« Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang en combattant contre le péché. »
Il est une sainte guerre,
Il est un combat divin
Entre le ciel et la terre,
Entre le mal et le bien.
La bataille, c’est la vie :
Quiconque est homme, est soldat.
C’est pour la sainte patrie.
C’est pour le ciel qu’on se bat.
Que le monde rie ou pleure,
La bataille se poursuit ;
Il faut lutter d’heure en heure,
Lutter de jour et de nuit.
Après la lutte suprême
La couronne nous attend ;
Jésus la mettra lui-même
Sur le front du combattant.
C’est donc de guerre que je viens vous parler aujourd’hui, mes chers frères, comme mon texte m’y invite et comme l’indique le cantique dont je vous ai cité quelques strophes, il me serait à peine possible d’aborder un sujet qui n’aurait rien de commun avec celui-là, tellement la pensée du terrible conflit où sont engagés l’avenir de notre patrie et celui de l’Europe entière, et dans lequel des vies qui nous sont inexprimablement chères, sont journellement en péril, nous obsède à chaque instant. Mais, si le ministre de l’Evangile ne peut que s’associer de la façon la plus intime à des préoccupations qui sont aussi les siennes, comme citoyen et comme père, il sent en même temps que son devoir est de s’efforcer de les épurer, de les sanctifier, de les spiritualiser. A cet effet, je vous parlerai d’une autre guerre, celle que nous avons à soutenir, soit contre le mal qui est en nous, soit contre le mal qui est dans le monde ; celle dont l’auteur de l’épître aux Hébreux entretient ses lecteurs quand il leur dit : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang en combattant contre le péché. » Celle-ci, la guerre spirituelle, je l’appelle la bonne, puisqu’elle est dirigée contre le mal ; l’autre, la guerre matérielle, je ne puis m’empêcher de l’appeler la mauvaise, puisqu’elle procède du mal. Les analogies (car elles existent), en même temps que les contrastes de ces deux guerres nous offriront un sujet d’étude propre, sous la bénédiction de Dieu, à nous instruire et à nous sanctifier, à éclairer nos consciences et à réconforter nos cœurs.
On dit volontiers que tout homme est soldat, et jamais la chose ne fut plus vraie qu’aujourd’hui. Jamais comme dans la crise actuelle la France ne s’est levée tout entière pour défendre son honneur et son indépendance. Moi qui ai vu la guerre des années 1870 et 1871, je suis frappé de la différence qui existe à cet égard entre le passé et le présent. Toutefois cette levée en masse d’un peuple entier ne peut être que relative et incomplète, car les femmes, les enfants et les vieillards en sont exclus. Nous ne cessons pas un seul instant d’être par la pensée et par le cœur avec nos chers soldats ; nous les environnons de notre tendresse et de nos prières ; nous ne pouvons faire plus. Il en est tout autrement dans la guerre contre le mal, dont parle notre texte. Ici, tout être humain est soldat. Chacun de nous est appelé à combattre et à détruire le péché dans son propre cœur, avec l’aide et par la grâce de Dieu ; c’est de l’issue de ce combat que dépend sa formation morale, et par conséquent sa destinée éternelle. Et chacun de nous aussi est appelé à combattre le mal qui, sous tant de formes, règne dans le monde, par son exemple, par son influence, par son témoignage, par ses prières. Chacune de nos victoires morales est un pas en avant vers le salut définitif de notre propre âme et vers le triomphe du bien sur la terre ; chacune de nos défaites morales a un effet tout contraire et peut produire un mal dont nous n’apercevons pas les limites. Comme cette pensée devrait nous rendre vigilants et fidèles ! Si nous pouvions faire quelque chose par nos efforts, nos renoncements, nos sacrifices, pour assurer et hâter la victoire de la France, de quel cœur ne le ferions-nous pas ! Lorsqu’il s’agit de contribuer au triomphe du royaume de Dieu, aurons-nous moins de dévouement et de zèle ! Serons-nous de mauvais citoyens et de tièdes patriotes, en ce qui concerne la patrie céleste ?
