. Nous vivons en effet dans le sixième âge, soit que l’on distribue les siècles écoulés par période millénaire, soit qu’on les divise par les grands événements de l’histoire sainte. Ainsi, le premier âge s’étend d’Adam à Noé ; le second, de Noé à Abraham ; le troisième, en suivant l’ordre établi par saint Matthieu, d’Abraham à David ; le quatrième, de David à la captivité de Babylone ; et le cinquième, du retour de la captivité à l’enfantement de la Vierge Marie. En admettant cette division chronologique, on trouve que le sixième âge a commencé à la naissance de Jésus-Christ pour se continuer jusqu’à ce jour qui nous est inconnu, et après lequel il n’y aura plus de temps.
Sous un autre rapport, ce nombre six nous représente dans sa triple division, celle des siècles écoulés. Car nous comptons l’ère d’avant la loi, l’ère de la loi, et l’ère de la grâce. C’est en cette dernière que l’homme a reçu le sacrement de la réconciliation, afin que la résurrection générale coïncidant avec le dernier jour de l’univers, il soit alors entièrement renouvelé en la beauté de son âme, et l’infirmité de son corps. Nous pouvons donc reconnaître une figure de l’Eglise en la personne de cette femme que Jésus-Christ guérit de l’infirmité par laquelle Satan la tenait courbée (Luc XIII, 16). Car, c’est de ce genre d’ennemis cachés et secrets que se plaint le psalmiste, quand il dit : « Ils ont courbé mon âme (Ps. LVI, 7) ». Or, cette femme était infirme depuis dix-huit ans, c’est-à-dire depuis trois fois six ans. De plus, le nombre des mois qui composent cette période, depuis dix-huit ans, forme un total de deux cent seize ; et ce total lui-même est le produit de six multiplié par trente-six. Nous lisons également dans l’Evangile que depuis trois ans le figuier stérile ne portait point de fruits, et que le jardinier obtint pour lui le délai d’une année, après laquelle il devait être coupé, s’il restait encore infructueux (Luc XIII, 6-17). Mais ici ces trois années se rapportent aux trois périodes que j’ai signalées, et le nombre des mois forme le carré de six,. c’est-à-dire six fois six.
8. L’année civile elle-même avec son cycle de douze mois, qui comprennent chacun trente jours, selon que les anciens en avaient réglé le cours sur celui de la lune, l’année, dis-je, n’est qu’un multiple du nombre six. Et en effet, de même que six plus quatre font dix, soixante plus quarante font cent, en sorte que soixante est la sixième partie de l’année. Car si nous multiplions ensuite soixante par six, nous obtiendrons trois cent soixante, c’est-à-dire douze mois de trente jours. Toutefois, si le cycle lunaire détermine le nombre des mois, le cours du soleil règle celui de l’année. Or, il reste en plus cinq jours et un quart pour que le soleil et l’année terminent également leur révolution ; mais parce que ce quart multiplié par quatre, donne un jour entier, on l’intercale chaque cinquième année, et de là vient le nom de bissextile qui lui est affecté. Enfin ces cinq jours et quart nous offrent d’intimes relations avec le nombre six. D’abord, si nous voulons compter par nombres ronds, nous trouverons six jours plutôt que cinq en prenant le quart pour un jour entier. De plus ces cinq jours forment le sixième du mois, de même que six heures nous donnent le quart du jour. Et en effet un jour entier, c’est-à-dire le jour et la nuit, se compose de vingt-quatre heures, dont le quart est six. Telle est la corrélation du cours de l’année civile avec le nombre six.
9. On peut encore, et avec raison, appliquer ce même nombre à la résurrection du Sauveur. Car il a dit lui-même, en faisant allusion au temple de Jérusalem : « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours ». Mais ici le jour est pris pour l’année, selon que lui répondirent les Juifs : « On a mis quarante-six ans à bâtir ce temple (Jean II, 19, 20) ». Or, quarante-six fois six font deux cent soixante-seize, c’est-à-dire neuf mois, et six jours qui sont eux-mêmes comptés pour un mois entier. C’est ainsi que nous disons que la mère porte l’enfant dans son sein pendant dix mois, quoique ce ne soit réellement que neuf mois et quelques jours. Tous les enfants en effet ne naissent point exactement au bout de neuf mois et six jours ; mais cela arriva pour le divin Sauveur, comme nous l’atteste la tradition que l’Eglise a sanctionnée. Il fut donc conçu et il mourut le huit des calendes d’avril, en sorte que le sépulcre neuf où il fut enseveli, et où personne n’avait été mis, et qui depuis ne reçut personne, est en parfait rapport avec le sein qui l’avait porté, et qui toujours resta vierge. On s’accorde également à mettre la naissance de Jésus-Christ au huit des calendes de janvier, ce qui nous donne à partir de sa conception le nombre de deux cent soixante-seize jours, nombre où six est répété quarante-six fois. Qui ne voit maintenant le rapport de ce nombre avec les années que l’on mit à bâtir le temple, puisque ce fut pendant un égal espace de jours que se forma dans le sein de Marie ce corps du Sauveur Jésus qui devait mourir sur la croix et puis ressusciter le troisième jour ? Car l’évangéliste saint Jean observe expressément que « Jésus-Christ parlait du temple de son corps (Jean II, 21) ». Nous entendons encore dans saint Matthieu le divin Sauveur s’exprimer avec non moins de force et d’évidence, quand il dit : « Comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, ainsi le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre (Matt. XII, 40).
10. Mais ici encore nous ne trouvons point, selon le récit évangélique, trois jours pleins et complets. Car le premier et le dernier sont comptés chacun pour un jour entier, et toutefois l’un ne commença que vers le soir, et l’autre n’embrassa que quelques heures de la matinée. Le second seul fut complet, et dura vingt-quatre heures, douze de nuit, et douze de jour. Et en effet, Jésus-Christ fut condamné à mort, sur la demande des Juifs, le sixième jour de la semaine, et à la troisième heure du jour. Il fut crucifié le même jour à la sixième heure, et rendit le dernier soupir à la neuvième. Mais « il était déjà tard » lorsqu’il fut enseveli ; et cette expression de l’évangéliste saint Marc signifie que la sépulture eut lieu au déclin du jour (Marc XV, 42-45). Ainsi, quand même vous suivriez le calcul de saint Jean qui marque le crucifiement à la troisième heure, vous ne trouveriez point un jour entier, et toujours vous seriez obligé de n’y comprendre que quelques heures du soir, de même que le dernier ne renfermera que quelques heures de la matinée. Et en effet, entre le soir du second jour jusqu’au matin de celui qui vit s’accomplir la résurrection du Sauveur, se placera le troisième jour. Ainsi le Dieu qui a dit à la lumière de jaillir des ténèbres et qui a voulu qu’en participant à la grâce du nouveau Testament, et à la résurrection de Jésus-Christ, nous pussions entendre dire « ayant été autrefois ténèbres, nous sommes maintenant lumière en notre Seigneur (II Cor. IV, 6 ; Eph. V, 8) », nous fait en quelque sorte entendre par là que le jour commence à la nuit.
Nous voyons encore par la Genèse, qu’en prévision de la chute de l’homme, les jours furent d’abord comptés du matin au soir, et de même ici, par allusion à sa rédemption, ils sont comptés du soir au matin. De plus, observons que le nombre des heures, y compris la neuvième, qui s’écoulèrent depuis la mort du Sauveur jusqu’à sa résurrection, est de quarante. Or, c’est également pendant quarante jours qu’il resta sur la terre après sa résurrection ; et dans l’Ecriture ce nombre quarante désigne souvent, par son rapport avec les quatre éléments du monde, l’idée d’une perfection absolue. Dix est en effet un nombre parfait, et quatre fois dix font quarante. D’un autre côté nous comptons trente-six heures depuis le soir de la sépulture du Sauveur Jésus, jusqu’au matin de sa résurrection, c’est-à-dire six fois six. Au reste le rapport de l’unité à la dualité est le principe de la plus belle harmonie ; ajoutez donc douze heures à vingt-quatre, et vous aurez trente-six, c’est-à-dire tout un jour de vingt-quatre heures, et douze heures de nuit, ce qui ne laisse pas, comme je l’ai déjà observé, d’être un calcul mystérieux. Car il nous est bien permis de considérer le jour comme symbole de l’âme, et la nuit comme symbole du corps, puisque dans sa mort et dans sa résurrection, la sainte humanité du Sauveur figurait la mort et la résurrection de notre âme et de notre corps.
Tel est donc dans le nombre trente-six le rapport de l’unité à la dualité, puisque douze ajouté à vingt-quatre nous donne trente-six. Au reste chacun peut rechercher les motifs qui ont conduit les écrivains sacrés à mentionner ces divers nombres. J’en ai donné quelques raisons, mais d’autres peuvent en apporter ou de meilleures, ou d’équivalentes. Seulement bien ignorant serait celui qui ne voudrait voir dans ces nombres aucune raison secrète et mystique. Pour moi, j’ai exposé celles que m’ont fournies la tradition et l’autorité de l’Eglise, le témoignage des saintes Ecritures et la constante harmonie des nombres. Au reste, nul n’est sage s’il contredit la raison, nui n’est chrétien s’il rejette l’Ecriture, et nul n’est ami de la paix s’il combat l’Eglise.
