L'enfant qui naît à Bénarés, le premier jour d'octobre 1845 est le fils d'un homme qui de bonne heure a tout jeté dans les balances de sa vocation. Dietrich Hechler naquit lui-même en 1812 à Voegisheim dans le duché de Bade au sein d'une famille où l'on était tisserand de père en fils. Dès ses premières années d'école le jeune garçon développe une piété peu ordinaire, trempée dans les sarcasmes d'un instituteur athée militant ; ce magistère qui était obligé par la loi de donner à sa classe des leçons de catéchisme, transformait ces dernières en subtiles attaques contre le texte biblique, mettant même en doute l'existence de Jésus. Dietrich Hechler, lui, sent derrière les vieilles histoires bibliques et les paraboles du Christ, un souffle autrement puissant que l'esprit frondeur de son maître. Jamais il ne laissera entamer sa jeune foi, souvent il tient tête, devant toute la classe. Laquelle, par moquerie certes mais impressionnée malgré tout par ce jeune courage, lui décerne le sobriquet de “Halbgeistliche”, ce qui peut se traduire en français par "curé à la manque" ! Adolescent, Dietrich découvre la personne et l'œuvre du premier missionnaire protestant de Birmanie Adoniram Judson ; découverte qui décide de sa propre vocation. Il s'engage seul durant plusieurs années et sera colporteur, au bord de la misère. Puis avec d'autres, il fonde la “Chrischona Mission” de Bâle. En 1837 il rencontre le fameux théologien Blumhardt qui le fait entrer à la Mission de Bâle, puis au collège d'Islington.
Le dimanche de la Trinité de l'an 1844, il est consacré pasteur à St. Paul de Londres, pour épouser de suite après la cérémonie Miss Catherine Clive Palmer, âgée de vingt-neuf ans et de trois ans sa cadette. Toujours en cette même année (les choses ne traînent pas au sein de la Mission anglaise…) les jeunes mariés s'embarquent pour les Indes où ils dirigeront durant cinq ans le poste de la Chamar Mission.
Deux filles naitront après William, Élizabeth en 1848 et Catherine en 1849. Le 4 juillet 1850, la jeune maman meurt, victime du climat, de la vie épuisante et des maternités répétées.
Trois ans plus tard, Dietrich Hechler rentrera en Angleterre, pour raisons de santé. Sa passion pour le peuple juif, dont il regrettait tant de n'être pas un enfant, le pousse au service de la “London Society for promoting Christianity among the Jews” 3. Il se révèlera hébraïsant sérieux et prendra successivement poste en Alsace, à Londres, à Heidelberg, Durlach et Karlsruhe. Il se remarie une première fois en 1857 avec Myriam Campbell, pour la perdre en 1862 ; puis une troisième fois avec Élizabeth Priscilla Holloway, en 1866. Du premier mariage il eut trois enfants, du second quatre et deux du troisième. William Hechler est donc le premier-né de neuf enfants. Détail capital pour William, on va le voir.
3 Cette Société avait été fondée en 1807. Un de ses premiers présidents, Lewis Way, juriste, théologien, poète et diplomate – se rendit en 1818 à Aix-la-Chapelle, où s'étaient rassemblés les dirigeants de la Sainte Alliance. Il remit un document recommandant la restauration du peuple juif en Palestine, qui bénéficia du seul soutien du Tsar Alexandre. Pour la première fois, l'idée "sioniste" était soulevée dans une Conférence internationale, elle avait devant elle une longue marche d'un siècle… Notons aussi que cette Société fut la conséquence directe des espérances suscitées en milieux piétistes anglais par la campagne de Bonaparte au Moyen-Orient !
Étant le premier-né, il lui faut suivre les traces paternelles car sur lui reposent “la bénédiction et l'élection”. On sait chez les Hechler que le droit d'aînesse ne se définit pas en premier lieu par l'héritage des richesses paternelles, mais par la transmission de la vocation même, qui est de servir Dieu et les hommes. Dans cette famille on aime et on comprend le Jacob de la Genèse : on ne le limite pas aux ridicules dimensions d'une soupe aux lentilles et de gros sous… d'autant plus que l'héritage de Dietrich Hechler ne souffrait aucune comparaison avec celui d'Isaac !
Depuis son jeune âge, William entend et comprend, puis pratique, l'anglais comme l'allemand ; nous verrons de quelle importance ce privilège va se révéler dans son existence.
La perte de la mère – il n'a pas encore atteint ses cinq ans est un premier drame qui en entraînera d'autres. Il ne connaîtra guère davantage son père, puisqu'il passera près de dix ans dans différentes institutions pour orphelins. Le père sera toujours pour William ce personnage “élu”, lointain et quelque peu redoutable, au seul service de Dieu, Père authentique de toute créature et subvenant aux défaillances des autres…
Heureusement pour le jeune garçon, une sœur de la défunte mère, s'efforcera de diriger cette destinée bien compromise, et c'est cette tante en fait qui placera William Hechler, après bien des détours, sur la voie d'un étrange ministère pastoral.
William d'emblée, se révèle digne du droit d'aînesse, par ses étonnantes connaissances bibliques, sa passion pour les cartes, chartes, généalogies et données archéologiques.
Tu seras pasteur ! Ainsi en ont décidé les parents. Pour William, à mesure que les années s'écoulent, cette décision va de soi. Comment en effet concevoir de métier plus exaltant que celui-là, pense le jeune garçon – le plus noble de tous, car il apporte aux hommes et à leurs enfants la révélation divine, qui seule donne un sens à la vie.
Possédant l'allemand et l'anglais, c'est tout naturellement en Angleterre et en Allemagne qu'il ira poursuivre et achever ses études théologiques, à Tübingen et à Londres, où il sera consacré, comme son père, en la cathédrale St Paul, le dimanche de la Trinité de l'an 1869.
Il ne s'affirmera jamais étudiant remarquable, et manifeste un certain détachement à l'égard de tout programme établi. Il irrite parfois ses professeurs par son air d'en savoir davantage. Ne sommes-nous pas alors en plein règne de la fameuse École Critique allemande, laquelle ne saurait absolument pas trouver grâce aux yeux du fils de Dietrich Hechler. Que l'on puisse traiter les Écritures comme un puzzle, le remplira toujours d'une certaine indignation, et la prétention académique à décider de ce qui est ou non parole inspirée, amènera sur les lèvres de William Hechler un léger sourire de mépris. La Bible est une Parole de vie, non pas un cadavre intéressant sur lequel se penchent des docteurs tout pleins de leur savoir livresque, et de leur lamentable vanité. Il a senti, dès les premières années de pratique biblique, dans ces pages mystérieuses, un souffle venant d'Ailleurs, et qui dépasse la raison limitée de l'homme. Plus souvent que de coutume William s'ennuie aux cours, il “sèche” avec assiduité et se lance dans ce passe-temps de toute sa vie : flâner alentour des boutiques de bouquinistes, à la recherche du fascinant, du rare et cabbalistique. Son maigre argent de poche y passera régulièrement soixante années durant !
