Ce que nous venons de dire peut suffire pour le moment. Nous croyons avoir montré que le livre de Daniel s’accorde parfaitement, par tout son contenu, avec l’état où se trouvait le règne de Dieu pendant la captivité et ne peut être le produit d’aucune autre époque. Nous avons maintenant à montrer qu’il s’y rapporte, également par la forme qu’y revêt la prophétie.
Le livre de Daniel est aux autres livres prophétiques de l’Ancien Testament ce que la Révélation de saint Jean est aux diverses prophéties de Jésus et de ses apôtres. Il est, avons-nous dit, l’Apocalypse de l’Ancien Testament. Il n’est pas le seul prophète de l’ancienne alliance qui parle de l’avenir messianique, pas plus que la Révélation de saint Jean n’est le seul livre du Nouveau Testament où il soit question du retour de Jésus-Christ. Mais tandis que ces sujets ne sont traités dans les autres livres bibliques qu’occasionnellement et pour le besoin du moment, Daniel et saint Jean ont eu pour mission de servir de flambeaux au peuple de Dieu pour les temps privés de révélation pendant lesquels il est entre les mains des gentils. (καιροι ἐθνων, Luc 21.24.) Nous avons vu que Daniel devait éclairer la voie des intelligents d’Israël pendant les cinq siècles de ténèbres qui séparaient la captivité de la première venue de Christ et de la ruine de Jérusalem par les Romains. De même, l’Apocalypse de saint Jean a été donnée aux saints de la nouvelle alliance pour être une étoile qui guidât leur pèlerinage depuis la première venue du Christ (ou, plus exactement, depuis la destruction de Jérusalem) jusqu’au moment où il reviendra établir sur la terre son règne glorieux. (Comparez Tite 2.11-13 ; Apocalypse 1.7 ; 22.17, 20.) Sans doute, cette dernière époque est comprise aussi dans la prophétie de Daniel (chapitres 2 et 7), et c’est ce qui explique pourquoi l’Apocalypse de saint Jean devait nécessairement se rattacher de la manière la plus étroite à ces chapitres de Daniel. Mais Daniel contemple l’avenir au point de vue de l’Ancien Testament et il écrit pour des Juifs ; le point de vue de saint Jean est celui du Nouveau Testament et il écrit pour des chrétiens d’entre les gentils. Nous verrons plus loin les différences qui résultent de celle-là.
Cette destination particulière des apocalypses nous fait comprendre aussi, et de la manière la plus naturelle, pourquoi il n’y a proprement qu’une seule Apocalypse dans l’Ancien Testament et une seule dans le Nouveau, bien que l’Ancien Testament comme le Nouveau contienne beaucoup d’autres prophéties. Il y a deux grandes époques où Dieu s’est révélé, celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament. Toutes les deux sont suivies de longues périodes sans révélations : l’une est la période qui suit la captivité, l’autre est l’histoire de l’Église. Au moment de disparaître, la lumière de la révélation concentre encore une fois tout son éclat et le projette sur les siècles obscurs qui vont suivre. Aussi les apocalypses sont-elles, dans l’un et l’autre des recueils qui composent la Bible au nombre des derniers livres qui aient été écrits.
À ce fait s’en rattachent deux autres. Voici le premier. Si chacune des apocalypses se trouve le seul livre de son espèce dans le canon dont elle fait partie, chacune en revanche a donné lieu à un nombre d’autant plus grand d’imitations apocryphes. Tels sont les livres sibyllins, tant chrétiens que juifs, le livre d’Hénoch, le quatrième livre d’Esdras, l’Anabaticon d’Ésaïe, etc. Les époques encore voisines de celles où des révélations avaient eu lieu ne pouvaient sans malaise se passer de révélations, et à défaut de véritables en enfantaient d’imaginaires. Or il était naturel que, dans cette contrefaçon de la littérature sacrée, on imitât de préférence les apocalypses. Elles intéressaient plus que tout autre livre, puisqu’elles avaient pour objet d’éclairer la période même dans laquelle on se trouvait et qu’elles étaient en outre la forme la plus merveilleuse et la plus complète de ces révélations surnaturelles dont la cessation était si douloureusement ressentie. Toujours et partout, nous voyons que les apparitions les plus grandes et les plus saintes qu’il y ait eu dans l’histoire ont été accompagnées d’imitations qui n’en ont été le plus souvent que la caricature. C’est ainsi qu’à Moïse se rattachent les magiciens d’Egypte, au Messie les faux messies, aux évangiles canoniques les évangiles apocryphes, à la réformation les anabaptistes, etc.
Voici maintenant le second fait, qui n’est, en quelque sorte, que la réciproque du premier, et qui n’est pas moins aisé à comprendre. Dans des époques très éloignées de celles de la révélation, et où on en a perdu la vive et intime intelligence, c’est aux apocalypses que s’attaque surtout la critique, par cela même qu’elles sont les plus merveilleuses des révélations. Dans ces époques-là, on prétend ramener la révélation au niveau de l’histoire profane et effacer toute distinction entre canonique et apocryphe. C’est surtout avec les apocalypses qu’on agit de la sorte, et pourtant, à n’envisager même la question qu’au point de vue purement historique, il nous paraît que les produits apocryphes supposent nécessairement un modèle canonique, sans lequel on ne peut suffisamment expliquer ni l’apparition de ce genre de littérature, ni la vogue dont il a joui.
