Vie du Seigneur Jésus

Chapitre I

La tâche. — Sources de l’histoire : nos quatre évangiles. — Personnalité et vie des quatre évangélistes. — Témoignage de l’Eglise en faveur de l’ensemble de nos évangiles ; Justin Martyr.

Depuis assez longtemps, il est d’usage parmi nous, que les professeurs de notre modeste université ne limitent pas leur activité à l’auditoire académique pris dans son sens restreint, mais qu’ils essayent, de temps en temps, d’enseigner à un public plus étendu ce qui, des résultats de leurs recherches scientifiques, est de nature à l’intéresser. Par là, ils contribuent à resserrer le lien qui rattache notre haute école à notre ville natale. Moi aussi, j’ai osé me conformer à cet usage. Je dis à bon escient : « J’ai osé, » et, pour justifier cette expression, je me borne à vous rappeler le sujet que j’ai choisi. Sans doute, après la série de cours que vous avez entendus sur l’histoire de l’Eglise du Christ, il m’est permis de vous demander si ce n’est pas les compléter d’une manière convenable, que de remonter à l’histoire du Seigneur lui-même, en sa qualité de fondement et de chef de son Eglise. En le faisant, j’ai l’avantage de pouvoir vous considérer comme familiarisés avec ce sujet, et disposés à vous y intéresser, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de commencer par lui gagner votre sympathie.

Mais cet avantage même implique une difficulté. Que puis-je vous offrir de nouveau ? En quoi mon enseignement différerait-il de ce que vous pouvez vous-mêmes puiser dans l’Ecriture et dans la prédication de la Parole ? En effet, je ne puis rien vous promettre de complètement nouveau ; au surplus, vous ne cherchez rien de pareil, notre tâche consistant bien plutôt à pénétrer plus avant dans les choses anciennes, qui, pour tout lecteur des Ecritures, subsistent dans une gloire inaltérable et toujours nouvelle, afin de nous approprier ces choses plus complètement. S’il m’est donné de remplir cette tâche, notre tractation du sujet différera suffisamment de la lecture habituelle de l’Ecriture sainte en vue de l’édification, ainsi que de la prédication de la Parole, bien que les recherches scientifiques, difficiles, nécessitées par plusieurs points, au lieu d’être approfondies, pourront à peine être indiquées ici. La différence principale entre la manière ordinaire d’étudier l’Ecriture et celle que nous adopterons, consistera donc en ce que nous ne nous bornerons pas à rechercher dans des chapitres isolés, l’exhortation, la consolation et l’édification ; car, quelque important que soit un tel usage de la Parole, il ne constitue pas ici notre but immédiat. Nous avons une autre tâche à remplir. Il faut nous efforcer d’obtenir un tableau d’ensemble de la vie de notre Seigneur, en en réunissant les traits isolés, en les comparant avec ce qui leur est conforme ou opposé, et en y ajoutant au besoin ce qui nous est connu par d’autres sources. Il est vrai que, familiarisés avec l’Ecriture et ayant commencé à connaître le Seigneur, nous avons le sentiment de son existence, et nous nous représentons jusqu’à un certain point sa personne, à la lecture de chaque portion isolée des évangiles. Mais n’est-ce pas une tâche des plus importantes, de faire arriver ce sentiment à plus de clarté, et de transformer cette représentation parfois bien vague en une connaissance plus approfondie ? Pour y arriver, l’investigation par voie de comparaison est notre chemin obligé. Sur ce chemin, il est vrai, nous rencontrons maintes questions, auxquelles nous n’aurions jamais pensé en nous bornant à une simple lecture faite en vue de notre édification ; mais ces questions, à la condition d’y trouver une solution satisfaisante, sont de nature à nous faire faire, dans la connaissance des voies de Dieu, des progrès que nous n’aurions jamais réalisés sans cette étude.

Ce perfectionnement de notre connaissance me paraît encore plus important, quand je considère le temps dans lequel nous vivons. Certes, il m’est doux de voir en vous des chrétiens évangéliques, qui, placés au milieu d’une génération devenue étrangère à l’Evangile, aiment le Seigneur et sa Parole ; mais il se peut que vous ayez des relations avec des personnes qui n’ont pas la foi. Il y a, dans de telles relations, une source abondante de tentations, soit que sous leur influence nous soyons nous-mêmes sollicités à nous égarer jusqu’à renier la vérité, soit qu’elles nous deviennent une occasion de chute, et nous fassent dévier du droit chemin en nous excitant à l’impatience et au manque de charité. C’est pourquoi il faut que nous sachions en qui nous avons cru, et sur quel bon fondement de vérité nous nous appuyons. Il s’agit pour nous d’être toujours prêts à répondre, pour notre défense, avec douceur et respect, à tous ceux qui nous demandent raison de l’espérance qui est en nous. Toutefois, ne craignez pas que je m’imagine devoir conquérir chaque parcelle de notre étude évangélique par une réfutation continuelle de l’incrédulité qui travestit et qui amoindrit la vérité. Tel n’est pas mon projet, non seulement parce que je ne voudrais pas risquer, par une défense insuffisante, de réveiller l’incrédulité, d’exciter le doute, et d’ôter la bénédiction ; mais surtout parce que je sais que la décision dans ces matières ne vient point de celui qui veut ni de celui qui court, et n’est point l’effet des démonstrations les plus approfondies, mais l’œuvre de la miséricorde de Dieu, alors que la lumière de son Saint-Esprit éclaire à l’heure convenable une conscience bien disposée. Je sais aussi que le fruit de la justice se sème, non pas dans les discussions, mais dans la paix, chez ceux qui gardent la paix. Je sais que dans les importantes affaires de la foi, il y a un temps, non seulement pour parler et pour confesser, mais aussi pour le silence devant les hommes et le recours à Dieu dans le cabinet. Je sais enfin (et cette parole est surtout pour les femmes) que Monique fut forte et victorieuse en s’efforçant d’obtenir l’accomplissement de cette promesse apostolique : « Que s’il y en a qui n’obéissent point à la Parole, ils soient gagnés, même sans la Parole, par la conduite de leurs femmes. »

