Si nous lisions l’Évangile pour la première fois, et sans que l’habitude eût émoussé nos impressions, nous serions vivement frappés de la place qui y est donnée à Jésus-Christ mourant. Demandez soit à un enfant chrétien, soit à un disciple d’un âge mûr, ce que Jésus-Christ est venu faire sur la terre : mourir pour nous, telle sera la réponse de l’un et de l’autre ; réponse que le premier a prise à la surface des Écritures, tandis que le second l’a trouvée dans ces mêmes Écritures étudiées jusqu’au fond. L’un a remarqué partout cette mort, prédite par Jésus-Christ lui-même, mise au premier plan par les quatre évangiles, rappelée sans cesse dans les épîtres des apôtres, servant de texte à tous leurs discours, figurée par l’un et l’autre sacrement (Romains ch. 6 ; 1Corinthiens ch. 11). L’autre a vu cette mort, servant de centre et d’âme à tous les autres actes du grand ouvrage de notre rédemption, qui semblent, soit qu’ils la précèdent ou qu’ils la suivent, n’être là que pour elle : l’incarnation n’ayant pour objet que de la préparer (Jean 12.24 ; Hébreux 2.14), la résurrection d’en attester le sens et le prix (Romains 4.25), l’ascension d’en assurer les fruits précieux (Hébreux 9.12). Si la résurrection de Jésus-Christ résume tout l’Évangile comme témoignage (Actes 1.22), sa mort le résume comme doctrine, Dieu se révélant tout entier en Jésus-Christ, et Jésus-Christ tout entier dans sa mort : « Je n’ai voulu savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié » (1 Corinthiens 2.2).
Chose étrange, que la mort tienne le premier rang dans un livre qui a pour objet « la vie éternelle ! » que « le Prince de la vie » ne puisse nous être nommé que nous ne le cherchions expirant sur une croix ! Qui nous éclaircira ce mystère ? quelle est la signification et la portée d’une mort que Dieu a mise en un rang si glorieux ? C’est à l’Écriture elle-même que nous l’allons demander, mais à l’Écriture prise, si Dieu nous en fait la grâce, dans cette simplicité humble et pratique dont Jésus-Christ et les apôtres ont partout donné l’exemple. Je traiterai cette matière dans le même esprit que j’ai fait la Trinité : la rédemption que nous étudierons ensemble, ce n’est pas la rédemption du théologien, c’est la rédemption du petit enfant.
Écoutons d’abord saint Jean dans mon texte : « Jésus-Christ est la propitiation pour nos péchés » Propitiation vient d’un vieux verbe propitier, qui n’est pas demeuré dans notre langue : Jésus-Christ est celui qui nous rend Dieu propice, d’opposé qu’il nous était à cause de nos péchés. Mais à cette acception primitive du mot propitiation, l’usage des langues tant anciennes que modernes en a substitué une plus précise, qui implique le moyen par lequel Dieu est apaisé : ce moyen, c’est la mort d’une victime innocente mise à la place du coupable. Aussi bien, saint Jean fait connaître dans l’un des versets qui touchent à mon texte que la vertu de propitiation qu’il attribue à Jésus-Christ réside en effet dans sa mort : « Le sang de Jésus-Christ son Fils purifie de tout péché. » En deux mots, Jésus-Christ est une victime offerte pour nos péchés ; sa mort est un sacrifice expiatoire.
Si ce texte n’en disait pas assez par lui-même, il n’en manquerait pas d’autres pour y suppléer. « Le Fils de l’homme est venu mettre sa vie en rançon pour plusieurs » (Matthieu 20.23). Il est « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » (Jean 1.29). « Nous sommes justifiés par la rédemption qui est en Jésus-Christ, lequel Dieu a établi pour propitiation par la foi en son sang » (Romains 3.24). « En lui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés » (Éphésiens 1.7). « Il a porté nos péchés en son corps sur le bois » (1 Pierre 2.24) ; « par sa meurtrissure nous avons été guéris. » Cette dernière parole est empruntée à ce chapitre d’Esaïe que saint Augustin appelait le cinquième évangile, et qui a révélé la vertu propitiatoire de la mort de Jésus-Christ avec une clarté que le Nouveau Testament lui-même n’a pas surpassée : « Il a porté nos maladies, et il s’est chargé de nos douleurs. Nous l’avons cru puni, frappé de Dieu et humilié ; mais il était navré pour nos forfaits, froissé pour nos iniquités ; le châtiment qui nous apporte la paix a été sur lui, et par sa meurtrissure nous avons été guéris. Nous avons tous été errants comme des brebis, suivant chacun son propre chemin ; mais l’Éternel a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous… Après qu’il aura donné sa vie en propitiation,… mon serviteur juste en justifiera plusieurs… et lui-même portera leurs iniquités » (Esaïe ch. 53).