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Lorsqu'il passe, de justesse, les derniers examens, éclate le conflit franco-prussien. Il court s'engager comme aumônier du côté où l'on parle l'allemand, du côté où l'on parle le badois. De la France, il a jusqu'à présent entendu peu de bien, malgré certaines attaches huguenotes du père, ou plutôt du fait même de ces attaches. En effet, la France demeure pour les Hechler le pays, sinon le peuple, de la Révocation et des dragonnades.
Première crise grave dans sa vie, que cette dure découverte des horreurs de la guerre, de la bêtise et de la sauvagerie des hommes dès que ces derniers revêtent un quelconque uniforme pour mener la vie abêtissante des casernes et des beuveries régulières. Il ne s'attendait pas à cela, mais espérait dans sa douce naïveté qui ne le quittera jamais, un combat digne des vaillants compagnons de David. Contre de solides et stupides philistins, avec un petit miracle de temps en temps, pour abréger les luttes, épargner les vies, et éventuellement, convertir l'adversaire ! Amèrement il constate que les armées des princes allemands évoquent bien peu les bandes de David, rapidement il réalise que cette guerre est une guerre imbécile.
William Hechler n'est pas content de lui. Après tout, ces français, bien que catholiques et farceurs de nature, ne lui ont rien fait. Leurs prisonniers n'ont pas l'air féroce (il n'ose pas le dire, mais un peu moins lourds, moins bornés que ses propres casques à pointe…) ; plutôt sympathiques et très ennuyés de se trouver mêlés à ce conflit dont ils ne comprennent ni les origines, ni les aboutissants.
William Hechler n'est pas content, il a mal démarré dans la vie, fourvoyé dans un drame de souffrances et de sang. C'est pourquoi il s'en va, très loin de cette Europe malade, très loin au soleil de l'Afrique. C'est ainsi que l'année 1871 le voit installé à Lagos, en Nigéria britannique, en tant que sous-directeur de Trinity College, et responsable de l'enseignement catéchétique. Il vient d'avoir vingt-six ans et demeurera trois ans.
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Trois petites, trois longues années de silence et de préparation. À quoi ? Il n'en sait rien mais cherche sa voie. Ce qu'il réalise, c'est qu'il n'est point fait pour le ministère paroissial avec ses contraintes journalières, son programme strict et sa suite fastidieuse – mais qu'y faire ? – de naissances, de mariages et de morts. Sans doute sera-t-il missionnaire, vocation qui permet de travailler de ses mains, de construire des choses qui demeurent. Il attend que les portes s'ouvrent sans qu'il ait besoin d'y frapper. Car tel est le grand principe de sa vie pastorale qui commence : ne pas confondre ses propres désirs avec la volonté divine ; ne pas dire, comme tant de ses collègues, “le Seigneur me veut ici !” au lieu de reconnaître franchement : “J'aimerais obtenir ce poste” ! Il pressent que dans sa vie les portes s'ouvriront, au dernier instant, sans sollicitation particulière de sa part. Tel est le meilleur des signes, celui qui laisse toute liberté au Souverain de toute destinée.
Mais il n'est pas fait pour passer ainsi des années, pieux censeur de collège africain, “Trinity” ou non ! Cela il l'écrit à la tante, seule bonne fée qui se pencha sur un berceau ingrat, et qui rêve d'un brillant avenir pour son neveu de clergyman. Ce filleul, perdu sous un soleil barbare, lorsqu'il ne se débat pas contre des déluges entiers – mérite mieux que Lagos.
Car la bonne dame vit à la Cour de Londres. Certes pas en tant que Dame de compagnie, mais comme nurse aux nobles responsabilités, c'est bien le cas de le dire ! De temps en temps elle peut faire dire un mot en haut lieu ; elle en a déjà prononcé plusieurs en faveur du jeune homme si distingué, aux yeux d'un bleu si pur, si doux, et au profil de David, s'il vous plait ! Sans compter qu'il maîtrise l'allemand comme l'anglais.
Or il se trouve que le Grand-Duc Frédéric de Bade recherche un précepteur-aumônier pour ses deux petits princes. “C'est inespéré, il faut accepter de suite” écrit la tante d'urgence. Ne pas attendre de longs jours, ne pas être dévoré de scrupules, ne pas s'imaginer surtout que le Seigneur n'est pas d'accord ! Dieu veut ton bien, mon enfant, comme ta mère voulait ton bien. Il saura trouver un successeur à Lagos, et si tu tergiverses, Il trouvera un candidat pour la Cour de Bade…
J'accepte, se dit William, puisque c'est un poste, un honneur que je n'ai point quémandé.
Elle se ferme, la porte immense de l'Afrique, et pour toujours, comme s'étaient refermées les portes des Indes. À l'automne de l'an 1874, les grilles princières du château de Karlsruhe s'ouvrent devant le jeune Reverend Hechler. Il n'a pas trente ans. Mais il est peu impressionné. Le grand-duc est un bon papa allemand, simple et franc. Il a assumé quelques années la régence d'un frère fou. Son épouse est la fille de Guillaume I de Prusse qu'il a lui-même proclamé Empereur, trois ans auparavant à Versailles. D'ailleurs il n'est pas dans la nature d'Hechler d'être troublé outre mesure par ceux qu'on appelle les Grands. Il en fréquente d'autres et depuis longtemps : n'est-il pas au mieux avec les personnages de la Bible, dont un certain nombre de monarques valant bien les princes de ce siècle ! N'est-il pas au service d'un plus grand que tous ceux-là réunis ?
À sa petite place, ne se situe-t-il pas dans la lignée des témoins de Dieu ? S'il se sait peu de chose face à son Créateur (bien que tout de même créé à Son image…) il est, devant les hommes, William, représentant et ambassadeur du Christ, le Roi qui un jour régnera sur tous les princes. Ce qui vaut n'importe quelle ambassade, avec les honneurs en moins, toutefois…
C'est pourquoi avec ce grand-duc à la foi solide la glace est vite rompue, le soir lorsque dorment les petits princes. Sa Majesté s'intéresse sincèrement aux cartes, aux chartes et aux calculs étranges du jeune précepteur-aumônier. Ce dernier vient d'établir une carte “messianique” de la Palestine et la soumet au grand-duc. Car la question d'Orient est toujours à l'ordre du jour, elle a été ravivée par la récente Campagne de Crimée 4 et en 1865 s'est fondé le célèbre “Palestine Exploration Fund” dont les rapports successifs, et surtout ceux de Charles Warren et de Claude Conder, invitent une nouvelle colonisation, juive, afin de rendre à la terre promise sa fertilité antique.