11. Nous reconnaissons donc en ces nombres mystérieux, non moins que dans le sacrifice du Calvaire, le prêtre et le Dieu, qui avant de paraître parmi nous et de naître de la femme, a voulu s’annoncer mystiquement à nos pères. Et en effet ces diverses apparitions d’anges, dont ils ont été favorisés, et les divers prodiges qu’opérèrent ces esprits célestes, ne furent que l’ombre et la figure du grand mystère de l’incarnation. C’est ainsi que toute créature prédisait à sa manière le futur avènement de celui qui devait être l’unique Sauveur des hommes. Le péché nous avait séparés du Dieu suprême, unique et véritable ; et, entraînés sur sa pente fatale, nous nous étions éloignés des principes de la vie. Nous nous étions ainsi évanouis en nos pensées, et brisant les liens qui nous rattachaient au ciel, nous étions devenus les captifs volontaires du monde et du démon. Il fallait donc, selon les conseils et les décrets d’un Dieu plein de miséricorde, que toutes les créatures proclamassent l’arrivée de notre unique Rédempteur, qu’il vint lui-même appelé par les cris et les soupirs de toute l’humanité, et qu’au ciel comme sur la terre tout attestât son heureux avènement. Il fallait encore que l’homme délivré de ses nombreux ennemis, se jetât aux pieds de son unique Libérateur, et que souillé de mille péchés qui avaient donné la mort à son âme, et même à son corps, il en vînt à aimer Celui qui seul pur, saint et immaculé, a voulu mourir comme homme, pour racheter l’homme. Enfin, il fallait que, croyant en sa résurrection, nous puissions par la foi ressusciter avec lui en esprit, et être justifiés en celui qui est le juste par excellence. Nous ressusciterons donc nous-mêmes en notre chair, puisque celui qui est la tête du corps dont rions sommes les membres, est ressuscité le premier. C’est par la foi en ce divin Rédempteur qu’aujourd’hui nous sommes purifiés ; mais alors, confirmés en grâce par la vision béatifique, et réconciliés avec le Seigneur notre Dieu, par la médiation de Jésus-Christ, nous lui serons unis, nous jouirons de lui, et nous demeurerons éternellement avec lui.
12. Telle est l’ineffable unité que dans le discours après la Cène, le Sauveur demandait pour nous à son Père, lui le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu qui, devenu Fils de l’homme, s’est constitué notre médiateur auprès de Dieu, et qui, égal à son Père en unité de nature divine, est notre frère par ressemblance de la nature humaine. Voici donc ces paroles où Jésus-Christ prie comme homme, mais où il rappelle aussi que comme Dieu il est un avec son Père : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais encore pour ceux qui doivent croire en moi par leur parole, afin que tous ils soient un, comme vous, mon Père, en moi, et moi en vous ; qu’ils soient de même un en nous, afin que le monde croie que vous m’avez envoyé. Et je leur ai donné la gloire que vous m’avez donnée, afin qu’ils soient un, comme nous sommes un (Jean XVII, 20, 22) ».
Observons ici que Jésus-Christ ne dit pas : Je prie, afin qu’eux et moi soyons un, quoiqu’en qualité de chef du corps qui est l’Eglise, il eût pu le dire, parce qu’en effet l’Eglise ne forme qu’un seul corps avec Jésus-Christ, qui en est le chef. Mais il veut nous montrer sa consubstantialité avec son Père ; aussi de même que dans un autre endroit il avait dit : « Le Père et moi sommes un (Id. X, 30) », c’est-à-dire qu’il y a entre nous une parfaite égalité de nature, il prie ici pour que ses disciples soient un en lui. Et en effet, ceux-ci ne pouvaient être un en eux-mêmes, parce que les passions, les plaisirs coupables et le péché les éloignaient les uns des autres. C’est pourquoi Jésus, notre divin médiateur, nous purifie d’abord de nos souillures, et puis nous fait un en lui-même. Mais cette admirable unité n’est point seulement une unité de nature qui rendrait tous les hommes égaux entre eux, ainsi que dans le ciel, les anges sont égaux ; elle est surtout une unité de volonté qui réunit comme en un faisceau toutes les volontés, et les fait converger toutes ensemble vers la possession du même bonheur, parce qu’un seul et même Esprit embrase tous les cœurs des feux du même amour. Ainsi se réalise cette parole du Sauveur : « Père, qu’ils soient un, comme vous et moi sommes un ». Et en effet, de même que le Père et le Fils sont un par égalité de nature et conformité de volonté, les Chrétiens qui reconnaissent pour leur médiateur auprès de Dieu le Père, Jésus-Christ, Fils de Dieu doivent être unis entre eux bien moins par les liens de la chair et du sang que par les rapports de la charité. Au reste le Sauveur nous indique lui-même cet heureux effet de sa médiation divine et de notre réconciliation avec le Seigneur, quand il dit : « Je suis en eux, et vous en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité (Jean XVII, 23) ».
13. Notre véritable paix, et notre alliance forte et assurée avec le Seigneur, reposent donc sur l’acte d’expiation et de réconciliation que Jésus, médiateur de vie et de grâce, a daigné accomplir. Et de même un médiateur de péché et de mort nous avait ravi l’innocence, et nous tenait éloignés de Dieu. Car le démon superbe et orgueilleux n’avait rempli le premier homme d’orgueil et de présomption que pour le conduire à la mort, tandis que Jésus-Christ, humble et humilié, l’a ramené à la vie par l’humilité et l’obéissance. Le démon vain et téméraire est tombé lui-même, et a entraîné l’homme qui consentit librement à ses suggestions. Mais Jésus-Christ en s’humiliant a mérité d’être exalté, et il a relevé avec lui le fidèle qui croît en lui. Sans doute Satan n’avait point été assujetti à la mort du corps, puisqu’il n’a point de corps, et que son péché n’était qu’un péché de pensée ; mais il n’en paraît pas moins à l’homme le prince de ces légions infernales qu’il emploie pour régner sur le monde par le mensonge et l’erreur. C’est par leur concours que tantôt il enorgueillit au moyen d’une fausse philosophie l’homme qui n’est déjà de lui-même que trop superbe, et qui ambitionne le pouvoir, bien plus qu’il n’aime la justice. Tantôt aussi il flatte sa curiosité non moins que son orgueil par l’appareil d’un culte sacrilège et de pratiques magiques, en sorte que tout ensemble il trompe les esprits, les précipite dans l’illusion et les tient captifs et assujettis. Quelquefois aussi, se transformant en ange de lumière, il promet à l’homme le pardon de ses fautes au moyen de certaines expiations, et fait briller à ses yeux le faux éclat de prestiges mensongers.
14. Il est certainement facile aux esprits mauvais de produire à l’aide des corps aériens bien des effets qui étonnent même les meilleurs esprits, parce qu’ils sont unis à une chair qui les affaiblit. C’est ainsi que sur nos théâtres l’art et l’habileté des jongleurs exécutent avec des corps terrestres et matériels des choses si surprenantes, qu’il faut les avoir vues pour y croire. Est-il donc étonnant que Satan et ses anges opèrent, au moyen des éléments qu’ils mettent en jeu par leurs corps aériens, des prestiges capables de tromper les hommes ? Bien plus, ils nous présentent mille fantômes et mille imaginations qui font illusion à nos sens, et qui, soit pendant notre sommeil, ou dans l’état de veille, nous fascinent et nous rendent furieux. Mais de même qu’un homme juste et honnête se permet de regarder de vils histrions qui dansent sur la corde, ou qui exécutent des tours incroyables de prestidigitation, sans qu’il ait en lui-même le moindre désir de les imiter, ni qu’il les croie meilleurs que lui ; ainsi le chrétien pieux et fidèle qui est témoin des prestiges que produisent les démons, et qui nième par suite de la faiblesse humaine, les admire, ne leur envie point un tel pouvoir, et ne se juge point inférieurs à eux. Eh ! comment pourrait-il le faire, puisqu’il appartient à cette société de saints qui comprend les hommes justes et les bons anges, et puisque ceux-ci, par la puissance souveraine du Seigneur, à qui toutes choses sont soumises, opèrent de véritables miracles, et des prodiges bien plus surprenants ?