Tout en sachant cela et en y ayant égard, je dois considérer comme faisant partie de ma tâche, le soin de vous prouver que nous avons pleinement le droit de voir dans les sources évangéliques, où nous puisons notre connaissance de Jésus-Christ, des témoignages véridiques, qu’il s’agit de traiter, non point d’après les principes et les méthodes variables de l’incrédulité, mais dans l’esprit d’une foi qui accepte les dispensations merveilleuses de Dieu pour notre salut. Après ces considérations préliminaires, et après nous être représenté l’état du peuple d’Israël, au milieu duquel la venue du Seigneur, dès longtemps préparée, s’effectua enfin, nous aurons pour point de départ l’histoire de l’enfance de Jésus, le tableau d’une si merveilleuse délicatesse de ses origines terrestres, dont le charme ne sera pas diminué, je l’espère, par la mention des difficultés historiques qui s’y rattachent. Ensuite nous aurons à nous efforcer de pénétrer dans le plan et de déterminer le but de son œuvre messianique, afin d’en comprendre l’exécution par la parole et par l’action. Seulement, à cause de l’inépuisable plénitude que cette courte vie, si simplement racontée par les évangélistes, offre à celui qui cherche à l’approfondir, nous devrons nous résigner à des limites fixées. Quant aux miracles du Seigneur, par exemple, nous en éclaircirons le sens et nous en indiquerons la signification en groupant ses œuvres et en nous bornant à considérer les plus caractéristiques. Il en est de même de ses discours, dont nous tâcherons de nous représenter la méthode et le contenu essentiel, moins par une interprétation détaillée, que par une exposition comparative. Le couronnement de tout cela sera la méditation de ses souffrances et de la gloire dans laquelle il entra par sa mort sur la croix.

Cette esquisse de ce à quoi vous pouvez vous attendre, vous montre de quelle manière j’ai limité un sujet, auquel on pourrait donner une bien plus vaste étendue. Quand on annonce qu’il va être parlé de la vie du Seigneur Jésus, le chrétien le plus avancé pourrait se trouver plus qu’un autre dans l’incertitude touchant ce dont il sera question. En effet, la vie du Seigneur Jésus n’est ni limitée ni passée. Il est toujours vivant, non seulement à la manière de ceux qui ont vécu et qui sont morts en lui, mais il vit d’éternité en éternité, et à la lumière de cette vie véritable nous arrivons à une tout autre appréciation des choses humaines, de telle sorte que beaucoup de celles que nous tenions pour vivantes nous apparaissent comme mortes, tandis qu’une voie où nous ne voyions que mort est le chemin de la vie. Or, ce n’est pas de cette vie éternelle, existante dès le commencement et maintenant glorifiée de notre Seigneur, que nous aurons à parler dans ces réunions, ou tout au moins ne nous y arrêterons-nous pas ; il sera au contraire question ici de sa vie aux jours de sa chair, de l’histoire terrestre de cette vie, de son séjour visible au milieu des hommes, par le moyen duquel il nous a rendu compréhensible son existence et son action invisibles. Nous nous occuperons de l’histoire de Celui qui ne fut pas un grand homme à la manière de ceux qui se sont distingués dans la guerre ou la paix, dans la politique, les arts et les sciences, mais qui est le seul auquel il nous soit permis et même commandé de nous confier complètement quand il s’agit de nos rapports avec le Dieu vivant, rapports dont l’existence est ce qu’il y a de plus important pour l’homme. Mieux nous apprenons à connaître dans l’histoire de l’humanité la plus étonnante variété des dons et des caractères et plus nous nous sentons attirés pas des hommes éminents et pressés de les prendre pour guides et pour mobiles, plus est douloureuse aussi la découverte qu’il n’y en a pas un seul auquel nous puissions complètement nous abandonner, pas un dont la force ne soit accompagnée d’une faiblesse humaine, pas un qui, dans l’accomplissement de sa mission, ne perde parfois la mesure et n’outrepasse les limites. Un homme unique est complètement notre modèle ; mais ce modèle est si parfait que la dépravation morale ose seule le blasphémer. En nous efforçant de nous conformer à son exemple et de suivre ses traces, nous trouvons en lui plus qu’un modèle. Il est la force de notre force, la vie de notre vie, et malgré l’humble apparence de sa forme de serviteur, son apparition est ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire, car il en est le centre, qui relie l’histoire terrestre au royaume céleste.

Prouver ces assertions par une étude consciencieuse de l’Ecriture, telle est notre noble tâche. Elle nous impose un effort, mais elle porte aussi en elle sa récompense. Nous acquitterons-nous de cette tâche en nous livrant à une méditation édifiante ? Mais avant tout, que signifie ce terme : édifiant ? Si l’édification n’était qu’une certaine excitation du sentiment, douce, tendre et ennemie de tout effort, nous ne saurions nous en contenter. Mais aussi n’est-ce point là l’édification dans le sens biblique, qui consiste au contraire à élever l’édifice de notre vie intérieure sur le vrai fondement qui a été posé. Or, cette opération exige un travail plus rude ; il s’agit de tailler des pierres dures, de soulever de pesants fardeaux, de manger son pain à la sueur de son visage. Ainsi considéré, le travail de la connaissance n’a pas à rougir, quand on lui propose pour but suprême d’édifier la vie de la foi. Dans ce sens notre œuvre serait manquée, si elle n’apportait pas d’édification. Mais la connaissance ne peut atteindre ce but, qu’à la condition d’être vraiment digne de son nom ; or, si même en toute autre matière, une véritable connaissance n’est possible que là où existe un ardent amour, qui embrasse l’objet étudié, combien plus, lorsqu’il s’agit de la connaissance de Dieu, est-ce le cas de nous rappeler que la science sans l’amour enfle, parce que dans ce domaine surtout règne le principe : Celui qui n’aime point, ne connaît point Dieu ; car Dieu est amour. Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu… Telle est l’unique voie indiquée par le Seigneur, pour arriver, à la conviction que sa doctrine est de Dieu. Pour le connaître lui-même il faut nous efforcer de ne pas nous borner à écouter sa Parole, mais de la mettre en pratique. Pour le connaître, il faut vouloir aller à lui. Les vrais chrétiens sont la meilleure représentation de la vie de Jésus-Christ.

