Étude pratique sur l’épître aux Philippiens

II.
Conduite de Paul vis-à-vis de ses adversaires dans l’église

1. Amis et adversaires de Paul parmi les chrétiens de Rome

La plus grande joie de l’apôtre Paul était d’apprendre que sa captivité servait aux progrès de l’Evangile. Il était toujours plus évident qu’on ne pouvait lui reprocher aucun crime, et que son zèle pour la foi était la seule cause de ses souffrances. Naturellement, cela rendait attentif à une doctrine à laquelle un homme comme Paul était prêt à tout sacrifier. Aussi la pieuse ardeur de son témoignage, sa fermeté, sa vie sainte produisaient la plus vive impression. Il paraît que sa réputation se répandit dans le camp des gardes du prétoire par le moyen des soldats qui le gardaient dans sa prison. (Philippiens 1.13) L’exemple de Paul enflamma le zèle d’autres chrétiens à Rome, et les poussa à rendre avec courage leur témoignage à la vérité. L’Evangile se propagea de la sorte plus rapidement.

Mais Paul lui-même fait une grande différence entre ces témoins de la vérité à Rome : « Il est vrai, dit-il, que quelques-uns prêchent Christ par envie et par un esprit de dispute ; et que les autres le font, au contraire, par bonne volonté… par charité, sachant que je suis établi pour la défense de l’Evangile. » (Philippiens 1.15, 17) Il veut dire par ces derniers mots qu’il en est qui sont inspirés dans leur témoignage par leur affection pour sa personne en même temps que par l’amour de l’Evangile, et ils lui montrent cette affection en annonçant Jésus Christ. Ils savaient qu’ils ne pouvaient lui procurer de plus grande joie que de faire servir sa captivité à l’avancement du règne de Dieu ; n’était-ce pas le but de sa vie entière, sa vocation par excellence, à laquelle il ramenait tout, et ses liens en particulier ? « Les uns, dit-il encore, annoncent Christ par un esprit de dispute, et non pas purement, croyant ajouter de l’affliction à mes liens. » (Philippiens 1.16) Quels sont ceux qui sont désignés par là ? Pour le comprendre il faut faire attention à la distinction qu’il établit plus loin entre ceux qui annoncent Christ d’une manière véritable, et ceux qui l’annoncent seulement en apparence (v. 18). Devons-nous admettre que ces hommes sans aucun amour de l’Evangile, sans aucune foi positive en Christ, ne l’annonçaient qu’afin d’aggraver la position de Paul ? voulaient-ils par là le mettre en plus grand danger, en lui faisant imputer par les tribunaux romains les progrès du christianisme et le rendre ainsi plus haïssable et suspect à leurs yeux ? Il est facile de voir de suite combien une semblable interprétation est forcée et invraisemblable. En mettant Paul en danger, ses ennemis s’y seraient mis eux-mêmes. Comment peut-on supposer qu’ils eussent joué un jeu si dangereux seulement par haine contre Paul ? Celui qui alors n’était pas pour l’Evangile devait se déclarer contre lui ; personne n’aurait cherché à le répandre dans un but caché. Nous devons donc chercher une autre explication de cette difficulté.

Quand il est dit de quelqu’un qu’il annonce l’Evangile seulement en apparence, le sens de cette expression n’est pas nécessairement que cet homme ne croit pas à l’Evangile, n’y est en rien intéressé, et n’a aucune conviction chrétienne. Ces mots peuvent signifier que celui qui annonce ainsi l’Evangile ne l’annonce pas dans sa pureté, dans sa totalité, qu’il y mêle des éléments et peut-être des motifs étrangers, tout en ayant dans une certaine mesure une conviction sincère. Il annonce une apparence d’Evangile et non le véritable Evangile. On peut dire d’un tel homme qu’il ne l’annonce pas purement. Paul pouvait donc s’exprimer ainsi en parlant d’hommes qui, tout en rendant témoignage à l’Evangile de Jésus-Christ, l’altéraient ou le mutilaient. De même quand Paul les accuse d’être animés par l’esprit de parti, de le haïr et de chercher à lui nuire, il ne s’ensuit pas que leur témoignage fût entaché d’hypocrisie, hypocrisie qui ne se conçoit pas dans les circonstances de ces temps. Mais on peut très bien comprendre que leur témoignage ne fut pas inspiré par le pur amour du Seigneur, qu’il s’y mêla le désir plus ou moins avoué d’affliger Paul par la manière dont ils le rendaient et de se former à eux-mêmes un parti.