Disons-le toutefois, ce manque d’intelligence de la révélation est moins surprenant quand il s’agit d’une apocalypse. Ce n’est pas sans raison que celle de saint Jean est placée à la fin du Nouveau Testament. Ces livres ne sont écrits que pour ceux qui se sont approprié, par la foi et par une intelligence toute spirituelle, tout le reste de la Parole de Dieu. Ils ont de quoi scandaliser celui qui les lit en profane. Tant que nous sommes dans ce monde du nombre des riches et des satisfaits, tant que nous ne soupirons pas du plus profond de notre être après quelque chose de mieux, après l’apparition personnelle du Seigneur même (Apocalypse 22.17, 20), les apocalypses ne sont pas encore pour nous. Nul autre que l’Agneau immolé ne peut ouvrir le livre scellé de sept sceaux ; nul autre que celui pour lequel le monde est crucifié ne peut lire les énigmes qu’il contient. (Apocalypse 5.) Daniel et Jean, lorsque ces saints mystères leur furent communiqués d’en haut, se prosternèrent la face contre terre, tremblant et adorant ; c’est par là qu’il faut commencer pour arriver à les comprendre. (Daniel 8.17-18 ; 10.8 et suivants ; Apocalypse 19.10 ; 22.8.) Leurs livres mêmes le disent, ils rendent attentifs à ceci, c’est que, pour en obtenir l’intelligence, il ne suffit pas d’être d’une manière générale animé de dispositions pieuses, il faut encore avoir été nettoyé, blanchi et éprouvé (Daniel 12.10), principalement au creuset de la tentation. Aussi saint Jean, au commencement de l’Apocalypse, ne se contente-t-il pas de dire : Moi Jean qui suis votre frère, il ajoute : et qui ai part à l’affliction et au règne et à la patience de Jésus-Christ. (Apocalypse 1.9.) Les temps des gentils en général sont des temps de misère où les serviteurs attendent leur maître (Daniel 9.25 ; Luc 12.35 et suivants ; 1 Thessaloniciens 1.10 ; Philippiens 3.20), mais c’est à la fin que la détresse arrive à son comble. C’est pour cette époque finale et pour celles qui en sont comme les avant-coureurs que les apocalypses sont particulièrement faites ; c’est alors seulement qu’on en a réellement la clef. Sans doute la prophétie de saint Jean ne devait pas être scellée, comme celle de Daniel, car l’époque du Nouveau Testament était déjà le commencement des derniers temps, mais elle proteste avec d’autant plus d’énergie contre toutes les altérations qu’on pourrait lui faire subir, et répète maintes fois que l’intelligence en est réservée à la patience, et à la foi des saints et à ceux qui ont de la sagesse. (Daniel 8.26 ; 12.4, 9, 10 ; Apocalypse 22.10, 11, 18, 19 ; 13.10, 18 ; 14.12 ; 17.9.) Il est donc inévitable qu’en temps ordinaire, et avec les moyens ordinaires, on n’arrive pas à apprécier ces livres à leur valeur ; et si l’on néglige de remplir les conditions essentielles qu’ils prescrivent si clairement à qui veut en avoir l’intelligence, on ne manquera pas de s’égarer en cherchant à les comprendre. La destination des apocalypses explique aussi les caractères propres qui les distinguent des autres prophéties. Dans les temps de révélation, où les prophètes se suivent, où les enseignements des apôtres se complètent les uns les autres, il n’est pas nécessaire qu’un seul écrit prophétique contienne et condense une aussi grande masse de choses. Mais les apocalypses, étant destinées à éclairer de longues périodes privées de révélations directes, doivent être à la fois plus universelles et plus détaillées. Et pour cela il faut que le Dieu qui dirige l’histoire accorde aux voyants, relativement à l’avenir, des lumières spéciales et qui dépassent encore de beaucoup la mesure ordinaire de la prophétie.
Le premier de ces caractères des apocalypses, l’universalité, se montre en ceci, qu’elles sont comme les résumés de toutes les prophéties contenues dans le canon dont elles font partie. Tout ce qu’il y a de données eschatologiques éparses dans les discours de Jésus et dans les écrits des apôtres se trouve rassemblé dans l’Apocalypse de saint Jean et y fait un ensemble vivant, si bien que c’est par cet ensemble seulement qu’on peut voir à quoi se rapporte chacun de ces faits spéciaux. Ainsi, par exemple, le moment où le Christ viendra fonder ici-bas son règne millénaire y est clairement distingué de celui où il viendra juger le monde, tandis que dans les évangiles et dans les épîtres il y a maint passage où l’on ne peut savoir duquel de ces deux avènements il s’agit ou s’il s’agit des deux à la foisa.
a – Au reste, hâtons-nous de le dire, l’exégèse est à ce sujet tombée dans bien des méprises ; on a toujours été trop pressé de croire qu’il s’agissait du jugement dernier et l’on n’a pas reconnu quelle haute importance l’idée du règne de Dieu qui doit le précéder a déjà dans l’enseignement de Jésus et des apôtres.