Par ces paroles j’arrive au dernier point qu’il me reste à vous indiquer dans cette introduction. Ma tâche m’angoisse non seulement lorsque je me demande si ma science et mon don d’exposer suffisent pour l’accomplir, mais encore par un motif plus élevé. Ma tâche m’angoisse, mais cela même me paraît bon, salutaire et digne de reconnaissance, tandis que ce serait un mauvais signe si je n’éprouvais pas ce sentiment que je désire vous faire partager. Si vous m’en demandez le motif, je ne puis mieux le désigner qu’en rapportant les paroles, par lesquelles le prophète exprime l’effroi, qui s’empara de lui à la vue de la gloire de l’Eternel : « Alors je dis : Malheur à moi ! je suis perdu ; parce que je suis un homme souillé de lèvres, et que je demeure parmi un peuple qui est aussi souillé de lèvres ! » Qu’est-ce qui lui fît prendre courage ? Ce fut le charbon ardent de l’autel, dont l’un des séraphins toucha la bouche du prophète. Que ce feu sacré ne fasse défaut ni à mes lèvres ni à vos oreilles !

*

Avant de considérer la vie de notre Seigneur Jésus-Christ, il nous faut, comme je vous l’ai dit, diriger notre attention sur les sources où nous puisons cette histoire. Ce sont avant tout, et nous dirons presque exclusivement nos quatre évangiles. Que savons-nous de certain touchant leur origine ?

Les auteurs auxquels les attribue la tradition de la primitive Eglise sont Matthieu, Marc, Luc, Jean.

Matthieu le péager, appelé de son péage au bord de la mer à suivre le Seigneur (Matthieu 9.9-10) porte le nom de Lévi chez Marc (Marc 2.14) et chez Luc (Luc 5.27), qui racontent aussi l’histoire de sa vocation. Mais cette diversité de dénomination ne nous oblige pas, ainsi que quelques-uns l’ont pensé, à faire une différence entre Lévi et Matthieu. Il est vrai que Matthieu ne dit rien de son premier nom, et que les deux autres ne parlent pas du nouveau nom pris par Lévi ; mais dans leur liste des douze apôtres ils mentionnent Matthieu, et non Lévi ; et comme d’après ces deux espèces de récit les circonstances qui accompagnent la vocation de l’apôtre sont identiques, il est évident qu’il s’agit d’un seul fait, et que la différence des noms ne saurait prouver le contraire.

Il faut plutôt juger ce fait par l’analogie qu’il présente avec la coutume juive, et surtout avec des changements pareils introduits dans les noms d’autres hommes apostoliques. Au moment solennel où leur vie prend une nouvelle direction, ils adoptent aussi un nouveau nom qui exprime qu’entrés dans une vie nouvelle, ils sont devenus des hommes nouveaux consacrés à une vocation nouvelle et céleste. Simon portera désormais le nom de Pierre, l’homme semblable à un rocher ; Joseph est appelé Barnabas, le fils de la consolation, à cause du don qu’il avait de consoler par la puissance de ses exhortations prophétiques ; Saul, en sa qualité d’apôtre des Gentils, prend le nom romain de Paul, et confesse ainsi constamment combien il est petit à ses propres yeux. Et c’est pour la même raison que Lévi ne veut plus s’appeler Lévi, mais Matthieu, c’est-à-dire le don de Dieu. Le don de la libre grâce de Dieu, qui de son banc de péager l’appela parmi les apôtres, a produit sur lui une impression ineffaçable. Cette grande parole d’Osée, par laquelle le Seigneur se justifie, vis-à-vis des pharisiens, de s’être mis à table dans la maison d’un péager, cette parole : « Je prends plaisir à la miséricorde, et non point au sacrifice, » ne nous a été conservée ni par Marc, ni par Luc, mais seulement par Matthieu (Matthieu 9.13 ; comp. à Matthieu 12.7) ; c’est qu’il y voyait le sceau de sa vocation, et son nouveau nom exprime la même pensée. Marc le dit fils d’Alphée, mais cet Alphée est probablement différent du père de l’apôtre Jacques, car dans ce cas les deux frères se trouveraient ensemble comme les fils de Zébédée, là où les douze apôtres sont nommés ; or, il n’en est ainsi sur aucune des quatre listes. Où Matthieu a-t-il prêché dans la suite ? Quelle a été la fin de sa vie ? Nous n’avons à cet égard que des traditions incertaines, qui ne doivent pas nous occuper ici. Qu’il se soit complètement abstenu de viande, comme on prétend aussi que le fit Pierre, cela ne saurait s’appliquer au Matthieu réel, qui nous rapporte la parole de son Maître : Ce n’est pas ce qui entre par la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de sa bouche (Matthieu 15.11). Cela ne saurait non plus être vrai quant à Pierre, si nous nous rappelons ce qu’il reconnut pour la vérité de Dieu à l’époque de la conversion de Corneille, et ce qu’il retint dès lors, abstraction faite d’une rechute isolée, dont Paul parle dans l’épître aux Galates (Galates 2.12 et suiv.). C’est là bien plutôt un Matthieu (et un Pierre) imaginé dans la suite par les judéo-chrétiens égarés, qui attribuaient un haut degré de perfection à une telle abstinence.

