« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » L’homme ne supporte pas davantage l’idée que son existence est livrée soit à l’incohérence du Hasard, soit au déterminisme de la Fatalité. De là un effort instinctif pour déchirer les voiles de l’avenir ; on recourt à la tireuse de cartes, à l’astrologue, à la somnambule ; quand j’étais enfant, le mendiant qui tournait un orgue de barbarie offrait un feuillet contenant la « bonne aventure », en échange d’une aumône.
Les prophètes d’Israël n’appartiennent pas à la vieille lignée préhistorique des devins. Esaïe s’écriait : « Si l’on vous dit : « Consultez ceux qui évoquent les morts et ceux qui prédisent l’avenir, qui poussent des sifflements et des soupirs ! » répondez : « Un peuple cessera-t-il de consulter son Dieu ? S’adressera-t-il aux morts en faveur des vivants ? A la Loi et au témoignage ! » (Ésaïe 8.19). Voilà le ton de la révélation biblique ; elle est tout entière dirigée contre la superstition et la magie.
Sans doute, le prophète israélite est un voyant ; il esquisse les maîtresses lignes du gouvernement divin dans l’humanité, les courants profonds qui s’orientent vers le Royaume de l’Eternel. Mais il n’est pas un augure ; il est un « homme de Dieu », à la fois messager religieux et réformateur social. Comme Jean-Baptiste, il fait le métier de précurseur et de cantonnier ; il « aplanit les chemins » du « Seigneur qui vient », il jalonne les grandes avenues de l’éducation providentielle ici-bas. « Ton règne vienne ! »
L’activité des prophètes revêt donc une importance de premier plan. Nos saintes Ecritures sont incompréhensibles, et même indéchiffrables, quand on essaye de les interpréter à la lumière du cléricalisme juif et de la religion sacerdotale ; comme si le salut du genre humain, dépendait de ses liturgies et de ses rites, sur le terrain cultuel. Le symbolisme cérémoniel est toujours utile, et souvent nécessaire ; mais, dans le domaine de l’Esprit, il demeure facultatif. Telle est la vérité audacieuse et féconde que le prophète inspiré opposait aux prêtres païens et au clergé israélite. C’est le magnifique paradoxe énoncé par l’auteur de l’épître aux Hébreux, en faveur de la piété du cœur, celle du spiritualisme éternel : « N’écoutez pas les docteurs qui essayent de nourrir l’âme en offrant quelque chose à manger. C’est par la grâce que le cœur est affermi, non par des aliments sacrés qui n’ont servi de rien à ceux qui en faisaient usage. Nous avons notre autel, nous aussi ! Mais la nourriture qu’il nous présente reste inaccessible à ceux qui s’enferment dans l’office du tabernacle. » (Hébreux 13.9, 10.)
Etudiez la Bible sous cet angle-là. Moïse ? Un prophète. Samuel ? Un prophète. Nathan, qui tint tête au roi David homicide et adultère ? Un prophète. Elie ? Un prophète ; il a laissé un tel souvenir, que les Juifs d’aujourd’hui, au banquet annuel de la Pâque, laissent pour lui une place vide. Elisée ? un prophète. Tous ces hommes d’action étaient des voyants. D’autres prophètes, également courageux, furent non seulement hommes d’action, mais hommes de plume. Nous possédons leurs écrits, uniques dans la littérature de l’antiquité, ou même dans la littérature universelle. Pourquoi sont-ils si peu lus ? Pour les comprendre, il faut les replacer dans leur cadre historique ; or, on publie encore des Bible où manquent les renseignements indispensables pour interpréter les prophètes. De plus ceux-ci emploient souvent une forme déconcertante. Elle étonnerait moins, si l’on rappelait que leurs discours publié n’ont, pas tous été prononcés. Et surtout, il faudrait se rappeler qu’ils parlent souvent en paraboles. Quand ils disent : « J’eu une vision », cela ne signifie pas, toujours, qu’ils sont tombé en extase. On se tromperait, aussi, en prenant à la lettre des narrations fictives : comme si Osée avait subitement épousé deux femmes de mauvaise vie ! comme si Ezéchiel avait avalé un livre ! comme s’il était resté allongé par terre, sur le côté gauche, durant des mois !
