Le facteur légal se présente dans trois phases successives de l’éducation primitive de l’humanité, l’institution de la famille, de l’Etat et de la théocratie israélite. Nous passerons brièvement en revue les deux premières pour nous arrêter plus longuement à la troisième.
Nous ne traiterons pas du rôle du commandement antélapsaire, qui n’appartient pas encore à la préparation du salut. Mais le facteur légal fait de nouveau son apparition tôt après la chute, uni et confondu, disons-nous, dans cette première phase avec la promesse et comme enveloppé dans celle-ci. Les termes de la sentence prononcée sur le Tentateur, Genèse 3.15 : « Il y aura de l’inimitié entre toi et la femme », renfermaient, en même temps que la première promesse du salut, le principe fondamental de toute loi et de toute vie morale au début de la carrière de l’humanité, cette prémisse élémentaire, gravée au fond de toute conscience humaine, celle sur laquelle toutes les consciences, partout où il y a des consciences, et au sein même de leurs divergences et de leurs égarements, sont d’accord : le principe de l’opposition absolue du bien et du mal.
A ce principe fondamental de toute existence morale, Dieu ajoute les obligations élémentaires de la vie de famille ; pour l’homme : le commandement du travail limité par l’institution du repos sabbatique ; pour la femme : la subordination conjugale.
Ces premiers rudiments de l’éducation légale de l’humanité pécheresse devaient suffire aux besoins de la période primitive.
Le second degré de la préparation légale est marquée à l’époque noachique par l’institution de l’État (Genèse 9.6).
« Ce texte marque, avons-nous dit ailleurs, une date cardinale dans l’histoire de la civilisation humaine. Jusqu’à cette époque, le droit de punir le meurtrier n’était point dévolu à l’humanité qui n’était point encore constituée en société ; il n’y avait dans la période antédiluvienne que des pères et des enfants ; il n’y avait pas encore de magistrats ; il n’y avait que des individus et des familles ; il n’y avait pas d’États, et c’était la Providence divine qui administrait directement et sans le concours d’autorités humaines, la haute justice sur la terre. Celui qui aurait tué Caïn, le premier criminel, sans mission divine et par conséquent sans compétence, sans devoir et sans droit, meurtrier lui-même et meurtrier volontaire, serait tombé aussitôt sous le coup de cette justice souveraine dont nul ne doit se faire arbitrairement l’exécuteur (Genèse 4.15) »u.
u – La peine de mort est-elle légitime ? page 6.
Dès l’époque noachique au contraire, et conformément au principe de toute saine pédagogie, qui est de solliciter et de mettre en œuvre toutes les forces latentes du sujet, Dieu délègue à l’homme le mandat de punir et de punir de mort l’homme chargé du sang de l’homme. Le malfaiteur ne sera plus jugé directement par son Créateur, ni frappé par le fléau naturel comme avant le déluge, mais il répondra de son crime devant ses semblables constitués en ministres de la justice divine (Romains 13.4).
La raison d’être primitive et, ajoutons-nous, normale de l’État n’est donc pas de faire le bien de l’individu ni de lui faire faire son devoir, mais de lui assurer l’exercice de ses droits. L’État est la société humaine constituée pour la protection des biens nécessaires à son existence terrestre et la répression des actes attentatoires à la jouissance de ces biens. Le symbole de sa puissance est le glaive (Romains 13.4)v.
v – Voir les thèses résumant notre rapport sur Le Socialisme et l’Évangile, présenté à la Société pastorale suisse. Actes de la Société, 38e réunion annuelle 1879.
Malgré les terribles abus qui ne tardèrent pas à dériver de l’institution de l’État, et qui en dénaturèrent trop tôt le principe, on peut dire que, même avec ces abus, elle fut un bienfait pour l’humanité. La loi qui défend et punit le meurtre, et qui se trouve à la base de toutes les sociétés humaines même les plus barbares, a été une digue efficace contre ce débordement de violences et d’iniquités qui s’était produit avant le déluge et avait rendu cette nouvelle institution nécessaire. Sans l’institution de l’État, donnant une sanction manifeste et visible à la loi intérieure de la conscience, il est probable que la société humaine se fût dissoute de bonne heure dans l’anarchie. Elle est le κατέχον (2 Thessaloniciens 2.6), qui arrête l’explosion suprême.