Le nom hébreu du second évangéliste est Jean, et son prénom romain est Marc (Actes 12.12). C’est dans la maison de sa mère Marie, à Jérusalem, que les disciples s’étaient réunis pour prier, alors que Pierre, détenu en prison, fut miraculeusement délivré. Plus tard Marc accompagna Barnabas, dont il était le neveu (Colossiens 4.10), ainsi que Paul, dans le premier grand voyage missionnaire, que les deux apôtres entreprirent ensemble (Actes 13.5). Mais il les quitta dans cette œuvre pour s’en retourner à Jérusalem, soit qu’il manquât, de persévérance, soit qu’il ne pût pas encore se faire à cette marche grandiose que Paul imprimait à la mission parmi les gentils. Dans la suite Paul refusa la société de ce serviteur inconstant, qui par son irrésolution menaçait d’apporter à l’œuvre plus de préjudice que de concours, tandis que Barnabas inclinait davantage à pardonner cette faiblesse à son neveu. Il en résulta entre ces deux apôtres cette scission momentanée, que les Actes nous racontent avec une véridique simplicité (Actes 15.37 et suiv.). Paul eut-il tort de faire sentir sa désapprobation à ce compagnon trop peu mûri, en l’excluant par un refus ? Les épîtres écrites par l’Apôtre dans sa captivité, et qui nous montrent Marc revenu auprès de lui et recommandé par lui aux Colossiens (Colossiens 4.10 ; Philémon 1.24), peuvent nous prouver que la sévérité de Paul eut un bon résultat et porta des fruits salutaires pour Marc. Et quand, plus tard, l’Apôtre exprime le désir que Timothée lui amène Marc, comme lui étant utile pour le ministère (2 Timothée 4.11), on se demande si l’expérience douloureuse qu’avait faite ce dernier peu auparavant ne contribua pas puissamment à le faire arriver à ce degré de maturité.

Qu’il ait été à Rome avec Pierre, pour lui servir d’interprète : c’est là une ancienne tradition des Pères, sur laquelle nous reviendrons, et dont nous pourrions trouver la confirmation dans ce salut, que Pierre adresse aux lecteurs de sa première épître (1 Pierre 5.13) de la part de son fils Marc. En effet, on peut admettre avec une certaine probabilité, ainsi que le comprenaient les Pères de l’Eglise dès les temps les plus anciens, que le nom de Babylone désigne allégoriquement Rome, la capitale du monde et la persécutrice des chrétiens, et que le Marc de l’épître de Pierre n’est pas un fils de cet apôtre selon la chair qui aurait également porté ce nom, et dont aucune autre tradition ne parlerait ; mais que c’est précisément notre Jean surnommé Marc, le fils de l’apôtre dans le sens spirituel. La qualification de fils désignant un pareil rapport était généralement adoptée. Ainsi déjà au temps d’Elie il est question de fils des prophètes ; le Seigneur parle des fils, c’est-à-dire des disciples des pharisiens ; et Paul salue Timothée comme son vrai fils dans la foi (1 Timothée 1.2). D’après tout cela, Marc peut s’être trouvé au nombre de ces milliers qui avaient été spirituellement engendrés par Pierre à l’époque de la Pentecôte. Cette donnée ne concorde guère avec une tradition moins ancienne, qui voit en Marc un des soixante et dix disciples, et qui est elle-même en contradiction formelle avec le témoignage le plus ancien après ceux de la Bible, celui de Papias, dont nous nous occuperons plus tard. On s’imaginait mieux garantir la valeur apostolique du deuxième évangile, si l’on s’en représentait l’auteur comme compagnon du Seigneur et témoin oculaire de ses œuvres. Mais l’œuvre de l’Esprit de Dieu est affranchie de cette inquiète sollicitude.

Plus digne d’attention est cette autre tradition, suivant laquelle Marc serait venu en Egypte et y aurait été le fondateur de l’Eglise d’Alexandrie. Les relations fréquentes des Juifs égyptiens avec la Palestine rendent probable l’hypothèse d’une prédication très ancienne de l’Evangile en Egypte ; Apollos d’Alexandrie, nous apparaît sous cette influence (Actes 18.24), et l’on a supposé avec beaucoup de sagacité que l’Eglise d’Egypte a dû être fondée avant la rédaction de l’épître aux Romains ; auxquels, sans cela, Paul ne pourrait pas écrire (Romains 15.19-24) ; qu’il tournait ses regards vers Rome et vers l’Espagne, parce que dans les autres contrées (orientales) il ne se trouvait plus de lieu, où il aurait pu faire son œuvre sur un sol non encore cultivé. Toutefois nous ne savons rien de précis sur l’activité apostolique de Marc, ni sur le martyre qu’on lui attribue.

