Résistance que les doctrines et les cérémonies nouvelles rencontrent dans l’Église.
Cette résistance se manifeste. — D’où part cette résistance. — Signalée par le pape Célestin dans les Gaules. — Se montre en Lombardie à l’occasion de Vigilance. — Continue en France sous Serenus. — En Germanie. — Epître de Zacharie sur ce point. — Réflexions. — Opposition contre les images sous Charlemagne. — Épiscopat de Claude de Turin. — Notice sur Claude. — Passages de ses écrits. — Nature de son ministère. — Effets de ce ministère pour les Vallées Vaudoises. — Considérations à l’appui. — Témoignages.
L’Église chrétienne n’abandonna pas le droit sentier de la saine doctrine, la pureté et la simplicité de la vie cachée avec Christ, sans une longue résistance de la partie saine de ses membres. Qui racontera tous les efforts faits pour détourner un si grand malheur ? Qui dira tout ce qui fut tenté pour empêcher un tel naufrage, pour arrêter une si grande ruine ? Les documents sur ce point arrivés jusqu’à nous sont peu nombreux. Ils ne nous sont parvenus que par l’entremise du parti vainqueur. Nous sommes réduits à glaner dans son champ les quelques épis qu’il n’a pu soustraire à nos regards. Et souvent, nous devons l’avouer, nous ne trouvons qu’une place vide, où nous eussions aimé à recueillir une gerbe.
La résistance aux envahissements des erreurs de tout genre, partit souvent des rangs supérieurs de l’Église, mais plus souvent encore des rangs inférieurs. On la vit se former dans des assemblées d’évêques, comme aussi dans le sein des congrégations et dans le cœur de simples prêtres ou d’humbles fidèles.
Le pape Célestin I, écrivant aux évêques des provinces Viennoise et Narbonnaise dans les Gaules, entre l’an 423 et 432, se plaint à eux de la permission qu’ils accordaient à des prêtres étrangers de prêcher à leur gré et d’agiter des questions indisciplinées qui amenaient des discussions dans l’Église (1). Il affecte de ne pas préciser l’objet de sa plainte. Cependant la fin de sa lettre fait comprendre qu’il est question des saints, et que les prédicateurs qu’il a en vue ne sont pas favorables aux erreurs propagées sur cette doctrine. Voici ses expressions : « Cependant, dit-il, nous ne devons pas nous étonner s’ils osent de telles choses envers les vivants, ceux qui s’efforcent de détruire la mémoire de nos frères maintenant dans le repos. » De ce fait on peut conclure, il nous semble, que les Églises des Gaules n’étaient pas alors favorables aux images et à l’invocation des saints, et qu’un nombre considérable de prêtres résistaient courageusement à l’envahissement de cette fausse doctrine. (Delectus Actorum, etc., t. 1, p. 177-178.)
(1) – Le même pape, dans une seconde lettre aux mêmes prélats, leur dénonce encore d’autres prêtres qui n’ont pas été élevés dans l’Église, qui viennent d’ailleurs de pays reculés avec des coutumes étrangères, qui prennent les Écritures à la lettre, qui prêchent des nouveautés qui refusent la pénitence aux mourants, sans doute l’absolution. (Tiré du Delectus Actorum Ecclesiæ universalis, t. I, p. 181, 182.)
Vers ce même temps, à la fin du IVe siècle, un nouveau fait, en confirmant l’état de l’Église des Gaules, nous apprend que la Lombardie avait aussi ses fidèles opposés à la cause des images et aux autres nouveautés. Vigilance, homme instruit, quoique saint Jérôme avance le contraire, originaire de Comminge en Aquitaine, était prêtre et en avait exercé les fonctions à Barcelone ou dans le voisinage. Ayant fait un en Orient, il s’y trouva en présence de saint Jérôme, solitaire célèbre. Ce fut vainement que le cénobite essaya de convaincre Vigilance et de lui taire approuver ses opinions sur les reliques, les saints, les images, les prières qu’on leur adressait, les cierges que l’on tenait allumés sur les tombeaux, les pèlerinages, les jeûnes, le célibat des prêtres, la vie solitaire, etc., Vigilance resta inébranlable. Il paraît qu’à son retour, ce prêtre opposé aux nouvelles doctrines se fixa en Lombardie, on pourrait même croire vers les Alpes Cottiennes (2), où il trouva un refuge. C’est saint Jérôme lui-même qui nous l’apprend dans une de ses lettres à Ripaire. « J’ai vu, dit-il, il y a quelque temps, ce monstre appelé, Vigilance. J’ai voulu, par des passages des saintes Ecritures, enchaîner ce furibond, comme avec les liens que conseille Hippocrate ; mais il est parti, il s’est retiré, il s’est précipité, il s’est évadé, et depuis l’espace qui est entre les Alpes où a régné Cottus et les flots de l’Adriatique, il a crié jusqu’à moi… O crime ! il a trouvé des évêques complices de sa scélératesse. » (Hieronimus ad Riparium, contra Vigilantium, t. II, p. 158, etc.)