Cependant cette phase nécessaire dans l’éducation préparatoire de l’humanité, incomplète encore puisqu’elle était essentiellement préservatrice et prohibitive, en attendait une nouvelle, dont la plus grande partie de l’humanité fut privée par sa faute, et qui ne fut accordée qu’à une fraction de la race abrahamitique.
De même que les principes fondamentaux de la morale sociale ne se seraient pas maintenus dans la conscience de l’humanité sans la sanction qui leur fut donnée par l’institution de l’État, les principes élémentaires aussi de la religion, la foi monothéiste et les obligations religieuses qui s’y rapportent n’auraient plus conservé de foyer sur la terre et dans le sein de l’humanité naturelle sans l’institution de la théocratie en Israël.
Le nom de théocratie a été formé par Josèphe, qui en a donné la définition suivante :
« Les uns ont confié à des monarchies, d’autres à des oligarchies, d’autres encore au peuple le pouvoir politique. Notre législateur n’a arrêté ses regards sur aucun de ces gouvernements ; il a — si l’on peut faire cette violence à la langue — institué le gouvernement théocratique, plaçant en Dieu le pouvoir et la force. »w
w – Contra Apionem, II, 16.
L’idée même de la théocratie est énoncée pour la première fois dans la parole adressée par Jéhovah au peuple d’Israël : « Vous me serez un royaume de sacrificateurs » (Exode 19.6).
Les mots du texte : Mamlecheth choanim peuvent s’entendre de deux manières, selon que l’on donne à mamlecheth avec les LXX le sens actif de royauté : βασίλειον ἱεράτευμα (1 Pierre 2.9 ; comp. Apocalypse 1.6 ; 5.10), ou le sens passif de royaume. Dans le premier cas, le peuple d’Israël, comme plus tard le peuple chrétien, serait désigné comme composé de rois et de sacrificateurs ; dans le second comme un peuple de sacrificateurs gouverné par Jéhovah. Nous nous rattachons à cette seconde interprétation qui est celle de Dillmannx, de la Bible annotée et de la plupart des commentateurs. Le sens actif qui serait plus prégnant en prêtant au peuple de Dieu la qualité royale, a pu convenir à une phase plus avancée de son développement, sans que nous soyons tenus de l’attacher cette qualité déjà à ses origines.
x – Kurzgef. Handbuch, 12e Lief., page 195.
Dieu avait institué les nationalités destinées à remplir, chacune dans ses limites et selon la mesure de ses talents, l’une ou l’autre des grandes tâches de l’humanité. Le moment était venu, marqué par la dégénérescence morale qui avait gagné la famille élue elle-même dans la personne des fils de Jacob, de constituer un peuple de Dieu sur la terre, porteur de la révélation et du salut. Cette intention fut réalisée dans la théocratie instituée par Moïse au sein de la race abrahamitique.
Entre l’institution primitive et tout élémentaire de l’État qui ne garantit que l’ordre social, et l’institution de l’Eglise qui ne garantit que l’ordre spirituel, la théocratie israélite devait recouvrir à la fois l’ordre social et l’ordre spirituel confondus dans son sein, mais l’un et l’autre d’une façon extérieure et par conséquent incomplète. Et elle préfigurait la théocratie définitive où s’opérera la consécration directe à Dieu et à son service de tous les rapports de la vie humaine, qui était réalisée dans la première institution théocratique, et la sanctification intérieure de ces rapports qui se réalise aujourd’hui dans l’Eglise.
Ainsi la théocratie israélite se distingua tout à la fois du gouvernement général de la Providence, de l’institution primitive de l’État et du socialisme rêvé par Platon et en partie pratiqué dans les républiques de l’antiquité.