La formule : « Ainsi parle l’Eternel » n’indique pas que les prophètes ont perçu, de leurs oreilles un voix surnaturelle ; mais ils plaçaient dans la bouche de Dieu les principes fondamentaux que l’Esprit saint révélait à leur conscience. Ils appliquaient, parfois, à la divinité des expressions qui nous étonnent : elle change d’avis, elle est jalouse, elle s’irrite ! Cependant, on distingue la réalité profonde à laquelle ces manières de parler correspondent. Le Dieu qui modifie son attitude, c’est le Dieu qui pardonne, délivrant l’homme de la fatalité. La jalousie de l’Eternel est une image, .conforme à cette allégorie du mariage qui faisait, de Jéhovah, l’époux de la nation élue. Sa colère manifeste son indignation morale contre l’injustice.
Au surplus, même sur le terrain de la forme littéraire, la prédication des voyants israélites est d’une beauté puissante. Et quant au fond de leur enseignement, il reste unique dans l’antiquité, par la grandeur et la pureté de son idéal religieux.
Sans doute, ce n’est pas encore l’Evangile. Par exemple, les prophètes s’adressent à la nation plutôt qu’à l’individu ; au lieu que Jésus nous montre le bon berger à la recherche de la centième brebis, égarée. Mais le point de vue auquel se placent les voyants israélites, celui de la solidarité profonde entre tous les membres d’une collectivité, est bon à méditer aujourd’hui ; notre civilisation montre, hélas ! vers quels gouffres entraînent l’individualisme égoïste, le chacun pour soi, l’anarchie pratique d’une concurrence universelle, qui mène à la spoliation des faibles et à la guerre.
Un autre trait des prophètes, c’est qu’ils ne mentionnent point l’immortalité de l’âme. Le peuple israélite conservait un souvenir atroce du long séjour dans la « maison de servitude » ; esclavage mis en relief devant ses yeux, chaque année, par la célébration de la Pâque. Or, l’Egypte n’était qu’une vaste nécropole, où la doctrine des sanctions posthumes restait liée à des superstitions fantastiques ; le dogme clérical exigeait la conservation du cadavre après la mort ; de là les momies d’hommes et d’animaux, les galeries taillées dans le roc, pour y dissimuler des cadavres embaumés » et les pyramides colossales. Les Pharaons employèrent les Hébreux à la construction d’innombrables monuments, exigés par la terreur de l’au-delà ; il est possible que le peuple ainsi exploité ait gardé, dans le subconscient, quelque rancœur obscure envers un concept aussi tyrannique des rétributions futures.
Les prophètes ne croyaient donc point à l’immortalité personnelle ou, du moins, la survivance que leurs discours laissent parfois entrevoir est de telle nature, elle est si pâle, si mélancolique et si anonyme, qu’elle n’a rien de commun avec la « vie éternelle » annoncée dans l’Evangile. Et cependant, leur foi en l’Eternel était si robuste, qu’on ne pourrait sans calomnie les accuser de matérialisme. Leur attitude a même quelque chose d’original et d’héroïque ; elle donne à penser, quand on voit d’infortunés « chrétiens » (peu éclairés) emboîter le pas aux païens d’Egypte, identifier le salut avec l’exemption de l’Enfer, suspendre leur vie à la mort, et, au lieu de se tourner vers Dieu par la foi, se ruer à la magie par le recours aux rites et aux pratiques cérémonielles.
Un troisième trait bien remarquable des prophètes, c’est que, seuls dans l’antiquité, ils placèrent l’Age d’or dans l’avenir. Ils semblent ignorer le récit de la Chute en Eden ; en tous cas, loin de se consumer en stériles regrets d’un passé idyllique, ils se tournent vaillamment vers les possibilités infinies qui sont assurées à l’humanité par la Promesse divine. En des visions grandioses ou pathétiques, ils décrivent la splendeur d’une ère sans violence, où le genre humain s’épanouira dans la justice et l’amour ; alors sècheront les larmes. Plus de barrières entre les races, les nations, les religions : l’Eternel règnera.
Cet idéal suprême, le « Royaume de Dieu » incorporé par Jésus, le Messie, dans l’Oraison dominicale, a disparu de l’Eglise ; elle récite encore : « Ton règne vienne ! », mais sans comprendre les mots qu’elle prononce, formule abstraite et sans efficacité. Ainsi, les naturalistes retrouvent un troisième œil des sauriens préhistoriques, organe évanoui, dont la place reste, seule, marquée.