4 Henri Dunant, après l'horrible conflit, avait créé une “Société Universelle pour le renouvellement de l'Orient” et proposa en 1866 d'accorder un statut diplomatique aux premières colonies agricoles juives de Palestine.
“Signes annonçant le proche retour des enfants d'Israël chez eux, aube des temps messianiques pour la Synagogue, et de la Parousie dans la langage de l'Église”, déclare Hechler à son auditeur princier. Sur la proposition de Hechler, le grand-duc fait venir certains ouvrages traitant de la question et récemment parus, comme l'étude du secrétaire privé de Napoléon III, Ernest Laharanne ; et les ouvrages, théologiques ceux-là, des pasteurs Hollingworth, Thomas Johnstone et Petavel. Sans parler des plus anciens ouvrages consacrés à la question "sioniste" et que le zélé amateur achète pour le compte de la bibliothèque princière.
Petit à petit l'enthousiasme de Hechler se communique à Frédéric de Bade. La Cour de Karlsruhe est un lieu que fréquentent toutes les familles princières liées entre elles ; plus d'une fois le jeune pasteur est appelé à présenter ses études où il est fréquemment question de Jérusalem, de la terre promise et du grand mouvement prophétique qui germe au sein du peuple juif : “Un nouveau Moïse va se lever, qui conduira son peuple lorsque sonnera bientôt la fin du plus long et plus cruel des exils…” Ainsi prophétise Hechler devant les princes, les ducs, et les comtes, et plus d'une fois un sourire indulgent se dessine dans l'assistance. Quel étrange oiseau notre bon Frédéric n'a-t-il pas été déniché là ?
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Un événement tragique va briser la ligne confortable dans la destinée du pasteur-précepteur. En 1876, le prince-héritier Ludwig meurt accidentellement, et devant les bouleversements que cela entraîne au château, Hechler décide de quitter Karlsruhe. Il va durant sept ans aller d'une paroisse à l'autre, au grand regret de la tante éplorée, car quelle impression peuvent faire en haut lieu ces brefs impromptus du protégé d'une chaire à l'autre !
Les années 1876-77 voient Hechler en charge de la paroisse londonnienne de St Clement the Dane, et parallèlement aumônier de l'hôpital de Charing Cross. Les trois années suivantes l'entrevoient successivement à Lislee, Cork, et Galway où il cumule les fonctions de pasteur et de principal de l'école du diocèse. Londres le retrouve en 1881, dans la paroisse de St Marylebone. Manifestement il n'est pas à son aise. Que peut lui réserver l'avenir ? Il s'est déjà construit une solide réputation d'original, de vieux garçon et de rêveur incorrigible ; cette réputation le poursuit de poste en poste. N'est-ce pas un monde plus vaste que celui des paroisses qui l'attend ? Il le pressent dans cette lettre qu'il envoie en 1879 à son noble ami Frédéric de Bade :
« Néanmoins j'espère retourner en Afrique, car ma vie appartient au service de Celui qui me l'a donnée… Je puis affirmer avoir décidé, avec l'aide de Dieu, de dédier ma vie au bien de la race africaine… »
William Hechler sent qu'il est un “outsider” dans l'Église, par conséquent réservé pour une tâche spéciale. Or être missionnaire en Afrique est chose assez courante à cette époque.
Que veut donc Dieu dans ma vie ? Telle est la question qui le hante depuis douze ans déjà. Comment voir clair ? Quel sera le signe qui ne trompera pas ?
Il sera bientôt l'homme de la quarantaine. Les quarante années prophétiques qu'il convient de passer au désert…
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Une tragédie brutale qui éclate en Europe va fermer à jamais dans la vie de Hechler les portes de l'Afrique, pour ouvrir celles d'un autre monde : la Russie. En 1881, le pasteur se heurte pour la première fois aux souffrances d'Israël et rien ne saurait le toucher davantage. Ainsi il n'est pas achevé, le calvaire du peuple de Dieu, il se dresse à nouveau en cette fin de siècle où pourtant tous les espoirs sont permis, où toutes les conquêtes paraissent possible, pour la paix de l'humanité. À l'heure même où Israël semble s'être confortablement installé dans une Europe fière de sa civilisation.
Soudain l'Inquisition relève sa tête hideuse, cette fois à l'autre bout de l'Europe, où vivent des centaines de milliers de juifs en des ghettos compacts. Le monde les avait oubliés…
Au millieu du XVIIème siècle le judaïsme polonais s'était enfoncé dans le monde russe, fuyant les sauvages attaques des Cosaques de Chmelnitzky. Jusqu'à la mort du tsar Nicolas I, en 1855, le peuple russe vivait dans des conditions difficiles, et bien entendu les juifs représentaient l'élément le plus méprisé dans la nation. Avec la montée sur le trône d'Alexandre II, un vent d'espérance avait soufflé sur l'Empire. En 1861 le tsar “libère” les serfs, qui passent en fait d'un maître à l'autre. C'est de l'Université que partira un sérieux mouvement révolutionnaire, où se distinguent, malgré les lois du numerus clausus, un nombre respectable d'étudiants juifs. Ces jeunes gens décidaient “d'aller au peuple”, étaient souvent mal compris, et plus souvent que de coutume, dénoncés à la police. Selon l'adage millénaire, il faut à toutes choses un bouc émissaire, et le fait que des étudiants juifs soient mêlés aux rangs des nihilistes, anarchistes et autres révolutionnaires, fournit un excellent prétexte à l'organisation des pogromes. Le premier de ces massacres organisés éclate en 1871 à Odessa. L'assassinat du tsar dix ans plus tard, va déclencher toute une série de pogromes débutant en pleine semaine sainte. Dans le seul district de Kiev on compta jusqu'à quarante-six massacres, se déroulant souvent avec la bénédiction de l'Église orthodoxe. Le maître véritable de la Russie, le Procureur du Saint-Synode, Pobiedonotsev, ancien précepteur du tsar, met en application les “Lois de Mai” : les juifs sont écartés de la vie publique, interdits de séjour dans des provinces entières. Il n'est pas question de les russifier, mais de les étouffer en tant que groupe ethnique. Le nouvel Inquisiteur du Saint-Synode propose cette formule : liquider le judaïsme russe par un tiers de conversions, un tiers d'expulsions, et un tiers périssant de famine et de froid !
La police se charge de ne pas faire mentir ce mot d'ordre. L'Europe s'indigne, parfois d'une manière assez hypocrite, en s'élevant davantage contre le régime russe que contre les pogromes eux-mêmes. L'hydre de l'antisémitisme commence à se dresser sur tout le continent.