Le régime théocratique se distingue du gouvernement providentiel en ce que la sanction de la loi, intermittente dans l’un, fut dans l’autre à la fois constante, et dans ses modes, surnaturelle. Il différa de l’institution primitive de l’État, en ce qu’il enveloppait par une sorte d’ubiquité tous les rapports de l’existence humaine sur la terre, en plaçant les relations de l’homme avec Dieu, avec ses semblables, avec son bétail même et avec le sol qu’il habitait, toutes à la fois et toutes ensemble sous le contrôle de la religion ; en marquant d’un même sceau de consécration l’hygiène domestique et les rites du culte (cf. Lévitique 3.17 ; 7.26 ; 11.44-45 ; 20.25-26)y : ordonnances charnelles (Hébreux 7.10 ; 9.10) qui, destinées à atteindre tôt ou tard le for intime de l’homme, enserraient sa chair et ses membres d’un réseau continu ; ombres et esquisses des réalités supérieures et futures (Colossiens 2.17), encore inaccessibles à des volontés mineures et à des intelligences enfantines.
y – Aussi la distinction souvent faite dans la loi mosaïque entre les ordonnances religieuses, morales et cérémoniales, est-elle artificielle et contraire à l’esprit même de l’institution.
Nous disons enfin que la théocratie israélite différait du socialisme des grandes nations de l’antiquité : ici l’individu était absorbé dans la collectivité, se sacrifiant à l’État ou lui étant sacrifié ; là il est mis seulement en tutelle par la collectivité religieuse, créée en vue de son émancipation future. Dès le premier jour, objets particuliers de la sollicitude du Dieu d’Israël, le père, la mère, le fils, la fille, le serviteur et la servante sont énumérés du haut du Sinaï, tous ensemble bénéficiaires des promesses, des faveurs et du sabbat de Jéhovah (Exode 20.10-17), en attendant qu’une voix plus tendre adresse à chaque Israélite, comme plus tard à chaque chrétien, cet appel suprême : Mon fils, donne-moi ton cœur ! (Proverbes 23.26)
Nous pouvons indiquer trois effets de la loi théocratique compris dans ce que nous avons appelé son rôle constitutif.
Arrêter les effets et les excès du péché dans tous les domaines de l’existence humaine ; préserver la race israélite des déportements auxquels les nations païennes étaient livrées (cf. Lévitique 18) ; assurer à ce peuple privilégié le double bienfait de la moralité et de la prospérité matérielle sur le sol qui lui avait été assigné (Exode 15.17), tel fut le but prochain de la loi théocratique en Israël ; celui que Paul relève en effet : 1 Timothée 1.9-10 ; et il n’y a pas de doute que ce but n’ait été partiellement atteint chez cette nation devenue et restée jusqu’à aujourd’hui plus morale en même temps que plus vivace que toute autre.
Dans cette lutte avec le mal imposée par Jéhovah à son peuple, il n’est pas supposable que ce dernier ait été abandonné à sa propre force, c’est-à-dire à sa faiblesse. Nulle part la religion de l’A. T. n’institue la propre justice de l’homme comme condition de son salut. Avec le commandement et la défense, soyons sûrs que le Dieu de l’ancienne alliance offrait la force et le secours : « Cette parole est proche de toi, dans ta bouche et dans ton cœur », Deutéronome 30.12-14 ; « fais », c’est-à-dire : crois, reçois, accepte, demande ; et pour confondre les mercenaires de son temps, Paul n’a qu’à en appeler des déformations subies par le Moïse traditionnel au commentaire authentique et divin du commandement ancien : Fais ces choses et tu vivras ! (Lévitique 18.5 ; cf. Romains 10.5-9).
De ce premier effet bienfaisant de la loi impérative : la répression des manifestations excessives du péché, en découlait un second. Si en effet la loi ne détruisait pas le principe malin dans le cœur de l’homme, elle en donnait la connaissance : διὰ γὰρ νόμου ἐπίγνωσις ἁμαρτίας (Romains 3.20). En exaspérant le conflit suscité entre la nature pécheresse et le commandement (Romains 7.13), elle faisait paraître le vice inhérent à cette nature plus hideux et plus redoutable à la conscience droite.
Aussi ce second effet de la loi, si douloureux qu’il ait pu être au sentiment de l’homme, n’en était-il pas moins salutaire à l’homme lui-même, en éveillant en lui, et c’était là un troisième effet voulu, le désir du salut et l’attente du Sauveur : τέλος γὰρ νόμου Χριστὸς (Romains 10.5) ; ὁ νόμος παιδαγωγὸς γέγονεν εἰς Χριστὸν (Galates 3.24).