Le nom de Luc n’est pas le même que celui de Lucius de Cyrène, qui enseignait à Antioche (Actes 13.1) ; mais il est une abréviation de Lucanus, comme Silas l’est de Silvanus. L’assertion d’Eusèbe que Luc était né à Antioche, cette métropole du christianisme parmi les gentils, et dans laquelle le nom de chrétien a été prononcé pour la première fois (Actes 2.26), peut fort bien être vraie, sans devoir son origine à une confusion de Luc avec Lucius. La salutation que Paul adresse de sa part aux Colossiens nous autorise à conclure que Luc était né gentil. L’Apôtre écrit : « Luc, le médecin, qui m’est très cher, vous salue » (Colossiens 4.14), tandis que plus haut (v. 11) il avait adressé les salutations de quelques-uns de ses compagnons d’œuvre, en disant d’eux : « Ils sont Juifs de naissance. » Luc n’était donc pas né Juif, et il est le seul gentil dont les écrits aient trouvé place dans la Bible, car le salut vient des Juifs. C’est en effet une chose bien digne de remarque que le Livre des livres, sur lequel repose notre très sainte foi, les écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, à l’exception du troisième évangile et des Actes des apôtres, écrits par Luc, sont d’origine israélite. Quel peuple que celui auquel de tels oracles furent confiés (Romains 3.2), et qui put offrir un tel fruit à l’humanité ! Mais afin qu’il parût que le salut de Dieu est destiné à tous, il devait se trouver parmi les écrivains sacrés au moins un représentant des croyants d’entre les gentils, et certes un représentant des plus dignes. Non seulement ses avantages extérieurs, tels que son style grec bien formé et ses exactes recherches, le distinguent entre tous ; mais encore, pour parler avec un Père de l’Eglise (Eusèbe), le médecin, dans ses relations avec les apôtres, a étudié la guérison des âmes, et cette vérité pleine de consolation que le Seigneur est venu pour chercher et sauver tout ce qui dans le monde est perdu. Cette vérité brille dans son évangile d’une manière particulièrement claire et glorieuse.

La rédaction de ce livre porte bien l’empreinte de la main d’un disciple et d’un compagnon d’œuvre de saint Paul. Et en effet, non seulement les Pères ’affirment que Luc, le compagnon de Paul, est l’auteur de l’évangile qui porte son nom, mais il ressort aussi des écrits du Nouveau Testament que Luc était très étroitement lié avec l’apôtre des gentils. Paul le désigne, avec Marc, comme son compagnon d’œuvre (Philémon 1.24), qui était seul auprès de lui, alors qu’il était prisonnier à Rome (2 Timothée 4.11). Dans les Actes des apôtres, dont l’auteur lui-même se réfère à l’évangile qu’il appelle « son premier livre » (Actes 1.1), il parle plusieurs fois expressément en qualité de compagnon de l’apôtre dans son voyage de Troas, dans celui de Philippes à Jérusalem, ainsi que dans le dernier voyage à Rome, en disant : Nous partîmes (Actes 16.11) ; ils nous attendirent (Actes 20.5) ; nous entrâmes dans un vaisseau (Actes 27.2), etc. Quelques savants ont, pendant un temps, émis l’opinion, que ce sont là des fragments de la relation d’un autre compagnon de voyage de Paul, que l’auteur des Actes aurait intercalés dans son récit, mais qui ne prouvent pas qu’il ait lui-même été du voyage. Mais à l’exception de ceux qui contestent la crédibilité des écrits évangéliques en général, on est à peu près unanime pour revenir à l’ancienne tradition, d’après laquelle nul autre que Luc n’a rédigé le livre entier, et que dans certaines parties il dit nous, parce qu’il a gardé de quelques événements un souvenir personnel. En effet, si les Pères de l’Eglise n’avaient pas été certains que Luc était le compagnon de Paul et l’auteur des livres mentionnés plus haut, ils auraient facilement attribué les mêmes œuvres à d’autres collaborateurs de l’Apôtre, bien plus connus que Luc par leurs autres travaux ; à Timothée, par exemple. Nous voyons par là que les Pères, en désignant Luc comme le compagnon de Paul et l’auteur du troisième évangile et des Actes, bien qu’il fût moins connu que plusieurs autres, s’appuyaient non sur une hypothèse, mais sur une tradition certaine.

Lui aussi a été rangé par une tradition parmi les soixante-dix disciples ; mais cette assertion est encore moins fondée que celle qui concerne Marc ; car nous maintenons qu’il était né gentil, et lorsqu’il nous déclare (Luc 1.1-3), avoir reçu la nouvelle évangélique de ceux qui avaient été témoins oculaires dès le commencement, il ne veut pas dire qu’il l’aurait été lui-même plus tard ; mais il nous apprend qu’il ne l’était d’aucune manière. Il n’était non plus le disciple qui accompagna Cléopas, à Emmaüs, ainsi qu’on l’a supposé dans un temps déjà reculé. Dans cette hypothèse aussi nous ne saurions voir qu’un produit de la tendance, à vouloir à tout pris ranger Luc parmi ceux qui avaient vu le Seigneur de leurs yeux. Quant à nous, il nous suffit que l’Esprit lui ait ouvert les yeux pour contempler la gloire de la grâce de Jésus-Christ.

Il ne doit non plus être littéralement vrai que Luc le médecin ait été en même temps peintre, car c’est seulement au sixième siècle qu’un historien byzantin lui attribue cet art, et c’est depuis le treizième que Luc se trouve être le patron des peintres. Mais le tableau qu’il a tracé de Jésus-Christ dans son évangile, est contemplé avec joie par les peuples de la terre.

Jean, en hébreu Jochanan, grâce de Dieu, le fils de Zébédée et de Salomé (Marc 1.20, 15, 40 ; comp. avec Matthieu 27.56), était occupé avec son père à pêcher dans le lac de Génézareth, lorsque le Seigneur l’appela à le suivre d’une manière continue. Le même appel fut adressé à Jacques frère de Jean, et probablement son frère aîné, car il est presque toujours nommé avant lui. On veut conclure de certains passages, assez peu décisifs que Jean a quitté une certaine aisance pour l’amour du Seigneur : ce sont les passages où il est dit que des ouvriers aidaient Zébédée à raccommoder ses filets (Marc 1.20), que Jean reçut la mère du Seigneur dans sa propre maison (Jean 14.27). Tout cela ne nous oblige pas à admettre qu’il possédât de grands biens terrestres. Les relations de Zébédée avec le Seigneur Jésus nous sont totalement inconnues ; mais la mère de Jean se montre à nous comme une femme généreuse, qui accompagna le Seigneur jusque sous la croix, et qui contribua à l’achat des drogues aromatiques destinées à embaumer le corps de Jésus (Marc 16.1). La question de savoir si Jean était aussi uni au Seigneur par les liens du sang n’est pas sans importance, quoiqu’elle ne puisse pas être résolue avec certitude.