15. Il est donc impossible qu’aucune cérémonie sacrilège, non plus que nulle initiation impie, ou expiation magique puisse purifier l’âme et la réconcilier avec Dieu. Et en effet, le démon qui se pose ici en faux médiateur, ne saurait élever l’homme vers ses hautes destinées, et il ne cherche même qu’à l’arrêter dans le noble essor qui l’y fait aspirer. C’est pourquoi il corrompt ses affections, et il les rend d’autant plus perverses qu’il le remplit lui-même de plus d’orgueil et de vanité. Mais alors ces affections ainsi corrompues, loin de favoriser en nous les sublimes élans de la vertu, nous entraînent vers l’abîme, parce qu’elles doublent le poids de nos vices. Ainsi la gravité de notre chute est en rapport avec la hauteur d’où nous sommes précipités. La prudence nous conseille donc d’imiter les mages qu’une étoile conduisit au berceau de l’Enfant-Dieu, et que les anges instruisirent par un songe mystérieux. A leur exemple nous ne devons point revenir en notre patrie par la même route que nous en sommes sortis, mais suivre cet autre chemin que nous a tracé Jésus, ce Roi doux et humble, et sur lequel Satan, son superbe ennemi, ne peut que nous tendre d’inutiles embûches. D’ailleurs les cieux eux-mêmes nous invitent à adorer le Dieu humble et caché dont ils racontent la gloire, et dont ils proclament la grandeur dans l’univers entier et jusqu’aux extrémités de la terre (Ps. XVIII, 2, 5).
Quant à la mort, elle a été introduite dans le monde par le péché d’Adam, selon cette parole de l’Apôtre : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché. Ainsi la mort a passé à tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché (Rom. V, 12) ». Or celui qui nous a ouvert cette triste voie, c’est le démon qui, en nous persuadant de commettre le péché, nous a précipités dans la mort. Mais cette mort qui est double dans l’homme correspond en Satan à la perte unique de la grâce. Et en effet, il était mort selon l’esprit par suite de sa révolte, et non point selon la chair, tandis qu’en nous entraînant dans son impiété, il nous a soumis à la mort de l’âme et à celle du corps. Il semblait à l’homme qu’il ne s’exposait qu’à la première en se laissant criminellement séduire, et voilà qu’il s’est attiré la seconde par une juste condamnation. Aussi l’Ecriture nous dit-elle que « Dieu n’a point fait la mort », parce qu’il n’en est ni l’auteur, ni le principe. Toutefois il a pu infliger la mort au pécheur comme un châtiment juste et bien mérité. C’est ainsi que le juge envoie un criminel au supplice, et que la cause de ce supplice n’est point l’équité du juge, mais la faute du coupable. Le démon nous a donc soumis à la mort du corps, sans y participer lui-même ; mais par une secrète disposition, et une profonde justice du Seigneur, cette même mort que Jésus-Christ quoique innocent a bien voulu subir, nous est devenue un remède de vie et d’immortalité.
Et en effet, « comme c’est par un homme que la mort est venue, c’est aussi par un homme que vient la résurrection (I Cor. XV, 21) ». Mais les hommes s’attachent bien plus à éloigner la mort du corps que celle de l’âme, quoique la première soit inévitable, et ils montrent ainsi qu’ils sont plus sensibles au châtiment du péché, qu’à la malice même du péché. Eh ! ne les voyons-nous pas chaque jour s’appliquer bien peu, et même nullement à éviter le péché, au lieu qu’ils s’épuisent pour prévenir une mort qu’ils ne peuvent éviter ? C’est pourquoi Jésus-Christ, le vrai médiateur de la vie, a voulu nous prouver qu’il ne faut point craindre la mort du corps qui est une condition de notre nature, mais bien plutôt le péché qui donne la mort à notre âme, et que nous pouvons ne point commettre avec le secours de la foi. Il a donc atteint lui-même la fin commune à tous les hommes, quoique par une voie bien différente. Car nous sommes venus à la mort par le péché, et lui par la justice et l’innocence. Aussi, de même qu’en nous la mort est la peine du péché, elle a été en Jésus-Christ l’expiation du péché.
16. L’âme qui est préposée au corps de l’homme, meurt à la grâce, quand elle se sépare de Dieu, et le corps lui-même meurt, quand l’âme l’abandonne. Mais parce que cette dernière mort est un châtiment, il est juste que l’âme qui s’est volontairement éloignée de Dieu, quitte même involontairement le corps auquel elle est unie. Ainsi la mort que nous subissons malgré nous, est la peine du péché que nous avons librement commis. Car pour que l’âme quitte volontairement le corps, il faut qu’elle-même lui fasse violence et lui donne un coup mortel. Or, Jésus-Christ notre divin médiateur a voulu subir librement la mort pour nous prouver combien, en la subissant, il était exempt de péché. Il est donc mort parce qu’il l’a voulu, quand il l’a voulu, et de la manière dont il l’a voulu. Et en effet, c’est en tant qu’uni au Verbe de Dieu qu’il a dit comme homme : « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre. Nul ne me l’ôte, mais je la donne moi-même, et je la reprends de nouveau (Jean X, 18) ». Aussi voyons-nous par le récit des évangélistes, que tous ceux qui furent présents à la mort de Jésus-Christ, s’étonnèrent de l’entendre pousser ce grand cri qui annonçait que notre péché était effacé, et qui précéda immédiatement son dernier soupir. Car d’ordinaire le supplice de la croix amenait une longue agonie, comme le prouvent les deux voleurs auxquels il fallut rompre les bras et les jambes afin de hâter leur mort, et pour que les corps ne restassent pas exposés le jour du sabbat. La mort de Jésus fut donc une sorte de miracle, et Pilate en jugea ainsi, quand on vint lui demander la permission de rendre au corps du Sauveur les honneurs de la sépulture (Marc XV, 37 ; Jean XIX, 30) ».
17. Mais cet esprit de mensonge qui a été pour l’homme un médiateur de mort, voudrait en vain nous fermer les sources de la vie par ses prétendues expiations, et ces cérémonies impies et sacrilèges, avec lesquelles il se joue de notre orgueil. Exempt de la mort du corps, mais condamné aussi à ne jamais recouvrer la vie de l’âme, il n’a été que trop heureux d’avoir pu, n’étant lui-même blessé à mort que dans l’âme, nous frapper de mort dans l’âme et dans le corps. Quant au miracle de la résurrection, il passe évidemment son pouvoir, puisqu’il est tout ensemble le sacrement de notre régénération, et le modèle de la résurrection qui doit s’accomplir au dernier jour. Au contraire, le vrai médiateur de la vie qui est toujours vivant en son âme, est ressuscité en cette même chair qui avait subi la mort, et il combat pour nous contre le démon. De son côté, cet esprit rebelle, mort lui-même à la grâce, et auteur de la double mort qui frappe l’homme, s’efforce d’affermir son règne dans le cœur de tous ceux qui croient en lui. Mais le Sauveur Jésus le chasse de ce royaume intérieur, et ne lui permet que d’exercer au dehors sa rage et ses efforts impuissants.
Il voulut même souffrir que cet esprit mauvais le tentât, afin de nous venir en aide pour surmonter la tentation, par sa grâce et par son exemple. C’était vainement que d’abord il avait cherché à le vaincre par des tentations intérieures, quand Jésus-Christ après son baptême se fut retiré dans le désert, et que le démon lui tendit les plus captieuses embûches. Sans doute cet esprit mort à la grâce n’eut aucune prise sur celui qui était vivant de la vie de l’Esprit-Saint ; mais acharné à frapper l’homme de la mort du péché, il essaya contre le Christ toute sa malice, et l’attaqua, autant qu’il lui fut permis, dans cette chair par laquelle le médiateur vivant et immortel était devenu comme nous faible et mortel. Toutefois il ne réussit alors en aucune de ses diverses suggestions ; et lorsque, usant du pouvoir qu’il avait reçu du dehors, il eut fait attacher le Sauveur à la croix, il perdit tous ses droits à la domination intérieure qui lui assujettissait nos âmes.
Et, en effet, la mort de Jésus-Christ, qui n’avait été en lui précédée d’aucun péché, brisa soudain les chaînes multipliées des nombreux péchés de l’homme. Ainsi le Sauveur, en souffrant pour nous la mort qui ne lui était point due, a fait que celle que nous subissons justement, ne puisse nous nuire. Au reste, personne n’avait le pouvoir de lui ôter la vie, et lui-même il s’en est dépouillé volontairement. Car, puisqu’il pouvait ne point mourir, s’il l’eût voulu, il est certain que la mort a été en lui un acte libre et spontané. Aussi l’Apôtre nous dit-il que Jésus-Christ « a exposé en spectacle avec une pleine autorité les principautés et les puissances, après avoir triomphé d’elles en lui-même (Coloss. II, 15) ». Sa mort a été, en effet, un vrai sacrifice, dont les mérites nous sont appliqués, et qui a racheté, expié et effacé entièrement nos péchés, en sorte que les principautés et les puissances de l’enfer ne peuvent plus réclamer notre condamnation. Et de plus, sa résurrection est pour nous le modèle de cette vie nouvelle à laquelle « il a appelé ceux qu’il a prédestinés ; or, ceux qu’il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a glorifiés (Rom. VIII, 30) ». L’homme, en consentant librement aux séductions du démon, était en toute justice devenu son esclave ; et cet esprit mauvais, affranchi lui-même de la corruption de la chair et du sang, s’enorgueillissait de la victoire que lui avait procurée sur un être faible et infirme, la fragilité d’une chair mortelle. Il se complaisait donc en ses richesses et sa puissance, et insultait insolemment à notre misère et notre malheur. Mais voilà que soudain la mort de l’Homme-Dieu est venue détruire sa domination. Car s’il n’a point suivi le pécheur dans l’abîme où il l’avait précipité, il n’a point laissé d’y pousser celui qui devait être le Rédempteur du monde.