Ces deux guerres que nous sommes en train de comparer : la guerre matérielle et la spirituelle, la guerre entre les nations et la guerre contre le mal, ont cela de commun quelles sont l’une et l’autre douloureuses et tragiques, et que, pour être poussées à fond, elles exigent les plus grands sacrifices. C’est ce qu’impliquent ces mots si frappants de notre texte : jusqu’au sang. « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang en combattant contre le péché. » Naturellement, il s’agit ici de la guerre spirituelle. Quant à l’autre, quant à la guerre qui tue, c’est trop peu de dire qu’elle va jusqu’au sang : elle commence, continue et s’achève par l’effusion du sang, c’est son caractère distinctif. Et quel est ce sang ? – C’est d’abord celui du soldat lui-même, qui expose sa vie et est prêt à l’offrir en sacrifice pour sa patrie. Son dévouement est héroïque et nous inspire une juste admiration. Mais comment ne pas pleurer sur tant de jeunes vies ainsi moissonnées ? Quels trésors de santé, de force, d’intelligence, de cœur, de bonne volonté, parfois aussi d’instruction, de talent, de génie peut-être, portent en eux-mêmes ces beaux jeunes gens, l’élite et l’espérance de la nation ! Et tout cela est brutalement anéanti, à parler humainement, par une balle de fusil ou un éclat d’obus !
Quand je profère cette plainte, je ne pense pas seulement aux Français ; le sang que verse la guerre, c’est celui de nos soldats, mais c’est aussi, c’est plus volontiers, celui de nos ennemis. Chaque soldat est prêt à mourir s’il le faut, mais naturellement il s’efforce d’échapper à la mort en tuant son adversaire ; c’est son devoir militaire, je le reconnais, et nul ne saurait le blâmer, du moment où la guerre existe ; mais c’est la guerre elle-même, du moins cette guerre-là, qu’il faut haïr : elle fait de nous tous des meurtriers, car nous ne pouvons pas, en quelque sorte, faire autrement que nous réjouir des pertes de nos ennemis, de la destruction de tant de vies, du désespoir de tant de familles. Avouez que ce devoir de tuer fait une étrange figure en face du VIe commandement du Décalogue : « Tu ne tueras point », en face du deuxième précepte du Sommaire de la loi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », en face de la parole et de l’exemple de Jésus-Christ ! Combien différente et combien opposée est la bonne guerre, la guerre contre le mal ! Elle ne répand jamais une goutte du sang d’autrui ; si toutefois l’on a fait chose pareille au nom de Jésus-Christ, c’est par l’effet du plus atroce malentendu. Elle ne fait jamais de mal à qui que ce soit ; sans doute, elle peut déplaire au pécheur et l’irriter, en dévoilant son iniquité et en combattant ses mauvais instincts ; c’est ainsi que l’excellent arrêté qui interdit actuellement (pourquoi pas définitivement ?) l’usage de l’absinthe, a pu n’être pas du goût de tout le monde. Mais la sainte polémique dont je parle n’a pas d’autre but que de sauver le pécheur en le délivrant de son péché. Toutes ses actions et toutes ses paroles sont inspirées par l’amour. Et pourtant elle va jusqu’au sang. Il en est ainsi déjà de la lutte contre notre péché personnel. Ce n’est pas assez de nous interdire certains excès ; il faut frapper le mal dans sa racine, qui est la convoitise ; il faut l’arracher du cœur à tout prix ; il faut que la chair crie et saigne ; il faut que le vieil homme soit cloué à la croix. Sans cette mort au péché, dont parle l’apôtre Paul d’après le Seigneur Jésus-Christ, il n’y a point de sanctification véritable. Et il faut que nous apportions la même énergie, le même renoncement à nous-mêmes dans notre lutte contre le mal qui est dans le monde, il faut que, dans les temps de persécution, chaque chrétien soit prêt à donner sa vie pour son Sauveur et pour sa foi ; c’est là probablement l’objet premier et direct de la pensée de l’apôtre. Il semble vouloir dire à ses lecteurs : « Il n’y a pas encore eu parmi vous de martyrs. » Mais, en