Daniel résume aussi tous les points essentiels de l’eschatologie de l’Ancien Testament, c’est-à-dire de la prophétie messianique. Et de même que c’est seulement dans l’Apocalypse de saint Jean que la seconde venue du Seigneur est distinguée de la troisième avec une clarté qui ne laisse de place à aucun doute, de même Daniel est le premier prophète qui distingue nettement entre la première venue du Messie et la seconde. Mais ce n’est pas seulement l’avenir messianique qui devient dans les apocalypses l’objet d’une révélation. C’est aussi l’histoire qui le précède. Habituellement, au contraire, les prophètes et les apôtres embrassent d’un seul regard la phase actuelle de l’histoire et sa phase dernière et par conséquent annoncent presque toujours le règne de Dieu comme prochain. Les apocalypses distinguent les phases et les époques diverses et déroulent successivement à la vue les choses dont la prophétie ne présente que le raccourci. Ainsi, dans Daniel, les quatre monarchies universelles ne sont que le développement apocalyptique de celle que les prophètes ne voyaient encore que comme une seule et même monarchie et qu’ils appelaient Assur ou Babel, suivant le temps où ils écrivaient. Ainsi aussi la prophétie messianique du chapitre 9 n’est autre chose que la distinction entre le salut complet et définitif opéré par le Messie et la délivrance de la captivité, délivrance momentanée et qui ne devait être que le type de l’autre ; les prophètes les avaient vues toutes deux, mais sans les distinguer. De même l’Apocalypse de saint Jean, tout en étant spécialement destinée aux chrétiens des derniers temps, avait sans doute aussi pour but d’éclairer sur l’avenir les chrétiens du premier siècle qui auraient pu croire que, d’après Matthieu 24, l’avènement du Seigneur et la destruction de Jérusalem devaient avoir lieu en même temps.
Ceci explique pourquoi l’apocalyptique, – et c’est ici le second fait que nous avons signalé, – donne plus de détails, et surtout de détails chronologiques, que ne le fait la prophétie proprement dite. Mais ici, nous avons à constater une différence caractéristique entre l’Apocalypse de l’Ancien Testament et celle du Nouveau, et c’est ce qui va nous occuper maintenant.
Une prophétie spéciale pour les temps privés de révélations était plus nécessaire encore sous l’ancienne alliance que sous la nouvelle, puisque alors le peuple de Dieu n’avait pas encore comme nous, pour le consoler dans ses souffrances, l’attente d’un héritage céleste et incorruptible : car la mort n’avait pas encore perdu sa puissance et l’homme n’avait pas encore obtenu personnellement l’accès des lieux très hauts, du monde de la lumière et de la vie. L’Église chrétienne, par son principe même, n’appartient déjà plus à la terre, mais est assise dans les lieux célestes ; son cœur et son trésor, sa vie et sa bourgeoisie sont dans le ciel, auprès de son Seigneur glorifié ; et puis la croix de Christ a mis une fois pour toutes dans leur vrai jour, dans leur jour divin, les souffrances et les épreuves du temps présent. (Ephésiens 2.6 ; Philippiens 3.20 ; Colossiens 3.1-4, et surtout 2 Corinthiens 4.8 à 5.8.) En un mot, pour ceux qui sont nés de Dieu et qui maintenant déjà ont été rendus participants de la vie éternelle, le rapport entre le présent et l’avenir, entre ce monde et l’autre, est précisément l’inverse de ce qu’il était pour l’humanité d’avant Jésus-Christ, même pour les Israélites. Car Israël lui-même n’était pas encore élevé au-dessus des rudiments du monde (στοιχεια του κοσμου, Galates 4.3, 9), et le sanctuaire de l’ancienne alliance n’était encore, après tout, qu’un sanctuaire terrestre (ἁγιον κοσμικον, Hébreux 9.1). Le regard d’Israël ne devait ni ne pouvait encore être dirigé sur l’avenir céleste, mais seulement sur l’avenir terrestre : car c’était sur la terre qu’allait paraître Celui en qui tous les desseins de Dieu sur son peuple devaient trouver leur réalisation. Aussi ce qui fait le centre de la prophétie en général, dans l’Ancien Testament, c’est le règne de Dieu sur la terre.
Mais si Israël n’avait pas encore son cœur dans le ciel (Matthieu 6.21), il était d’autant plus nécessaire qu’il fût prémuni contre les tentations de la terre ; si, d’après les intentions divines, le regard du peuple devait être dirigé sur l’avenir terrestre, il fallait que cet avenir, jusqu’au temps où le Messie apparaîtrait sur la terre, lui fût exactement dévoilé. Il fallait qu’à défaut d’une perspective sur la gloire céleste, la prophétie donnât des détails sur les événements de ce monde. Voilà pourquoi l’on trouve dans Daniel des récits étonnamment détaillés. Et on les trouve justement dans la seconde partie, qui se rapporte aux temps antérieurs à Jésus-Christ. Ces récits contiennent beaucoup plus de détails, soit historiques soit chronologiques, que n’en présentent ceux de saint Jean. En fait de détails historiques, le chapitre 11 de Daniel, qui décrit la lutte entre la Syrie et l’Egypte, avec les batailles, les conquêtes, les alliances auxquelles elle a donné lieu, est à coup sûr le plus spécial qu’il y ait dans toute l’Écriture sainte. Mais les détails chronologiques relatifs tant à l’époque d’Antiochus qu’à celle du Messie ne sont certes pas moins merveilleux. (Daniel 8.14 ; 12.11-12 ; 9.24-27.) Daniel donne le compte des années qui doivent s’écouler jusqu’au Messie, et le compte des jours pendant lesquels doit s’accomplir la prophétie relative à Antiochus.