(2) – Les Alpes Cottiennes sont au nord du mont Viso, la même où s’étendent les vallées Vaudoises actuelles.
On le voit par ce passage, les évêques de la Lombardie avaient approuvé Vigilance, et, comme lui, s’opposaient à l’introduction des erreurs mentionnées plus haut. En Lombardie, il le paraît, des Églises nombreuses avaient donc conservé plus ou moins la saine doctrine.
La longue et persévérante résistance d’une partie de l’Eglise aux empiétements des erreurs de l’Eglise romaine est si peu douteuse, que nous voyons, à la fin du VIe siècle, Serenus, évêque de Marseille, bannir avec succès les images de son diocèse. Nous l’apprenons par une lettre de Grégoire-le-Grand, qui fut pape de l’an 590 à l’an 604 : « Nous avons appris, lui écrit-il, qu’animé d’un zèle inconsidéré, vous avez brisé les images des saints, sous le prétexte qu’on ne devait pas les adorer. A la vérité, nous vous aurions entièrement approuvé, si vous aviez défendu de les adorer ; mais nous vous blâmons de les avoir brisées… Car autre chose est adorer une peinture, et autre d’apprendre par l’histoire de cette peinture ce qu’il faut adorer. » (Delectus Act., etc., t. I, p. 443.)
Cette lettre montre que non-seulement le culte des images, et par conséquent bien d’autres altérations de la saine doctrine, n’avaient pas encore entièrement envahi l’Église, mais encore que les papes pieux hésitaient à les recommander sous leur forme la plus blâmable.
Vers le milieu du VIIIe siècle, la lutte de la fidélité contre les erreurs dure encore. Nous la voyons s’élever entre des prélats français et Boniface, apôtre de la Germanie. Claude Clément, Sidonius, Virgilius, Samson, et Aldebert à leur tête, reprochaient à Boniface de répandre les erreurs suivantes : le célibat des prêtres, le culte des reliques, l’adoration des images, la suprématie des papes, les messes pour les morts, le purgatoire, etc. Pour cette raison, les auteurs catholiques romains les accusent d’hérésie, et reprochent surtout à Aldebert d’avoir blâmé comme inutiles l’imposition des mains, les signes de croix et d’autres cérémonies déjà reçues alors dans le baptême.
L’épître Xe du pape Zacharie à Boniface est trop précise sur l’existence dans l’Eglise d’une forte opposition aux envahissements du culte romain, et même sur celle d’un culte chrétien différent et plus évangélique, pour que nous ne la citions pas ici. « Quant aux prêtres, y est-il dit, que votre fraternité rapporte avoir trouvés, qui sont en plus grand nombre que les catholiques, qui sont errants, déguisés sous le nom d’évêques ou de prêtres, non ordonnés par des évêques catholiques, qui se jouent du peuple, confondent les ministères de l’Église et les troublent, hommes faux, vagabonds, adultères, homicides, efféminés, sacrilèges, hypocrites, la plupart esclaves tonsurés qui ont fui leurs maîtres, serviteurs du diable transformés en ministres de Christ, qui vivent à leur propre gré, étant sans évêques, ayant leurs partisans pour défenseurs contre les évêques, afin qu’ils n’attaquent pas leurs mœurs criminelles, qui assemblent séparément un peuple complice, et exercent leur ministère erroné, non dans une église catholique, mais dans des lieux sauvages, dans les celliers des campagnards, où leur maladroite folie peut être cachée aux évêques. » (Sacro-sancta Concilia,… studio Ph. Labbeï, etc., t. VI col. 1519.)
Nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de laver les prêtres dont il est ici question des accusations d’adultère et d’homicide, de sacrilège et d’hypocrisie ; chacun sait que les écrivains de l’Église romaine n’ont jamais épargné les épithètes injurieuses et les calomnies lorsqu’il était question de ses adversaires. Il nous suffit d’avoir signalé au VIIIe siècle, par la lettre même d’un pape, l’existence de prêtres et de chrétiens réunis en assemblées religieuses, et non soumis au joug de Rome.
Nous devons aussi mentionner la vive opposition que les décisions du second concile de Nicée, de l’an 787, favorables au culte des images, rencontrèrent dans les états de Charlemagne. Ces décisions, et d’autres encore sur le signe de la croix, furent repoussées par le concile de Francfort, l’an 794, malgré les représentations des légats du pape. Les prélats du second concile de Nicée ayant anathématisé ceux qui n’adoraient pas les images, Charlemagne fit observer qu’ils avaient par là anathématisé et déclaré hérétiques leurs propres pères, et qu’ayant été consacrés par eux, leur consécration était donc nulle ; qu’ainsi, ils n’étaient pas de vrais prêtres. (Dupin, Nouv. Bibl., etc., t. V, p. 148.)
Un des faits les plus saillants de la résistance de l’Église fidèle à l’envahissement des erreurs, dont Rome fut le centre, est l’épiscopat de Claude de Turin. C’est un fanal qui éclaire la nuit de ces temps reculés et qui reflète au loin sa vive et belle lumière. A sa clarté, nous entrevoyons dans le lointain ces Vallées Vaudoises, où la flamme sacrée de l’Évangile que Claude avait ravivée et entretenue continuera à purifier les cœurs, alors que l’humide brouillard de l’hérésie romaine l’aura éteinte dans la plaine.
Claude (3), d’abord chapelain de Louis-le-Débonnaire, déjà du vivant de Charlemagne, fut nommé par le premier de ces princes évêque de Turin, vers l’an 822, sous le pontificat de Pascal I, qui mourut le 13 mai 824, et administra le diocèse jusqu’en 839, époque de sa mort, à ce que l’on croit. Prédicateur éloquent et versé dans la connaissance de la Parole de Dieu, il exerça un ministère actif et fructueux durant dix-sept années, et, ce qui est le caractère le plus apparent de son œuvre, il fit disparaître des basiliques toutes les images. Miné par les partisans de ce culte inconnu à la primitive Eglise, il écrivit quelques livres pour répondre aux adversaires du dehors. Ces écrits sont perdus, à l’exception des lambeaux que Jonas d’Orléans, son adversaire, nous en a conservés. Bien qu’incomplets, et mutilés peut-être, ils restent un éclatant témoignage de la doctrine prêchée durant dix-sept, ans, dans les mêmes contrées où nous la trouverons plus tard professée par les Vaudois. Les passages que nous allons en citer prouveront que Jonas d’Orléans ne faisait pas une trop grande concession, en avouant que Claude avait quelque connaissance des saintes Ecritures.
(3) – On peut apprendre à connaître Claude dans Maxima Biblioth., P. P., t. XVI, p. 139 et suiv. Il était Espagnol et non Ecossais, comme l’était Claude Clément, mentionné ci-dessus.
L’écrit de Claude de Turin que Jonas d’Orléans nous a conserve, ainsi que Dungal, est intitulé : Réponse apologétique de Claude, évêque, à l’abbé Théodémir.