Si je faisais un cours de théologie, il me faudrait reprendre chacun de ces passages, et en discuter un à un les termes. Mais il me suffit ici d’en recueillir la pensée commune, sur laquelle on ne saurait balancer, surtout ayant affaire à l’Écriture, le plus simple et le plus populaire des livres. Une rançon à payer, nos péchés à porter, la colère de Dieu à apaiser, un sacrifice offert, une victime immolée : toutes ces images diverses renferment une même idée, Jésus-Christ nous affranchissant de la peine que nous avons méritée par nos péchés, en la souffrant pour nous, « Le salaire du péché c’est la mort » (Romains 6.23), la mort physique (Romains 5.12), et la mort spirituelle (Éphésiens 2.1 et suivants). Nous voici donc, « morts par nos fautes et par nos péchés, » réservés à « la colère de Dieu » (Jean 3.36) et à « la malédiction de sa loi » (Galates 3.10). C’est alors que Jésus-Christ « meurt pour nos péchés » (1 Corinthiens 15.3) ; le coup qui nous était destiné, il le détourne sur lui ; il reçoit la mort pour l’amour de nous, lui qui a mérité la vie, pour que nous, qui avons mérité la mort, recevions la vie pour l’amour de lui. « Dieu frappe son fils innocent en faveur des hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables en faveur de son Fils innocent » (Bossuet). Donnez ces textes à lire à un chrétien simple : je le défie d’y trouver autre chose. Que l’on se scandalise de cet échange de justice et de péché, de vie et de mort, fait entre Jésus-Christ et nous : qui pourrait s’exprimer plus nettement là-dessus que le fait saint Paul : « Celui qui n’a point connu de péché, il l’a fait être péché ce pour nous, afin que nous devinssions justes devant Dieu par lui ? » (2 Corinthiens 5.21) Que l’on s’indigne à la pensée que l’innocent puisse souffrir à la place du coupable ; quelle réponse plus précise trouver à cela que celle de saint Pierre : « Il a souffert, lui juste, pour nous injustes ? » (1 Pierre 3.18.) Que l’on tourmente tour à tour les prépositions, les substantifs, les verbes, et tous les mots du langage : on n’échappera jamais à cette alternative redoutable : ou bien forcer et fausser le langage des Écritures, ou bien reconnaître que, selon ces Écritures, la mort de Jésus-Christ est un sacrifice de propitiation qu’il offre à Dieu pour les péchés du genre humain.