Mais l'émoi est considérable en Grande-Bretagne, où le peuple juif n'a pas été maltraité depuis plusieurs siècles, et jouit d'une confortable tranquillité. Parlement et Clergé agissent de concert ; de nombreux comités de secours sont créés, patronés par les plus grands noms de la nation anglaise.
William Hechler vient d'entrer au Secrétariat de la Société biblique de Londres. Cette dernière distribue de par le monde dans toutes les langues, des millions de bibles – comment notre pasteur n'en ferait-il pas partie ?
Début 1882, devant le Comité de direction de la Société, Hechler plaide l'installation en Palestine des juifs russes et roumains ; la réunion a lieu chez Lord Tempel qui décide d'envoyer ce bon avocat des juifs pogromisés en Russie, afin d'y enquêter sur place. Odessa sera son centre de rayonnement. Ainsi en décident Lord Tempel et le vaillant octogénaire sioniste : Lord Shaftesbury. Hechler ne part d'ailleurs pas seul, mais en compagnie d'un autre sioniste passionné, Sir Laurence Oliphant 5. C'est en effet à Odessa qu'avait éclaté le premier pogrome, mais surtout c'est dans cette ville que s'était rassemblé un groupe d'intellectuels juifs, membres de l'association au nom révélateur “Les Amants de Sion”…
5 Écrivain et diplomate anglais né à Cape Town en 1829. Il écrit en décembre 1878 un memorandum demandant l'installation en Palestine de pionniers juifs, sous protection du Sultan. Membre du Parlement, il gagnera à sa cause le Prince de Galles, lord Salisbury et le ministre français Waddington. Entré très tôt en relation avec les premiers “Amants de Sion”, est bien reçu à Constantinople, mais la chute de Disraeli en 1880 met un terme à ses plans “sionistes”. Il devait s'installer à Haifa et se révéla jusqu'à sa mort, le 23 décembre 1888, un authentique “amant de Sion”.
Tout au long de leur périple en Europe orientale, les membres de la délégation londonienne sont accueillis avec ferveur ; écoutons Oliphant dans son “Journal” de mars 1882 :
« À chaque arrêt les Juifs s'étaient assemblés en foule, portant des pétitions demandant leur installation en Palestine, étant apparemment persuadés en leur âme que le temps fixé pour leur retour au pays de leurs pères était venu, et que je devais être le Moïse de cet Exode… »
On imagine sans peine l'effet de telles aventures sur la personne de Hechler. Arrivé à Odessa il se lie de suite avec le groupe des “Amants de Sion” rencontre un de ses leaders, le docteur Pinsker, lequel vient de publier en allemand, au péril de sa vie, un Essai intitulé “Auto-émancipation” et que le pasteur annote à l'encre rouge, selon son habitude. En voici quelques passages, qui produisent sur le pasteur sioniste une rude impression :
« L'éternel problème posé par la Question juive agite les hommes de nos jours comme jadis. Il demeure sans solution, telle la fameuse quadrature du cercle, tout en constituant une énigme brûlante. L'essence de ce problème, tel que nous le voyons réside dans le fait qu'au sein des nations où le peuple juif habite, ce dernier constitue un élément particulier qui ne peut être assimilé, qui ne saurait être “digéré” par telle ou telle nation… Au sein des peuples de la terre, les juifs ont la position d'une nation morte depuis longtemps. Avec la perte de leur patrie, les juifs perdirent l'indépendance et tombèrent dans un état de décomposition incompatible avec un organisme sain… Ainsi le monde voit en ce peuple l'image redoutable d'un mort marchant parmi les vivants… La peur du fantôme juif s'est transmise et s'est fortifiée au long des siècles… La lutte contre cette peur est vaine… contre la superstition même les dieux sont sans pouvoir… L'émancipation légale des juifs est la plus noble conquête du siècle, mais une émancipation légale n'est pas une libération sociale. Les juifs souffrant partout où ils sont en nombre et par leur nombre seul… Dans les provinces occidentales russes nous voyons les juifs parqués, menant une vie misérable dans des conditions indignes. Néanmoins innombrables sont les plaintes relatives à 'l'exploitation' à laquelle ils se livreraient ! Résumons : pour le vivant le juif est un mort ; pour le citoyen un corps étranger ; pour le propriétaire ; un mendiant ; pour le pauvre un exploitant et un millionnaire ; pour le patriote un apatride et pour toutes les classes de la société, un rival détesté… Si tous les peuples n'ont pas réussi à nous effacer de la terre, ils réussirent toutefois à détruire en nous le sentiment de la dignité nationale… Forcés à maintenir notre existence matérielle, nous fûmes trop souvent poussés à sacrifier notre dignité morale. On pourrait croire que parmi nos ennemis les génies sont aussi courants que mûres en août… Les misérables ! Ils accusent l'aigle qui fonça un jour vers le soleil et rencontra Dieu, de ne pouvoir s'élever à présent de ses ailes rognées ! Accordez-nous le bonheur de l'indépendance, donnez-nous un morceau de terre, donnez-nous seulement ce qui fut accordé aux Serbes ou aux Roumains ; osez ensuite nous juger ! Ce n'est pas le génie qui nous manque, mais le respect de nous-mêmes ; la conscience de cette dignité humaine dont vous nous avez dépouillés… »
Hechler est séduit par ce petit homme qui ose dire de telles choses aux nations et à son propre peuple (on imagine aisément les réactions des juifs allemands et autrichiens !). Mais un passage l'arrête et le heurte :
« … mais nous ne devons pas rêver de réveiller la Judée. Nous ne devons pas nous attacher à la terre où notre vie nationale fut détruite. Le but de nos efforts présents ne doit pas être la terre “sainte” mais une terre qui soit la nôtre… Là nous emporterons notre héritage sacré sauvé du naufrage de notre ancienne patrie : la foi en Dieu et la Bible. Cela seul fit de notre ancienne patrie la terre sainte, et non pas Jérusalem ou le Jourdain. Peut-être la terre sainte nous reviendra-t-elle un jour, et dans ce cas tant mieux… »
Mais les prophètes, docteur Pinsker ! Vos prophètes que vous comptez parmi votre héritage sacré, avez-vous oublié la promesse faite par Dieu à Abraham et à ses enfants : “Cette terre je vous la donne, pour toujours !” Pensez-vous que les nations consentiront à vous offrir une autre terre que celle-là ? Sur quelle autre terre pouvez-vous invoquer la parole biblique ? Et Hechler de sortir une des bibles et de citer Amos, Jérémie, Ésaïe et tous les autres. Pinsker, malgré lui, est ému de s'entendre ainsi rappeller les vieilles promesses bibliques plus ou moins oubliées, par ce chrétien nouveau genre, ce pasteur enthousiaste et si convaincant. Voici que William a commencé un nouveau ministère de prédicateur hors-série : apporter un supplément d'âme aux théoriciens juifs du Sionisme naissant.
