Prisonnières huguenotes à la Tour de Constance
L’épuisante monotonie des jours semblables les uns aux autres commençait. Elle ne devait être interrompue que par les menus incidents de la vie à la Tour, les arrivées nouvelles ou les départs des prisonnières, et les nouvelles reçues du dehors.
Les captives n’étaient pas privées de toute communication avec l’extérieur : nous en avons une preuve entre beaucoup d’autres dans le fait qu’en 1879 on retrouva dans la salle supérieure, au fond d’une meurtrière de la Tour, une vieille paillasse où voisinaient avec des débris divers, quelques lettres, des chaussures de femmes, de jeunes filles, et trois petits souliers d’enfants. Les chaussures de femmes étaient très pointues ; le talon très haut, dans le genre de ceux des souliers de bal ; seulement il était en bois recouvert de cuir. La paillasse renfermait aussi plusieurs nippes, des fragments de vaisselle et quelques morceaux de verre ouvragé. Les plus curieux de ces objets sont une cuiller en métal, étain ou argent, et une petite poulie en buis, qui devait probablement servir à faire monter la correspondance. On la maintenait aux barres de fer au moyen d’une forte corde de soie. Les lettres et la forme élégante des souliers de femme semblent établir que les « bourgeoises » de Nîmes arrêtées en avril 1730 avaient été reléguées dans la salle la plus aérée. Parmi elles se trouvait Suzanne Jullian. Sa belle-mère la félicitait en septembre de la toute récente naissance de son fils : « Mademoiselle et belle-fille, disait-elle, je vous félicite du fils que Dieu vous a donné, et moi, qui vous embrasse de tout mon cœur, vous souhaitant mille bénédictions et que Dieu vous le veuille conserver par sa sainte grâce. Je vous envoie deux bancs (tréteaux) pour un lit, et cinq planches… deux linceuls (draps) et des serviettes… »
Quelque temps après, Barthélémy Mauran écrivait lui-même à sa jeune femme :
« La présente soy rendue à Suson Mauranne, à la Tour de Constance :
« Ma très chère épouse,
« Après avoir reçu [votre lettre, j’ai eu] un sensible plaisir d’apprendre [que vous êtes] en parfaite santé, comme aussi [notre enfant], ce qui me cause bien de la joye. J’ay resté quinze jours [malade] à présan, grâces au Seigneur, je suis remis et en état de travailler. Je vous [diray] que je ne suis plus chez Issoire. Je suis chez Albesa (?) Vous me dites que je [trouve] moyen de faire une somme d’argent. Je vous diray que j’ay sollicité tous mes amis pour cella et je n’ay peu réussir en rien. C’est ça qui me causa ma maladie, dont je ne croyais plus me lever, et par ainsi, dans la situation dans laquelle je me trouve, je ne puis faire aucune somme, ni grande ni petite. Par ainsi, il faut remettre la chose entre la main de Dieu qui peut tout, quand il luy plaira, par sa miséricorde, luy metre sa sainte main. Les cocons que vous avez, s’ils sont faits, je les envoyerés chez M. Cam… qui vous envoiera l’argent…
« Je suis avec tout l’attachement possible, ma chère épouse, votre très humble et très affectioné mary : Barthellemy MAURAND. »
Une autre captive, Elisabeth Michel, femme d’Antoine Jullian, reçut aussi une lettre de son mari en date du 16 décembre 1730. Elle avait été adressée à Mme la major de St-Aulas, qui devait la remettre à la prisonnière. Jullian parlait des démarches tentées pour sa libération, puis, dans sa foi vivante, il ajoutait : « Je n’ai plus rien à vous dire, sinon que vous vous reposiez toujours sur la Providence et d’attendre constamment, sans vous inquiéter, parce que, dans le moment que nous y penserons le moins, ce sera alors que votre délivrance se terminera et que Dieu vous fera éprouver combien il est pitoyable envers ceux qui le révèrent. »
Un peu plus tard, il informait encore sa femme qu’il se préparait à lui envoyer une robe qu’elle avait demandée.
Un autre billet apprenait vers la même époque à Isabeau François que son mari avait envoyé une paire de bas de soie (il en était fabricant) à « M. Lafont », sans doute un habitant d’Aigues-Mortes qui prenait soin d’elle ; et qu’il faisait dévider des cocons « pour Madame la major ».
Il semble que les familles des prisonnières aient pu obtenir ainsi des majors ou de leurs femmes certains services dont elles leur témoignaient ensuite une reconnaissance effective. Le lieutenant du Roi ne s’opposait pas à ces complaisances car les majors étaient dans une situation précaire aggravée encore par la perpétuelle négligence des bureaux de l’Intendant à Montpellier.
Les captives relevaient directement de leur autorité ; on comprend qu’elles aient cherché à améliorer — ou à faire améliorer — leur sort par de tels moyens.
Les parents de Marie Durand s’étaient efforcés eux aussi d’entrer en relations avec elle. Son vieux père lui écrivit du fort de Brescou, le 17 septembre 1730, une lettre significative.
Matthieu Serres venait de le rejoindre depuis quelques jours. Ayant tout perdu, l’ancien greffier n’en gardait nulle rancune à son fils, et ses lignes, que nous transcrivons dans leur orthographe exacte, en disent long sur ses sentiments véritables :
« Monsieur le lieutenant du Roy d’Aigues-Mortes, pour rendre s’il lui plaît à Marie Durand, prisonnière à la Tour de Constance.