Il nous sera facile de préciser ces observations générales, en nous rendant compte du développement du christianisme dans les temps apostoliques et des circonstances au milieu desquelles travaillait l’apôtre Paul. Nous savons qu’il avait à lutter avec des adversaires du genre de ceux caractérisés par lui dans cette épître. Plusieurs, tout en reconnaissant et en annonçant Jésus-Christ comme le Messie, en faisaient un Messie juif. Ils ne le regardaient pas comme l’unique auteur du salut de l’humanité, mais en admettant qu’il était le Christ prédit par les prophètes, ils ne savaient pas s’affranchir du point de vue légal ; ils ne comprenaient rien à la nouvelle économie qu’il avait inaugurée. Ils cousaient en quelque sorte la foi en Jésus-Christ comme une pièce de drap neuf au vieux vêtement du judaïsme. Nous voyons, par les épîtres de Paul, qu’il avait sans cesse à les combattre. Il pouvait dire d’eux, à bon droit, qu’ils n’annonçaient pas l’Evangile purement, mais seulement en apparence ; car ils prenaient le judaïsme plus au sérieux que le christianisme, et on devenait plutôt juif que chrétien par leur moyen. Il pouvait également les accuser de former un parti contre lui et de chercher à l’affliger dans sa captivité ; car, partout ces chrétiens judaïsants nous apparaissent remplis d’envie contre Paul, l’apôtre de l’Evangile pur, dégagé de tout judaïsme, l’apôtre de la gentilité. Partout ils le combattaient, s’efforçant de détruire son autorité apostolique, pour amener les gens de ce pur Evangile à leur Evangile mutilé et amoindri. Nous n’avons pas lieu d’être étonnés de trouver à Rome de tels adversaires de Paul ; car l’épître aux Romains, qu’il écrivit peu de temps avant sa captivité, nous montre que si l’Eglise de Rome était essentiellement composée de païens, il y existait néanmoins un parti plus faible de chrétiens judaïsants. Il était donc patent que tandis que les uns annonçaient l’Evangile dans le sens de Paul, les autres étaient excités à jalousie et annonçaient avec un zèle égal leur Evangile judaïsé. La manière dont Paul en use avec ces derniers, est importante à méditer, car elle nous donne une règle de conduite précieuse et d’une fréquente application.

2. Désintéressement de l’apôtre dans la défense de la vérité ; règle de conduite précieuse à suivre dans les débats entre chrétiens

Il est évident que les chrétiens judaïsants étaient les ennemis personnels de Paul. Ils avaient le dessein avoué de le contrarier et de faire un parti contre lui. Quel renoncement sublime Paul ne montre-t-il pas en passant sur cette inimitié personnelle ! Il ne se soucie pas du plan conçu et exécuté contre lui ; il est tout entier à la joie de voir Christ annoncé. Peu lui importe que ce soit par ses ennemis jurés ! Tous ses sentiments personnels sont refoulés ; il n’y a place dans son cœur que pour l’amour du Seigneur et des hommes qui est l’inspiration de sa vie entière. Combien sont rares les exemples d’un amour de la vérité si dégagé de vues personnelles, si pur, si sanctifié ! Il arrive souvent qu’un homme a un zèle véritable pour le règne de Dieu, mais non sans mélange d’égoïsme. Quand l’Evangile est annoncé par d’autres que lui, il ne sait pas s’en réjouir. Il est plus affligé de ce qu’il est proclamé par des gens qui ne sont pas d’accord avec lui, qu’il n’est heureux des progrès que peut faire la cause commune. Il est à la fois attristé et aigri, tourmenté de jalousie. Il ne tient pas uniquement à ce que Christ soit annoncé, mais il tient avant tout à ce qu’il le soit par lui, ou du moins par ses disciples, par ses amis. Que n’éprouve-t-il pas quand il l’est par ses adversaires, par ceux qui par envie cherchent à diminuer sa gloire, à le rendre suspect, à détourner les hommes de lui ? Le zèle désintéressé de Paul forme un contraste admirable avec de tels sentiments. Il est conséquent avec ce principe posé par lui dans sa première lettre aux Corinthiens pour les prédicateurs de la vérité : Que personne ne se glorifie dans les hommes. (1 Corinthiens 3.21) La gloire de Christ et le salut des croyants importent seuls à ses yeux.