Mais ce n’est pas rendre justice à la mort expiatoire de Jésus-Christ que de l’appuyer sur des passages détachés, quels qu’en soient le nombre et la force. Prenez les Écritures dans leur ensemble, et d’un coup d’œil, le Nouveau Testament de son côté, l’Ancien Testament du sien, et chacun des deux dans son rapport à l’autre. Vous reconnaîtrez de la sorte que la doctrine du sacrifice, telle que nous venons de la trouver dans les Écritures, n’est pas seulement attestée par elles, mais qu’elle en fait l’âme et l’unité. Le sacrifice que Jésus-Christ offre de lui-même sous le Nouveau Testament, ce n’est pas seulement un sacrifice, c’est le sacrifice, le vrai sacrifice, offert « une seule fois dans la consommation des siècles » (Hébreux, chapitres 9 et 10), et auquel aboutissent, comme à leur terme commun, et répondent, comme la figure à la réalité, tous les sacrifices de l’Ancien Testament, dont la chaîne remonte aux premiers jours du monde. Le sacrifice de Jésus-Christ dans la nouvelle alliance, voilà la fin, la clef, le sens et le prix de tous les sacrifices expiatoires de l’ancienne. Or, comme ces sacrifices, introduits par la première famille, continués par les patriarches, organisés par Moïse, invoqués, par les prophètes et célébrés par tout Israël, constituent le fond même du culte lévitique et de l’économie préparatoire (Psaumes 50.5), il faut avouer que dépouiller la mort de Jésus-Christ de son caractère propitiatoire, c’est, tout en niant le Nouveau Testament, renverser l’Ancien, de fond en comble, en rejeter l’esprit avec la lettre et dénaturer l’histoire et la prophétie tout ensemble. Que ferez-vous désormais de la victime de Pâques (Exode 12.3, etc.), si Christ n’est pas « la Pâque qui a été immolée pour nous ? » (1 Corinthiens 5.7.) Que ferez-vous de l’holocauste perpétuel (Nomb. ch. 28), si Christ n’est pas « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » (Jean 1.29.) Que ferez-vous des sacrifices privés de valeur intrinsèque devant Dieu, tout prescrits qu’ils sont de lui, s’ils ne trouvent pas leur signification dans « l’oblation une fois faite du corps de Jésus-Christ ? » (Hébreux 10.10.) De deux choses l’une, ou soutenez contre saint Paul que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés (Hébreux 10.4), ou reconnaissez que tout ce sang coulant par ruisseaux sous l’ancienne alliance, appelait de génération en génération cet autre sang « qui dit de meilleures choses que n’en dit Abela » par son sacrifice, d’autant que la réalité vaut mieux que la figure, et le corps que l’ombre. En même temps que le rapprochement que l’Écriture établit entre les victimes immolées sous l’Ancien Testament et Jésus-Christ mourant achève de montrer que sa mort est un sacrifice, il donne aussi à connaître que ce sacrifice a une vertu réelle, à la différence de ceux de l’ancienne alliance qui n’avaient qu’une vertu typique. Cette différence est grande. Ce que les autres sacrifices représentent, la croix seule l’opère ; le pardon qu’ils proclament, elle seule le procure ; s’ils rassurent l’homme pécheur, elle seule le rachète et le sauve. Aussi bien, si le sacrifice du Fils de Dieu était moins que cela, il n’eût jamais été offert, on peut l’affirmer hardiment. On conçoit que, dans l’intérêt du salut de l’homme, des créatures inférieures à l’homme et formées pour son usage aient pu être livrées innocentes à la mort, pour lui mieux garantir son pardon par un spectacle qui parle à ses yeux. Mais que le Fils de Dieu eût été livré à la mort sans un rapport plus profond et plus nécessaire entre sa mort et notre pardon ; que les amertumes ineffables de la croix ne fussent que les scènes terribles d’une sorte de drame qui se jouait entre le Père et le Fils, pour rendre la proclamation de ce pardon plus vivante et plus sympathique ; en un mot, que le sacrifice de Jésus-Christ n’eût qu’une vertu déclarative au lieu d’une vertu essentielle : non, ni l’amour du Père, ni la dignité même du Fils n’autorisent une supposition si étrange, pour ne pas dire si cruelle. Et quel avantage aurait alors la croix sur les sacrifices de l’Ancien Testament ? Après avoir cherché la réalité du sacrifice d’Abel dans celui de Jésus-Christ, la réalité du sacrifice de Jésus-Christ, où la chercherez-vous ? Ne la cherchez nulle part, car on ne saurait remonter plus haut. Gardez-vous de réduire ce grand sacrifice aux proportions mesquines d’une figure ou d’une déclaration ; c’est « une rédemption éternelle, » le sacrificateur, qui est en même temps la victime, « ayant fait par soi-même la purification de nos péchés » (Hébreux 1.3 ; 9.12). L’Écriture s’en exprime en termes qui n’ont rien d’équivoque ; vous n’avez qu’à comparer entre eux le témoignage qu’elle rend des sacrifices de l’Ancien Testament et celui qu’elle rend de celui du Nouveau. D’une part, « il est impossible que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés » (Hébreux 10.4), et les sacrifices où ce sang était répandu « ne pouvaient sanctifier la conscience de ceux qui les présentaient » (Hébreux 9.9 ; 10.1-2), de l’autre, « le sang de Jésus-Christ purifie de tout péché » (1 Jean 1.7), et « le sang de Christ, qui par l’Esprit éternel s’est offert lui-même à Dieu sans nulle tache, purifiera votre conscience des œuvres mortes, pour servir le Dieu vivant » (Hébreux 9.14). Pauvres pécheurs qui m’écoutez, je vous le dis, il y a une seule chose au monde qui soit capable d’effacer vos péchés : ce ne sont pas vos pénitences, ni vos œuvres, ni votre repentance, ni même vos prières, c’est le sang du Fils de Dieu. Soyez lavés dans ce sang précieux, et « quand vos péchés seraient comme le cramoisi, ils seront blanchis comme la neige, et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils seront blanchis comme la laine » (Ésaïe 1.18) ; mais hors de là, rien ne pourrait effacer la moindre trace du moindre de vos péchés ! Mais c’est peu que je vous le dise ; l’Église universelle vous le dit avec moi : elle n’a jamais su entendre l’Évangile autrement.