« J’ai reçu, écrit-il, par un certain porteur (4) campagnard, ta lettre pleine de babil et de sottises avec les additions dans lesquelles tu déclares que tu as été troublé, en quelque sorte, de ce que le bruit s’est répandu, à ma honte, depuis l’Italie dans toutes les Gaules, jusqu’en Espagne, que je prêche pour former une nouvelle secte, contre la règle de la foi catholique, ce qui est entièrement faux ; et ce n’est pas merveille, si les membres de Satan parlent de moi de la sorte, puisqu’ils ont appelé notre chef séducteur et démoniaque. Car je n’enseigne point une nouvelle secte, moi qui reste dans l’unité (de l’Eglise) et qui proclame la vérité. Mais, autant qu’il a dépendu de moi, j’ai étouffé les sectes, les schismes, les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés, renversés, et, Dieu aidant, je ne cesse de les renverser autant qu’il dépend de moi. Depuis que, malgré moi, je me suis chargé du fardeau de l’épiscopat, et, que, envoyé par le pieux Louis, fils de la sainte Eglise de Dieu, je suis arrivé en Italie, j’ai trouvé à Turin toutes les basiliques remplies de souillures dignes d’anathème et d’images, contrairement à l’ordre de la vérité ; et, comme tout ce que les autres adoraient, seul je l’ai renversé, c’est aussi sur moi seul qu’on s’est acharné. C’est pour cela que tous ont ouvert leur bouche pour me calomnier ; et, si le Seigneur ne m’eût été en aide, ils m’auraient peut-être dévoré vif. Ce qui est dit clairement : Tu ne te feras aucune ressemblance des choses qui sont au ciel, ni sur la terre, etc., s’entend non-seulement de la ressemblance des dieux étrangers mais aussi des créatures célestes et de ce que l’esprit humain a pu inventer en l’honneur du Créateur.
(4) – C’est le sens que nous donnons ici à portitorem.
» Nous ne prétendons pas, disent ceux contre qui nous défendons l’Eglise, nous ne prétendons pas que l’image que nous adorons ait quelque chose de divin, mais nous l’adorons avec le respect qui est dû à celui qu’elles représentent. A quoi nous répondons : que si les images des saints sont adorées d’un culte diabolique, mes adversaires n’ont pas abandonné les idoles, ils n’ont fait qu’en changer le nom. Si donc tu écris ou peins sur les murs les images de Pierre, de Paul, de Jupiter, de Saturne ou de Mercure, ce ne sont ni des dieux, ni des apôtres ; ni les uns ni les autres ne sont des hommes ; le nom est changé, mais l’erreur reste et demeure à toujours, en ce sens qu’ils ont une image de dieu privée de vie et de raison, au lieu d’images d’animaux, ou, ce qui est plus exact, au lieu de pierre et de bois.
» On doit donc bien considérer que, s’il ne faut ni adorer ni servir les œuvres de la main de Dieu, à bien plus forte raison on ne doit ni adorer ni servir les œuvres de la main des hommes, pas même de l’adoration due à ceux qu’on prétend qu’elles représentent. Car si l’image que tu adores n’est pas Dieu, tu ne dois nullement l’adorer de l’adoration offerte à des saints, qui ne s’arrogent point du tout les honneurs divins.
» Il faut donc bien retenir ceci, c’est que tous ceux qui accordent les honneurs divins, non-seulement à des images visibles, mais à une créature quelconque, qu’elle soit céleste ou terrestre, spirituelle ou corporelle, et qui attendent d’elle le salut qui vient de Dieu seul, sont de ceux dont parle l’Apôtre quand il dit : Ils ont servi la créature plutôt que le Créateur.
» Pourquoi t’humilies-tu et t’inclines-tu devant de vaines images ? Pourquoi courbes-tu ton corps devant des simulacres insensés, terrestres, esclaves ? Dieu t’a créé droit, et tandis que les animaux sont penchés vers la terre, il veut que tu élèves tes yeux au ciel et que tu portes tes regards vers le Seigneur. C’est là qu’il faut regarder ; c’est là qu’il faut lever les yeux. C’est en haut qu’il faut chercher Dieu, pour apprendre à se passer de la terre. Élève donc ton cœur au ciel ; pourquoi t’étendre dans la poussière de la mort avec l’image insensible que tu sers ? Pourquoi te livrer au diable pour elle et avec elle ? Garde l’élévation où tu es né ; maintiens-toi tel que Dieu t’a fait.
» Mais voici ce que disent les misérables sectateurs de la fausse religion et de la superstition. C’est en mémoire de notre Sauveur, que nous servons, honorons et adorons la croix peinte ou érigée en son honneur. Rien ne leur agrée donc en notre Sauveur que ce qui a plu même aux impies, l’opprobre de sa passion et l’ignominie de sa mort. Ils croient de lui ce qu’en croient les méchants, tant juifs que païens, qui rejettent sa résurrection et ne savent le considérer que comme torturé, et qui dans leur cœur le regardent toujours dans l’agonie de la passion, sans penser à ce que dit l’Apôtre, et sans comprendre cette parole : Nous avions connu Christ selon la chair, mais maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière.