La difficulté serait complètement éclaircie, et il pourrait nous suffire d’avoir tiré de ces paroles l’enseignement que nous en avons recueilli, s’il n’y avait eu entre Paul et les chrétiens judaïsants qu’un débat portant sur les personnes et non un débat portant sur la doctrine. Mais d’après ce que nous avons dit, il n’en était pas ainsi. Il s’agissait d’un faux enseignement qui se mettait en opposition avec l’enseignement de Paul, et ne donnait qu’un Evangile faussé ou amoindri. Jésus était bien le Messie pour les adversaires de Paul, mais non dans le sens de Paul. Il n’était pas pour eux comme pour lui le seul principe du salut et le centre de toute la vie chrétienne. Comment donc Paul peut-il se réjouir de ce que Christ est annoncé par ceux qui ne l’annoncent pas d’une manière pure et complète ? Il y a d’autant plus lieu d’être étonné que Paul, dans d’autres circonstances, se montre sévère à l’égard de ces chrétiens judaïsants. Avec quelle vigueur ne les combat-il pas dans son épître aux Galates ? Il déclare qu’ils n’annoncent pas le même Evangile que lui ; qu’il n’y a pas d’autre Evangile véritable que le sien, et que pour eux ils ne font qu’altérer l’enseignement de Jésus-Christ (Galates 1.7). Il dit à ceux qui veulent associer la justice légale avec l’Evangile : Si l’on est justifié par la loi, Christ est mort en vain (Galates 2.21). Il y a plus : Paul renouvelle la même déclaration contre cette tendance, dans l’épître aux Philippiens. Comment donc concilier ces condamnations sévères et la satisfaction que l’apôtre éprouve en apprenant que Christ est annoncé par de telles gens ? Il faut distinguer les rapports divers dans lesquels ces jugements ont été exprimés et nous comprendrons qu’ils aient été ainsi modifiés. Paul n’exprime avec vivacité un blâme énergique contre ces chrétiens judaïsants que quand ceux-ci cherchent à gagner des païens convertis, et exercent leur prosélytisme là où le fondement de l’Evangile a été déjà posé. Dans ce cas, ils ne peuvent que le renverser, surtout quand l’élément juif prédomine chez eux au point d’altérer tout à fait le caractère propre du christianisme. Paul ne pouvait qu’éprouver une amère tristesse de voir l’Evangile obscurci pour ceux qui l’avaient déjà accepté et reçu. Mais il en est autrement, lorsqu’il s’agit de païens qui ne connaissent pas encore le Seigneur. Les chrétiens judaïsants, après tout, enseignaient qu’il était venu sur la terre pour fonder le règne de Dieu au sein de l’humanité ; ils rendaient témoignage à la vérité historique de l’Evangile, aux souffrances, à la résurrection, à l’ascension de Jésus-Christ, quand bien même ils ne faisaient pas ressortir tout ce qui était renfermé dans ces faits divins. Paul devait éprouver de la joie de ce que les faits essentiels de l’Evangile étaient annoncés à ceux qui les ignoraient complètement. C’était le principe duquel toute la vérité chrétienne pourrait plus tard découler. Une fois qu’on connaîtrait Jésus-Christ, sa crucifixion, sa résurrection et son ascension, on pourrait être conduit plus loin, et découvrir toujours davantage les richesses inépuisables renfermées en lui. Il y avait donc lieu de se réjouir de ce que Christ était annoncé, quand bien même il l’était imparfaitement et dans un esprit de parti.

Il y a divers degrés dans la connaissance de Jésus-Christ ; on trouve plus ou moins en lui ; il faut se garder de combattre un frère, parce qu’il a moins trouvé que nous dans son Sauveur, mais, au contraire, partir de ce qu’il a pour lui faire acquérir la richesse qu’il ne possède pas encore, ou plutôt dont il n’a pas conscience et qui est renfermée dans l’objet de sa foi. C’est ainsi qu’il faut en user jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus, suivant l’expression de Paul, à l’unité de la foi et de la connaissance du fils de Dieu, à l’état d’homme fait, et à la mesure de la stature parfaite de Christ (Éphésiens 4.13). Paul, dans cette circonstance, suit l’exemple de Christ lui-même. Quand ses disciples rencontrèrent un homme qui chassait les démons en son nom, ils voulurent s’opposer à ce que le nom de Christ fût invoqué ainsi par quelqu’un qui n’était pas formellement son disciple et ne s’était pas joint à eux. Jésus-Christ les reprit par ces mots : Qui n’est pas contre nous est pour nous (Marc 9.40). Le fait seul de n’être pas contre Christ devait amener plus tard à le suivre ouvertement. Quand bien même cet homme ne connaissait pas Christ comme les apôtres, et mêlait beaucoup d’erreurs à sa foi, ne comprenant pas la vertu véritable du nom qu’il invoquait, il y avait pourtant en lui le germe d’une foi vivante, un point de contact entre lui et Jésus-Christ, et en conséquence, le point de départ d’un développement spirituel. On devait l’amener à se demander : Que signifie la puissance de ce nom de Christ ? Qui doit être celui dont le nom seul opère de tels prodiges ? Ne doit-il pas écraser le royaume du mal, puisque son nom seul chasse les mauvais esprits ? Il était donc sur le chemin de la vérité complète, si seulement on s’y prenait avec lui avec patience et amour. Celui qui n’avait d’autre avantage que de n’être pas un ennemi de Christ, et ne connaissait de lui que des faits isolés, pouvait devenir un disciple déclaré du Seigneur, pourvu qu’on s’attachât à développer ce qu’il possédait déjà de la vérité. Mais si au lieu d’agir ainsi, on lui eût demandé de suite plus qu’il ne pouvait donner, on l’aurait repoussé ; non seulement on l’eût empêché d’avancer, mais on eût encore compromis sa foi naissante, en condamnant avec rigueur ce qu’elle avait d’incomplet, et on eût étouffé la vérité dans son germe. Les paroles de Jésus-Christ, dans cette circonstance, comme l’exemple de Paul, nous prémunissent contre une telle manière de faire.