a – Hébreux 12.24. Non pas, suivant une traduction défectueuse : « de meilleures choses que n'en dit le sang d’Abel ; » mais « de meilleures choses que n'en dit Abel » par le sacrifice qu’il offre à Dieu (Genèse 4.4 ; voyez aussi Hébreux 11.4). Abel rend témoignage en figure, par son sacrifice, mais Jésus rend un témoignage meilleur, en réalité, par le grand sacrifice de lui-même.
C’est une grande chose que la tradition de l’Église, quand cette tradition est générale. Nul n’a raison contre tous ; et comme l’accord de tous, en matière philosophique, démontre l’existence d’un sentiment gravé, ineffaçablement dans le fond du cœur de l’homme, ainsi l’accord de tous, en matière religieuse, démontre la clarté irrésistible de l’enseignement divin, sur un point que tous y trouvent également. Eh bien ! nommez une doctrine plus universellement acceptée dans l’Église, sur la foi des Écritures, que l’est la rédemption. Je n’irai pas, comme je l’ai fait pour d’autres doctrines, notamment pour la Trinité, en chercher la preuve dans les confessions de foi, anciennes ou modernes : ici, les choses sont si évidentes que nous pouvons procéder plus simplement. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil autour de soi : la croix est partout où est Jésus-Christ. Quelle est l’âme de la doctrine de l’Église primitive ? la croix ; — selon l’Église elle-même, qui s’en explique par l’organe des saints apôtres ? la croix (1 Corinthiens 2.1) ; — selon la synagogue, qui se scandalise ? la croix (1 Corinthiens 1.23) ; — selon la Grèce, qui se raille ? la croix (id.) ; — selon Rome, qui s’inquiète et qui persécute ? la croix.
Ce n’est pas assez d’avoir recueilli la doctrine révélée par l’Écriture et reçue par l’Église sur la mort de Jésus-Christ : il faut en pénétrer l’esprit. Les doctrines du salut ont deux faces : l’une, divine, absolue, par où elles sont vraies en soi en dehors de nous et au-dessus de nous ; l’autre, humaine, spirituelle, par où elles deviennent nôtres ayant pénétré au dedans de nous par la porte de la foi, et par la main du Saint-Esprit. Nous venons de contempler la rédemption de Jésus-Christ comme objet de révélation, contemplons-la maintenant comme objet d’expérience, et apprenons comment ce moyen de salut si étrange, éclaire, nourrit, sanctifie l’âme qui s’ouvre pour le recevoir.