» Voici ce qu’il faut répondre à ces gens-là. Que s’ils veulent adorer tout bois taillé en forme de croix, parce que Christ a été suspendu à la croix, il y a bien d’autres choses que Christ a faites pendant qu’il était dans sa chair et qu’ils feront mieux d’adorer.
» En effet, à peine est-il resté six heures suspendu à la croix, tandis qu’il a passé neuf mois dans le sein d’une vierge ; adorons donc les vierges, parce que c’est une vierge qui a donné le jour à Jésus-Christ. Adorons les crèches, puisque d’abord après sa naissance il fut couché dans une crèche. Adorons de vieux haillons, puisqu’il fut emmailloté dans des haillons. Adorons les navires, puisqu’il navigua souvent, qu’il enseigna les troupes du haut d’une barque, qu’il dormit sur une barque, et que ce fut d’une barque qu’il ordonna de jeter le filet, lors de la pêche miraculeuse. Adorons les ânes, puisqu’il entra à Jérusalem monté sur un âne. Adorons les agneaux, puisqu’il est écrit de lui : Voici l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. Mais ces fauteurs de dogmes pervers veulent dévorer les agneaux vivants et les adorer peints sur les murailles. Adorons les lions, car il est écrit de lui : Le lion de Juda, race de David, a vaincu. — Adorons les pierres, puisque, descendu de la croix, il a été placé dans un sépulcre de pierre, et que l’Apôtre dit de lui : Or, ce rocher était Christ. Mais Christ est appelé rocher, agneau, lion, figurément et non dans le sens propre. Adorons les épines des buissons, puisque c’est de là que vint la couronne d’épines placée sur sa tête, au temps de sa passion. Adorons les roseaux, puisqu’ils fournirent aux soldats un instrument pour le frapper. Enfin, adorons les lances, puisque l’un des soldats le frappa d’une lance au côté, et qu’il en sortit du sang et de l’eau.
» Tout cela est ridicule ; il vaudrait mieux le déplorer que l’écrire. Contre des sots nous sommes contraint d’avancer des sottises, et de lancer contre des cœurs de pierre, non pas les traits ou les maximes de la Parole, mais des projectiles de pierre. Convertissez-vous, prévaricateurs, qui vous êtes retirés de la vérité, et qui aimez la vanité, et qui êtes devenus vains, qui crucifiez de nouveau le Fils de Dieu et l’exposez à l’ignominie, qui avez rendu ainsi une foule d’âmes complices des démons, et qui, les éloignant de leur Créateur, au moyen des sacrilèges détestables de vos images, les avez abattues et précipitées dans la damnation éternelle.
» Dieu commande une chose, et ces gens en font une autre. Dieu commande de porter la croix, et non pas de l’adorer. Ceux-ci veulent l’adorer, et ne la portent ni corporellement ni spirituellement. Servir Dieu de cette manière, c’est s’éloigner de lui. Il a dit lui-même : Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive, sans doute parce que celui qui ne renonce pas à soi-même ne s’approche pas de celui qui est au-dessus de lui, et qu’il ne peut saisir ce qui se passe, s’il n’a appris de bonne heure à le connaître.
» Quant à ce que tu me reproches que j’empêche le monde de courir en pèlerinage à Rome pour y faire pénitence, tu ne dis pas la vérité. En effet, je n’approuve pas le voyage, parce que je sais qu’il ne nuit pas à tous et qu’il n’est pas utile à tous ; qu’il ne profite pas à tous et qu’il n’est pas dommageable à tous. Je veux premièrement te demander à toi-même, si tu reconnais que c’est faire pénitence que d’aller à Rome, pourquoi depuis si longtemps as-tu damné tant d’âmes que tu as retenues dans ton monastère et que tu y as même reçues pour y faire pénitence, les ayant obligées à te servir, au lien de les envoyer à Rome ? Tu prétends en effet posséder cent quarante moines, qui se sont tous rendus auprès de toi pour faire pénitence, qui se sont livrés au monastère, et à aucun desquels tu n’as permis d’aller à Rome. S’il en est ainsi, qu’aller à Rome soit faire pénitence, et que cependant tu les empêches, que diras-tu contre cette déclaration du Seigneur : Que celui qui aura mis achoppement à l’un de ces petits, il vaudrait mieux qu’une meule de moulin lui fût pendue au col et qu’il fût jeté au fond de la mer. Il n’y a aucun scandale plus grand que d’empêcher un homme de suivre un chemin qui pourra conduire au bonheur éternel.