À ceci se rattache une autre différence caractéristique entre l’Apocalypse de l’Ancien Testament et celle du Nouveau. Daniel reçoit l’ordre de sceller ses visions (Daniel 8.26 ; 12.4), et Jean celui de ne les pas sceller. (Apocalypse 22.10.) Pourquoi cette différence ? Daniel doit sceller sa vision, « parce que, dit l’ange, elle ne se réalisera pas de longtemps ; » Jean, au contraire, ne doit pas la sceller « parce que le temps est proche. » (Comparez Apocalypse 1.1-3 ; 22.6-7.) Nous nous serions plutôt attendus à l’inverse, d’autant plus que les visions de Daniel, où se trouvent les paroles que nous venons de citer (chapitres 8, 11 et 12), sont précisément relatives à Antiochus et aux temps qui le précèdent. Si le temps d’Antiochus est appelé le temps de la fin עֶת–קֵץ et non pas le temps marqué, comme portent nos versions (Daniel 8.17-19 ; 11.40 ; comparez Daniel 12.4), cela ne doit pas nous embarrasser. Ce terme est celui dont se sert l’Écriture pour désigner l’époque de l’accomplissement, celle qui se trouve à l’horizon prophétique, quel qu’il soit. Comparez אַחֲרִית הַיָּמִים, Genèse 49.1 et Nombres 24.14. Il faut donc qu’il y ait ici une intention profonde, et nous pouvons d’autant moins en douter que l’opposition entre le passage de Daniel (Daniel 8.26) et celui de l’Apocalypse (Apocalypse 22.40) ne saurait être fortuite et que le second est une allusion évidente au premier. Cette différence vient sans doute de ce que les deux apocalypses n’ont pas la même destination, et nous allons essayer de donner au moins quelques indications à ce sujet.
Le caractère détaillé qu’a dans l’Ancien Testament la prophétie apocalyptique exige qu’à défaut d’une donnée chronologique sur le temps où une prophétie doit s’accomplir, elle l’indique du moins à peu près. Nous savons avec quelle avidité, du moins dans les temps de disette qui suivirent leur exilb, les Juifs attendaient l’accomplissement de la prophétie, et comme ils étaient empressés à en chercher de tous côtés des signes. Nous trouvons déjà dans Malachie (3.1) des indices de cette attente ; l’époque de Jésus et celle qui suivit en fournissent des preuves nombreuses. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, il s’agissait de ralentir un zèle prématuré et intempestif. Avec la nouvelle alliance, au contraire, l’époque finale, le temps de l’accomplissement, a déjà commencé. (1 Corinthiens 10.11 ; 1 Pierre 1.20 ; Hébreux 9.26.) Si longs que puissent être encore les temps de l’Église des gentils, ils ne sont pourtant, dans l’ensemble de l’histoire du règne de Dieu, que d’une importance secondaire ; ce n’est pas l’époque des grandes choses, l’apôtre des gentils lui-même nous l’indique. (Romains 11.12-15.) C’est une période intermédiaire, qui s’écoule avec vitesse et à laquelle saint Pierre applique d’une façon spéciale cette parole : « Mille ans sont devant le Seigneur comme un jour. » (2Pierre 3.8-9.) Cette brièveté du temps doit être d’autant plus inculquée à l’Église des gentils à laquelle s’adresse saint Jean, qu’en vertu même de son origine païenne elle est toujours trop disposée à prendre racine dans ce monde et à oublier le retour du Seigneur. Sans doute, en esprit, le ciel est déjà ouvert pour elle, mais quant à la chair, elle vit encore dans ce monde et est d’autant plus exposée à ses séductions qu’elle n’en est pas séparée extérieurement comme le peuple de l’ancienne alliance.
b – Nous savons qu’il n’en était pas ainsi du temps de Sophonie. (Sophonie 1.12-14.)
C’est pourquoi si, en vertu de sa perfection en Christ, elle n’a pas besoin de prédictions aussi spéciales que le peuple de l’ancienne alliance, cependant, à cause de son imperfection en la chair, elle a besoin qu’on lui rappelle toujours que l’état actuel de ce monde n’est que passager et que la venue du Seigneur est proche : c’est là ce qui la consolera dans les temps d’affliction, ce qui la réveillera dans les temps d’assoupissement spirituel et de bien-être terrestre. L’Apocalypse de Jean, en déroulant la longue suite d’événements figurés par la succession des sept sceaux, des sept trompettes et des sept coupes, avertit que l’apparition du Seigneur ne sera point immédiate, et pourtant elle donne aussi cet autre avertissement : « Voici, je viens bientôt. » Elle ne fait autre chose que ce qu’avait fait Jésus qui, en annonçant qu’il tarderait à revenir, recommandait pour cette raison même de veiller d’autant plus en l’attendant. (Matthieu 25.5, 13, 19 ; Marc 13.32-37.)
Les apocalypses étant des révélations d’une nature particulière et ayant une destination différente de celle des-autres prophéties, le mode de communication en est autre aussi.