Pour ne pas mentionner de fables apocryphes, tout gît dans la manière dont nous comprenons ce que Jean dit des femmes qui se tenaient près de la croix (Jean 19.25). Or, ces femmes c’étaient la mère de Jésus et la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopasb et Marie Madeleine. Est-il question ici de trois femmes, de trois Marie, de telle sorte que nous aurions à voir en Marie, la femme de Clopas, la sœur de Marie, la mère du Seigneur ? Dans ce cas Jean aurait passé sous silence sa propre mère, dont cependant Matthieu et Marc signalent la présence sous la croix. Cela est possible, sans toutefois être nécessaire par la raison que Jean va raconter ici comment le Seigneur lui assigna une autre mère. En tout cas, il reste quelque chose de surprenant dans cette circonstance que deux sœurs auraient porté le même nom. A ceux qui, pour écarter cette difficulté, pensent à une sœur dans un sens plus large, c’est-à-dire à une belle-sœur, il nous est permis de demander s’il n’est pas préférable que nous lisions autrement ce passage de Jean, c’est-à-dire de manière à y trouver la mention de deux couples de femmes  : la mère de Jésus et la sœur de sa mère, puis Marie, femme de Clopas et Marie Madeleine. D’après cela, la sœur de la mère de Jésus serait Salomé, la mère de Jean, dont la présence sous la croix serait ainsi mentionnée. L’évangéliste aurait seulement tu son nom de même que, dans tout cet écrit, il s’abstient de se nommer lui-même.

b – C’est là le nom grec, différent de ce Cléopas dont il est question en Luc 24.18.

Cette supposition nous ferait mieux comprendre comment cette femme courageuse et magnanime, alors qu’elle n’avait pas encore pénétré par la porte étroite de l’heure de la passion, a pu concevoir la pensée qu’elle était autorisée à demander pour ses fils, le droit d’être assis, l’un à la droite et l’autre à la gauche du trône de Jésus-Christ (Matthieu 20.20). Seulement ce ne serait pas le Seigneur, mais Salomé qui aurait attaché une si grande importance aux liens du sang. Nous savons d’ailleurs que le Seigneur, en présence de sa propre mère et de ses frères montra ses disciples en disant : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère » (Matthieu 12.50). Ce ne peut donc être en aucune manière la parenté du sang qui l’aurait déterminé à confier sa mère, comme un legs précieux, au disciple qu’il aimait. Dans ce cas ses propres frères, quoi qu’il en soit d’eux, lui auraient été plus proches. Au contraire, le Seigneur, au moment de se séparer des siens, veut donner à sa mère un fils pour son cœur, et nul autant que Jean n’était capable de remplir cette mission. C’est la parenté spirituelle qui seule décide ici.

Nous ne saurions comprendre que la supposition d’une consanguinité soit réfutée par la manière dont Jean apprit à connaître Jésus. Le fait qu’il lui a été adressé par Jean-Baptiste, en compagnie d’André (Jean 1.35 et suiv.), n’est point incompatible avec une connaissance plus ancienne, résultant des liens de la chair et du sang. Jean n’apprit à connaître Jésus, comme l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde, que par ce témoignage prophétique.

Jean avec son frère Jacques et Simon Pierre, formaient, au milieu des douze apôtres élus, le cercle plus intime des trois disciples que le Seigneur jugea dignes d’assister à la première résurrection opérée par lui, de contempler sa transfiguration sur la montagne, et d’être auprès de lui lors de sa lutte en Gethsémané. Si, parmi ces trois, Jacques fut de bonne heure immolé comme martyr (Actes 12) (et ce n’est pas sans raison que le persécuteur se sera d’abord emparé de lui), si Pierre nous est présenté comme le rocher sur lequel le Seigneur voulait fonder son Eglise (Matthieu 16.18), Jean ne se désigne que par ces mots : « le disciple que Jésus aimait. » Marc, de son côté, nous informe (Marc 2.17) que le Seigneur avait donné aux deux frères le nom de Boanerges, c’est-à-dire les fils du tonnerre. Ce nom n’implique pas un blâme de leur vivacité, car les noms nouveaux, donnés par le Seigneur, ont un autre but : tout au plus pouvons-nous y trouver l’avertissement de ne pas laisser se déployer une puissante faculté naturelle sans la discipline de l’Esprit de Dieu ; mais cette interprétation, à son tour, n’est probablement pas la véritable ; car, dans la Parole de Dieu, le tonnerre est désigné comme étant cette voix de l’Eternel qui est forte et magnifique (Psaumes 29), et évidemment, appliquée aux deux apôtres, l’appellation honorifique signifie que ces fils du tonnerre annonceront la présence du Seigneur par la puissance formidable et la simple majesté de leur parole. En effet, nous aurions tort de voir dans le disciple que Jésus aimait un homme d’une piété molle et doucereuse. Sans doute Jean fait preuve dans tous ses écrits d’une vie intérieure profonde et dépouillée du moi, mais c’est celle d’un apôtre brûlant d’un fervent amour pour son maître, et tous les traits de sa vie qui nous sont connus s’accordent avec cette disposition.