Mais ce second et ce troisième effet de la loi impérative étaient postérieurs au premier et devaient résulter de la pratique de la loi elle-même, du conflit entre la conscience croissante du péché et l’insuffisance toujours mieux reconnue aussi des moyens de propitiation offerts à l’Israélite.
C’était à cette limite en effet que s’arrêtait l’effet bienfaisant du commandement théocratique (ἡ ἑντολὴ, Romains 7.9 et sq.), dont l’insuffisance se révélait dans deux de ses caractères principaux : son extériorité et sa défectuosité.
1° L’extériorité de la loi impérative se marque à la fois dans la formule de l’obligation morale, dans ses motifs et dans sa sanction.
L’insuffisance de la formule morale résultait de la nature même de l’institution théocratique qui renfermant et confondant en elle l’ordre civil et l’ordre religieux, imprimait à tous les éléments de l’existence humaine simultanément le caractère d’une consécration extérieure et multiple dans ses manifestations.
C’est ainsi que l’obligation morale, ne visant point encore un principe unique de l’activité morale, a commencé par se présenter de préférence dans la pluralité des devoirs : Fais ces choses ! (Lévitique 18.5 ; cf. Romains 10.5) ; non pas que le principe de l’unité de la loi morale fût indifférent au législateur, mais il n’était point encore à la portée du fidèle ; et le dixième commandement lui-même, qui pénètre plus avant que les précédents dans le for intime de l’homme, n’atteint pourtant encore et ne surprend la convoitise que dans ses actualisations particulières : convoitise de la maison, de la femme, du domestique, du bétail du prochain. Le décalogue, le centre de la législation, est environné d’une multitude de préceptes et d’ordonnances jetés souvent sans ordre apparent les uns à la suite des autres. Sans doute l’amour de Dieu est déjà relevé dans le motif du deuxième commandement (Exode 20.6) comme le principal caractère des vrais observateurs des commandements de Dieu ; mais c’est dans le Deutéronome seulement que cette norme morale : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, apparaît affranchie de tous ses accessoires, comme le terme de convergence de toutes les vertus et de tous les devoirs, comme l’obligation suprême dans le sein de laquelle toutes les autres finiront par être abolies et accomplies (Deutéronome 6.5).
En second lieu, les motifs présentés à l’observateur de la loi sont également empruntés à la sphère terrestre et n’ont encore qu’une portée temporelle. Le principal est sans doute la certitude de la faveur divine sans laquelle l’Israélite fidèle ne saurait concevoir aucun bien ni goûter aucun bonheur même terrestre ; mais les formes dans lesquelles cette faveur s’exprimait appartenaient à l’ordre temporel : la longévité de la race (cinquième commandement), et la fertilité du sol (Lévitique 26).
2° La défectuosité de la loi. Non seulement la loi théocratique ne connaissait encore que des manifestations particulières du péché, mais elle ne les prévoyait pas toutes, et elle couvrait d’une tolérance provisoire (πάρεσις, Romains 3.25) certains vices comme la polygamie et le divorce, faute des ressources nécessaires pour en triompher immédiatement : πρὸς τὴν σκληροκαρδίαν ὑμῶν (Matthieu 19.8).
Il est certain que le décalogue lui-même n’institue que les principes les plus rudimentaires et, pour ainsi dire, les jalons les plus indispensables de la morale religieuse. Exempt de tout formalisme et spiritualiste par sa tendance avouée, étroitement rattaché aussi à la croyance monothéiste et théiste, excellent dès lors comme point de départ d’une éducation saine et forte, ce résumé de la législation israélite ne formulait encore dans la plupart de ses dispositions, entre autres dans les interdictions du meurtre, de l’adultère (compris seulement comme la violation de l’honneur conjugal de l’homme), du vol et du faux témoignage, que les principes d’une morale sociale fort sommaire.
C’est que le commandement théocratique n’était encore et ne voulait être qu’une sorte d’expédient destiné à tirer de la nature humaine tout le bien possible, et à prévenir chez elle le plus de mal possible.
Mais avant le moment où cette insuffisance de la loi sera devenue manifeste et définitive, l’institution théocratique devait prévoir, disons-nous, les inévitables et nombreuses violations qui devaient naître du conflit entre le commandement et la nature charnelle de l’homme, et procurer des réparations provisoires de ces violations.