« Ma fille, l’auteur de la nature a permis que depuis mon âge de cognoissance je suis esté toujours dans des épreuves, dans de souffrances et de perssecutions de toutes parts et je voy quelles aumentent (augmentent) de degré en degré, mais remerciant à Dieu je me suis toujour conssollé et met ma confiance en Luy, en nonobstant tous mes malheurs jamais rien ne m’a manqué pour mon entretien et de ma famille, ainsy mon enfant je vous écrit que de (quelques) mos pour vous prié de ne vous chagriné pas en rien que ce soit au contraire de vous réjouir au Seigneur par des prières, par des psaumes et des cantiques à toute heure et à tous moments et par ce moyant (moyen) le Seigneur vous donnera la force et le courage de supporter toutes les afflictions qui peuvent vous arriver et dire comme David : « Tant plus de mal il me vient tain plus de Dieu il me souvient. » Il ne faut pas regretter la bienséance que vous avez car vous voyez que votre frère a tout quitté pour travaillé à leuvre du Seigneur et qui nauze (qu’il n’ose) point paraître en publy (public) et pourtam je croit quil ne pert point courage, faites-vous en de même. Dieu vous fait une grande grâce de ce que vous avez pour compagnie nos soeurs de la Traverse (Antoinette Gouin et Marie Vernès) et des Boutières (Suzanne Tracol et Marie Guéraut, Marie de la Roche) s’ils sont en vie sain oublier les autres qui soin du même coingt auxquelles votre fiancé et moy nous recommandons à leurs saintes prières nous en faisons pour tous de même tain pour nos ennemis que nos amis. Que Dieu leur face La grâce de reconnaître le tort quil nous font et se font à eux-mêmes. Je vous fis reponce sur celle que m’avez écrit du mois de mars pour aprover vostre mariage mais elle ses (s’est) perdue au buraud de même sur celle de juillet. Et pour lors vous étiez arrettée et ensuite jen’ay (j’en ai) envoyé une à Beauregard mais vous avez dut partir jay envoyé au couzin Boursarié (notaire à Pranles) davoir soint de mes afaires et de mais meubles. Vostre fiancé ce porté bien, il couche avec moy dans un bon lit et j’espère avec l’ayde de Dieu il aura la liberté dans le fort comme moy pour veut (pourvu) qu’il soit passiant et sage comme je croix, je vous recommande encore une fois de prandre passiance et suis votre père, E. Durand. »
Cette lettre, aux caractères tremblants, visiblement tracés par un vieillard, donne d’intéressants détails sur le régime des prisons de Brescou. Mais elle ne parvint jamais à la Tour. Interceptée, elle retira aux juges toute illusion sur les opinions du captif, et lorsque celui-ci fit parvenir au garde des sceaux lui même un placet par lequel il tentait de s’innocenter et de disculper son fils « parti seulement par libertinage et non par motif de religion », l’Intendant, averti, répondit qu’il serait de trop mauvais exemple de rendre sa liberté à ce huguenot obstiné, « très estimé des gens de sa secte ». Le greffier resta au fort. Il y était encore en 1739 ; une liste de prisonniers pour la foi imprimée sur les instigations d’un Synode à Nimègue le signale expressément. L’ordre de libération ne fut donné que le 15 septembre 1743 par le rigoureux Saint-Florentin. Le vieux religionnaire trouva la force de rentrer au Bouchet-de-Pranles où il vécut quelques années encore. Mais aucun document ne permet de savoir si, pendant et après sa captivité, il put correspondre avec sa fille.
A ces lignes s’en ajoutent d’autres, de Matthieu Serre lui-même à sa jeune femme :
« Ma très chère mie,
« Je vous écris ces lignes pour vous assurer de mes respects et pour vous témoigner l’extrême regret de notre séparation et éloignement, dont j’avais perdu entièrement l’usage du boire et du manger, que je n’aurais jamais recouvré, si mon cher beau-père prétendu ne m’eût rassuré par sa chère présence, par ses conseils et par l’espérance qu’il me donne d’une prompte réunion et de mille bienveillances pour vous et pour moi. Plût à Dieu que vous eussiez auprès de vous pareilles consolations ! Il ne me reste plus qu’à soupirer après le moment de nous voir tous trois ensemble, et de vous assurer que j’ai l’honneur d’être plus que personne votre affectionné serviteur.
« SERRE. »
Ce billet était suivi de ce long post-scriptum :
« Mon très cher et très aimable cœur, je vous prie d’avoir la bonté de faire mes compliments à Mlle de la Chabannerie et à toutes celles qui sont avec vous dans la Tour de Constance, quoique je n’aie pas l’honneur de leur connaissance. Je vous prie en grâce et au nom de Dieu de me consoler par une réponse, et de me donner avis si vous avez besoin de quelque chose. Je prie Mlle de la Chabannerie de vous protéger et de vous consoler, et je vous prie, ma chère mie, de la croire comme si elle était votre mie. »
Il ne paraît pas que la correspondance entre les époux se soit beaucoup prolongée. Nulle part nous ne retrouverons désormais le nom de Serre sous la plume de la prisonnière. Elle l’oublia, ou elle voulut l’oublier.
En 1746 il obtint de l’Intendant qu’il demandât sa libération à Versailles. St-Florentin la refusa. En 1750 cependant le pasteur vivarois Peirot annonçait à Court que le malheureux venait d’être libéré. Il avait passé vingt années dans le sombre fort. Charles Coquerel, dans son « Histoire des Eglises du Désert », a reproduit l’ordre donné par le chancelier à cet effet. L’ancien captif quitta la France pour le Refuge. Il était âgé de soixante ans au moins.
Anne Durand était activement recherchée. On pensait sans doute que ces poursuites détermineraient la retraite de son mari. Mais à la fin d’octobre 1730, à peine remise des fatigues de sa troisième maternité, elle put se réfugier en Suisse, à Lausanne, laissant en Vivarais ses deux enfants trop jeunes pour supporter un tel voyage. Le second, né le 28 juillet, n’avait que quelques semaines encore.
Marie apprit-elle cette nécessaire mais déchirante séparation ? Nous ne savons. Vers le même moment elle était portée vers des sentiments nouveaux et son frère l’apprit. Fut-ce par quelqu’une de ses lettres, ou par les renseignements reçus d’un de ces voyageurs vivarois qui parfois se rendaient jusqu’à Aigues-Mortes et parvenaient à se mettre en rapports avec les prisonnières, nous l’ignorons encore. Mais le 17 février 1731 le pasteur écrivait à Court que la captive « reconnaissait maintenant le tort qu’elle avait eu de ne pas suivre le conseil de ses amis ». Il faut sans doute voir dans cet aveu son regret du mariage qu’elle payait de sa liberté.
Anne Durand avait retrouvé à Lausanne Antoine Court et le jeune proposant vivarois Jacques Boyer, parti là-bas pour y compléter ses études au séminaire. La notoriété de son mari l’avait précédée. Elle reçut l’accueil le plus affectueux. Mais tout ceci ne parvenait pas à dissiper ses inquiétudes. Elle n’avait aucune ressource régulière, elle songeait à son compagnon toujours exposé, à ses enfants qu’une dénonciation conduirait sûrement au couvent. Ses nuits étaient troublées, et son mari qui s’en rendait compte s’appliquait à la rassurer en d’admirables lettres où le badinage voisinait avec les exhortations les plus pressantes.