Non, non, arrêtons-nous devant cet abîme ; et venant à des considérations plus à notre portée, contentons-nous de recueillir les leçons que nous donne Jésus-Christ crucifié sur le caractère de Dieu, et plus spécialement sur ses dispositions à l’égard de l’homme pécheur. C’est là le premier point de toute révélation, mais ce point est obscur et en apparence contradictoire, par ce que l’Écriture nous révèle à la fois de la sainteté de Dieu et de sa miséricorde, l’une qui l’oblige à punir, l’autre qui l’invite à pardonner. Cette contradiction se déclare sans détour, sans effort de conciliation, dans cette définition étrange que Dieu fait de lui-même au jour qu’il fait passer sa gloire devant Moïse caché dans un rocher : « L’Éternel, l’Éternel ! le Dieu fort, compatissant, miséricordieux, tardif à colère, abondant en gratuité et en vérité ; gardant la gratuité jusqu’en mille générations, ôtant l’iniquité, le crime et le péché qui ne tient point le coupable pour innocent ; et qui punit l’iniquité des pères sur les enfants, et sur les enfants des enfants, jusqu’à la troisième et à la quatrième génération » (Exode 34.6-7). Remarquez-vous ce contraste impossible à démêler : « ôtant le péché, » et « ne tenant point le coupable pour innocent ; » « gardant la gratuité ; » et « punissant l’iniquité ? » Dans le Nouveau Testament, chacun de ces deux traits du caractère de Dieu, l’amour qui épargne et la sainteté qui frappe, est relevé par une définition à part, que nous empruntons à notre apôtre : « Dieu est amour » (1 Jean 4.8,16), il est l’amour même, voilà de quoi rassurer le pécheur ; « Dieu est lumière » (1 Jean 1.5), il est la lumière, c’est-à-dire la sainteté même, voila de quoi effrayer le pécheur. Qui donc se chargera de mettre d’accord cet amour et cette sainteté, qui, demandant des choses toutes contraires, semblent condamnées à une guerre interminable ? La croix de Jésus-Christ l’a fait, et c’est pour résoudre ce redoutable, dirai-je cet insoluble problème, qu’elle a été dressée. Sur cette croix, le pardon, sollicité par l’amour de Dieu, est hautement proclamé ; mais ce pardon est au prix d’une souffrance dans laquelle est non moins hautement proclamée la peine réclamée par la sainteté de Dieu. En deux mots, le pardon est un sacrifice, qui, séparant le péché d’avec le pécheur, tout inséparables qu’ils sont, frappe l’un pour épargner l’autre, et met dans une égale lumière l’amour de Dieu et la sainteté de Dieu, en les associant l’un à l’autre, que dis-je ? en les mesurant l’un par l’autre, puisqu’ils se relèvent mutuellement. Cherchez par toute la terre la marque la plus grande que vous puissiez trouver de l’amour de Dieu pour le pécheur : vous la trouverez sur la croix de Jésus-Christ, puisque cette croix vous apprend, non seulement que Dieu pardonne au pécheur, mais qu’il est si bien résolu de lui pardonner que, plutôt que de le laisser périr, il frappe en sa place son Fils unique et bien-aimé. Mais aussi, cherchez par toute la terre la marque la plus grande que vous puissiez trouver de l’horreur de Dieu pour le péché : vous la trouverez encore sur la croix de Jésus-Christ, puisque cette croix vous apprend, non seulement que Dieu punit le péché, mais qu’il est si bien résolu de le punir, que, plutôt que de le laisser impuni, il le recherche dans la personne de son Fils unique et bien-aimé. Ni la création, ni la providence, ni la terre, ni le ciel, n’ont rien de comparable à la croix de Jésus-Christ pour proclamer que « Dieu est amour ; » ni Éden fermé, ni le Déluge, ni Sodome et Gomorrhe en feu, ni Jérusalem détruite et son temple brûlé, n’ont rien de comparable à la croix de Jésus-Christ pour proclamer que « Dieu est lumière. » Et, pour surcroît, tout cela est rassemblé dans la même scène, vu du même coup d’œil, senti dans le même battement de cœur ; — ô merveille, ô mystère, « ô profondeur ! » Reconnaissez-le donc : le sacrifice de Jésus-Christ renferme en soi le fond de tout l’Évangile. Supprimer le sacrifice de Jésus-Christ, son sacrifice de propitiation, c’est plus que de supprimer une doctrine clairement révélée de Dieu ; c’est supprimer le Dieu vivant et vrai ; le Dieu vivant, en supprimant le rapport du Père au Fils dans la Trinité ; le vrai Dieu, en supprimant le combat et l’harmonie de la sainteté et de l’amour dans le Dieu de l’Évangile ; c’est nier à la fois la nature divine et le caractère divin ; c’est substituer le Dieu du déiste au Dieu de Jésus-Christ !