tout temps, il faut que nous combattions le mal sous toutes ses formes : alcoolisme, immoralité, mammonisme, athéisme, fanatisme et tant d’autres, non pas sans amour sans doute, mais par amour et par conséquent sans ménagements, comme l’a fait Jésus-Christ. Il faut que, dans cette sainte guerre, nous ne craignions pas de nous faire des ennemis et d’aller au-devant du péril. Il faut que nous dépensions sans hésiter et joyeusement, nos forces, nos talents, nos ressources quelles qu’elles soient, pour cette cause qui est celle de Dieu et celle de l’humanité. Est-ce là ce que nous avons fait, mes frères ? Pour vous former sur ce point une juste appréciation, comparez aux sacrifices que vous faites aujourd’hui pour la patrie ceux que vous avez faits autrefois pour le royaume de Dieu et pour la propagation de l’Evangile. Il résulte de cette comparaison que la guerre contre les Allemands nous tient bien plus à cœur, nous empoigne tout autrement que la guerre contre le mal, et que par là nous avons mérité, au moins autant que les chrétiens à qui s’adresse l’apôtre, son juste reproche : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang en combattant contre le péché. »
Il y a donc un complet contraste entre la guerre matérielle et la guerre spirituelle, en ce qui concerne les moyens que l’une et l’autre emploient. Celui qui combat selon la chair expose sans doute sa propre vie, mais surtout il cherche à prendre la vie d’autrui ; celui qui combat selon l’Esprit ne prend rien et donne tout. Le premier a pour armes l’épée et le fusil, le second ne combat qu’avec des paroles de vérité et des actes de charité. Celui-là cherche à verser le sang d’autrui, celui-ci n’exerce de violence que contre lui-même : il offre sa propre vie et son propre sang. L’un a pour type David triomphant du géant Goliath, l’autre a pour modèle Jésus-Christ, le Fils de David, se laissant clouer à la croix et priant pour ses bourreaux.
Cette opposition si complète entre les moyens de faire la guerre suppose une différence qui n’est pas moindre entre les buts poursuivis. Sans doute, à ce point de vue qui est capital, l’attitude et la conduite des deux belligérants peuvent et doivent être diversement appréciées. Une guerre défensive est légitime ; une guerre de conquête est toujours détestable. On ne saurait équitablement mettre sur la même ligne, dans le conflit actuel, l’Allemagne qui nous a déclaré la guerre, après l’avoir préparée de longue main, parce qu’elle se repentait de ne pas nous avoir assez dépouillés et écrasés il y a quarante-trois ans, et la France qui, après avoir fait tout son possible pour conserver la paix, a pris les armes pour défendre l’intégrité de son territoire, le droit des faibles et la liberté de l’Europe. Toutefois, il faut ajouter que dans ce domaine, la pente est glissante ; que tel qui est parti de la revendication d’un droit se laisse facilement entraîner au-delà des limites de ce droit et que, du moment où c’est la force matérielle qui tranche les conflits, il est bien rare que celui qui en dispose n’en abuse point. La cause générale des guerres, comme de toutes les discordes des hommes, c’est l’ambition, qui porte chaque individu à rechercher la première place et à réclamer pour lui-même la richesse et la puissance, et chaque nation à s’élever au-dessus des autres, à les réduire, s’il était possible, à une sorte de vassalité. Jésus a dit, vous le savez : « Il n’en sera pas ainsi entre vous ; que celui qui voudra être, le plus grand parmi vous soit votre serviteur, comme aussi le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour plusieurs. » Jusqu’à ce que ce principe soit compris, accepté, mis en pratique ; jusqu’à ce que l’esprit de Jésus-Christ ait prévalu sur l’esprit du monde et sur l’esprit de Satan, la guerre, hélas ! sera toujours possible et toujours menaçante ; l’élévation d’une nation et l’abaissement d’une autre ne suffiront point à en couper la racine.