Les exemples d’impétueuse vivacité ou d’audacieuse ambition qu’on nous oppose doivent-ils nous induire en erreur ? Si Jean avoue avoir contribué à empêcher l’activité d’un croyant, qui chassait des démons au nom de Jésus, sans se joindre à ses disciples (Luc 9.49), dit-il cela dans un esprit d’orgueil ? Bien plutôt parce que sa conscience délicate était atteinte, il expose au Seigneur, avec une entière sincérité, comment il a agi, afin que le Maître se prononce à cet égard. Et quand les deux frères, à l’imitation d’Elie, demandent à faire tomber le feu du ciel sur les Samaritains, qui repoussaient le Seigneur (Luc 9.51 et suiv.), pourquoi ne verrions-nous là que la passion, qui manque encore de la maturité de la nouvelle naissance ? Pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas ce qu’il y a là de foi vaillante et de zèle brûlant pour la gloire de leur Maître ? Et lorsque plus tard, stimulés par la vanité de leur mère, ils firent une demande inconsidérée, sans réfléchir à cette coupe, qu’il fallait boire d’autant plus sûrement, qu’on était plus près du Seigneur ; lorsqu’ils demandèrent ainsi, d’une manière peu convenable, les places les plus rapprochées de son trône, n’y avait-il là qu’une vulgaire ambition ? N’y avait-il pas, comme dans tous ces traits, la jalousie d’un amour qui voudrait toujours être le plus près possible de son objet ? Sans doute cet amour était encore entaché d’impureté et d’égoïsme, et il avait besoin de cette épuration, qui se consomma dans le creuset de la passion ; mais le Seigneur, dans ce travail encore incomplet de transformation, voyait déjà l’homme nouveau qui, supporté par sa patience, devait arriver à maturité. Il l’aimait et reprenait par amour, quand cela était nécessaire, ce fils du tonnerre, cet homme de Dieu, dans lequel, plus tard, le recueillement et la puissance de l’esprit furent si étroitement unis.

Comment put-il tenir bon, sans faillir comme Pierre, dans le palais du souverain sacrificateur, et ensuite sous la croix du Sauveur ! Quelle ingénieuse attention n’accorde-t-il pas aux indications du Seigneur ressuscité, lors de son apparition près du lac de Tibériade (Jean 21.7,20.) Et comme des dons opposés éprouvent le besoin de s’appuyer l’un sur l’autre pour se compléter réciproquement, nous trouvons désormais le disciple, dont la force se concentrait à l’intérieur intimement uni à Pierre, auquel plus qu’à tous les autres étaient confiées la puissance de l’action au dehors et la fondation de l’œuvre de Dieu dans le monde. L’épître aux Galates (Galates 2.9), nous montre Jean parmi les colonnes de l’Eglise de Jérusalem, parmi ces apôtres de la circoncision qui tendirent une main de frère à l’apôtre des gentils. Que Jean ne soit pas mentionné, en cette circonstance, dans la relation du livre des Actes (ch. 15), cela nous montre une fois de plus, qu’il ne se mettait pas en avant là où Pierre agissait.

La Bible ne nous dit plus rien de sa vie après cette époque, si ce n’est que l’Apocalypse nous parle de son séjour dans la petite île de Patmos (Apocalypse 1.9), et qu’elle nous donne les épîtres aux sept Eglises de l’Asie Mineure (chap. 2 et 3), ce qui concorde avec les traditions les plus anciennes et les plus indubitables de l’Eglise, d’après lesquelles Jean serait venu dans l’Asie Mineure et serait mort à Ephèsec Il est vrai que nous ignorons l’époque à laquelle il quitta sa patrie. Ce fut peut-être après la dernière guerre juive. Comme Paul ne fait aucune mention de lui dans ses dernières épîtres, nous devons admettre que ce n’est qu’après le délogement de l’apôtre des gentils, que Jean le remplaça dans ces Eglises devenues orphelines. A partir de cette époque, son activité embrassa les églises de l’Asie Mineure. Il s’était fixé à Ephèse, où il ne mourut que sous l’empereur Trajan (vers l’an 100), à un âge très avancé. C’est là le témoignage unanime des Pères de l’Eglise. C’est en particulier celui d’Irénée, qui, venu de l’Asie Mineure, fut évêque de Lyon à partir de l’an 177, et qui, dans sa jeunesse, avait encore connu Polycarpe. Or Polycarpe était ce vénérable disciple de Jean, qui, étant évêque de Smyrne, fut brûlé vers l’an 160. Pressé de maudire Christ, il avait repoussé cette suggestion par ces paroles mémorables : « Depuis quatre-vingt-six ans je suis à son service, et il ne m’a fait aucun mal ; comment pourrais-je maudire mon Roi qui m’a sauvé ! » Il parle de quatre-vingt-six années, non de sa vie, mais de son ministère ; il a donc dû, non pas venir au monde, mais être converti vers l’an 80. C’est donc jusque-là que remonte indirectement le souvenir d’Irénée. Il est confirmé par son contemporain Polycrate, évêque d’Ephèse, qui nous parle de Jean, le témoin et le docteur de l’Asie, qui était couché sur le sein du Seigneur, et qui s’endormit à Ephèse. Bien plus tard, il est fait mention de son sépulcre dans le même lieu. Il ne mourut pas comme martyr dans le sens spécial de ce mot. Qu’il soit sorti sain et sauf d’une chaudière d’huile bouillante, c’est là une légende qui manque de garantie ; toutefois, il souffrit comme témoin de la vérité.

c – Eusèbe III, 1.