» Nous savons bien que cette sentence de l’Evangile est très-mal entendue : Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Eglise, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux. C’est en vertu de ces paroles du Seigneur qu’une tourbe ignorante, négligeant toute intelligence spirituelle, tient à se rendre à Rome pour acquérir la vie éternelle. Celui qui entend convenablement les clefs du royaume des cieux ne recherche pas une intercession locale de saint Pierre. En effet, si nous examinons la valeur des paroles du Seigneur, il n’a pas été dit à saint Pierre seul : Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. En effet, ce ministère appartient à tous les vrais surveillants et pasteurs de l’Eglise, qui l’exercent tandis qu’ils sont en ce monde ; et quand ils ont payé la dette de la mort, d’autres succèdent à leur place et jouissent de la même autorité et puissance. Tu ajoutes encore l’exemple de David : Au lieu de tes pères, il t’est né des fils, et tu les établiras princes sur toute la terre.
» Revenez, aveugles, à votre lumière. Revenez à celui qui illumine tout homme venant au monde. Cette lumière luit dans les ténèbres (5), et les ténèbres ne font point comprise. Tous tant que vous êtes, qui, ne voyant pas ou ne regardant pas cette lumière, marchez dans les ténèbres et ne savez où vous allez, parce que les ténèbres ont aveuglé vos yeux, écoutez ; insensés, qui en allant à Rome, cherchez l’intercession de l’Apôtre, écoutez, ce que dit entre autres saint Augustin, au livre IX de la Trinité: Viens avec moi, et considère pourquoi nous aimons l’Apôtre : Est-ce à cause de sa figure humaine que nous connaissons fort bien ? Est-ce parce que nous croyons qu’il a été homme ? Non certes, autrement nous n’aurions plus rien à aimer, puisque cet homme-là n’existe plus ; son, âme a quitté son corps. Mais nous croyons que ce que nous aimons en lui vit encore maintenant. Si le fidèle doit croire Dieu quand il promet, combien plus quand il jure et dit : Que s’il y avait au milieu de cette ville-là Noé, Daniel et Job, c’est-à-dire, si les saints que vous invoquez étaient remplis d’une sainteté, d’un mérite et d’une justice aussi grande que ceux-là, ils ne délivreraient ni fils ni fille. Et c’est à cette fin qu’il l’a déclaré ; savoir, afin que nul ne mette sa confiance ni dans les mérites, ni dans l’intercession des saints, parce que s’il ne persévère dans la foi, dans la justice, dans la vérité où ils ont persévéré, et par laquelle ils ont plu à Dieu, il ne pourra être sauvé. Quant à vous, qui cherchez l’intercession de l’Apôtre en allant à Rome, écoutez ce que dit contre vous saint Augustin, si souvent cité (6) : Ecoutez ceci, peuples pervers, fous que vous êtes ; devenez une fois avisés : Celui qui a planté l’oreille n’entendra-t-il point ? Celui qui a formé l’œil ne verra-t-il point ? Celui qui châtie les nations, Celui qui donne à l’homme la science, ne reprendra-t-il point ?
(5) – Ce passage rappelle fort à propos la devise des armoiries des Vaudois ci, de leurs seigneurs : Une lampe allumée dans les ténèbres avec ces mots : Lux lucet in tenebris.
(6) – Ces mots, si souvent cités, n’indiquent-ils pas, que cet écrit de Claude n’est pas complet, dans Jonas d’Orléans ?