Or, le but de cette guerre contre le mal, à laquelle nous vous convions tous aujourd’hui, c’est précisément la victoire, d’abord dans le cœur de chacun de nous, puis dans l’Eglise, puis dans la société humaine, du bien sur le mal, de l’amour sur l’égoïsme et sur la haine, de la justice sur la violence, de l’esprit de fraternité sur l’esprit d’ambition et de jalousie internationale ; de la paix sur la guerre, par conséquent. Ce but est absolument pur et désintéressé, également désirable pour tous, digne de toutes nos aspirations et de tous nos efforts ; il est celui-là même en vue duquel Dieu a créé le monde et Jésus-Christ l’a sauvé ; il s’appelle en termes évangéliques la venue du royaume de Dieu. Que chacun expose à Dieu, en toute liberté, dans les temps douloureux que nous traversons, ses vœux et ses supplications pour sa famille et pour la patrie ; mais que toutes nos autres prières soient toujours dominées par celle-ci : « Que ton règne vienne ! »
D’après cela, on peut juger qu’il y a contraste aussi entre les deux guerres quant à leurs résultats moraux, je veux dire quant aux sentiments qu’elles font naître en nous. J’ai dit, dimanche dernier, que nous commencions à recueillir peut-être, de la crise actuelle, de salutaires leçons, telles que celles-ci : union entre les Français, esprit de sacrifice, réveil de la foi et de la prière. Et certes tout cela est vrai. Mais d’autre part, il faut reconnaître que cette tension perpétuelle où nous vivons, dans l’attente fiévreuse des nouvelles, est accompagnée pour nous de beaucoup de tentations : alternatives d’espérances trop vives et de mornes découragements ; fluctuations de nos âmes au gré des événements journaliers, comme s’il n’y avait plus de Dieu qui règne au ciel ; colères sans bornes et désirs immodérés de vengeance. Au contraire, la guerre sainte, la guerre contre le mal, unit nos pensées aux pensées de Dieu ; elle nous fait éprouver journellement notre indignité et notre impuissance, et par là nous prosterne aux pieds du Seigneur. Elle nous fait faire en même temps l’expérience de la grâce de Dieu, et par là elle fortifie en nous la foi et l’espérance qui ne confond point.
En terminant, je comparerai la guerre matérielle et la guerre spirituelle à un dernier point de vue, celui de l’espérance de la victoire. Quoique la déclaration de guerre de l’Allemagne nous ait tous pris par surprise et nous ait causé le plus profond chagrin, c’est avec bon espoir que nous sommes entrés malgré nous dans cette guerre qu’on imposait à la France. Notre espérance se fondait avant tout sur le sentiment de notre bon droit, mais aussi sur celui de notre force, sur notre mobilisation rapide, sur notre nombreuse armée, sur nos puissants alliés. A ce dernier point de vue, nous étions un peu comme ces païens dont le psalmiste dit qu’« ils se vantent de leurs chariots et de leurs chevaux. » Dieu a permis que les événements prissent un cours différent de celui que nous avions attendu ; il nous a fait éprouver la gravité du péril et le besoin pressant que nous avons de son secours et de sa délivrance. J’y veux compter, mes frères, et je crois fermement que l’avantage final restera aux amis de la justice et de la paix, mais je ne sais pas quelles épreuves nous attendent encore et nous séparent de cette fin tant désirée. Dieu permet quelquefois, il faut le reconnaître, que la force l’emporte momentanément sur le droit. L’issue d’un conflit armé est donc toujours incertaine, quelles que soient les conditions morales et matérielles dans lesquelles il s’engage.
Il n’en est pas de même du conflit entre le bien et le mal, de la guerre contre le péché. Ici, l’issue ne peut pas être incertaine, car Dieu est tout d’un côté avec sa fidélité, sa miséricorde, sa toute-puissance ; si l’on ose ainsi parler, ses intérêts personnels sont en cause, sa parole et son honneur sont engagés. La lutte est longue, je le sais, et elle a d’étonnantes et douloureuses péripéties ; mais, encore une fois, l’issue n’est pas douteuse ; il faut qu’en chaque disciple du Christ la victoire du bien sur le mal soit entière et la sanctification devienne parfaite ; il faut que, dans l’ensemble des choses, la postérité de la femme écrase la tête du serpent, et que Jésus-Christ règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. Non seulement la victoire nous est promise, mais elle est déjà gagnée, puisque Jésus-Christ nous a rachetés de nos péchés par son sang, puisqu’il a fait notre paix avec Dieu, puisqu’il est mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. Marchant sous le drapeau de ce chef invincible, nous sommes déjà plus que vainqueurs en Celui qui nous a aimés ; notre tâche n’est pas de combattre et de vaincre par nous-mêmes, mais de nous approprier de moment en moment, par la foi, la victoire de notre Sauveur. Si nous demeurons dans cette attitude de l’âme et dans cette communion habituelle avec Jésus-Christ, nous pourrons assister à l’accomplissement et à la manifestation des desseins de Dieu envers notre patrie et envers ceux qui nous sont chers, non pas sans beaucoup d’émotion sans doute, non pas sans larmes peut-être, mais pourtant avec la confiance qu’expriment ces paroles de l’apôtre : « Qui nous séparera de l’amour de Christ ? »
Amen.
Grand-Temple, 30 août 1914.