Mais De Bernage allait mettre le comble à la mesure. Isabeau Sautel-Rouvier, en femme experte à gérer ses biens, avait pris de très évidentes précautions pour se mettre à l’abri des suspicions dont elle ne devait pas manquer, semblait-elle, d’être l’objet un jour ou l’autre. Elle n’hésita pas à compromettre la sécurité de sa fille en voulant la faire partir trop tôt en Suisse, alors que rien n’était prêt pour le voyage ; puis en s’efforçant, plus tard, de la retenir au contraire avec elle, afin de donner le change et de laisser croire que le mariage avec le pasteur n’avait pas eu lieu. En outre, par divers contrats, elle s’était engagée à déshériter ceux de ses enfants qui viendraient à être condamnés pour cause de religion. Disons d’ailleurs qu’il ne faut sans doute voir dans cette mesure qu’une disposition destinée à sauver l’intégralité de son patrimoine. En cas de poursuites suivies d’un jugement régulier la régie royale avait le droit de confisquer les biens des condamnés. Il importait donc de les soustraire à ses entreprises, et les actes passés par la veuve du notaire royal de Craux tendaient bien plus à ces fins qu’à décourager ses enfants de faire ouvertement profession de leur foi.
Tant d’habileté n’aboutit pas à préserver la mère trop intéressée. Le 18 mars 1731 elle était arrêtée à son tour, aux environs de St-Fortunat. Toute la famille du pasteur est maintenant dans les cachots, son vieux père à Brescou, avec son gendre Serres, son beau-frère Pierre Rouvier à Marseille, où il rame depuis 1719 sur la galère « La Brave » ; sa belle-mère dans les geôles de Tournon, en attendant d’aller rejoindre Marie à la Tour de Constance où elle arrivera, en effet, vers le mois d’avril. Devant La Devèze qui l’interrogea quelques jours à peine après sa capture, elle s’était pourtant défendue avec énergie d’avoir jamais pris part aux assemblées ou de s’être faite la complice des prédicants. Mais ses dénégations furent vaines.
Lorsqu’elle entra dans sa geôle, Marie Durand venait d’y subir un premier accès de paludisme provoqué par le climat insalubre de la région et qui allait, hélas, être suivi de beaucoup d’autres au cours des années qui suivirent.
Il ne semble pas qu’Isabeau Sautel ait fait preuve vis-à-vis de sa jeune compagne de captivité, qui lui était alliée, d’une particulière bienveillance. Elle ne pardonnait pas au ministre d’avoir amené le malheur dans sa famille, et son attitude vis-à-vis de lui et des siens fut toujours d’amer reproche. Marie devait être beaucoup plus généreuse et répondre aux duretés de la vieille prisonnière par d’inlassables attentions.
Pierre Durand, en écrivant à sa femme le 18 mai, s’était bien gardé de lui annoncer l’incarcération de sa mère. L’exilée l’apprit par des voles indirectes, s’en montra très affectée, puis exprima son regret de ce que son compagnon ne l’en eût pas avertie.
Le pasteur venait alors d’avoir des nouvelles directes des captives par un voyageur qui s’était rendu à Aigues-Mortes et les avait visitées. Il répondit vigoureusement :
« Tu veux savoir l’affaire de ta mère ; je n’aurais pas manqué de t’en instruire si je n’avais pas su que les chagrins te sont funestes et que tu en prends plus qu’il n’en faut et plus que tu ne devrais… S’il était permis, je ferais bien des réflexions. Souviens-toi qu’on voulait, à toute force, que tu demeurasses au Pont-de-Dunière dans un temps plus difficile que celui auquel elle y a habité, et qu’on ne craignait pas de t’exposer, pour se mettre à couvert d’une peur imaginaire. Souviens-toi qu’on t’a chassée de la maison le plus injustement et le plus malhonnêtement du monde. Souviens-toi des faux bruits qu’on faisait courir que ta mère était menacée, quoiqu’il n’en fût rien, mais dans le dessein d’avoir une lettre de toi, par laquelle tu confessasses être à Genève… Je ne puis m’empêcher d’admirer la Providence, voyant qu’elle conduit les choses d’une manière si juste et si sage. Elle veut qu’une mère barbare, s’il m’est permis de le dire, éprouve elle-même les maux auxquels elle ne se faisait point de peine d’exposer, de la manière la plus injuste et la plus cruelle, une sage et pieuse jeune fille. Elle attend que cette innocente fille soit sortie du royaume :
1° afin qu’elle ne risque rien ;
2° afin qu’on n’ait point de prétexte de dire qu’elle soit la cause de la prise de cette dure mère. Elle veut que cette mère soit arrêtée au lieu même où elle ne craignait pas d’exposer sa fille, dans un temps beaucoup plus difficile et plus fâcheux. De tout cela, je conclus que ce châtiment procède de l’amour de Dieu… Grâce au ciel, sa conscience s’est réveillée. Elle connaît aujourd’hui le tort qu’elle a fait, s’il est vrai ce qu’on m’a dit.
« … Je tire une seconde conclusion : c’est que tu ne dois pas te chagriner, puisque tu vois que Dieu se sert des moyens que bon lui semble, mais toujours de la manière la plus sage, pour amener à Lui ceux qui s’en éloignent, et que, loin de te chagriner, tu dois adorer en silence la justice, la sagesse et la bonté de ce Dieu bienfaisant. »
Le proscrit donnait pour finir quelques détails sur sa famille :
« … Le garçon qui me parlait de ta mère le 24 de ce mois, avait vu ma sœur, qui se portait à merveille. Elles sont ensemble avec Mlle la Chabannerie, d’Albon, et Marie Vernet, de la Traverse. Elles ne sont pas trop mal… Nos affaires vont toujours leur train. Le nombre des mariages que j’ai bénis passe celui de quatre cents depuis quelque temps et ceux de M. Lassagne vont accomplir la centaine. Nos assemblées grossissent beaucoup, et nos peuples sont assez remplis de courage…
« Ta lettre vint me trouver à Saint-Agrève. Elle y avait reposé deux jours. Je ne sais si c’était pour se remettre des fatigues de son voyage. Quoi qu’il en soit, j’avais plus besoin de repos qu’elle puisque j’étais saisi au collet par un rhume qui me laissait à peine la respiration. Grâce à Dieu, il me laisse peu à peu. Je le dois aux fontaines de cette montagne.