L’Écriture nous a été donnée pour nous sauver, mais pour nous sauver tout en nous sanctifiant. Faut-il montrer, après ce que nous venons de voir, que tel est le caractère de la rédemption qui est par le sang de Jésus-Christ, pour quiconque s’y associe par la foi ? Si la vie éternelle est de connaître le vrai Dieu, la sainteté est de l’imiter : or, quoi de plus propre à faire du croyant « un imitateur de Dieu, » que le spectacle que nous venons de contempler ? La sainteté et l’amour, qui sont les deux traits essentiels du caractère divin, sont également, et sont pour cela même, les deux traits essentiels du caractère chrétien.
Donnez-moi un homme en qui se trouve une sainte horreur du péché, tempérée par un tendre amour pour Dieu : je serai en paix sur son développement spirituel, parce que je trouve dans ces deux dispositions qui se relèvent et s’achèvent mutuellement, le germe de tout bien à faire et de tout mal à éviter. Eh bien ! cet homme, comment le formera-t-on ? Vous avez répondu vous-mêmes. On le formera en le plaçant devant la croix de Jésus-Christ. Ce qu’elle lui montrera en Dieu, elle le fera pénétrer dans son cœur, par le Saint-Esprit, par la foi. Cette sainteté terrible, inflexible, résolue de ne pactiser avec aucun péché, et prête à sacrifier le Fils unique et bien-aimé plutôt que de se prêter à aucune apparence de mal, comment la contempler si vivement dépeinte sur cette croix, sans s’associer à elle de tout son cœur, et sans ressentir pour le péché cette horreur instinctive, que Zinzendorf exprimait en disant : « Quand je trouve le péché sur mon chemin, je marche dessus comme sur un serpent ? » Cet amour infini, ineffable, prêt à tout donner pour nous jusqu’au Fils unique et bien-aimé, comment le contempler aussi sans se sentir pressé d’y répondre, et sans s’écrier avec le pieux Cellérier : « Quand j’aurais mille vies et mille cœurs je les lui donnerais tous, en ne regrettant que d’avoir si peu à lui offrir ? » Connaissez-vous un homme livré à des ressentiments ou à des convoitises qu’il déplore, qu’il condamne, mais dont rien au monde ne l’a pu encore affranchir, et faisant l’amère expérience de cette parole de l’Apôtre : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ? » Hâtez-vous de le conduire devant la croix de Jésus-Christ : qu’il connaisse, qu’il apprenne, qu’il croie, que le Fils de Dieu est venu sur la terre souffrir et mourir en sacrifice de propitiation pour nos péchés : il trouvera dans ce spectacle, s’il croit, la force qu’il n’a trouvée nulle part ailleurs pour soumettre sa chair rebelle à la sainte loi de Dieu. Vous lui avez parlé de la beauté de la loi, des droits de Dieu sur lui, des exemples des saints, de l’injustice du péché, des suites terribles qu’il traîne à sa suite, pour le temps et pour l’éternité : il ne s’est point rendu. Mais pourra-t-il ne pas se rendre, s’il contemple avec foi Jésus mourant à sa place et en Jésus mourant son péché déjà tout puni, et tout ensemble tout pardonné ? N’y a-t-il pas dans ce spectacle un argument également persuasif pour son intelligence, pour son cœur, pour sa conscience, pour sa volonté, pour tout son être ? Un argument, ai-je dit ? dites plutôt un cri, un appel, une puissance irrésistible (irrésistible… qu’il le soit ou non, il doit l’être) ! car enfin le mot d’argument serait par trop froid pour peindre ce que trouverait une mère dans la vue de son fils arraché à la mort par un ami qui s’y est livré à sa place ! « Nous l’aimons parce qu’il nous a aimés le premier ; vous avez été rachetés par prix, glorifiez donc Dieu en votre corps et en votre esprit qui appartiennent à Dieu ; vous n’êtes plus à vous-mêmes ; Christ a porté nos péchés en son corps sur le bois, afin qu’étant morts au péché nous vivions à la justice : » voilà de ces raisons, également acceptables pour un philosophe et un enfant, qui prennent un homme tout entier, et qui ne lui laissent ni le moyen ni la volonté d’échapper. Jésus-Christ crucifié, qui ramène l’ordre et la paix dans le monde moral bouleversé par le péché, les ramène également dans l’âme du croyant, et une vie nouvelle commence pour lui sous la croix. — Mais que cela est froid ! Que tout se glace et se dessèche en passant par la bouche de l’homme ! O désespoir de la théologie et de la prédication ! ô impuissance de l’esprit et du langage humain pour saisir une matière si étendue, pour pénétrer une matière si profonde ! j’en appelle à l’Évangile et à votre cœur — et je me tais.