Les deux hommes ne se rencontreront plus, mais on aime à penser que ces soirées de la fin de l'été 1882 à Odessa, restèrent vivaces dans l'esprit de Pinsker. En effet, élu trois ans plus tard à la présidence des “Amants de Sion”, il devait consacrer les dernières années de sa vie à l'effort de colonisation héroïque en Palestine.
Un détail avait frappé l'esprit des juifs d'Odessa : Hechler était porteur d'une lettre de la reine Victoria pour le Sultan ! Lettre contresignée par lord Rosebery, et demandant au monarque de la Porte les conditions d'un refuge palestinien pour les juifs russes traqués. Plus de quarante ans ont passé depuis ce jour où Palmerston envoyait une lettre fameuse à la jeune souveraine, et voici que cette dernière s'adresse au Sultan.
Or cette lettre ne parviendra pas à son illustre destinataire et William Hechler, pour la première fois, et non pas la dernière, découvre les coulisses de toute haute politique. L'ambassade britannique à Constantinople “bloque” la lettre royale, ce qui laisse supposer des forces mystérieuses, occultes, à l'œuvre dans les chancelleries, n'hésitant pas à “court-circuiter” la volonté de Victoria elle-même… Cela suffit pourtant, on le comprenda, à faire naître d'immenses espoirs dans les cœurs des “amants de Sion”.
Hechler quant à lui est bouleversé par la rencontre de ces juifs qui n'ont pas oublié Jérusalem. Il va de découverte en découverte et suscite partout l'enthousiasme sur son passage. La Société biblique de Londres l'avait chargé d'enquêter sur les lieux mêmes des pogromes et d'évaluer l'aide financière nécessaire pour les premiers secours. Or Hechler, au contract de ces émouvants “amants de Sion” se range d'emblée dans leurs rangs pour élargir sa mission d'une manière originale qui est bien dans sa nature : il enquête en fait, partout où il passe, sur le degré sioniste de ses interlocuteurs et plaide lui-même le retour en terre promise. Les causeries qu'il donne contre cachet contribuent à améliorer l'état des humbles finances sionistes. Il se lance dans de rudes controverses bibliques avec les nombreux rabbins qui s'opposent aux "amants de Sion", sous prétexte que le Messie seul déclenchera l'ultime Retour en terre d'Israël. Il leur rappelle que tout au long de l'histoire d'Israël, Dieu n'a jamais fait de la fidélité juive, une condition “sine qua non” de Sa propre fidélité. Dieu n'hésite jamais à utiliser des hommes qui ne sont ni théologiens ni prêtres, et d'autre part, n'est-ce pas bien plus la souffrance juive que les gens du culte, qui poussent Israël vers Jérusalem ? Sans pharaon et ses camps concentrationnaires, pas de Moïse et pas de rédemption pascale. Sans pogromes russes, pas d'Amants de Sion et pas de colonies héroïques en terre sainte. Certes il faut compter avec les miracles, mais ils se présentent toujours en compléments de l'action populaire. Les hommes que Dieu appelle ne sont jamais de “petits saints” et le Messie viendra, Israël, quand tu auras aplani ses sentiers à Jérusalem même et dans le désert du Néguev appelé à revivre, lui aussi !
À Odessa également, Hechler découvre les ouvrages de plusieurs rabbins sionistes, et utilise leurs arguments avec art. Ainsi le rabbin Yehouda Alkalai, né à Sarajevo en 1798, et qui fit de son ministère un long plaidoyer en faveur du retour à Sion 6, et dont ces paroles frappent vivement le pasteur sioniste :
« Il y a deux retours : individuel et collectif. Le retour individuel implique la rupture de tout être d'avec sa nature mauvaise, et sa repentance… Le retour collectif signifie que tout Israël doit revenir sur la terre qui demeure le patrimoine des Pères, afin d'y entendre la sainte volonté de Dieu, et d'accepter le joug du Ciel. Ce retour collectif fut annoncé par les Prophètes et bien que nous en soyons indignes, le Ciel nous viendra en aide pour l'amour de nos Pères… Hélas de nos jours nous sommes dispersés et divisés… ce qui constitue un obstacle à notre rédemption… La Rédemption commencera par les efforts des juifs eux-mêmes. Qu'ils s'unissent et s'organisent, se choisissent des chefs pour quitter les pays de l'Exil… »
Voici le rabbin Kalisher (1795-1870) qui réussit à convaincre plusieurs juifs fortunés, en particulier Sir Moses Montefiore, à financer le Retour à Sion. Et ce passage extrait de son ouvrage central : “À la recherche de Sion”.
6 Ce même rabbin sera le maître spirituel du grand-père de Théodore Herzl.
« … la Rédemption débutera par le soutien de grands philanthropes et par l'accord des Nations au rassemblement des exilés en terre sainte. Le prophète Ésaïe exprima ainsi la chose (chapitre 27), laissant bien entendre que tout Israël ne reviendrait pas en une fois, mais par degrés, comme s'amasse le blé quand on le bat… Dieu bénira notre travail… mais surtout notre œuvre sur notre terre accélérera la Rédemption messianique… »
Hechler se réjouit de constater que quelques théologiens juifs savent interpréter les Textes prophétiques dans le sens de l'histoire qui s'annonce passionnante au Moyen-Orient. Hélas ces rabbins se comptent sur les doigts d'une main, et qui dans les milieux savants des Églises se soucie de leurs écrits ? qui est prêt à leur accorder un quelconque crédit ?
Lorsque l'envoyé de la Société biblique rentre à Londres dans le courant de l'automne 1882, ses sentiments sionistes se sont considérablement raffermis. Ses yeux ont vu les enfants d'Israël, au sein même de la souffrance, en une autre terre égyptienne, redresser la tête sous les coups et se tourner vers la Jérusalem maternelle. Il en a vu partir, de ces étudiants naïfs, de ces intellectuels en longs caftans noirs que rien n'avait préparé au dur travail de pionnier, les mains nues pour un combat à livrer aux sables, aux marais, à la malaria, aux scorpions et à la mort. Comment ce début d'exode serait-il possible sans la mystérieuse intervention du Saint-Esprit ? Mais précisément, à cet Exode il manque un Moïse… Pinsker est un grand homme, avant tout cependant un théoricien. Où est-il cet homme que William Hechler annonce au grand-duc Frédéric ? Est-il déjà de ce monde ? Et comment apporter sa propre pierre blanche et messianique, à ce temple mystique qu'est cette terre promise souffrant des douleurs de l'enfantement ? Comment parvenir aux portes royales de la Jérusalem somnolente, comment participer à son réveil ?