« Adieu, ma chère amour, je languis bien de te voir ; oui, sûrement, je languis ; mais il faut attendre le temps, et je l’abrégerai autant qu’il me sera possible. En attendant, je te recommande à la sainte protection du Seigneur, et je suis, avec autant de tendresse et d’affection qu’on le peut, tout à toi. »
En dépit du ton léger que l’on trouve parfois dans cette lettre, Pierre Durand était inquiet : malgré toutes les précautions prises, les hôtes chez qui logeait sa petite Anne l’avaient fort mal soignée :
« … A l’égard de nos deux enfants, devait-il écrire à sa femme le 11 août 1731, ils se portent bien, comme je vous ai dit, mais, pour vous les envoyer encore, comme vous me le demandez, il serait impossible qu’ils supportassent la fatigue du voyage. La fille, quoiqu’elle ait ses deux ans le quinze de ce mois, ne marche pas encore seule. Elle a été si maltraitée par la Chambonne (la femme Chambon), que, lorsque je la lui ôtai, le 22 avril dernier, elle ne se soutenait pas plus qu’un enfant de deux jours. Jugez si elle peut faire de grands sauts. Pour le fils, il a été assez heureux en nourrice, depuis sa première exclusivement ; mais un enfant d’un an ne peut s’hasarder à un voyage si long et d’ailleurs il n’est pas sevré. Ainsi souffrez, s’il vous plaît, que je les garde jusqu’à ce qu’ils soient en état de vous être envoyés ; après quoi, vous les aurez à votre tour. Ma fille me rappelle dans la mémoire ma pauvre Tonton (Jeanne, l’aînée des enfants du pasteur, décédée le 11 juillet 1730). Elle n’a pas les mêmes traits, mais elle a la même voix et à peu près les mêmes manières. Il y a lieu de craindre qu’elle portera la jambe un peu de travers. Mais cela ne l’incommodera point du tout, et à peine se connaîtra-t-il. Il y a même des médecins qui me font espérer que cette jambe se remettra comme l’autre. Elle n’y sent point de mal. Elle est éveillée, que c’est une merveille et d’assez bon naturel, béni soit Dieu ! Ses hôtesses saluent sa chère mama. »
L’enfant, dont les premières années avaient été marquées de tant de privations, devait en porter le poids durant toute sa vie. Mais, héroïque, son père n’en poursuivait pas moins envers et contre tout son ministère de douleur…
Il donnait encore à sa femme, dont on a pu comprendre au travers de ces lignes le désir de recueillir auprès d’elle ses enfants en danger, quelques nouvelles des captifs : « Votre mère se porte assez bien, Dieu soit béni, de même que mon père. Ma sœur a la fièvre… »
Une nouvelle prisonnière était sans doute arrivée à cette époque : Marie Monteil, de Marcols, en Vivarais, enfermée elle aussi sur le vu d’une simple lettre de cachet.
Depuis longtemps, la maison du Bouchet-de-Pranles était abandonnée. Aussi Pierre Durand, auquel les églises ne parvenaient pas à payer son trop maigre traitement, prit-il la décision de vendre successivement, en mai 1731, la vaisselle d’étain, puis en août le mobilier. Toutefois, il avait mis de côté le rouet de sa femme qu’il avait retrouvé là et qu’il se proposait de lui faire parvenir à Lausanne. L’envoi en fut fait le 12 octobre. Il comportait en outre des couvertures et des étoffes diverses.
Le pasteur dut se rendre sur ces entrefaites en Languedoc, où l’appelait l’affaire Boyer. Le pasteur de ce nom, à la direction duquel étaient confiées les églises des Basses-Cévennes, avait toujours fait preuve envers ses collègues d’un esprit entier et quelque peu méprisant. Or, en avril 1731, il fut accusé d’immoralité. La preuve de sa faute ne fut jamais formellement établie, mais nombre de dépositions n’en paraissent pas moins accablantes. Faisant tête à l’orage avec hauteur et ténacité, il entraîna ses églises dans un schisme qui dura jusqu’en 1744. La lutte fut passionnée. Pasteurs et synodes réguliers fulminèrent contre lui l’excommunication, sans qu’il en tînt le moindre compte. Il fallut appeler des arbitres.
Durand, dont le champ d’activité était éloigné de la région, offrait toutes les garanties d’impartialité désirables. Il établit un long rapport après avoir procédé à une minutieuse enquête qui lui fit faire le tour des Cévennes et de la plaine de Nîmes.
Tandis qu’il se trouvait ainsi à quelques lieues seulement d’Aigues-Mortes, Isabeau Sautel, par une curieuse coïncidence, réglait sa succession dans une étude de la petite ville. Elle fit établir un testament en faveur de son fils Marc (en date du 25 novembre 1731).
Mais un autre incident venait de se produire à la Tour, qui dut provoquer un plus grand émoi parmi les huguenotes, si du moins elles en furent informées. Antoinette Gonin, arrêtée on s’en souvient en automne 1728, écrivit à l’Intendant une lettre où elle se plaignait d’avoir été condamnée par erreur. En outre elle se disait catholique et se réclamait même du curé d’Aigues-Mortes. L’Intendant laissa la lettre sans réponse, mais lorsque, en 1735, l’ancienne prophétesse fit parvenir un placet au Cardinal Fleury en personne, il fallut la retrouver. Le prêtre consulté affirma qu’en effet la prisonnière « suivait depuis longtemps les offices et faisait acte de bonne catholique malgré les exhortations et peut-être les mauvais traitements des autres femmes ». Elle fut bientôt libérée.
Ainsi, dès la fin de 1731 et sans qu’on puisse savoir si ses compagnes connurent sa démarche auprès de M. de Bernage, la jeune fille commençait à se séparer d’elles. Etait-elle sincère ? Ou voulait-elle, par une feinte qu’elle dut continuer bien longtemps, retrouver sa liberté ? Quoi qu’il en soit, il semble que les autres captives, formées à la piété plus sobre ,et plus biblique des assemblées du désert, montrèrent généralement plus de fermeté dans leur épreuve que l’ « inspirée » de Saint-Fortunat.
Au début de 1732 Pierre Durand, revenu dans ses montagnes après sa longue et délicate mission en Bas-Languedoc, espérait la libération d’Isabeau Sautel-Rouvier, sa belle-mère. Par une lettre partie de Nîmes quelques jours auparavant il avait même proposé à la prisonnière de se retirer ensuite à Lausanne, auprès de sa fille. Celle-ci luttait là-bas contre l’adversité. Elle appréhendait ce nouvel hiver qu’il lui faudrait passer sans ressources régulières, et elle marquait sa tristesse à la pensée d’être pour longtemps encore privée de la visite de son mari. Ses lettres, cependant, jamais ne démentirent au milieu des inquiétudes qu’elles exprimaient une entière confiance en Dieu, gardée malgré toutes ses épreuves.