C’est ainsi qu’en se soumettant comme nous à la mort, le Fils de Dieu a daigné se faire notre ami, tandis que notre superbe ennemi, en évitant cette même mort, croyait assurer au-dessus de nous sa grandeur et sa prééminence. N’est-ce pas en effet ce divin Rédempteur qui a dit : « Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis (Jean XV, 13) » ? Aussi le démon se crut-il lui-même supérieur à Jésus-Christ, parce que celui-ci parut dans sa passion lui céder la victoire, et parce qu’alors s’accomplit en lui cette parole du psalmiste : « Vous l’avez pour un peu de temps abaissé au-dessous des anges (Ps. VIII, 6) ». Mais le Christ innocent, qui a été injustement mis à mort, a vaincu justement l’esprit mauvais qui nous tenait sous sa légitime domination. Il nous a donc délivrés de la captivité où le péché nous avait plongés, et il l’a chargée elle-même de fers. En un mot, le sang du juste qui a été injustement répandu, a effacé le décret de notre condamnation, et il a mérité aux pécheurs la grâce du salut et de la rédemption.
18. Cependant cette mort elle-même du Christ sert aujourd’hui encore au démon pour tromper ses adeptes. Car jouant le rôle de faux médiateur, il leur persuade qu’il les purifiera de leurs péchés au moyen de certains rites qui n’ont d’autre efficacité que de les plonger plus profondément. Et néanmoins l’orgueil pousse alors ces malheureux à déverser tout d’abord l’ironie et le mépris sur la mort de Jésus-Christ, et puis à exalter au-dessus de lui la sainteté et la divinité de l’esprit mauvais, parce qu’il ne s’est point soumis au supplice de la croix. Mais le démon ne compte plus qu’un petit nombre d’adhérents, parce que de toutes parts les gentils ouvrent les yeux, et qu’ils viennent humblement boire aux sources du salut. Plus leur confiance au Christ rédempteur s’accroît et s’affermit, et plus ils abandonnent le démon pour accourir vers le divin Rédempteur. C’est qu’à l’insu même de cet esprit mauvais, la sagesse divine sait excellemment faire servir sa fureur et ses pièges au salut des fidèles. Et en effet elle atteint avec force de l’extrémité supérieure qui est la création de l’âme, à l’extrémité inférieure qui est la mort du corps, et elle dispose toutes choses avec douceur. Or, elle atteint ainsi d’une extrémité à l’autre à cause de sa pureté, et parce que rien de souillé n’est en elle (Sag. VIII, 1 ; VII, 24, 25).
Mais si le démon peut se glorifier de ne point être assujetti à la mort du corps, et s’il s’en fait un titre d’honneur et de vanité, il ne saurait éviter cette autre mort qui lui est réservée dans les flammes éternelles de l’enfer. Car ces flammes ont la propriété, et de torturer les âmes, et de faire souffrir tous les corps terrestres et aériens. Quant à ces hommes orgueilleux qui méprisent Jésus-Christ parce qu’il a été crucifié, quoique ce supplice soit le prix inestimable dont il a payé notre rançon, ils n’éviteront point cette première mort qui par suite du péché originel est devenue le triste apanage de notre nature, et de plus ils seront précipités avec le démon dans la seconde mort des enfers. Ils préfèrent à Jésus-Christ cet esprit mauvais qui les a perfidement soumis à une mort dont la nature le préservait, et à laquelle le divin Sauveur a daigné s’assujettir par un effet de sa grande miséricorde à notre égard. Cependant ces mêmes hommes ne font aucune difficulté de se croire meilleurs que les démons, et ils ne cessent de les détester et de les poursuivre de leurs malédictions, quoiqu’ils sachent que ces esprits mauvais n’ont jamais subi ce supplice de la croix, qui est le principe et le motif de tous leurs mépris envers Jésus-Christ. C’est qu’ils ne veulent point considérer que le Verbe de Dieu, tout en restant ce qu’il est par sa divinité, c’est-à-dire immuable en son essence, a bien pu souffrir en l’infériorité de la nature humaine, qu’il avait daigné prendre, une mort dont l’esprit impur est à l’abri, parce qu’il n’a point un corps terrestre et mortel. Ainsi, malgré leur évidente supériorité sur les démons, la chair qu’ils portent les soumet à la mort ; et de même les démons qui n’ont point un corps composé de sang et de chair, sont exempts de la mort. Mais ces hommes peuvent-ils raisonnablement attendre quelque résultat efficace de diverses expiations auxquelles ils s’assujettissent ? Car ou ils ignorent qu’ils offrent ces sacrifices à des esprits trompeurs et orgueilleux, ou s’ils le savent, comment se persuadent-ils qu’ils feront utilement alliance avec des êtres perfides et envieux, dont toute l’occupation est de ruiner l’œuvre de notre salut ?
19. J’observe en outre à l’égard de ces mêmes hommes qu’ils devraient bien comprendre que malgré tout leur orgueil, les démons ne pourraient prendre aucun plaisir aux sacrifices qui leur sont offerts, si un vrai sacrifice n’était dû au Dieu véritable, dont ils usurpent l’honneur et l’adoration. Or, d’abord ce sacrifice ne peut être légitimement offert que par un prêtre juste et saint, et puis il est nécessaire que le Dieu auquel il est présenté, le reçoive, et en applique les mérites à ceux qui le lui font offrir. Il faut enfin que la victime soit elle-même pure et immaculée, afin qu’elle puisse purifier l’homme de tout péché. Certes, tel est le but que se proposent tous ceux qui font offrir un sacrifice au Seigneur. Mais est-il un prêtre plus juste et plus saint que le Fils unique de Dieu, qui n’a nul besoin de sacrifier pour l’expiation de ses propres péchés, puisqu’en lui ne se trouve ni la faute originelle, ni celles que nous commettons chaque jour ? De plus, quelle victime plus parfaite l’homme pouvait-il choisir que sa propre chair ? et quelle chair plus propre à être immolée qu’une chair mortelle ? quelle victime pouvait encore en raison même de sa pureté mieux purifier l’homme de toutes ses souillures, que la chair qui par un miracle de chasteté a été formée dans le sein d’une Vierge, est née de ses chastes entrailles ? enfin quel sacrifice serait plus agréable au Seigneur et plus propitiatoire à notre égard, que celui où la victime n’est autre que le propre corps de notre pontife ? Ainsi l’on doit considérer quatre choses dans tout sacrifice : celui à qui il est offert, celui qui l’offre, celui qui s’immole, et celui au nom de qui il est immolé. Or, ces quatre choses se rencontrent excellemment en Jésus-Christ, qui est notre seul et véritable médiateur, et qui par son sacrifice a ménagé avec Dieu notre paix et notre réconciliation. Car il est Dieu comme celui à qui il l’offre, il ne fait qu’un avec ceux pour qui il l’offre, et il est tout ensemble le prêtre qui l’offre et la victime qui est offerte.
20. Cependant il est des hommes qui pensent arriver par eux-mêmes à un tel degré de pureté qu’ils pourront voir Dieu et s’unir entièrement à lui. Hélas ! ce grand orgueil ne fait que les souiller davantage. Car il n’est point de péché qui soit plus opposé à la loi divine, et qui affermisse mieux à notre égard la cruelle domination du démon. Ce superbe tyran ne cherche qu’à nous fermer le ciel, et à nous précipiter dans l’enfer. C’est pourquoi nous devons éviter ses embûches secrètes, et nous détourner de la voie qu’il nous trace. Car, nouvel Amalec, ou il attaque de front un peuple abattu et découragé, ou il contrarie et retarde l’entrée de ce même peuple dans la terre promise. Mais voulons-nous le vaincre, appuyons-nous sur la croix du Sauveur Jésus ? croix que figurait Moïse en étendant les mains. Au reste les orgueilleux dont je parle, ne présument acquérir par eux-mêmes une entière et parfaite innocence que parce que le génie de quelques sages a pu planer au-dessus de ce monde grossier et terrestre, et percevoir un faible rayon de l’incommunicable vérité. Aussi se plaisent-ils à prendre en pitié ces nombreux chrétiens qui se contentent de croire, et qui n’essaient pas même de s’élever à ces hauteurs. Mais à quoi sert au sage orgueilleux, d’apercevoir de loin, et au-delà des mers, les rivages de la patrie, s’il rougit par orgueil de monter sur le navire qui pourrait l’y conduire ? Et quel dommage au contraire reçoit l’humble chrétien dont le regard est beaucoup moins étendu, mais qui se confiant à ce même navire, arrive heureusement au port ?