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Or voici qu'une occasion unique se présente : et si les portiques royaux de Jérusalem s'ouvrent devant Hechler, ce sera devant William, titulaire du siège épiscopal de Jérusalem !
En effet, en 1841 a été établi en cette ville un siège épiscopal anglican, par une conséquence inattendue de la Crise d'Orient et de l'apparition de la puissance britannique en Syrie. Les ressortissants protestants des puissances européenes n'étaient pas reconnus tels par le Porte ottomane ; seules les communautés chrétiennes existant en terre sainte au moment de la conquête arabe jouissaient d'un statut légal de minorités. Au traité de Londres du 15 juillet 1840, l'Angleterre, l'Autriche, la Russie et la Prusse s'étaient entendues pour mettre un frein à la puissance française au Moyen-Orient. Par la petite porte, la Prusse, puissance protestante, entrait à son tour dans cette région du monde, et ne tardait pas à s'y faire une place solide, dans l'ensemble de sa politique du “Drang nach Osten”, laquelle devait être une des causes centrales de la première guerre mondiale et de l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne.
Dès cette année 1840, des négotiations s'ouvrent entre les deux capitales protestantes : Londres et Berlin, d'une part, et Constantinople de l'autre, laquelle a toutes les raisons de manifester sa reconnaissance à ces deux nations qui ont mis fin au danger mortel incarné par Mehetmet-Ali soutenu par la France.
L'accord déclare que les deux souverains nommeront de concert un évêque protestant, dont les revenus seront assurés par les deux Cours intéressées. Le nouvel évêque devant s'affirmer le pasteur et le protecteur des chrétiens évangéliques anglais et prussiens. Début 1884, le siège épiscopal devient vacant, par la mort de son premier titulaire Michaël Salomon Alexander, d'origine juive.
Le nom de William Hechler est avancé par Frédéric de Bade auprès de l'Empereur Guillaume de Prusse. Hechler, de son côté et pour la première fois, intervient pour plaider sa cause, en faisant parvenir à l'Empereur le traité qu'il vient d'achever et intitulé “The restoration of the Jews to Palestine according to the prophets”. Ne s'agit-il pas de Jérusalem ? Toute sa vie – les quarante années fatidiques qui s'achèvent – ne l'a-t-elle pas préparé à cette rencontre, à ce séjour ? Ne rentre-t-il-pas d'un périple bouleversant au sein d'Israël persécuté ? Ne vient-il d'assister en quelque sorte aux douleurs de l'enfantement du Retour, face à ces “amants de Sion” ? Ne s'est-il pas ouvertement rangé à leurs côtés, allant jusqu'à plaider leur cause devant des rabbins hostiles ? Que ne pourrait-il pas accomplir en leur faveur, s'il se trouve sur place au cœur du problème, muni d'un pouvoir spirituel considérable, évêque soutenu par deux grandes puissances ? De ce siège épiscopal, ne pourrait-il pas sérieusement contribuer à ouvrir les portes de la terre promise pour ses enfants juifs ?
Cet homme qui va avoir quarante ans, rêve devant ses cartes et ses maquettes, ses vieux manuscrits amis, ses antiques gravures de la cité sainte et du Temple détruit. Il touche enfin au but après avoir connu l'Asie, l'Afrique et l'Europe des Cours. Voici que Jérusalem lui fait signe, comment ce signe ne serait-il pas de Dieu ? Comment résister à cet appel de la vieille Mère farouche, attendant les siens dans le deuil millénaire de ses pierres du Temple, et le dos au Mur, ce Mur de toutes les lamentations juives ? Allons, William, frappe à ces portes !
Cette porte de la cité de David qui s'entrouvre, devant un pasteur anglais, elle sera close par une autre main anglaise. L'Archevêque anglais n'est pas là pour faire du sentiment, ni pour exaucer le vœu secret d'un de ses prêtres naïfs. Il est là pour placer ses hommes aux endroits stratégiques et selon les données du moment. C'est bien connu, les évêques ne sont pas là pour faire la volonté des prophètes…
Cet Hechler est un brave homme, mais enfin sa carrière n'est pas des plus orthodoxes. Tuteur par ci, aumônier par là, ça ne vous fait pas un théologien solide ; sa dogmatique laisse fort à désirer, ses antécédents sont nettement piétistes, quant à ses publications scientifiques (capitales ! les dites publications pour un théologien, capitales !) une humble plaquette sur le retour des Juifs en Palestine, et qui sent la Cabbale à plusieurs lieues à la ronde…
Enfin William Hechler souffre d'un handicap majeur en briguant ce siège épiscopal : il n'est pas d'origine juive. Or il est évident qu'un juif converti, sur ce siège à Jérusalem, c'est ce qu'on peut trouver de mieux ; manière fine et discrète de manifester “la supériorité de l'Église sur une Synagogue humiliée”. Ainsi raisonne tout archevêque qui se respecte, et tant pis pour les rêves audacieux d'un pasteur sioniste !
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William, tu ne seras pas évêque de Jérusalem ! Un autre te promettra ce siège, celui que tu vas rencontrer dans une dizaine d'années. Ce prince juif que tu attends avec patience tenace, semblable à la sentinelle qui guette l'aurore. Cet autre rêveur cet autre visionnaire, semblable à toi-même. Vous nourrirez des rêves généreux en faveur l'un de l'autre, mais jamais la couronne de David ne se posera sur sa tête, et jamais tu ne siégeras dans la chaire des Apôtres.
Pourtant elle s'ouvrira devant toi malgré tout, la porte d'or de Jérusalem. Brièvement, si brièvement, telle une intrusion dans le Royaume. Elle s'ouvrira devant vous deux, le Prince et le Prophète, et vous y ferez quelques pas, comme en un rêve, et ses portes massives se refermeront sur vous, pour toujours.
William, prophète du Prince qui ne pénètre qu'une fois dans sa capitale. Les temps ne sont pas mûrs pour une telle royauté, pour un tel épiscopat. Contentez-vous bientôt, tous les deux, de vous tenir un instant sur le mont Nebo. Cela suffit et c'est bien. Vous avez un illustré précédent…
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Hechler accuse le coup, mais au fond de son âme, il est atteint d'une blessure qui ne guérira pas. Les forces qui viennent là d'entrer en jeu, politiques et de haute stratégie ecclésiastique, nous les retrouverons en action contre le Sionisme montant, et dans les dernières décades de sa longue existence, le pasteur sioniste aura tout le temps d'en décomposer les éléments divers. Un bref instant, Hechler s'est trouvé au cœur de ce qu'il appelle la politique de Dieu, seule politique qu'on ne peut pas forcer. Il faut attendre et ne plus quémander.