En Vivarais l’année commençait dans le calme. Les espérances que nourrissait Durand concernant la grâce prochaine de sa belle-mère nous en sont la preuve. Les amendes peu à peu devenaient moins fréquentes et moins lourdes.
« Le 24 » (décembre 1731), écrivait le pasteur, je me rendis à l’endroit où est notre petite (Anne). En chemin, je fis heureusement rencontre de sa marraine et de Jeanneton Barde, qui venaient pour la voir. Nous la trouvâmes dans un état qui nous fit certainement bien plaisir. Elle parle comme un perroquet, et elle commence à marcher seule. Nous y trouvâmes aussi M. Lassagne. Nous avons resté ensemble depuis ce jour-là. Hier au soir,, les deux filles me quittèrent pour aller voir le petit (Jacques-Etienne Durand), qui se porte aussi bien que sa sœur et qui marchera bientôt aussi bien et peut-être mieux qu’elle… ; la neige a gagné ce pays. Il y a des endroits où il y en a jusqu’à trois pans. C’est ce qui retarde le voyage que je dois faire en Dauphiné. Je partirai pourtant le plus tôt qu’il se pourra, car les affaires ne demandent pas du retardement, puisque Dieu le veut… Ici, grâce à Dieu, tout va son train…
« A Dieu, ma chère enfant ; je ne trouve point de terme pour exprimer l’ardente affection avec laquelle je suis à toi. Adieu encore une fois. Le Seigneur veuille te bénir ! Dieu veuille que je puisse te voir bientôt ! Mon Dieu, que je languis !
« J’oubliais de te dire que je suis en bonne santé. Je languis bien de savoir comment tu passes ton hiver, soit pour ta nourriture, soit pour le froid. Marque-le moi par ta première lettre. Je donnai hier presque tout l’argent que j’avais pour achever de payer la pension de notre fils. On l’a sevré depuis quelques mois. Il est gros comme une arche. Si Dieu lui donne vie, il paraît qu’il ne sera pas endormi. »
L’envoi de cette lettre, le 5 janvier 1732, précéda de peu, hélas, l’arrestation de son auteur. Bien que le ministère de Pierre Durand fut entièrement pacifique, on le considérait comme un séditieux et sa réputation s’était même étendue jusqu’à Versailles. Sa tête était mise à prix. On en offrait à présent 4.000 livres, une fortune.
Le mardi 12 février 1732 il se rendit chez son ami Fumant, d’où il rédigea pour sa compagne exilée une nouvelle et longue missive. Le soir il s’en fut au hameau de Gamarre, non loin de Saint-Jean-Chambre. Mais il fut reconnu sur la route de Chalençon par l’apostat Jean Brun. Le fils de ce dernier courut à Vernoux où le commandant de la garnison, M. de la Chambardière, venait de recevoir la visite du curé Desbots, de Saint-Félix-de-Châteauneuf. Le prêtre, irrité par l’action des prédicants qui aboutissait à diminuer ses casuels, avait été lui-même informé de la tenue d’une assemblée dans ses quartiers. Du rapprochement inexact de ces deux faits une catastrophe allait survenir. Le capitaine, le prêtre et l’espion pensèrent en effet que Durand allait lui-même présider la réunion, très importante à les en croire, étant donnée la notoriété du prédicateur. Ils firent donc garder les abords du hameau de Vernat, près de Gamarre, moins pour surprendre une assemblée nombreuse, manœuvre fort délicate avec des effectifs restreints, que pour arrêter quelques religionnaires rentrant chez eux après la fin de l’ « exercice&nbp;».
Or le prédicateur annoncé était le proposant Lapra et Durand ignorait jusqu’à la tenue de l’assemblée convoquée par ce dernier.
Une patrouille se mit en embuscade près du château de Vaussèche, sur la vieille route de St-Jean-Chambre à Vernoux. Le chemin, aujourd’hui abandonné, mais dont le relief demeure très net sous les fougères et les broussailles, franchit à gué un ruisseau au fond d’un ravin assez obscur, et remonte en lacets au travers d’une futaie de bouleaux et de frênes parsemés de châtaigniers, lesquels recouvraient alors seuls cette croupe assez abrupte.
Le ministre avait dîné avec son collègue Fauriel puis, en compagnie de quelques amis, ils passèrent la soirée en épluchant des noix. Vers dix heures il quitta le hameau, seul, monté sur son cheval noir. On voulait l’accompagner, mais il refusa. Il n’avait pas même pris la précaution de charger ses pistolets d’arçon, malgré le péril que représentait la rencontre possible sur les routes de bandes de loups encore nombreux au XVIIIe siècle, ou même celle de brigands.
La nuit est dure et froide, toute semée d’étoiles. Le voyageur se retrace son programme immédiat et plus lointain : ce soir-là, il ira non loin de Vernoux bénir le mariage de la fille de son ami Brunel. Puis il gagnera Valence, le Dauphiné, et peut-être même la Suisse. Sa femme le réclame et il faut se mettre en campagne pour lui assurer la pension qui lui permettra de vivre enfin sans inquiétude à Lausanne.
Les pas du cheval sonnent sur le sol glacé. De loin, la patrouille l’entend. On détache en avant-garde, au gué, le sergent Chapelle et deux hommes.
… Il est près de minuit.
Durand s’engage dans les lacets et se prépare à franchir le gué qu’il devine dans l’obscurité. Au dernier tournant le sous-officier se dresse : le ministre porte la main sur son dernier pistolet, chargé celui-là. Puis il se ressaisit : il ne peut pas se sauver au prix d’un assassinat !
Maintenant tout est accompli : l’artisan de la réorganisation des églises en Ardèche, l’homme de foi qui les a les unes après les autres rappelées à la vie a fini sa carrière terrestre. Mais de celle-ci, le martyre sera le suprême et magnifique couronnement.
Une assemblée du Désert
Les trois soldats conduisirent le suspect au capitaine de la Chambardière. Là-dessus le curé Desbots rejoignit le petit groupe et reconnut son rival : il pouvait savourer son triomphe. Mais du prêtre cupide ou du chrétien ferme dans son attitude et sa foi, quel était donc le véritable vainqueur ?