21. S’agit-il de la résurrection de la chair ? ces mêmes philosophes se moquent de notre croyance, et affirment que nous devons nous ranger à leur opinion. Sans doute, ils ont pu par le spectacle de ce monde visible s’élever jusqu’à la connaissance de l’Etre suprême et immuable (Rom. I, 20) ; mais est-ce une raison pour que nous les consultions exclusivement sur les modifications diverses que peuvent subir des créatures mobiles et changeantes, et sur l’ordre et la durée des siècles ? Sans doute encore ils raisonnent logiquement, et prouvent évidemment que le monde est l’ouvrage d’un être éternel. Mais peuvent-ils par les seules lumières de la raison découvrir et expliquer tous les mystères de la nature : la création première des animaux et leurs espèces si nombreuses ; la conservation des genres et la multiplication des individus ; les divers phénomènes de leur reproduction, de leur vie et de leur mort, et la sûreté de leurs instincts, en sorte que chacun cherche ce qui lui est utile, et repousse ce qui lui serait nuisible ?
Cependant, sans tenir aucun compte de la sagesse immuable d’un Dieu créateur, ils tâchent de tout expliquer par l’influence des climats, et la durée des siècles, et ils donnent une entière adhésion à tout ce que d’autres ont avant eux observé et écrit. Il n’est donc pas étonnant que leur regard n’ait pu percer la nuit et la révolution des temps, ni se fixer sur ce laps de siècles qui semblable à un fleuve rapide entraîne le genre humain, et porte chaque individu vers sa fin particulière. Car ici l’histoire nous fait complètement défaut, puisque nul ne saurait connaître, ni révéler les secrets de l’avenir. Les sages du paganisme, quoique bien supérieurs au vulgaire, n’ont pu eux-mêmes pénétrer ces secrets par l’effort de leur génie, ni les lire dans leurs sublimes conceptions de l’être suprême et éternel. Autrement, loin de s’attacher, comme les historiens, aux faits passés, ils ne se fussent occupés que de l’avenir. C’est ce qu’ont fait ceux que les païens nomment devins, et que les chrétiens appellent prophètes.
22. Néanmoins il faut avouer que le nom de prophètes n’était pas entièrement inconnu aux païens. Mais quand il s’agit de prophéties, il est important d’établir plusieurs distinctions. Et d’abord on peut conjecturer l’avenir par la connaissance du passé. Ainsi l’expérience aide beaucoup les médecins dans leurs prévisions, et plusieurs en ont consigné par écrit les résultats heureux. Ainsi encore le laboureur et le matelot énoncent diverses prédictions, qui même, en raison du long intervalle qui les voit se réaliser, passent pour de véritables prophéties. En second lieu, les esprits répandus dans l’air, pressentent pour ainsi dire les événements qui doivent prochainement s’accomplir ; et la subtilité de leur intelligence leur permet de les découvrir de loin, en sorte qu’ils semblent les prédire. C’est à peu près comme si du sommet d’une montagne, apercevant un voyageur, je l’annonçais aux personnes qui stationneraient dans la plaine. Mais ici tantôt c’est aux saints anges que le Seigneur révèle ces évènements par son Verbe, ou sa Sagesse, en qui réside le passé et l’avenir ; et alors ils les découvrent eux-mêmes aux hommes, ou bien ils n’en instruisent qu’un petit nombre, qui à leur tour en répandent et en divulguent la connaissance. Tantôt au contraire l’intelligence de l’homme, sans l’intermédiaire des anges, est élevée par l’Esprit-Saint à un tel ravissement, qu’elle contemple la cause et l’origine des futurs contingents dans la source et le principe de toutes choses. Quant aux esprits de malice, qui sont répandus dans l’air, ils ne connaissent ces divers événements que par la prédiction qu’en font les anges et les hommes, et ils ne les connaissent même qu’autant que le permet Celui qui est le souverain Seigneur de tous les êtres. Enfin il peut arriver qu’un homme prophétise même à son insu, et par une inspiration secrète du Saint-Esprit. Ainsi Caïphe prophétisa, ne parlant point de lui-même, mais parce qu’il était grand-prêtre (Jean XI, 51).
23. Nous ne saurions donc touchant la suite des siècles et la résurrection des morts, nous en rapporter exclusivement même à ceux des philosophes païens qui, autant qu’ils l’ont pu, ont reconnu le Dieu éternel et créateur en qui nous avons le mouvement et la vie (Act. XVII, 28). Car ayant connu Dieu par tout ce qui a été fait, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces. Mais en se disant sages, ils sont devenus fous (Rom. I, 21, 22). C’est pourquoi ces philosophes n’ont jamais pu contempler l’être spirituel, immuable et éternel, d’un regard qui pénétrât jusque dans le sanctuaire secret de la sagesse et de la providence où sont contenus les divers événements que doit amener la suite des siècles. Là par rapport à Dieu, ces événements sont tout ensemble présents, passés et futurs ; mais sur la terre, et eu égard à l’homme, ils sont seulement futurs et contingents. De plus, ces mêmes philosophes étaient également incapables d’apprécier les résultats heureux par lesquels toutes choses coopèrent au bien et à la perfection de l’homme, en son corps comme en son âme.
Pour suppléer en eux à cette impuissance personnelle de percevoir l’avenir, il eût fallu que les saints anges vinssent les en instruire. Mais Dieu les a jugés indignes de cette faveur, et les esprits célestes ne leur ont rien fait connaître soit par des signes extérieurs et sensibles, soit par des visions imaginatives ou intellectuelles. Nos pères au contraire, les patriarches et les prophètes, ont mérité par l’excellence de leur piété, de recevoir la révélation de l’avenir : et par des miracles opérés en preuve de leur inspiration, ou par la réalisation des prophéties peu après accomplies, ils ont donné à leurs prédictions d’événements éloignés et lointains une autorité qui subsistera jusqu’à la fin du monde. Quant aux esprits de malice, répandus dans l’air, esprits orgueilleux et trompeurs, ils ont bien pu par la bouche de leurs prêtres répéter sur la société sainte des élus et sur le vrai Médiateur plusieurs des choses qu’ils en avaient entendu dire aux anges, ou aux prophètes. Leur but en cela était d’entraîner dans l’erreur, s’ils le pouvaient, les serviteurs de Dieu, en les séduisant par l’énonciation de quelques vérités. Mais le Seigneur, même à leur insu, a réalisé parmi eux un tout autre dessein, et il a fait ainsi publier en tous lieux la vérité, afin de fortifier les adorateurs et de confondre les impies.
24. Ainsi l’homme est incapable de s’élever par lui-même jusqu’aux choses éternelles. Car son esprit est courbé sous le poids du péché, et enchaîné par l’amour des biens de la terre, de même que son corps est assujetti à la mort par suite de la souillure originelle. Il a donc besoin d’être purifié. Or cette purification, qui doit nous mettre en communication avec les choses éternelles, ne peut s’effectuer qu’au moyen des mêmes affections terrestres qui captivent nos sens et obscurcissent notre intelligence. Et en effet, la santé est tout l’opposé de la maladie ; néanmoins nul ne peut amener la guérison, s’il ne se met en rapport avec la maladie elle-même. C’est ainsi que les mêmes préoccupations du temps et de la terre qui amusent l’homme faible et malade, quand elles sont inutiles, le disposent à un meilleur état, quand elles sont utiles, et le conduisent enfin aux pensées éternelles, quand il est entièrement guéri. Or, si notre âme, une fois purifiée, doit s’adonner à la méditation des vérités éternelles, elle ne peut cependant obtenir cette purification que par des moyens temporels. Aussi un des sages de la Grèce a-t-il dit « que la vérité est à la foi ce que l’éternité est à la création ».
Et cette sentence est bien vraie, puisque ce philosophe entend par création tout ce qui est soumis à l’action du temps. Mais n’est-ce point là le véritable état de l’homme ? et n’est-il point sujet au changement en son âme comme en son corps ? on ne saurait en effet nommer éternel rien de ce qui est tant soit peu mobile et changeant. C’est pourquoi moins l’homme est fixe et stable, moins il est éternel. Toutefois on nous promet de nous conduire par la vérité à la vie éternelle ; mais notre foi s’éloigne autant de cette vérité que notre mortalité est distante de l’éternité. Il faut donc que l’homme embrasse fermement la croyance des mystères qui pour lui ont été opérés dans le temps, afin que par cette croyance il soit purifié de la tache du péché. Et puis, lorsqu’il sera parvenu à la vision intuitive, la vérité succédera à la foi, et l’éternité à la mortalité. Ainsi-notre foi deviendra vérité pleine et entière, quand nous posséderons cette vision parfaite qui nous est-promise ; et de même on nous promet une vie éternelle. Car la Vérité, non la vérité qui grandira la foi, mais la Vérité qui est souveraine et infaillible, parce qu’elle est éternelle, la Vérité a dit : « La vie éternelle est de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (Jean XVII, 3) ».
Ainsi lorsque notre foi deviendra vérité par la vision béatifique, notre corps mortel sera transformé et rendu immortel. Mais en attendant ces merveilleuses opérations de la grâce, et même pour les réaliser, nous devons donner l’assentiment de notre foi aux mystères qui se sont accomplis dans le temps, de même que nous espérons en posséder un jour dans l’éternité la vision pure et distincte. C’est pourquoi le Fils de Dieu, qui est la vérité suprême, et qui est coéternel au Père, a daigné venir parmi nous, afin d’unir dans un rapport ineffable la foi qui est l’exercice de notre vie mortelle, et la vérité qui sera l’apanage de notre vie immortelle. Et en effet, il est venu se faisant Fils de l’homme, et s’il demande que nous ayons foi en lui, c’est pour que cette foi nous conduise à la possession de sa vérité propre et substantielle. Car en prenant l’infirmité de notre chair mortelle, il n’a point dépouillé son éternité. La vérité est donc à la foi ce que l’éternité est à la création ; et l’œuvre de notre purification exigeait que le Dieu qui est éternel, parût dans le temps, afin que notre foi n’eût point un objet différent de celui qu’elle verra un jour dans tout l’éclat de la vérité.