Le mot même d’apocalypse (Apocalypse 1.1) indique déjà qu’ici le rôle du prophète s’efface davantage ; ce mot fait ressortir, en effet, l’action de Dieu dans la révélation, c’est la révélation elle-même (ἀποκαλυψις, tandis que le mot de prophétie (προφητεια) en rappelle davantage l’intermédiaire humain. Comparez Daniel 2.22-23, où il est dit de Dieu : « C’est lui qui révèle (αὐτος ἀποκαλυπτει, LXX) les choses profondes et cachées ; il connaît ce qui est dans les ténèbres, et la lumière demeure avec lui, » et Apocalypse 1.1-2, où l’on voit que Dieu donne la révélation à Christ, qui la transmet à Jean par son ange. Il va sans dire qu’au fond toute prophétie repose sur une révélation divine, de sorte que ces deux mots n’expriment en réalité que le côté subjectif et le côté objectif d’une même chose (voyez 1 Corinthiens 14.29-30) : aussi saint Jean appelle-t-il tour à tour son Apocalypse révélation (Apocalypse 1.1) et prophétie. (Apocalypse 1.3.) Mais, par cela même aussi, ces deux notions sont distinctes et servent à désigner deux espèces dans un même genre : la révélation tout objective et celle qui a pour organe l’inspiration du prophète. C’est ainsi qu’il est dit 1 Corinthiens 14.6 : « soit par révélation, soit par prophétie. »
Le prophète proprement dit est encore en contact avec le monde extérieur. Il parle au roi et au peuple, comme dans l’Ancien Testament, à l’Église, comme dans le Nouveau, et leur adresse des paroles que lui inspire l’Esprit de Dieu, qui chez lui pénètre avec puissance l’esprit de l’homme. Mais tandis que le prophète ordinaire ne fait que parler en esprit, comme l’exprime littéralement l’énergique expression de l’Écriture (ἐν πνευματι θεου λαλων, 1 Corinthiens 12.3), le prophète apocalyptique, au contraire, est tout entier en esprit (ἐγενομην ἐν πνευματι, Apocalypse 1.10 ; 4.2). Le corps et l’âme, qui mettent l’homme en relation avec le monde extérieur, ne jouent ici aucun rôle, et saint Paul a pu dire, en parlant d’un état pareil, qu’il ignorait s’il y avait été en corps ou hors du corps. (2 Corinthiens 12.1-3.) L’esprit seul, – c’est par lui que nous tenons à Dieu et au monde invisible, – l’esprit seul reste encore actif, ou pour mieux dire réceptif, car dans les rapports de l’homme à Dieu, agir ne peut être que recevoir. Ici donc, où il s’agit moins d’une influence immédiate sur les contemporains que d’une instruction pour les générations futures, l’homme se trouve seul avec le Dieu qui se révèle à lui et ne perçoit que ce qui se passe dans ce monde invisible dont le voile vient d’être levé pour les yeux de son esprit. « Les cieux s’ouvrirent, dit Ezéchiel (Ezéchiel 1.1), et je vis des visions de Dieu. » On donne à cet état le nom d’extase (ἐκστασις, Actes 10.10 ; 11.5 ; 22.17), ce qui signifie qu’on s’y trouve placé hors de toute relation avec la vie terrestre, qu’on est enlevé au monde et ravi dans le ciel. (2 Corinthiens 12.2, 4.) Voilà pourquoi les apocalypses apocryphes sont intitulées souvent ascension, assomption, etc. (ἀναβατικον, ἀναληψις).
Par la même raison, la révélation apocalyptique est communiquée à celui qui la reçoit, soit dans un songe, puisque en songe nous sommes déjà soustraits au monde extérieur, soit (ce qui est un degré supérieur) dans une vision à l’état de veille. Comme, dans les songes et dans les visions, l’œil intérieur de l’homme voit se dérouler successivement toute une histoire, il s’ensuit que ces modes de révélation sont particulièrement appropriés au genre d’instructions qui font spécialement l’objet des apocalypses.
On peut observer dans le livre de Daniel une gradation remarquable relativement aux divers modes de révélation. Nous avons déjà dit que l’interprétation du songe de Nébucadnetzar avait été pour le prophète une préparation aux révélations qu’il devait lui-même recevoir. On peut dire aussi des révélations suivantes que chacune d’elles prépare celle qui vient après, non seulement par son contenu, mais aussi par sa forme. Ainsi, c’est d’abord Nébucadnetzar qui a des songes, et Daniel n’en est que l’interprète (chapitres 2 et 4) ; plus tard, Daniel a lui-même un songe (Daniel 7.1-2) ; puis il a une vision à l’état de veille (Daniel 8.1-3) ; enfin, lorsque Daniel, vieillard faible et tremblant (Daniel 10.8 et suivants), n’est déjà presque plus de ce monde, il n’a pas même besoin, paraît-il, d’être ravi en extase pour recevoir les deux dernières révélations. (chapitres 9 et 10 à 12) Il voit les anges tout naturellement, pour ainsi dire, et les entend parler comme parlent les hommes, tandis que ceux qui sont avec lui ne perçoivent point ces apparitions célestes, mais sont seulement saisis de frayeur, comme les compagnons de Saul sur le chemin de Damas. (Daniel 9.20 ; 10.4 et suivants ; comparez Actes 9.7.) On comprend aisément comment cette gradation constante dans le mode de révélation va de pair avec le développement de la révélation elle-même, qui devient toujours plus précise et détaillée.