Au hameau de Vernat on fouilla les sacoches du voyageur. Aucun doute n’était plus permis. On trouva quelques lettres de sa femme, des ouvrages de Malebranche et Boileau, un certificat de mariage, les livres religieux préférés du héros, et quinze livres en monnaie. Mais les registres n’étaient pas là. Fort prudent, Durand ne les gardait pas sur lui. Dans le cas hélas trop vraisemblable de sa capture, ils eussent constitué, entre les mains des Puissances, les plus redoutables pièces à conviction contre les protestants dont il avait béni les mariages ou baptisé les enfants.
On l’interrogea de nouveau : « Etes-vous M. Durand ?
Oui Monsieur, je le suis, et je connais que mon heure est venue de passer de ce monde au Père des Esprits. » Le captif ne pouvait avoir aucune illusion sur son sort.
Il arriva vers trois heures du matin à Vernoux sans avoir rien déclaré qui permît d’entreprendre des poursuites contre ceux chez lesquels il s’était réfugié la veille encore.
On le mena jusqu’aux casernes et le capitaine prit aussitôt ses dispositions pour le faire escorter à Tournon. L’officier redoutait l’émotion des religionnaires et il lui tardait que le malheureux quittât Vernoux. Déjà le bruit de sa capture se répandait dans la bourgade et même aux environs, avec une rapidité très grande.
Plusieurs personnes vinrent lui rendre visite. Il resta calme et digne. Entre autres, le curé du lieu, s’il faut en croire une relation par ailleurs très exacte envoyée à Court après ces événements, lui fit cette étrange sortie : « Monsieur, vous devriez bien me rendre une partie de l’argent que vous avez tiré des mariages que je devais bénir. » — « Vous savez bien », répondit le pasteur, « que je n’ai pris que le montant du papier timbré pour le certificat et pour le registre. » — « Pourquoi les avez-vous bénis », ajouta le curé, « puisque le roi le défend » ? — « Monsieur », répartit le pasteur, « je n’ai rien fait en cela que ce que Dieu et ma conscience m’ont engagé de faire. Vous ne vouliez bénir ces mariages qu’à la condition pour les conjoints d’abjurer leur religion. Trouvez-vous étrange qu’un ministre de leur religion leur ait donné la bénédiction nuptiale ? Et pour ce que vous me dites que le roi le défend, je le savais fort bien, mais j’ai appris des disciples de mon Sauveur qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » « Bien d’autres personnes furent le voir », ajoute le récit que nous résumons, « les uns par curiosité, les autres par pitié ; mais il y en eut très peu qui ne s’en retournassent contents et satisfaits des beaux et bons discours qu’il leur avait tenus. Plusieurs mêmes, quoique papistes, touchés de son état, versèrent des larmes ».
Bientôt il fallut partir. Au sortir du bourg, le convoi était attendu par des groupes importants de curieux ou de religionnaires accourus pour revoir une dernière fois leur conducteur dont ils déploraient le sort tragique. Quand celui-ci parut, monté sur son cheval, au milieu des soldats en armes, l’émotion fut intense. Mais le martyr entonna, de toute sa voix, le psaume 25 :
A toi mon Dieu, mon cœur monte,
En Toi mon espoir j’ai mis…
Serai-je couvert de honte
Au gré de mes ennemis ?
Jamais on est confondu
Quand sur toi l’on se repose
Parvenu à Tournon vers la fin de l’après-midi, il y fut interrogé par La Devèze, commandant militaire pour la région. Il ne fit pas difficulté de reconnaître les charges qui pesaient sur lui, se conformant en cela aux instructions données par les Synodes en prévision des interrogatoires que ne manquerait pas d’entraîner une capture toujours possible. Mais il refusa de donner aucun détail qui pût compromettre ses amis.
On lui permit d’écrire une lettre pour qu’il leur demandât de remettre à La Devèze un coffret dont on avait trouvé la clé sur lui au moment des fouilles. Il put ainsi exprimer ses recommandations ultimes et ses adieux :
« Ma course sera bientôt finie ; Dieu aidant, dans peu de temps, je scellerai l’Evangile que j’ai prêché. Je vous prie de prier le Seigneur en ma faveur, qu’il me pardonne mes péchés, qu’il me sanctifie par son Saint-Esprit et qu’il me soutienne dans toutes mes épreuves. Grâce à Dieu, j’ai rendu témoignage de ce que je crois. Dieu m’a donné la force de confesser librement qui je suis. Je prie le Seigneur de me faire la grâce de finir mes jours dans son amour et dans sa crainte. Je vous recommande à sa divine protection. Il n’est pas nécessaire de vous dire que vous avez à vous conduire sagement et avec beaucoup de circonspection. Je vous recommande, de même qu’à toutes les bonnes âmes, ma pauvre femme et mes chers enfants qui vont être bientôt sans père. »
Il disait en terminant : « M. Ladevèze m’a donné sa parole d’honneur que cette lettre ne ferait aucune peine à personne, et je le tiens pour un homme d’honneur et de probité. Adieu, mon cher frère, nous nous reverrons au ciel. Amen. »
En dépit de sa promesse La Devèze fit surveiller le bureau de poste, mais les religionnaires méfiants n’y envoyèrent personne. En fin de compte, le commandant militaire donna l’ordre à deux hommes de prendre le pli et il les munit à cet effet d’un sauf conduit. Ils remirent donc la lettre à l’officier, mais ils en prirent auparavant la copie.
Escorté par deux compagnies en armes, le pasteur fut bientôt conduit à Montpellier. Peu à peu, il avait vu s’estomper dans le lointain les crêtes bleues de ses montagnes. Il était arraché, en pleines forces, à sa carrière, à ses amis, à ses enfants, poussé vers un inéluctable destin. Mais les nombreux témoignages pieusement recueillis par ses coreligionnaires auprès des soldats qui l’accompagnaient laissent entendre que son attitude fut toute de résignation et de foi. Ce qu’il avait enseigné durant les douze ans de son apostolat semé de labeurs et de déchirements incessants, il achevait de le vivre dans la suprême épreuve.