Néanmoins l’homme faible et mortel ne pourrait jamais arriver par lui-même à l’éternité, site Fils de Dieu, en prenant notre mortalité, ne nous eût attiré à son éternité propre. Mais aujourd’hui notre foi pénètre dans les cieux à la suite de Jésus-Christ, en qui elle croit fermement, qui est né, qui est mort, est ressuscité, et est monté aux cieux. De ces quatre faits, nous savons bien que deux se réalisent à notre égard, car qui ignore que l’homme naît et meurt ? Quant aux deux derniers, c’est-à-dire la résurrection et l’ascension, ils sont l’objet de notre espérance, parce que nous croyons en Celui en qui ils se sont accomplis. La nature humaine a pris en Jésus-Christ possession de l’éternité ; c’est pourquoi notre corps lui-même participera à cette éternité, lorsque notre foi sera transformée en la plénitude de la vérité. C’est ce que nous enseigne la parole suivante de Jésus-Christ. Comme il voulait affermir ses apôtres en la foi, afin de les amener à la vérité, et par la vérité les délivrer de la mort et les conduire à l’éternité bienheureuse, il leur disait : « Si vous persévérez en ma parole, vous serez vraiment mes disciples ». Et puis il ajouta, comme s’ils lui eussent demandé quel serait le fruit de cette persévérance : « Vous connaîtrez la vérité ». Mais parce qu’ils pouvaient encore se dire à eux-mêmes : eh ! quel besoin un homme a-t-il de la vérité ? le divin Sauveur conclut par ces mots : « Et la vérité vous délivrera (Jean VIII, 31, 32). Or de quels maux la vérité pouvait-elle les délivrer, si ce n’est de la mort, de la corruption et de l’instabilité ? car d’une part le propre de la vérité est d’être immortelle, incorruptible et immuable, et de l’autre la véritable immortalité, la véritable incorruptibilité et l’immutabilité véritable ne sont que l’éternité.
25. Voilà quel est l’objet de la mission du Fils de Dieu, ou plutôt quelle est la mission du Fils de Dieu. Et en effet, tous les mystères de la grâce n’ont pour but que d’affermir notre foi, et par cette foi de nous purifier de nos péchés, afin de nous conduire à la contemplation de la vérité. Mais tous ces mystères, soit que nous les considérions arrêtés en Dieu de toute éternité, pour se produire dans le temps, soit que nous les étudiions réalisés dans le temps et par rapport à l’éternité, ne se produisent devant nos yeux que comme autant de faits qui rendent témoignage à cette mission du Fils de Dieu, ou plutôt qui sont cette mission elle-même. De plus, ces faits se divisent en deux classes ceux qui ont annoncé l’avènement du Christ en la chair, et ceux qui prouvent que cet avènement a eu lieu. Il convenait en effet que Celui par qui toute créature a été faite, eût toutes les créatures pour témoins de sa naissance mortelle ; et si le Rédempteur unique du genre humain n’eût été annoncé par un grand nombre d’envoyés, comment eût-il seul brisé les fers d’un si grand nombre de captifs et d’esclaves ? Ajoutons encore que s’il ne s’était entouré de témoignages qui par leur évidence et leur sublimité subjuguent nos esprits faibles et infirmes, nous ne croirions pas en lui. Mais parce que nous y croyons, celui qui est grand nous élève jusqu’à sa propre grandeur ; et c’est le même Dieu qui s’est fait petit pour descendre jusqu’à la petitesse de l’homme. Sans doute le ciel, la terre et toutes les créatures qui sont l’ouvrage du Fils de Dieu, rendent à sa puissance un témoignage évidemment supérieur à celui des signes et des miracles qui ont prédit ou qui ont attesté son avènement ; et toutefois les hommes faibles et petits n’ont considéré ce premier témoignage comme véritablement grand, qu’en estimant le second grand dans son infériorité.
26. « Lors donc que la plénitude des temps fut arrivée, Dieu envoya son Fils formé d’une femme, et assujetti à la loi (Gal. IV, 4) ». Ainsi le Fils de Dieu s’est abaissé jusqu’à être formé, et il a été envoyé dans le monde, puisqu’il a été assujetti à la loi. Mais s’il n’appartient qu’à un supérieur d’envoyer un inférieur, nous devons ici avouer que le Fils de Dieu est inférieur à Dieu le Père. Il lui est même d’autant plus inférieur qu’il a été formé d’une femme et qu’il a été assujetti à la loi. Oui, ce Fils que Dieu a envoyé, et qui a été formé d’une femme, est le même par qui toutes choses ont été faites. Il existait avant que d’être envoyé et formé d’une femme, et nous le reconnaissons égal au Père qui l’envoie. Toutefois sous ce dernier rapport nous n’hésitons pas à dire qu’il lui est inférieur.
Mais comment les patriarches et les prophètes ont-ils pu le voir par le ministère des anges avant que fût arrivée cette plénitude des temps où il devait être envoyé, puisque même après son avènement en la chair, il n’était point connu comme égal à son Père ? Et en effet saint Philippe, comme tous les autres, et comme les bourreaux eux-mêmes qui crucifièrent Jésus-Christ, le voyait en sa chair, et néanmoins il dit à ses apôtres : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas ? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père ». Le Fils de Dieu était donc vu, et il n’était pas vu. Il était vu en tant qu’il était envoyé et formé d’une femme, et il n’était pas vu en tant qu’il était le Verbe par qui toutes choses ont été faites. Il disait encore : « Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime. Or celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; je l’aimerai aussi, et je me manifesterai à lui (Jean XIV, 9, 21) ». Mais comment eût-il pu tenir ce langage lorsqu’il se montrait comme homme à tous les regards, si sous les dehors de la chair il n’eût présenté à la foi ce même Verbe qui dans la plénitude des temps avait été formé de la femme ? Quant à la divinité de ce Verbe par qui toutes choses ont été faites, il la réserve pour être dans l’éternité la vision de l’âme purifiée par la foi.
27. Et maintenant, si nous voulons dire qui le Fils a été envoyé par le Père, en ce sens que l’un est Père et que l’autre est Fils, rien ne peut s’opposer à ce que nous reconnaissions le Fils consubstantiel et coéternel au Père, quoiqu’il en ait reçu sa mission. Dans le dogme catholique le Père n’est point supérieur au Fils, et le Fils n’est point inférieur au Père ; mais l’un est principe générateur et l’autre est engendré ; le Fils est envoyé par Celui qui l’engendre, et le Père envoie Celui à qui il communique l’être. Et en effet, le Fils procède du Père, et non le Père du Fils. Aussi est-il facile de comprendre qu’on puisse dire que le Fils a été envoyé, non parce que le Verbe s’est fait chair, mais pour qu’il se fît chair, et qu’en prenant la nature il accomplît les oracles de l’Ecriture. Dans ce sens le Fils de Dieu n’est pas seulement envoyé comme homme, le Verbe même est envoyé pour se faire homme. En effet le Fils est dit envoyé, non parce qu’il est inférieur au Père en puissance et en nature, ou parce qu’il lui est inégal en quelque chose, mais parce que comme Fils il est engendré du Père, tandis que le Père ne procède point du Fils.
Au reste le Verbe ou le Fils de Dieu est aussi appelé sa Sagesse. Est-il donc étonnant qu’il soit envoyé non comme inégal au Père, mais comme « une parfaite émanation de la clarté du Tout-Puissant (Sag. VII, 25) » ? Or ici le rayon qui émane et le foyer d’où il se répand sont de la même nature, car ce n’est point une source d’eau vive qui jaillit des veines de la terre, ou des flancs d’un rocher, mais une lumière qui s’échappe du sein de la lumière. Aussi lorsque nous disons que le Verbe « est la splendeur de la lumière éternelle », voulons-nous signifier qu’il est lumière de lumière éternelle. Car la splendeur de la lumière n’est pas autre que la lumière elle-même. C’est pourquoi elle est coéternelle à la lumière dont elle est la splendeur. Seulement l’auteur sacré a dit plutôt splendeur de lumière que lumière de lumière, afin qu’on ne crût pas qu’il supposait quelque infériorité entre la lumière et le rayon qui s’en échappe. Et en effet, dès que celui-ci est la splendeur de la lumière, il devient plus facile d’admettre qu’il lui doit son éclat que de supposer qu’il lui soit inférieur.