Saint Jean ayant reçu ses révélations en une seule fois, on ne trouve pas dans son apocalypse une gradation semblable. La forme sous laquelle il les reçoit correspond à celle de la vision du chapitre 8 de Daniel. L’Apocalypse ne présente rien d’analogue à ce que Daniel voit ou plutôt entend, sans être en état d’extase, dans les chapitres 9 à 12 de son livre ; saint Jean n’avait pas à recevoir des révélations aussi détaillées. En revanche, il était conforme à l’esprit du Nouveau Testament que les révélations qui lui furent accordées n’eussent pas lieu dans des songes nocturnes, mais dans les visions en plein jour et perçues à l’état de veille.
Nous venons de voir quelle est la forme subjective des apocalypses, il nous reste à en étudier la forme objective. En d’autres termes, nous avons vu que les révélations de ce genre sont perçues en songe ou en vision, nous n’avons pas encore vu sous quel aspect elles se manifestent pour être perceptibles de la sorte.
Dans la prophétie proprement dite, l’esprit de Dieu qui s’empare de l’homme s’exprime immédiatement par la parole ; dans l’apocalyptique, la parole ne joue plus le rôle essentiel et unique, et saint Paul nous en dit la raison (« il entendit des paroles ineffables qu’un homme est incapable d’exprimer, » 2 Corinthiens 12.4) ; un nouveau sens est donné au prophètec, il contemple le monde invisible, il converse avec les anges ; les choses à venir prennent corps à ses yeux dans des figures symboliques. C’est en un mot ce qui se passe dans nos rêves, à ceci près que les images contemplées par le prophète ne sont pas des chimères enfantées par sa propre imagination, mais sont produites par une révélation divine, révélation qui toutefois se circonscrit dans la sphère de l’imagination humaine. Ainsi, si la forme subjective de l’apocalyptique est le songe et la vision, la forme objective qui y correspond est le symbole.
c – Car celui qui reçoit une apocalypse est un prophète dans le sens plus général de ce mot.
La forme symbolique est donc déjà dans la nature même de la chose, mais elle sert en outre à un but parfaitement en harmonie avec la destination de ce genre de prophéties. Il faut que la vérité divine, en même temps qu’elle se dévoile, se voile, du moins jusqu’à un certain point, devant les regards profanes. Il est bon que l’homme connaisse l’avenir et que pourtant il l’ignore, afin qu’il soit obligé de croire et d’espérer ce qui a été prophétisé. « Que deviendrait la responsabilité de l’homme, dit Preiswerk, que deviendraient chez lui la spontanéité, le courage, l’espérance, s’il avait sous les yeux sans aucun voile les décrets immuables de l’Éternel ? Il se verrait en face d’une nécessité inflexible qui le découragerait et le paralyserait, comme on a pu l’observer quelquefois chez des hommes qui se figuraient être l’objet d’une prédiction déterminée. »
La forme symbolique répond à ce double but, elle dévoile et voile tout à la fois. C’est ce dont nous nous convaincrons en la comparant à une autre forme, tout à fait analogue et dont les discours de Jésus nous offrent de nombreux exemples, la forme parabolique. Le Seigneur, comme il l’a dit lui-même, s’est servi de paraboles dans les cas où il fallait que les mystères du royaume des cieux restassent fermés à un peuple charnel et incrédule. (Voyez Matthieu 13.10-15.) Il en est de même des symboles dont se servent les apocalypses. Ce sont, comme les paraboles, des énigmes saintes, destinées à éveiller l’attention : elles ouvrent l’entrée des mystères célestes à celui qui est attentif et qui veut s’instruire ; elles la ferment à celui dont le cœur est endurci et dont les yeux sont appesantis. Les puissances qui agissent dans l’histoire y apparaissent sous certaines images empruntées soit à l’humanité, soit au règne animal, végétal (Daniel 4) ou minéral, et ces images ont besoin d’une explication. Quand bien même des anges donnent parfois des indications pour faire comprendre ces symboles (Daniel 7.16 ; 8.19 et suivants ; Apocalypse 17.1 ; 21.9 et suivants), ces indications ne prétendent point, nous l’avons déjà remarqué, être des explications complètes : ce ne sont que des jalons qui servent à mettre sur la voie, mais qui laissent encore assez lieu de sonder la prophétie et d’être attentif quand elle approche de son accomplissement. Car si ces révélations ne sont que « pour les intelligents, » comme elles le répètent en maint endroit, elles ne peuvent être accompagnées d’une interprétation qui les rendrait parfaitement unies. Le symbolisme de la forme devait donc jusqu’à un certain point voiler la prophétie, et ce qui prouve le mieux qu’il y a réussi, c’est que, de nos jours encore, il n’y a guère en exégèse de questions plus controversées que celles que soulèvent les deux apocalypses. Il y a deux manières, diamétralement opposées, de comprendre celle de Daniel ; il y a pour celle de saint Jean une infinité d’interprétations diverses ; on n’approche de la véritable que peu à peu et à mesure que la prophétie s’accomplit.