» La cinquième chose que tu me reproches, c’est qu’il te déplaît que dominus Apostolicus (monsieur l’Apostolique) se soit indigné contre moi (tu parles ainsi du défunt évêque de Rome, Pascal), et qu’il m’ait honoré de ma charge. Mais puisque apostolique veut en quelque sorte dire gardien d’apôtre, il ne faut certes pas appeler apostolique celui qui est assis dans la chaire de l’Apôtre, mais celui qui remplit les fonctions d’apôtre. Quant à ceux qui occupent cette chaire sans en remplir les devoirs, le Seigneur a dit : Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ; observez et faites ce qu’ils vous diront ; mais ne faites pas comme ils font, parce qu’ils disent et ne font pas. » (Matthieu 23.2, 3. — Voir Maxima Bibliotheca, P. P., t. XVI, col. 139 - 169 et suiv.)
La lecture attentive de cette lettre montre avec évidence le caractère chrétien et éminemment évangélique de Claude. On y voit que la source où il puise son courage et sa fidélité est la Parole de Dieu, et l’on peut conclure de l’emploi continuel qu’il fait de l’Ecriture dans ses écrits, qu’il l’a prêchée (7) et répandue dans son diocèse ; qu’il a dû donner un élan nouveau à l’étude des saintes lettres, exciter les ministres de la religion à n’enseigner que ce qu’elles contiennent, et conduire les brebis confiées à ses soins au seul Berger céleste qui puisse les paître et les sauver éternellement.
(7) – En cela, il s’est conformé à la décision du concile de Francfort de l’an 794, comme chacun peut s’en convaincre par ses actes.
Il est facile de se figurer l’immense influence qu’a dû exercer un tel homme durant un épiscopat de dix-sept ans environ. Et lors même qu’on réussirait à prouver, ce qui n’est pas possible, que son œuvre a été isolée, sans antécédents, sans conséquences ultérieures remarquables ; si l’on démontrait que les évêques qui le suivirent ont tous travaillé à la détruire, il n’en demeurerait pas moins certain qu’elle a eu lieu, et il resterait toujours la possibilité, bien plus la probabilité, qu’elle se sera perpétuée après lui dans bien des cœurs, tout au moins dans quelqu’une des parties de son vaste diocèse, dans les vallées des Alpes Vaudoises, par exemple, moins exposées que la plaine au brusque envahissement de l’autorité des papes.
Mais cette supposition extrême d’un ministère insolite n’est ni vraie ni soutenable. Claude n’a pas été un novateur. Son œuvre n’a pas été isolée. Tout ce que nous avons rapporté de la résistance de l’Eglise fidèle le prouve. C’était déjà dans ces mêmes contrées, ou dans les contrées voisines, que Vigilance avait trouvé un refuge auprès d’évêques professant comme lui une doctrine opposée au culte des images et des saints, aux cérémonies sur les tombeaux, aux pèlerinages, aux jeûnes, au célibat des prêtres et à la vie monastique. N’oublions pas que Serenus, de l’autre côté des Alpes, au commencement du VIIe siècle, avait accompli une œuvre pareille à celle de Claude, dans le diocèse de Marseille ; qu’au VIIIe siècle, de nombreux prélats français s’étaient opposés à l’introduction des mêmes erreurs et aux altérations de doctrine que Boniface prêchait. Enfin, nous avons rappelé que la majorité des évêques des vastes états de Charlemagne dont Turin et le Piémont faisaient partie, avaient résisté, dans le concile de Francfort, l’an 794, aux sollicitations, aux prières et aux ordres des légats du pape, et rejeté le même culte des images que Claude bannit de son diocèse (8).
(8) – On doit encore faire attention qu’Agobard, archevêque de Lyon, partageait entièrement les opinions de Claude, son contemporain, comme en font foi ses écrits. (V. Maxima Bibliotheca, P. P., t. XVI, col. 241 et suiv.)
Non, l’œuvre de ce pieux évêque n’a pas été isolée. En ces temps-là, la lutte contre les erreurs de Rome se continuait avec vigueur dans diverses contrées, et si les partisans du culte des images avaient quelquefois la victoire, comme il paraît qu’ils l’avaient eue sous l’épiscopat du prédécesseur de Claude, c’était pour se la voir bientôt disputée de nouveau et, souvent enlevée. Le père Pagi lui-même, dans son Abrégé d’Histoire chronologique, critique, etc., citant Denys de Padoue, après avoir fait quelques aveux assez curieux sur l’introduction des images (9) et sur les prétendus motifs qui la justifient aux yeux des catholiques romains, reconnaît : « Qu’il n’est nullement constaté que cela (cette introduction) ait eu lieu partout, ni de la même manière ; mais que cela se fit ici plus tôt, là plus tard, selon la portée et le naturel des peuples, et selon que ceux qui les dirigeaient le jugeaient convenable (expedire judicabant). » — (V. Beviarium hisiorico-chronologicum, etc., R. P. Pagi, t. 1, p. 521 à p. 524. — § xxii.)