Cependant il n’était pas à craindre que l’on en vînt à regarder la lumière comme moindre que le rayon qu’elle engendre, car jusqu’ici aucun hérétique n’a avancé un tel paradoxe, et il est probable que jamais on n’osera le faire. Mais parce que nous pourrions peut-être penser que le rayon est moins éclatant que la lumière qui le produit, l’Ecriture prévient cette objection, et dissipe tous nos doutes en disant que le Verbe est la splendeur du Père, c’est-à-dire de la lumière éternelle. Elle affirme ainsi l’égalité parfaite du Père et du Fils. Supposons en effet que le rayon soit inférieur à la lumière, il en sera l’obscurcissement et non la splendeur. Si au contraire il lui est supérieur, comment pourrait-il en être la production, puisqu’alors l’effet serait plus grand que la cause ? Mais parce que le Verbe est le rayon qui émane de la lumière éternelle, il ne lui est pas supérieur, et parce qu’il en est la splendeur et non l’obscurcissement, il ne lui est pas inférieur ; donc il lui est égal. Au reste, ne nous troublons point en lisant que la sagesse divine est « une émanation de la clarté du Tout-Puissant », car presque immédiatement il est dit « qu’elle est unique et qu’elle peut tout (Sag. VII, 25-27) ». Or, qui est le Tout-Puissant, si ce n’est Celui qui peut tout ?
Ainsi la Sagesse divine est envoyée par le Père de qui elle émane. C’est ce que reconnaît Salomon dans la prière suivante qu’il adressait au Seigneur. Epris d’amour pour cette Sagesse, et désireux de la posséder, il s’écriait « Envoyez-là du ciel, votre sanctuaire, et du trône de votre grandeur, afin qu’elle soit avec moi, et qu’elle agisse avec moi (Id. IX, 10) ». C’est-à-dire afin qu’elle m’enseigne à travailler utilement, car sans elle les travaux de l’homme sont stériles et infructueux, tandis qu’avec elle ils deviennent féconds en vertus et en bonnes œuvres. Toutefois l’envoi ou la mission de la Sagesse divine est bien différente selon qu’elle est envoyée à l’homme ou qu’elle-même se fait homme. C’est elle en effet qui « se répand dans les âmes saintes, qui fait les amis de Dieu et les prophètes (Id. VII, 27) », qui remplit les esprits célestes, et qui les emploie de la manière la plus convenable à l’exécution de ses volontés. Mais quand la plénitude des temps fut arrivée, cette même Sagesse descendit sur la terre, non pour remplir les anges, ni devenir elle-même un ange, si ce n’est en ce sens que le Verbe nous a révélé les conseils éternels du Père, qui sont aussi ses propres conseils. Ce n’était pas non plus pour converser avec les hommes, ni s’épancher en eux, comme déjà, elle l’avait fait à l’égard des patriarches et des prophètes ; mais c’était pour prendre la nature humaine, en sorte que le Verbe divin devînt Fils de l’homme. Tel est ce mystère de l’Incarnation dont la révélation, avant même qu’elle se réalisât dans le sein virginal de Marie, a été le principe du salut pour les saints et les justes qui ont vécu sous l’Ancien Testament, et qui sont nés de la femme. Et aujourd’hui encore ce même mystère accompli et publié dans l’univers entier, est la sanctification de tous ceux qui en font l’objet de leur foi, de leur espérance et de leur amour. Il est en effet « ce grand sacrement d’amour qui s’est montré dans la chair, qui a été autorisé par l’Esprit, manifesté aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et élevé dans la gloire (I Tim. III, 16) ».
28. Le Verbe de Dieu est donc envoyé par Celui dont il est le Verbe ; et le Fils est envoyé par le Père qui l’a engendré ; ainsi encore le Père qui engendre, envoie, et le Fils qui est engendré, est envoyé. Bien plus, ce même Verbe est envoyé à tout homme qui le connaît et qui le comprend, du moins, autant que notre esprit peut le connaître et le comprendre en raison de ses progrès et de son avancement dans les voies spirituelles. Il ne serait pas exact de dire que le Fils est envoyé, en tant qu’il est engendré du Père, mais en tant qu’il a paru dans le monde revêtu de la nature humaine. C’est en ce sens qu’il a dit lui-même : « Je suis sorti de mon Père, et je suis venu dans le monde (Jean XVI, 28) ». On peut aussi affirmer que le Verbe multiplie dans le temps sa mission céleste, toutes les fois que notre esprit le perçoit, selon cette parole de Salomon : « Envoyez, Seigneur, votre Sagesse, ci afin qu’elle soit avec moi et qu’elle travaille avec moi ».
Car le Verbe qui est engendré de toute éternité, est lui-même éternel, puisqu’il est « la splendeur de la lumière éternelle ».
Nous disons au contraire qu’il est envoyé dans le temps, parce qu’il s’est fait connaître aux hommes ; aussi cette mission du Fils de Dieu ne s’est-elle véritablement réalisée que le jour où, dans la plénitude des temps, il naquit de la femme et se montra en la nature humaine. « En effet, le monde avec sa propre sagesse n’ayant pu connaître la sagesse de Dieu, parce que la lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne la reçoivent pas, il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui ». C’est pourquoi « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous (I Cor. I, 21 ; Jean I, 5, 14) ». Cependant lorsque ce même Verbe est perçu dans le temps par notre intelligence, on peut bien dire tout ensemble qu’il est envoyé, et qu’il n’est pas envoyé dans le monde, car il ne se montre point à nous sous une forme sensible ; c’est-à-dire qu’il n’est point aperçu des yeux du corps. C’est ainsi que nous-mêmes ne sommes plus en quelque sorte dans le monde, quand notre intelligence s’abîme, autant qu’elle le peut, dans les profondeurs de l’éternité. C’est encore dans le même sens que les justes ici-bas, quoique vivant en la chair, ne sont plus du monde, parce que leur esprit est tout absorbé dans les choses divines. Cependant, nous ne disons point que le Père soit envoyé, quoique dans le temps il se révèle aux hommes. La raison est qu’il est à lui-même son propre principe, et qu’il ne procède d’aucune autre personne divine. Tout au contraire la Sagesse, ou le Verbe dit : « Je suis sorti de la bouche du Très-Haut » ; et il est dit de l’Esprit-Saint « qu’il procède du Père (Eccli. XXIV, 5 ; Jean XV, 26) ». Mais le Père ne procède d’aucune de ces deux personnes.
29. Ainsi le Père engendre et le Fils est engendré ; et de même le Père envoie et le Fils est envoyé. Mais ici celui qui engendre et celui qui est engendré, celui qui envoie et celui qui est envoyé ne sont qu’un, parce que le Père et le Fils ne sont qu’un (Jean X, 30). Ainsi encore le Saint-Esprit est un avec le Père et le Fils, parce que les trois personnes divines ne sont qu’un seul et même Dieu. Nous disons également que le Fils est né du Père, parce qu’il a été engendré du Père, et qu’il a été envoyé par le Père, parce qu’il nous a fait connaître le Père ; de même le propre de l’Esprit-Saint est qu’il procède du Père, et il est dit envoyé par le Père, lorsqu’il nous fait connaître celui dont il procède. Toutefois il serait inexact d’affirmer que l’Esprit-Saint ne procède point du Fils, puisqu’il est appelé dans l’Ecriture l’Esprit du Fils, non moins que l’Esprit du Père. C’est d’ailleurs ce que Jésus-Christ lui-même voulut nous faire entendre, quand il souffla sur ses apôtres, leur disant : « Recevez le Saint-Esprit (Jean XX, 22) ». Car ce souffle matériel et sensible qui des lèvres du Sauveur se répandit sur le visage des apôtres, n’était point la personne même du Saint-Esprit ; et nous ne devons y voir qu’un signe exprimant que cet Esprit divin procède également du Fils, comme du Père.
Et en effet, qui serait assez insensé pour avancer que l’Esprit-Saint, qu’ici Jésus-Christ donne en soufflant sur ses apôtres, n’est pas le même que celui qu’il leur envoya après son ascension ? Car il n’y a qu’un seul Esprit de Dieu, qui est l’Esprit du Père et du Fils ; et c’est cet Esprit divin qui opère toutes choses en tous (I Cor. XII, 6). Quant au mystère de ces deux missions, j’en dirai plus tard quelque chose, selon que Dieu me l’inspirera : mais pour le moment, il suffit d’observer que Jésus-Christ, en disant : « L’Esprit que je vous enverrai de la part du Père (Jean XV, 26) », veut prouver à ses apôtres que cet Esprit procède du Fils non moins que du Père. Précédemment il leur avait dit que « le Père l’enverrait au nom du Fils (Id. XIV, 26) ». Mais il n’avait point dit que ce serait de la part du Fils, comme il avait dit qu’il l’enverrait, lui, « de la part du Père ». Ainsi faisait-il entendre que le Père est dans les deux autres personnes divines le principe de la divinité, ou, si l’on aime mieux, de la déité.