Ainsi, dans les symboles comme dans les paraboles, l’ordre inférieur sert à représenter l’ordre supérieur, la nature devient l’image de l’esprit. Toute la nature, en effet, est vivante : elle révèle à un degré inférieur les mystères et les lois de la vie divine, comme le royaume des cieux les révèle à un degré supérieur. Il y a une harmonie intime entre le domaine de la nature et celui de l’esprit, et, dans ce dernier, entre celui de l’âme (ψυχη) et celui de l’esprit dans le sens supérieur et biblique de ce mot (πνευμα). Ainsi le règne de la nature, celui de l’histoire, celui de la révélation, sont trois règnes qui se correspondent, et les symboles et les paraboles montrent en quoi ils se correspondent. Aussi quand l’Écriture fait usage d’emblèmes et de comparaisons, elle ne les choisit point arbitrairement ; ce choix est fondé sur la nature même des choses. Il n’était pas possible, par exemple, que la femme désignât les puissances de ce monde ou que la bête figurât l’Église ; car, comme nous avons déjà retrouvé le caractère bestial dans les puissances terrestres, nous verrons aussi pourquoi la femme est, par son caractère même, devenue le symbole de l’Église. La nature est aussi le livre de Dieu, il faut tenir ce livre ouvert à côté de l’Écriture sainte, si l’on veut comprendre les symboles et les paraboles dont fait usage celle-ci.
Nous venons de voir quelle intime analogie il y a entre le symbole et la parabole ; hâtons-nous de dire en quoi ils diffèrent. Jésus est descendu d’en haut ; il a pour but dans ses paraboles de couler pour ainsi dire la pensée divine dans un moule humain. De même qu’en lui la divinité a été faite chair, de même, dans les paraboles, les mystères du règne de Dieu s’incarnent dans les faits de la vie humaine et de la vie de la nature. Aussi les paraboles se rattachent-elles à des faits de la vie de tous les jours ou du moins de la vie ordinaire. C’est l’inverse dans les apocalypses : le prophète regarde de bas en haut ; il ne parle pas au peuple, il parle pour les intelligents. Il ne se propose pas précisément d’incarner la pensée de Dieu dans la nature, il se sert bien plutôt de la nature comme d’un vêtement transparent pour l’y envelopper : Aussi, tandis que, dans les paraboles, l’idée s’exprime habituellement par une histoire entière, dans les symboles elle n’emprunte à la nature que des images isolées ; les symboles ne prennent pas pied sur la terre autant que le font les paraboles. Quand ces figures symboliques agissent, leurs actions ne sont exprimées qu’en traits tout à fait généraux, le bouc renverse le bélier, le dragon poursuit la femme ; la bête hait la prostituée et la dévore. Ces figures mêmes ne restent ordinairement pas ce qu’elles sont dans la nature, elles se complètent, elles se combinent pour exprimer encore mieux ce qu’elles veulent désigner : le lion prend des ailes d’aigle, le léopard a quatre têtes, une autre bête a dix cornes, la femme est revêtue du soleil, etc. Ainsi la forme symbolique concorde avec le génie de l’apocalyptique, de même que la forme parabolique est parfaitement en harmonie avec la personne de Jésus. Les paraboles correspondent à la venue de Christ en chair, qui avait pour but de salut du monde ; les apocalypses s’occupent principalement de sa seconde venue, celle où il paraîtra pour juger le monde : elles montrent comment tout ce qui appartient à l’ordre de la nature doit périr pour faire place à la vie spirituelle. Par là même, les faits de la nature ne peuvent leur suffire pour exprimer exactement ceux du monde de l’esprit ; elles les dépassent toujours, tandis que c’est, au contraire, dans la nature telle qu’elle est que les paraboles mettent en relief l’élément divin.
Il y a encore beaucoup à faire pour l’intelligence des symboles, en particulier de ceux de l’Apocalypse de saint Jean, car dans ce livre, on le sait, il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui est symbole de ce qui doit être pris au sens propre. Il importe de commencer par distinguer entre les choses invisibles, mais déjà existantes dans le monde céleste, et les choses qui sont encore à venir. (Apocalypse 1.19.) Il est clair que ces dernières doivent être représentées par des symboles, quoique cependant sur ce point même toutes les difficultés ne soient pas résolues ; mais il faut y regarder de près pour savoir, par exemple, dans des tableaux comme Apocalypse 4 et 5, où cesse la réalité et où commence le symbole. La première chose à faire quand on veut interpréter les symboles, c’est de consulter toutes les analogies que présente l’Écriture, soit dans les choses mêmes, soit dans les mots. Les analogies prises en dehors des livres saints peuvent avoir aussi leur utilité, mais n’ont pourtant qu’une valeur très secondaire et doivent être rigoureusement distinguées des premières. C’est à ce point de vue scripturaire que nous avons essayé plus haut d’expliquer les symboles des bêtes et du Fils de l’homme dans Daniel ; c’est de la même manière que nous chercherons plus loin à expliquer les symboles employés par saint Jean, ceux du moins qui se trouvent parallèles à ceux de Daniel. Ce n’est que de la sorte qu’on ramènera l’exégèse à des principes clairs et solides et qu’on mettra enfin un terme à cette infinité de conjectures arbitraires qu’on voit se renouveler tous les jours. Dans l’Apocalypse de saint Jean aussi, les symboles peuvent se réduire au contraste que présente l’homme et la bête. Nous y trouvons d’un côté les deux bêtes avec le dragon, de l’autre la femme et la prostituée. Nous savons déjà par Daniel ce que représentent les bêtes en général et nous n’avons à considérer que les modifications que ce type subit dans saint Jean. En revanche, la femme et la prostituée sont des symboles nouveaux, qui remplacent celui du Fils de l’homme de Daniel. Ici donc il faudra se demander quelle différence il y a au point de vue symbolique entre le type de l’homme et celui de la femme, il faudra rechercher ce que la femme représente dans l’Écriture et spécialement dans la prophétie et ce qu’y représente la prostitution. Il ne sera pas nécessaire d’être bien familiarisé avec le langage biblique pour pouvoir répondre sur-le-champ : la femme est l’image du peuple de Dieu, de l’Église, et la prostitution indique l’infidélité à son époux divin. De la sorte on arrivera, par une marche très simple et, à ce qu’il me paraît, par des conclusions nécessaires, à fixer le sens des symboles. Les deux témoins du chapitre 11 de l’Apocalypse ne rentrent pas dans les sujets que nous aurons à étudier, mais c’est ainsi aussi qu’il faudrait s’y prendre pour en découvrir la vraie signification.