Ici, ici seulement, est la vertu de la régénération ! Ici, ici seulement, se sont formés tous les saints dignes de ce nom. Ici, ici seulement, est la force et la grâce commune d’un Paul et d’un Jean, d’un Augustin et d’un Chrysostome, d’un Luther et d’un Calvin, d’un Pascal et d’un Coligny, de tous ceux qui sous quelque nom que ce soit ont surmonté la chair et marché selon l’Esprit !
Tout cela est si vrai que la croix de Jésus-Christ trouve au fond de notre cœur un secret besoin auquel elle répond et qui peut aller jusqu’à la pressentir, car il y a des vérités divines pressenties. Tout tombé qu’il est, notre homme intérieur garde pourtant de sa première gloire je ne sais quelles ruines où se reconnaît encore le plan primitif, quand la lumière du ciel les vient éclairer. De là, la vérité divine nous apparaît parfois comme connue, non comme étrangère. Bien qu’élevée au-dessus de toutes nos conceptions et de toutes nos prévisions, bien qu’impossible à trouver, que pour celui qui s’écrie dans Job : « J’ai trouvé la propitiation ! » (Job 33.24) comme s’il admirait qu’il l’eût pu découvrir, — la rédemption a son témoin silencieux dans votre cœur et dans le mien, pour ne rien dire du consentement de l’humanité tout entière, attesté par l’usage constant et universel des sacrifices. Pour moi, je puis parler ici d’expérience. Non seulement j’ai reconnu que la rédemption une fois connue s’adaptait à mon sentiment intérieur, mais je l’ai pressentie, avant de l’avoir connue, comme l’unique moyen de mettre ce sentiment intérieur d’accord avec lui-même. Avec le besoin de pardon, que le sentiment sérieux du péché ne peut manquer d’exciter en nous, j’en éprouve un autre : le besoin d’expiation. Je souhaite que Dieu me pardonne, sans doute ; mais je ne trouve ni possible, ni désirable même qu’il me pardonne sans mettre à l’abri la sainteté de sa loi. L’indulgence est bonne d’homme à homme et convient à l’homme pécheur ; la miséricorde seule peut s’exercer de Dieu à l’homme, parce qu’elle convient seule au Dieu saint. J’appelle indulgence un pardon donné sans qu’il en coûte rien ; j’appelle miséricorde le pardon achetant par le sacrifice le droit de se donner.
Affamé de grâce, mais jaloux pour la loi de Dieu, je trouve au pied de cette croix le seul pardon qui réponde, je ne dis pas seulement aux exigences de la loi divine, mais à celles mêmes de ma conscience, parce qu’ici seulement je retrouve un moyen de glorifier la loi de Dieu dans mon pardon, tout aussi bien que je l’aurais pu faire en y obéissant, oserai-je dire mieux encore ? En obéissant, je rendais à cette loi un hommage tacite, indirect, inconscient de lui-même ; mais en ne rentrant en grâce que par voie d’expiation, je rends à cette loi un hommage distinct, direct, réfléchi, douloureux. Je le dis avec une conviction arrêtée : ce pardon-là est le seul qu’il soit digne de Dieu de m’offrir ; je m’enhardirai jusqu’à dire que c’est le seul qu’il soit digne de moi d’accepter. Tout autre pardon inquiéterait mon âme comme un désordre. Je ne puis, je ne veux pas être heureux aux dépens de la sainteté divine.