Il est un trait de cet amour désintéressé de la vérité, si admirable chez Paul, qu’il nous est facile d’apprécier maintenant que nous avons une idée exacte de ses rapports avec les chrétiens judaïsants : c’est sa disposition à reconnaître la vérité mêlée chez eux à l’erreur, quand bien même cette erreur était en opposition si directe avec sa conception pure, spirituelle, du christianisme. Rien de plus rare qu’une telle disposition. Celui qui est capable de saluer avec joie les progrès du règne de Dieu, fussent-ils dus à ses adversaires les plus déclarés, n’a pas souvent assez d’impartialité pour distinguer avec joie la parcelle de vérité qui peut être renfermée dans des vues erronées, subversives de ses convictions les mieux affermies. Combien une telle largeur d’idées n’aurait elle pas évité de déchirures dans l’Eglise ! combien d’hommes qui sont aujourd’hui en flagrante opposition auraient pu par là travailler en commun à la propagation de l’Evangile ! Combien qui se sont enracinés dans leurs erreurs et ont perdu le peu de foi qu’ils avaient, auraient été éclairés et affranchis peu à peu des liens de l’erreur, si on n’avait pas voulu leur imposer tout d’un coup la vérité, et si avec une charité délicate on avait tenu compte de leur degré de connaissance !

Il est une sphère où l’exemple de Paul doit être surtout recommandé : c’est la sphère de l’activité missionnaire. Là il s’agit avant tout comme pour Paul à Rome, de poser le fondement de la foi. Tous les efforts doivent donc se concentrer sur la propagation de la connaissance de Jésus-Christ. C’est un devoir pour tous de faire abstraction des nuances, des diversités de la conception religieuse et de mettre de côté les différences d’opinion pour travailler en commun à annoncer Jésus-Christ s’il demande de nous ce sacrifice. Il faut se réjouir de ce que le fait central de l’Evangile, le salut par Jésus-Christ est aussi proclamé par ceux qui n’ont qu’une connaissance imparfaite de la vérité.

Il est un dernier enseignement à tirer de l’exemple de Paul. Il est des temps où l’Eglise est appelée à une activité missionnaire, même dans les pays où elle est fondée d’ancienne date. Les époques auxquelles nous faisons allusion, tout en subissant l’influence générale des idées lancées dans le courant social par le christianisme, ne voient pas le lien qui rattache ces idées à l’Evangile et se mettent en opposition ouverte avec celui-ci. On voit alors la culture, la civilisation formée sous la tutelle du christianisme, se retourner contre lui en commençant par le dénaturer. Dans l’histoire de toutes les religions il survient une phase où la raison humaine, parvenue à sa maturité et à son indépendance, rompt avec la tradition religieuse à l’ombre de laquelle elle a grandi. Le christianisme ne pouvait échapper à cette condition de toute religion ; c’est une loi de l’histoire à laquelle il est soumis comme tout ce qui a un développement humain : seulement il se distingue des autres religions par son côté divin qui le fait sortir triomphant de toutes les attaques. Tandis que les autres religions trouvent leur tombeau dans de telles luttes, ces luttes sont pour le christianisme le point de départ d’une résurrection véritable ; il apparaît dans une gloire et une pureté nouvelle, avec des forces rajeunies. C’est dans de tels temps que nous pouvons appeler des temps de mission qu’il importe avant tout que Christ soit annoncé. Il faut ramener à Christ les esprits qui s’en sont éloignés, afin qu’il les attire et les soumette. Tout n’est pas obtenu du premier coup ; on part de points de vue très divers, mais peu à peu l’attrait pour Christ amène l’unité spirituelle. Il est donc salutaire de rappeler, dans une semblable époque, la charité élevée de Paul. Que chacun donc se réjouisse de voir Christ annoncé par des voix très diverses et souvent autrement qu’il ne le souhaiterait !

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