On pourrait objecter au principe que nous venons de poser que, dans l’Apocalypse, Christ est représenté aussi sous la figure d’un agneau immolé et par conséquent d’une bête. Mais ce symbole appartient évidemment à un autre cycle de symboles (comparez Ésaïe 53.7), aussi bien que celui de la face humaine chez un des quatre animaux. (Apocalypse 4.7 ; comparez Ezéchiel 1.10.) Toutes les fois d’ailleurs qu’une bête est prise comme symbole, en tant que bête et à cause de sa nature bestiale, elle est désignée expressément par le nom général de bête, θηριον. (Apocalypse 13.1, 11 ; 13.3.) Il faut avoir bien soin d’ailleurs de ne pas confondre dans l’Apocalypse les bêtes (θηρια) et les animaux, ou (comme on eût pu le traduire pour éviter tout équivoque) les êtres vivants, ζωα. (Apocalypse 4.6 et suivants) Pour en revenir à Daniel, nous voyons que sur ce point aussi, c’est-à-dire relativement aux symboles, ses deux dernières révélations font plus ou moins exception. Comme, lorsqu’il les a reçues, il n’était point en extase, mais dans son état naturel, l’image y fait place à la parole ; mais ce n’est pas, comme dans les autres livres de la Bible, la parole du prophète, c’est la parole venue du monde invisible, la parole des anges. Lorsque Daniel était plus jeune, a dit Roos, il contempla l’avenir dans les images qui avaient besoin d’explication, mais, dans sa vieillesse, les anges le lui racontèrent en langage ordinaire comme on raconte une histoire. Ce mode de révélation n’a lieu du reste que pour des faits spéciaux et d’une importance capitale dans le règne de Dieu, par exemple l’annonciation de la naissance du Messie et de son précurseur ; mais ici il est employé pour annoncer toute une série d’événements à venir. Ce même ange Gabriel qui annonce à Marie la naissance du Christ, a prédit ce même fait plus de cinq siècles à l’avance, avec la plus grande précision chronologique. On dirait que, parvenue à son plus haut degré, la prophétie de l’Ancien Testament veuille montrer jusqu’où elle peut atteindre ; elle touche à la divination et pourtant ne se confond point avec elle, car nous avons vu que, même dans ces paroles des anges, il restait encore une certaine obscurité voulue ; nous l’avons vu pour le chapitre 11, nous le verrons pour le chapitre 9.
Les prophètes antérieurs à Daniel avaient préparé la voie à la révélation apocalyptique ; elle a atteint chez lui son plein développement. On en retrouve des traces dans Zacharie (chapitre 1 à 6), sous l’influence de Daniel. Il y a, on le comprend, bien des transitions, bien des intermédiaires entre la prophétie et l’apocalyptique ; nous n’avons pas à nous y arrêter ici, et nous nous bornerons à faire remarquer comme quoi c’est l’apocalyptique qui clôt le développement de la révélation, tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau. Dans le temps des patriarches et même encore au temps de Moïse, le monde invisible, Dieu et les anges, s’abaissaient jusqu’à la terre et se rendaient visibles aux yeux des hommes. Chez les prophètes, la révélation devint intérieure ; mais au terme de ce développement, le prophète pénètre à son tour dans le monde invisible et là les anges lui montrent et lui expliquent les images de l’avenir. Ainsi, la première forme de la révélation dans l’Ancien Testament est la théophanie, la seconde est la prophétie, la troisième, l’apocalyptique. C’est ainsi que, dans le Nouveau Testament, nous avons successivement dans les évangiles Dieu manifesté en chair, dans les Actes et les épîtres l’inspiration apostolique, et en dernier lieu l’Apocalypse.
L’apocalyptique est donc une sorte de prophétie, mais qui participe au caractère de la théophanie. Subjective comme la première, objective comme la seconde, elle résume l’une et l’autre, elle présente réunies en une unité supérieure la manifestation et l’inspiration.