(9) – Il avoue « que dans les premiers temps du christianisme l’usage des images sacrées n’était pas fréquent » (il aurait dû dire n’était pas connu) ; il ajoute « que le motif. ou la raison de leur introduction est qu’on a vu en elles un moyen d’édification et de répandre le christianisme, que la raison devait faire adopter, puisqu’il n’y avait plus à craindre la superstition des idoles autrefois caché dans les cœurs. » Pas un mot de la défense que contient, à cet égard, la Parole de Dieu.
Mais les paroles mêmes de Claude, dans sa lettre à l’abbé Théodémir, nous font voir avec clarté que l’évêque de Turin a continué une œuvre commencée : « Je n’enseigne point une nouvelle secte, écrit-il, moi qui reste dans l’unité et qui proclame la vérité. Mais, autant qu’il a dépendu de moi, J’ai étouffé les sectes, les schismes, les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés, renversés, et, Dieu aidant, je ne cesse de les renverser autant qu’il dépend de moi. » Qui ne voit, qu’en s’opposant dans son diocèse au culte des images, Claude a estimé demeurer dans l’unité, défendre la vérité, la vérité encore connue et encore vénérée ? Qui ne voit qu’en réformant des abus déjà introduits, Claude a voulu réprimer une secte, envahissante peut-être, mais enfin une secte, combattre un schisme, arrêter des superstitions et une hérésie ?
La vigueur des expressions que Claude emploie pour désigner les partisans du culte des images, et l’énergie de ses remontrances, nous montrent aussi un homme qui attaque l’ennemi, plutôt qu’il ne se défend, tant il se sent lui-même à l’abri du danger par la force même de sa position. Le dédain avec lequel il parle des prétentions de Rome et du pape (10) lui-même, qu’il compare aux scribes et aux pharisiens assis dans la chaire de Moïse, ne nous donne pas seulement à connaître la mesure de son courage, mais aussi celle de sa force.
(10) – On peut croire que le titre de pape n’avait pas prévalu, autrement Claude n’eût pas manqué d’y faire quelque allusion.
Enfin, ce qui achève de démontrer que l’œuvre de Claude n’est pas celle d’un novateur isolé, sans antécédents dans le diocèse même ni au-dehors, c’est son plein succès. Les images furent ôtées de toutes les basiliques ; il est vrai, au mécontentement de ceux qui le montraient au doigt, mais sans que cet acte ait fait naître nulle part une opposition sérieuse. Il paraîtrait même que, comme il n’est parlé que de leur expulsion des basiliques, le culte des images n’avait point encore envahi les campagnes, mais seulement Turin, et peut-être les villes importantes du diocèse. Chacun comprendra qu’une œuvre accomplie, presque sans résistance, dans un immense territoire, suppose l’adhésion de la masse du clergé et de l’Eglise à cette œuvre. Et, si l’on réfléchit que Claude administra son évêché durant quinze ans au moins, on se convaincra que son zèle et sa fidélité, secondés par un clergé intelligent et dévoué, par l’amour des fidèles et la conscience du peuple, ont dû imprimer à la cause des saines doctrines et de la vie chrétienne un mouvement qui ne pouvait s’arrêter de sitôt.
Il peut ne pas être sans intérêt de joindre à ce qui précède le témoignage d’un auteur moderne piémontais : « Quoi qu’il en soit, nous dit-il, cet évêque de Turin, homme éloquent et de mœurs austères, eut un grand nombre de partisans. Ceux-ci, anathématisés par le pape, poursuivis par les princes laïques, furent chassés de la plaine et forcés de se réfugier dans les montagnes, où ils se maintinrent dès-lors, toujours comprimés et toujours cherchant à s’étendre. » (Mémoires historiques… par le marquis Costa de Beauregard, t. II, p. 50, 3e mém.)