Antoine Court (1695-1760), Musée protestant
A Genève, le charitable libraire Du Vilard, ami sincère des réfugiés et bienfaiteur des Eglises persécutées, venait d’apprendre avec une indicible émotion la terrible nouvelle. Il écrivit à Antoine Court, à la date du 26 février : « C’est avec les larmes aux yeux que je vous apprends la prise de notre cher ami, M. le pasteur Durand, qui fut arrêté le 12 de ce mois, à ce que l’on me marque par une lettre que j’ai reçue hier sans seing et sans me dire l’endroit où il a été pris. Dieu veuille le soutenir dans ses afflictions. Je vous laisse le soin, si vous le trouvez à propos, de l’apprendre à son épouse ; pour moi, je ne saurais m’y résoudre. »
Le réorganisateur des Eglises, l’ancien lutteur du Languedoc, dut frémir en recevant ce pli. Avec Durand il perdait l’un de ses meilleurs collaborateurs, le chef incontesté des Eglises du Vivarais. Lui non plus ne put se décider à prévenir tout de suite Anne Durand, et il attendit de s’y voir contraint par les circonstances. La jeune femme, d’ordinaire si facilement inquiète, fut héroïque. Elle reçut de ses amis de France et de Suisse les plus touchantes marques de sympathie. Isabeau Corteiz, en particulier, dont le mari était aux prises dans les Cévennes avec les inextricables difficultés suscitées par l’affaire Boyer, sut écrire dans les termes les plus délicats à l’exilée de Lausanne. Ces lettres et celles qui suivirent l’exécution du ministre furent recueillies par Antoine Court et quelques-unes publiées en Suisse dès ce moment. Anne Durand voyait dans « son châtiment une occasion d’avancer dans la sanctification ». En Vivarais, le proposant Duvernet, qui devait être tué par les soldats lors d’une tentative d’évasion en 1739, s’exprimait ainsi : « L’affliction de nos Eglises est donc bien grande… Les voies de Dieu ne sont pas nos voies et Ses pensées ne sont pas nos pensées. Peut-être qu’Il veut s’en servir pour le bien de nos Eglises… Plût à Dieu que je fusse capable de faire quelque (autre) chose (que de prier) pour sa délivrance. Quand il s’agirait d’aller au bout de ce monde je ne m’y épargnerais pas. Ce Dieu de consolation et ce père de miséricorde veuille aussi consoler sa chère épouse dans sa grande affliction ! Je puis franchement vous dire qu’elle ne m’empêche pas de travailler avec la même ardeur pour remplir les devoirs de la vocation à laquelle le Seigneur a voulu m’appeler, tant qu’Il lui plaira de me conserver en vie.
« Au sujet de Mme Durand… pour mon particulier, vous pouvez l’assurer que tout ce qui dépendra de moi lui sera offert, et que je me retrancherai plutôt d’une partie de ce qui m’est nécessaire pour lui rendre service et à ses enfants. J’ai des obligations trop grandes à M. Durand, j’ai eu et j’ai encore trop d’amour pour lui pour ne pas aller au-devant de tout ce qui peut faire plaisir aux personnes qui lui appartiennent… »
Déjà le procès commençait à Montpellier. Les protestants en connurent vite les moindres détails. Le martyr était relégué dans une prison souterraine de la citadelle, sorte de voûte éclairée seulement par un judas donnant sur un couloir fort sombre. Il souffrait d’une terrible humidité qui n’arrivait pourtant pas à le délivrer des morsures de la vermine. En outre il subissait les visites d’un convertisseur apostat qui nous a laissé de celles-ci une relation fort longue et fastidieuse. Il voulait la faire imprimer ; l’Intendant ne jugea pas qu’elle en fût digne. Toutefois, le zèle de l’importun fut un peu plus tard récompensé par une pension.
Au travers de ce procès-verbal très probablement tendancieux nous retrouvons quand même les signes indiscutables d’une crise d’âme trop compréhensible. Le malheureux était seul, dans l’obscurité, sans nouvelles de ses enfants en danger, sachant sa compagne aux prises avec de grandes difficultés matérielles qu’elle affrontait avec une santé chancelante et une sensibilité trop grande. Un jour il pleura, prêt peut-être à s’informer de la valeur d’une religion dont l’adoption pouvait lui assurer le salut.
Mais ces émois furent de courte durée. Bientôt averti par des complicités périlleuses des mesures prises en faveur des siens, il redevint ferme et fier, affirmant à son partenaire « qu’il avait fait sa paix. avec Dieu et qu’il voulait se préparer à la mort ».
Il s’y prépara en effet en jeûnant fort sévèrement et en priant. Puis les interrogatoires judiciaires se succédèrent les uns aux autres, conduits par M. de Rosset. Sans dire tout, Durand reconnut le bien-fondé des accusations qui ne concernaient que lui seul. Et comme on lui fit observer un jour qu’il n’avait pas dit la vérité, il répondit une fois de plus qu’il acceptait de ne rien cacher de ce qui le regardait, mais qu’en conscience il ne pouvait rien ajouter qui pût compromettre son prochain.
Ainsi s’explique le caractère de ses déclarations, tantôt tendancieuses et tantôt rigoureusement exactes. Il faisait preuve du plus grand courage, mais sans aller jusqu’à provoquer par une sincérité absolue le malheur de ses amis. En vérité, qui donc oserait lui reprocher d’avoir agi de la sorte tandis que la justice était encore si arbitraire et qu’on pouvait, hors de toute procédure régulière, emprisonner par simple lettre de cachet des victimes pour toute leur vie ?
Le jugement lui-même fut rendu le 22 avril. L’Intendant en personne interrogea le pasteur, pour la dernière fois.
La main sur l’Evangile, le prévenu jura de dire la vérité. Quand on lui demanda s’il avait prêché, baptisé et marié, il répondit :
« J’ai prêché et exhorté les fidèles à la repentance et d’être fidèles au roi, le regardant comme l’oint de l’Eternel. Je leur ai défendu la rébellion et les ai exhortés de souffrir tout avec patience et soumission, et d’avoir en horreur les vices. » Et quand de Bernage lui demanda s’il n’avait pas connu les ordonnances royales qui défendaient l’exercice de la religion protestante : « J’ai eu connaissance de la déclaration du roi de 1724 », répondit-il, « mais je n’ai pas cru que les défenses portées par cette déclaration pussent me regarder, parce que l’esprit de cette déclaration était de punir ceux qui pouvaient fomenter des révoltes dans le royaume, contre lesquelles j’ai toujours parlé et prêché. Je n’ai pas cru, d’ailleurs, que le roi eût eu jamais de lui-même l’intention de défendre à ses sujets de prier Dieu, suivant les lumières de leur conscience. »
On l’invita, selon l’usage, à signer les procès-verbaux de l’interrogatoire. Il le fit avec une grande assurance dont le tracé parfaitement net des lettres nous est la preuve. Tous étaient émus, et quand le moment fut venu de délibérer pour l’Intendant et ses adjoints, trois parmi ces derniers opinèrent seulement pour une condamnation aux galères à perpétuité, mais la majorité l’emporta. Il ne restait plus qu’à signifier l’arrêt de mort à l’accusé. Celui-ci, « convaincu d’avoir contrevenu aux déclarations du Roi », devait être « en réparation, pendu et étranglé… à une potence dressée à cet effet à l’Esplanade », « et ses biens confisqués, distraction faite du tiers pour sa femme et ses enfants ».