Ce n'est pas précisément l'avis de la tante, bonne fée, à Londres, laquelle fait tout ses efforts afin d'obtenir pour le neveu blessé dans sa foi, un poste de consolation. Sous la forme d'une aumônerie d'Ambassade dans la froide capitale de Suède. Hechler accepte – cela ou autre chose, qu'importe ! – Il occupera ce poste durant quatorze mois.
Au printemps de l'an 1885, il sera nommé dans la capitale de l'Empire austro-hongrois, au poste parallèle. Il semble bien qu'après avoir collectionné les paroisses, ce pasteur hors-série s'apprête à sauter d'une ambassade à l'autre. Semi-retraite dorée, et tout juste la quarantaine. Il commence à perdre pied. Quand on a rêvé de Jérusalem, quand on s'appelle Hechler, tout autre capitale a un goût d'amertume. Vienne, forteresse catholique, ville vaine de tous les plaisirs au son des valses étourdissantes – cela représente presque une brimade. Le poste d'aumônier est à peu près de tout repos : un minimum d'actes ecclésiastiques, un sermon tous les dimanches, et un ambassadeur fort pieux, qui ne déteste pas lui-même monter au lutrin. Dix ans vont s'écouler ainsi, monotones, au long desquels l'aumônier se fait davantage solitaire, excentrique et baroque. Laissons ces années s'écouler et penchons-nous sur ce traité d'Hechler qui représente son humble, mais originale contribution, à l'énorme dossier du sionisme protestant. 7
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De cette plaquette de quelques pages, retenons deux points essentiels. Le premier vise à réfuter l'argument majeur de toute théologie s'opposant au mouvement sioniste, et qui se décompose en deux volets : les prophéties du Retour ont toutes été accomplies lors du retour de l'exil babylonien – toutes les prophéties l'ont été par le ministère, la mort et la résurrection du Christ. Israël ne saurait donc en appeler aux textes bibliques afin de justifier une quelconque aventure politique. Il n'a plus de rôle à jouer dans l'Histoire, sinon bien sûr celui d'entrer dans le sein du Christianisme. Et si toutefois Israël devait un jour retrouver une certaine indépendance nationale, il conviendrait d'y voir le fruit du jeu de grands intérêts au Moyen-Orient, et en aucune manière la main de Dieu.
7 On trouvera en annexe, la liste des ouvrages principaux composant ce “dossier”.
Absolument pas, rétorque Hechler. C'est oublier tout d'abord que le fameux retour de la captivité babylonienne vit revenir en terre promise des représentants des seules tribus de Juda et de Benjamin accompagnées de lévites, retour très partiel on le voit. Comment oser affirmer que cette minorité puisse représenter ceux que les textes prophétiques dépeignent comme arrivant des quatre coins de l'horizon, “des Îles lointaines”, parlant toutes les langues et non pas celle de la seule Babylone. Comment enfin passer sous silence cette précision capitale apportée par Amos à la fin de son livre :
« Je vous planterai à nouveau sur votre terre et jamais plus vous vous n'en serez arrachés ! »
Israël, depuis le Sionisme du temps de Néhémie, s'est vu dispersé aux quatre coins de l'horizon, sa patrie fut rendue au désert et son Temple rasé. Manifestement, ce retour de Babylone ne fut qu'une “répétition manquée” de l'ultime Retour à venir.
Ce raisonnement nous parait irréfutable, à condition bien sûr de prendre les écrits prophétiques au sérieux, et de ne pas les traiter comme l'historien traite tout document de l'Histoire profane. À condition de traiter les textes bibliques avec ce respect qui était le respect du Christ lui-même…
Trop de théologiens, alors que l'État d'Israël est parmi nous, partagent cette vue tronquée de l'Histoire que Dieu est seul à mener, et tiennent à maintenir à jamais Israël au ban de l'Histoire précisément. Israël est là et ces docteurs ne veulent pas le reconnaître issu de la volonté divine comme si tout ce qui touche à ce peuple auquel Dieu s'est à jamais lié par alliance et par pacte, pouvait advenir sans que Dieu y mette sa main ! Ne sont-ils pas victimes d'une tradition millénaire de durcissement et de mépris – un véritable aveuglement spirituel – à l'encontre de ce peuple unique ? Et ne craignent-ils pas confusément d'assister à l'écroulement de cet édifice théologique traditionnel, s'ils s'approchaient d'assez près de cette nation qui revit, de ce désert qui fleurit, de cette vieille langue hébraïque vivifiante pour tant d'immigrants arrachés à tant de Babel, à tant de vallées remplies d'ossements desséchés ?
Deuxième point : une trouvaille curieuse, de nature cabbalistique, et qui fera plus tard la plus vive impression sur Herzl et ses proches. D'après un passage rapporté à la fin du livre de Daniel (et repris dans le livre de l'Apocalypse) Jérusalem sera livrée à l'occupation “païenne” durant quarante-deux mois, qui seront suivis d'une période promise. Deux difficultés se présentent : comment interpréter ces mois proprement messianiques de renouveau charnel et spirituel en terre mystérieuse – à quel moment précis de l'Histoire les accrocher ? La première difficulté prête peu à controverse et la majorité des exégètes spécialisés s'accorde à reconnaître qu'un mois prophétique donne trente années ; ce qui fait pour notre texte un temps de 1260 ans. Ce dernier chiffre apparaît d'ailleurs aussi bien dans le livre de Daniel que dans celui du visionnaire de Patmos, l'Apocalypse.
Mais comment accrocher ce chiffre au train de l'Histoire ? Si on choisit la destruction du Temple par Titus, on atteint l'an 1330, une impasse. Hechler raisonne donc ainsi : les textes prophétiques présentent Jérusalem foulée un certain temps par la botte des “Goyim”, en d'autres termes, par les Nations. D'autre part il est fait mention d'une période qualifiée “abomination de la désolation en Lieu-saint”. Il ne peut s'agir de la conquête par Bysance, puissance en appelant, malgré toutes ses fautes, au Dieu de la Bible et au Christ. Or en 637 Jérusalem tombe aux mains d'une puissance “païenne” : l'Islam sous la conduite de son troisième Calife, Omar, beau-frère de Mahomet. Ce dernier ne se contente pas de s'emparer de Jérusalem, mais il rase la basilique chrétienne construite sur le seul “Lieu-saint” d'Israël : l'emplacement précis du Temple, et construit à sa place une Mosquée à la gloire du Prophète ! Mosquée qui se dresse là de nos jours encore, et porte le nom du Calife. Si l'on ajoute à 637 le nombre fatidique de 1260 on obtient l'an 1897. Année que le pasteur Hechler présente comme devant marquer l'aube de la restauration ultime d'Israël en terre promise. Hechler fait un pari, et prophétise. En a-t-il le droit ? La tradition chrétienne tout comme la tradition juive d'ailleurs, interdit de calculer "les temps de la Fin" ; mais Hechler, nous nous en doutions, n'est pas homme à s'embarrasser d'interdits de ce genre, surtout lorsqu'il s'agit de la résurrection de la terre sainte. Sur un plan strictement apocalyptique, il n'annonce ni la Fin ni la Parousie. Enfin, nous serons bien obligés de le reconnaître en atteignant cette fameuse année 1897, Hechler et ses calculs étranges, avait raison. Cette année a bien marqué le point de départ de la restauration ultime d'Israël, face au monde entier.