Loin de moi un salut où la gloire de Dieu perdrait ! Commencez par sauver sa loi sainte ; et vous me sauverez après, si vous pouvez ! O croix ! ô sang du Saint des saints versé pour mes péchés ! ô sacrifice trois fois amer d’une victime trois fois sainte ! ô croix, qui justifies tout ensemble et le pécheur perdu devant la loi de Dieu, et le Dieu qui pardonne, devant la conscience du pécheur ! O croix, croix trois fois bénie, mon âme tout entière vole au-devant de toi ! Elle t’appelait avant de te connaître : de quel cœur ne te saisira-t-elle pas, connue ? Elle ne te doit pas moins que de pouvoir glorifier la loi de Dieu, autrement que par sa damnation, autre part que dans l’enfer ! O croix, croix trois fois sainte et trois fois miséricordieuse ! solution du problème des problèmes ! que d’autres tournent autour de toi pour chercher ; que peut-on chercher quand on t’a trouvée ? Tu m’as révélé Dieu ; tu m’as révélé moi-même à moi-même ; en te trouvant, je l’ai trouvé, et je me suis retrouvé ! et je ne veux employer ce qui me reste de vie qu’à te montrer à qui t’ignore. Oui, ô mon Dieu ! je m’associe intérieurement à ta rédemption. Je cherchais sur la terre un coin où je pusse, tel que je suis, misérable pécheur, te donner gloire encore : je l’ai découvert, et ce coin, c’est celui qu’ombrage la croix de Jésus. Sauve-moi donc ici, ô mon Dieu, puisqu’ici tu as trouvé le moyen de me sauver, je ne dis pas en abaissant ta loi et tes perfections, mais en les élevant plus haut que jamais !
Venez donc, venez, qui que vous soyez qui m’écoutez. Ce frère, cette sœur, avec qui je veux partager cette grâce, c’est vous ; et c’est pour cela que j’ai parlé. J’ai voulu, sans doute, affermir dans la foi au sang de l’Agneau de Dieu ceux qui ont commencé d’en connaître la douceur salutaire ; mais j’ai voulu surtout vous la révéler à vous qui y avez été jusqu’à ce jour étrangers.
Je l’ai dit : je ne monte pas ici en théologien, mais en apôtre ; je n’expose pas la doctrine, j’annonce l’Évangile, je proclame le salut. Eh ! qui sait si Dieu ne m’a pas suscité tout exprès pour faire tomber le voile étendu jusqu’ici sur vos yeux qui sait si Jésus-Christ n’est pas présent au milieu de nous, vous cherchant par ma voix et vous disant : « Mon fils, donne-moi ton cœur ! » qui sait si un jour nouveau ne va pas se lever sur votre âme, une joie nouvelle se répandre dans votre cœur, une lumière nouvelle illuminer votre sentier ! qui le sait ? C’est à vous de le savoir. Tout cela est pour vous, si vous le voulez ; pour vous, aujourd’hui même. Dieu ne demande qu’à vous sauver : « il attend pour vous faire grâce » Jésus-Christ, Jésus-Christ crucifié se tient humblement à votre porte, en vous disant (ne l’entendez-vous pas ?) : « Je me tiens à la porte et je frappe, si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi. » Quelqu’un ? c’est votre nom, votre propre nom qu’il nommerait, n’en doutez pas, s’il ne voulait que ce tendre appel pût servir en même temps pour tous les autres, c’est-à-dire si sa charité n’était aussi étendue qu’elle est profonde. Jusqu’ici, Jésus n’était mort que pour le monde : il ne l’était pas pour vous, qui n’y songiez pas. Voici venir le moment où ce sacrifice devient vôtre. Quand Jésus-Christ meurt sur la croix, la terre tremble, les rochers se fendent, le voile du temple se déchire, le soleil se couvre, les morts sortent de leur tombeau. Donnez donc aux anges le même spectacle que leur donne la terre en voyant expirer son Sauveur. Sol qui portes ce pauvre pécheur, tremble sous ses pieds ! fendez-vous, rochers de son cœur ! déchire-toi, voile qui lui interceptes la vue de Dieu ! couvre-toi, soleil trompeur du monde et de sa philosophie ! et que le mort sorte de son tombeau !