Lorsque Durand vit entrer dans sa cellule immonde le subdélégué de l’Intendant et son greffier : « Apparemment, leur dit-il, vous venez me lire ma sentence de mort. » Sur leur réponse affirmative, il dut se mettre à genoux, selon la coutume, tandis que la voix monotone du scribe psalmodiait la sentence. Quand il eut achevé, le pasteur leva les yeux vers le ciel et s’écria, en joignant les mains :
« Loué soit Dieu ! voici le jour qui met fin à toutes mes souffrances, le jour où ce grand Dieu me comblera de ses plus précieuses grâces, en me donnant la félicité bienheureuse ! »
Mais aussi, dans ce moment suprême, il n’oublia pas les siens : on les avait retenus à Aigues-Mortes et à Brescou « par rapport à son ministère ». Pourquoi leur détention se prolongerait-elle après sa mort ? Il supplia le subdélégué de demander à l’Intendant leur mise en liberté.
Puis il obtint qu’on lui laissât quelques heures pour se préparer à la mort, sans qu’il pût toutefois éviter l’assaut des prêtres parmi lesquels se trouvait un frère de M. de Rosset, et venus dans le dessein de lui arracher une abjuration du dernier moment.
Mais ce n’était pas alors que le condamné allait fléchir. A ces importuns il répondit avec mesure, mais avec fermeté, « qu’il avait des raisons meilleures que toutes celles qu’ils alléguaient et qui l’obligeaient à mourir en la foi qu’il avait en la vraie religion ». Puis il se retira dans un coin de son cachot, non sans les prier « d’avoir la charité de le laisser se réconcilier avec son Dieu et de faire sa paix avec Lui. Pour le peu de temps qu’il lui restait à vivre, on devait avoir la charité de le laisser en repos ».
Quand l’heure fut venue, le bourreau entra dans la cellule tandis que sur l’esplanade, sous la pluie battante, une foule compacte se réunissait pour assister à l’exécution. Plusieurs amis du ministre s’étaient glissés là, parmi lesquels son collègue languedocien Barthélémy Claris. Celui-ci devait même pousser l’audace jusqu’à se joindre aux religionnaires fidèles qui ensevelirent ensuite le corps du héros après lui avoir rendu les derniers devoirs.
Par les relations qu’ils envoyèrent ensuite à Court, nous possédons les plus menus détails du drame. Leur véracité se trouve confirmée par leur étroite concordance avec les pièces officielles conservées aux archives de l’ancienne Intendance de Montpellier, visibles aujourd’hui encore dans les bâtiments du grand séminaire désaffecté depuis 1906.
Durand quitta ses habits, non sans prier le concierge, dans une suprême attention, de les faire remettre à son père qui sans doute en avait besoin. Puis il demanda au bourreau de le laisser achever sa prière avant d’accomplir le geste fatal.
Maintenant il sort. Un détachement d’archers le précèdent, accompagnés d’une douzaine de tambours chargés de couvrir la voix du condamné. Mais les instruments aussitôt détrempés ne peuvent empêcher qu’on ne l’entende chanter une « pause » du psaume 23 :
« Dieu me conduit par sa bonté suprême… »
Il avance vers son destin d’un pas ferme, les yeux fixés au ciel. Et encore il entonne le psaume pénitentiel, le psaume des martyrs :
« Miséricorde et grâce, oh Dieu des cieux,
Un grand pécheur implore ta clémence… »
Mais voici la potence, au sommet du long talus. fortifié qui entoure la citadelle. Alors le chant se poursuit, plus ému peut-être, qui clame l’indicible espérance conservée malgré tout :
Qu’Israël sur Dieu fonde
En tout temps son appui
En Lui la grâce abonde,
Le secours vient de Lui.
De toutes nos offenses,
Il nous rachètera.
De toutes nos souffrances,
Il nous délivrera…
Au pied de l’échelle, le martyr prie. Interrompu par les prêtres, il les rappelle à leur devoir de discrétion et de charité plus nécessaires que jamais dans un tel moment. Puis, intrépide, il gravit les degrés de l’échelle fatale. Et lui-même donne au bourreau le signal.
Ainsi mourut le frère de Marie Durand. A tant de grandeurs et de misère une conclusion allait être donnée, celle qui termine une relation récemment retrouvée en Aveyron :
« Voilà », disait-elle en ses termes où transparaissent une pitié naïve et une foi magnifique, « de la façon que le pauvre M. Durand a fini ses jours. Tous ceux qui l’ont vu mourir ont été édifiés de sa constance, ayant fait verser beaucoup de larmes à bien des gens, tant protestants que romains, présents à sa mort. On rend témoignage que, l’ayant vu dans cette fermeté et courage, on ne peut que conclure qu’il avait le paradis dans son âme avant d’y entrer ; étant rempli de la lumière du Saint-Esprit, étant d’un grand exemple à tout le monde, principalement aux fidèles dans la foi, ne pouvant douter que le Seigneur Jésus-Christ qui est la charité même ne lui ait tendu les bras et l’ait pris par la main droite, conduit par son conseil et introduit dans son royaume céleste pour y régner éternellement. A Lui soit gloire, force, empire et magnificence aux siècles des siècles. Amen. »
De Bernage avait déjà rendu compte de l’exécution au Cardinal Fleury, premier ministre : « J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Eminence », lui disait-il, « le jugement qui a été rendu hier contre le nommé Pierre Durand, ministre. Il a été exécuté le même jour. Il est mort, comme je l’avais prévu, sans se reconnaître et sans aucun repentir. » Comme s’il avait quelque velléité de remords, Fleury lui répondit de Compiègne : « On ne pouvait guère se dispenser de faire cet exemple. »
Lorsque Marie Durand apprit avec l’émotion que l’on peut penser la mort triomphante de son frère, elle cessait d’être seulement un pauvre otage. L’auréole du martyre brillait sur la mémoire de l’un des siens. Dieu demandait à la prisonnière, plus que jamais, de demeurer fidèle.