Hechler sait que Dieu est un Dieu d'ordre et qu'il a fixé de tout temps “les temps et les moments” dont parle le Christ dans l'évangile de l'Ascension, sur le mont apocalyptique et “parousien” des Oliviers, face à la porte d'or de Jérusalem. Certains chiffres : 7-12-40-70 – reviennent sans arrêt dans la littérature biblique ; l'expression vétéro-testamentaire “en ces temps-là” est le pendant de l'expression si fréquente dans le Nouveau Testament : “quand les temps furent accomplis… afin que fussent accomplies les Écritures”. D'autre part Dieu se réserve le droit de révéler un petit bout de Son plan, de temps en temps, à qui bon lui semble. Pourquoi William Hechler n'en serait-il pas, de ces humbles privilégiés ? N'est-ce pas dans les “choses folles de ce monde” que s'accomplit la gloire de l'Éternel ? Nous le verrons, Herzl aura bien besoin, tout au long de son dramatique ministère au service de son peuple, des encouragements prophétiques de son ami pasteur. Hechler, durant près de cinquante ans, répétera aux dirigeants sionistes, souvent désespérés : “Dieu bénit votre mouvement, il réussira, même si vous doutez de Lui !” Il sera ainsi pour cet Israël se réveillant péniblement du plus cruel des exils, une lumière, humble et fragile, mais dont la lueur encourageante ne s'éteindra pas. Il appartiendra à ce théologien chrétien de rencontrer le Prince du Retour, et de se tenir à ses côtés jusqu'à la mort prématurée et brutale, afin de lui apporter la Parole divine au sein d'une lutte épuisante où les oppositions, les trahisons et les mesquineries humaines se feront sans cesse davantage assourdissantes.
Cette image de l'amitié du Prince juif qui va se lever et du prophète chrétien qui déjà l'annonce, combien plus juste, combien plus réjouissante, est-elle que l'image classique offerte par les deux statues du porche latéral de la cathédrale strasbourgeoise ? Image d'orgueil spirituel et d'aveuglement théologique.
Durant trop de siècles, l'Église et la Synagogue se sont fait face de la sorte. À la suite d'une impressionnante lignée de sionistes protestants, William Hechler s'apprête à rencontrer un autre Moïse d'un Exode plus vaste encore que celui d'Égypte. Pour un côte-à-côte dans une marche commune vers la Jérusalem maternelle pour tous les enfants d'Abraham. C'est ainsi, dans ce côte-à-côte – et non pas dans le face à face du mépris et de la bonne conscience – que l'Église du Christ peut et doit venir en aide à l'Israël qui s'est attelé seul à la tâche éminemment prophétique de niveler les sentiers du Seigneur en terre toujours promise. Et non pas par l'offre de clochers scandaleusement rivaux, de dogmatiques froides ou de missionnaires d'un autre âge et parfois certes, pleins de bonne volonté. Mais par l'annonce de la fidélité de Dieu et de la venue de Son règne sur la terre comme au ciel.
Et selon l'exemple de William Hechler, prophète oublié des uns et des autres…
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Dix années durant, l'aumônier d'ambassade va ronger son frein, solitaire, au milieu de ses bibles, de ses chartes messianiques et de ses études cabbalistiques, dans une austérité digne des meilleurs puritains. Se lever à quatre heures du matin, c'est s'assurer l'étude la plus fructueuse. Sa table est spartiate, manger l'a toujours ennuyé, et il jeûne et prend l'habitude de faire sauter un repas sur deux. Son seul luxe : les livres, et ceux-là il les dévore. Il connaît la géographie et la géologie de la Palestine comme s'il en avait été le maître-arpenteur. Chaque jour il revoit à fond plusieurs chapitres de la Bible. Il est de ces clergymen protestants qui gardent en mémoire non seulement le contenu des histoires bibliques, mais encore leur emplacement par chapitres et par versets !
Naturellement il fréquente assidûment la société juive de Vienne et la vie de la Synagogue. Société qui lui parait d'ailleurs beaucoup plus babylonienne que juive… Mais Vienne voit sans cesse affluer les réfugiés russes et roumains restés attachés pour la plupart, à la Bible. De nouvelles synagogues s'ouvrent et c'est vers elles que Hechler dirige ses pas lorsque vient le vendredi soir ; à la recherche de quelque exégèse rabbinique séduisante pour ses sermons du dimanche suivant ! Toujours prêt à intervenir en faveur de tel cas dramatique, parfois un anarchiste, qu'il sait présenter à l'Ambassadeur bienveillant. Parmi les victimes sauvées in extremis des mains de la police, la fille du célèbre médecin Mandelstamm.
Puis une de ses élèves d'autrefois, fille du bon Frédéric, vient s'établir à Vienne, dans une autre ambassade, en qualité d'épouse du comte von Eulenbourg, ambassadeur d'Allemagne. Relation qu'il cultivera fidèlement, ayant son jour de réception à la Résidence, et demeurant pour la princesse le maître aux yeux bons, à la barbe patriarcale, à la présence bienfaisante.
Il est ainsi chez lui, dans les deux ambassades protestantes de la capitale d'Empire. Au carrefour de tous les secrets de chancellerie ; on compte d'ailleurs sur sa discrétion, mais l'homme enregistre chaque détail, dans sa passion de déchiffrer l'Histoire. Rapidement dans ce milieu de diplomates, Hechler passe pour l'original biblique comme l'Angleterre a le secret d'en produire dans toutes les branches de la société. Invite plus souvent qu'à son goût, par cette faune où les dandies, les machiavels et les aventuriers aiment se frotter de temps en temps, à un être issu de la Bible, aux poches pleines de recueils mystérieux et de plans inoffensifs.
L'Université de Vienne lui offrira un poste de lecteur, et là enfin, il pourra trouver un auditoire à sa mesure, et de l'espace pour exposer ses maquettes et ses chartes.
Ainsi s'écoulent dix années, jusqu'à ce clair printemps de l'an 1896…