Ainsi l’Esprit-Saint, qui procède du Père et du Fils, a pour principe le Père par qui le Fils est engendré : et quant à cette parole de l’Evangéliste : « Le Saint-Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié (Id. VII, 39) », elle signifie seulement que cette mission, ou envoi de l’Esprit-Saint, qui s’opérerait après la glorification du Christ, serait plus éclatante que celles qui déjà avaient eu lieu. Et en effet, l’Esprit-Saint avant cette solennelle effusion, était souvent communiqué aux hommes, mais non de la même manière. Car, dites-moi au nom de qui les prophètes ont-ils parlé, s’ils n’ont point reçu ce divin Esprit ? Aussi, l’Ecriture dit souvent et expressément qu’ils ont parlé par l’inspiration du Saint-Esprit. Elle l’assure spécialement de Jean-Baptiste, dont elle dit « qu’il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère » ; et parce que Zacharie, son père, fut également rempli du même Esprit, il prophétisa l’avenir du saint précurseur. C’est encore par l’inspiration du Saint-Esprit, que Marie glorifia le Dieu qu’elle portait en son sein, et que le vieillard Siméon et Amine la prophétesse reconnurent le divin Enfant et en publièrent les grandeurs (Luc I, 15-38 ; II, 25, 41-79).
Comment donc l’évangéliste a-t-il pu dire que « l’Esprit-Saint n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié », si ce n’est dans le sens qu’il devait, au jour de la Pentecôte, se répandre et se donner avec une effusion et une solennité inconnues jusqu’alors ? Et en effet, l’Ecriture ne dit nulle part qu’avant ce jour, l’Esprit-Saint ait communiqué le don des langues. Mais il le fit à l’égard des apôtres, afin de leur donner un signe sensible de sa venue ; il voulut aussi montrer par-là que tous les peuples, quoique divisés de langage et de nationalité, devaient tous croire en Jésus-Christ par la grâce de l’Esprit-Saint. Au reste, c’est cette unité en la foi qu’avait annoncée le psalmiste, quand il s’écriait : « Il n’est point de langues ni d’idiomes dans lesquels on n’entende la voix du Seigneur. Son éclat s’est répandu dans tout l’univers, et elle a retenti jusqu’aux extrémités de la terre (Ps. XVIII, 4, 5) ».
30. Il y a donc eu dans le Verbe comme mélange et fusion de la nature divine et de la nature humaine pour former une seule personne : et ce mystère s’est accompli lorsque dans la plénitude des temps le Fils de Dieu fut envoyé, afin que naissant de la femme, il devînt pour le salut des hommes fils de l’homme. Sans doute l’ange a bien pu avant l’incarnation annoncer et représenter ce divin Sauveur, mais il ne lui a jamais été permis de se substituer à sa personne. Et maintenant que dire de la colombe et des langues de feu qui signalèrent la présence de l’Esprit-Saint ? Ce n’étaient que des symboles puisqu’il existe entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint une entière égalité de nature, et une même éternité. La créature se montra alors docile et obéissante pour représenter par ses mouvements et ses formes cet Esprit divin et immuable, mais elle ne lui fut point unie, comme dans l’incarnation la nature humaine l’a été au Verbe fait chair. Je n’ose donc affirmer qu’avant le baptême de Jésus-Christ et le jour de la Pentecôte de semblables apparitions n’aient pu avoir lieu. Mais je dis en toute assurance que le Père, le Fils et l’Esprit-Saint n’ont qu’une seule et même nature, qu’il n’y a qu’un seul Dieu créateur, et que les œuvres de la toute-puissance divine appartiennent inséparablement aux trois personnes de la Sainte Trinité. Toutefois ce mystère ne saurait être invinciblement démontré par aucun des signes ou figures que nous empruntons aux créatures sensibles et matérielles, tant celles-ci s’éloignent de Dieu et lui sont inférieures.
Cette même impuissance se fait encore remarquer dans notre langage. Car la parole, qui fait entendre un son matériel ne peut nommer que séparément le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; et elle est ainsi forcée de mettre comme quelque inégalité entre les trois personnes divines, puisqu’elle n’en prononce le nom que successivement, et à des intervalles plus ou moins rapprochés. Cependant, parce que le Père, le Fils et l’Esprit-Saint n’ont qu’une seule et même nature, ils ne sont qu’un seul Dieu, et ne peuvent avoir avec les créatures aucun rapport de mobilité, ni d’espace ni de durée. Les trois personnes divines existent de toute éternité, et elles existeront éternellement, car en Dieu l’éternité ne saurait se concevoir sans la vérité et sans l’amour. Lorsqu’au contraire je nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit, je les nomme séparément, et quand j’écris ces trois noms, je suis contraint de les écrire séparément. Au reste la même difficulté se présente au sujet des facultés de notre âme. Et en effet, si je nomme la mémoire, l’intelligence et la volonté, je rapporte chacun de ces noms à une faculté spéciale de mon âme, quoiqu’en réalité cette âme soit une et indivisible. Sans doute dans le langage, on distingue la mémoire, l’intelligence et la volonté ; mais dans l’opération, ou action extérieure, on reconnaît que tout est commun à ces trois facultés. Ainsi en est-il de la sainte Trinité. Elle a parlé tout entière par le Père, s’est incarnée par le Fils, et s’est montrée dans le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe. Toutefois nous ne laissons pas que de rapporter individuellement à chaque personne ces différentes actions. Cette explication : peut en quelque sorte nous faire comprendre comment les trois personnes de la sainte Trinité, quoique réellement inséparables, peuvent néanmoins agir séparément par l’intermédiaire des créatures visibles, et comment encore la même action, qui au dehors se rapporte spécialement au Père, au Fils, ou au Saint-Esprit, est cependant l’action commune et indivisible de la Trinité entière.
31. Si vous me demandez maintenant quel fut avant l’incarnation l’agent qui mettait en mouvement les paroles, les figures et les symboles qui annonçaient ce mystère, je vous dirai que Dieu y employait le ministère des anges, comme je pense l’avoir suffisamment prouvé par divers passages des saintes Ecritures. Mais comment s’est accomplie l’Incarnation ? Je réponds à cette seconde question en affirmant que le Verbe de Dieu s’est fait chair, c’est-à-dire qu’il s’est fait homme. Toutefois la nature divine n’a point été changée, ni transformée en la nature humaine ; mais l’une et l’autre subsistent en une seule personne, qui est tout ensemble Fils de Dieu et fils de l’homme. Comme tous les hommes, le Verbe incarné a réellement un corps, et il possède une âme raisonnable ; et nous le nommons Dieu en raison de sa nature divine, et homme en raison de sa nature humaine. Vous est-il difficile de comprendre ce mystère ? purifiez votre esprit par la foi, par la fuite du péché et par le soin des bonnes œuvres ; joignez-y encore la prière et les saints désirs de la piété, et bientôt, soutenu par le secours divin de la grâce, vous arriverez à l’amoureuse intelligence de ces hautes vérités.
Mais après l’Incarnation, comment la voix du Père s’est-elle fait entendre, et comment l’Esprit-Saint s’est-il montré sous une forme corporelle ? Tout d’abord j’affirme que ce prodige s’est opéré à l’aide d’une créature. Cependant je n’ose assurer ni que cette créature fut seulement un corps matériel, ni qu’elle n’était point mise en mouvement par cet agent spirituel que les Grecs nomment esprit, et qui sans être une âme, serait doué d’intelligence et de raison. Mais même en ce sens, il n’y aurait point eu unité de personne, comme dans le Verbe né d’une Vierge. Car qui oserait dire que la créature, quelle qu’elle fût, qui reproduisait la voix du Père, fût Dieu le Père, et que la colombe ou les langues de feu qui symbolisèrent la présence de l’Esprit-Saint, fussent cet Esprit lui-même ? En toute hypothèse, il ne s’agit ici que d’une figure et d’un signe que Dieu dirigeait selon son bon plaisir. Au reste, il me paraît également difficile d’assigner à ce miracle une meilleure explication, et téméraire d’affirmer qu’on ne peut lui en trouver une autre. Toutefois je m’abstiens en ce moment de prouver mon sentiment, et je le ferai plus tard, autant que Dieu m’en donnera la force ; car je dois auparavant discuter et réfuter les diverses objections que les hérétiques tirent non pas de nos livres saints, mais du raisonnement humain, et par lesquelles ils accommodent à leurs erreurs les témoignages des Ecritures qui établissent la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
32. Quant à l’égalité des trois personnes, je crois avoir suffisamment prouvé que pour avoir été envoyé par le Père, le Fils n’est point inférieur au Père, et que l’Esprit-Saint n’est inférieur ni au Père, ni au Fils, quoiqu’il soit envoyé par le Père et par le Fils. Ce terme de mission ou d’envoi doit s’entendre du corps humain qu’a pris le Verbe, et de la créature sous laquelle l’Esprit-Saint s’est montré : ou plutôt il nous rappelle que le Père est le principe des deux autres personnes, et il ne désigne dans la Trinité aucune inégalité de nature, ni aucune différence de perfection. Et en effet, supposons que Dieu le Père ait voulu se faire voir sous une forme corporelle, il n’en sera pas moins absurde de dire qu’il a été envoyé par le Fils qu’il a engendré, ou par l’Esprit-Saint qui procède de lui. Je termine donc ici ce quatrième livre, et dans les suivants, avec la grâce de Dieu, je me propose d’exposer et de réfuter les subtils arguments de mes adversaires.