Il fut exilé par l’empereur Domitien dans une île déserte, dont il ne doit être revenu que sous le règne de Nerva. Ce témoignage des Pères ne s’accorde guère avec le martyre attribué à Jean par une ancienne tradition qui, se fondant sur un malentendu d’après lequel ce disciple ne mourrait point, affirmait, qu’en effet, il n’était pas mort ; mais que dans sa tombe, il respirait encore. Nous percevons le souffle de son haleine, non pas au lieu de la mort, mais dans le monument vivant par lequel il nous parle. Nous reconnaissons aussi son fervent amour pour le Seigneur et pour les siens, allié à une haine vigoureuse des ténèbres, dans les rares récits des jours de sa vieillesse, qui sont parvenus jusqu’à nous. Dans sa deuxième épître (v. 10), Jean dit qu’on ne doit ni saluer, ni recevoir dans sa maison le faux prophète, qui ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair. Le même Jean, suivant un récit d’Irénée, puisé dans une tradition de Polycarpe, s’étant un jour rencontré dans un bain à Ephèse avec Cérinthe, qui niait la vraie incarnation, se serait empressé de sortir, sans avoir pris de bain, afin que le toit des bâtiments, en s’écroulant sur cet ennemi de la vérité, ne l’atteignît pas lui-même. Si ce trait semble bien amer au palais qui aime les choses douces, nous sommes d’autant plus touchés par cette histoire de Jean, blanchi par l’âge poursuivant ce jeune homme, mort à Dieu et devenu un brigand, et lui adressant cette supplication : « Aie pitié de moi, mon enfant ! il y a encore de l’espoir pour toi ! Je veux mourir pour toi, comme le Seigneur est mort pour moi ! » Il obtient que le jeune homme s’arrête, tremble, pleure, et lui-même, persévérant dans les larmes, dans le jeûne et la prière, lutte pour cette âme, jusqu’à ramener à la vie celui qui était perdu. Si cette dernière et quotidienne exhortation du vieillard qui avait perdu ses forces : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres ! » finit par fatiguer des auditeurs peu sensés, si bien qu’ils lui demandèrent pourquoi il répétait sans cesse cette même chose, nous voulons, nous, admettre la vérité de sa réponse : « Parce que c’est le commandement du Seigneur, » — et nous ne voulons pas le contredire ; car, en effet, ce commandement à lui seul renferme tout. Polycrate résume l’impression que la grande personnalité de Jean avait laissée à l’Eglise de l’Asie Mineure, en disant qu’il était un sacrificateur portant sur son front la lame d’or pur avec cette inscription : La sainteté à l’Eternel !

Nous venons d’esquisser, par quelques traits, la personnalité des quatre hommes apostoliques, auxquels la tradition de l’Eglise attribue la rédaction des quatre évangiles.

Si nous considérons de plus près cette tradition, en nous enquérant du degré d’ancienneté et de certitude du témoignage qu’elle rend à l’origine divine des quatre évangiles, nous rencontrons un fait qui, de prime abord, peut nous surprendre, et sur lequel se sont appuyés et s’appuient encore ceux qui contestent l’origine apostolique des évangiles : c’est que les témoignages précis et explicites qui nous restent sur cet objet ne remontent pas à une haute antiquité. Ce sont Irénée et ses contemporains, c’est-à-dire les hommes de la seconde moitié du deuxième siècle, qui font pour la première fois mention de ces quatre évangiles et des noms de leurs auteurs. N’est-ce pas là un témoignage bien tardif, si la rédaction des écrits est supposée avoir eu lieu cent années plus tôt ? En outre, il ne nous est pas permis de méconnaître qu’à cette époque, ainsi que nous en verrons des exemples, un grand nombre d’écrits de toute espèce, de livres non authentiques et d’évangiles apocryphes furent répandus. On peut aussi prouver, par de nombreux exemples, de quelle manière imparfaite les vénérables Pères de l’Eglise procédaient en matière d’examen et de triage de la vérité historique. Ne serait-il donc pas possible qu’ils se fussent également trompés touchant l’origine de nos évangiles ? Voilà le doute qui pourrait surgir.

Mais fixons-le de près, et il s’évanouira. Nous ne pouvons avoir que peu de témoignages des temps qui suivirent immédiatement l’âge des apôtres, parce qu’en général il ne nous reste que des monuments écrits excessivement rares de cette époque reculée. Or, nous n’y trouvons que des indices plus ou moins clairs de l’existence de nos évangiles, mais aucune preuve inattaquable. Il en est déjà autrement quand nous ouvrons les écrits de Justin, cet homme excellent d’une culture philosophique si élevée. Né à Flavia Neapolis, la Naplous d’aujourd’hui, il défendit avec franchise et constance la foi des chrétiens contre des empereurs païens et des adversaires juifs, jusqu’à ce qu’au milieu du second siècle il scella sa confession par le martyre. Il est vrai que ce témoin ne mentionne explicitement ni les quatre évangiles ni les noms de leurs auteurs. Il se borne à parler en général des « mémoires » des apôtres, et les nombreux passages qu’il en cite diffèrent d’une manière assez notable de la teneur littérale de nos évangiles. Toutefois une étude approfondie de sa manière d’écrire produit de plus en plus généralement cette conviction, que Justin s’est servi, sinon exclusivement, au moins principalement de nos évangiles, surtout de Matthieu et de Luc, et que les déviations de leur teneur littérale s’expliquent suffisamment et presque sans exception par l’habitude de Justin de citer de mémoire au lieu de copier du livre, ce qui avait naturellement pour effet de réunir des passages analogues. Mais pourquoi ne nomme-t-il pas les auteurs ? Ce point s’éclaircit quand nous pensons à ses lecteurs. Il adressait ses écrits apologétiques à des païens et à des juifs ; à quoi donc eussent servi des noms complètement inconnus ? Cette circonstance explique aussi pourquoi il ne parle pas simplement des évangiles ; ce titre aurait été aussi étrange et inintelligible pour ses lecteurs, que si parmi nous on disait à un homme, qui ignorerait l’existence du Nouveau Testament : Nous lisons telle et telle chose dans la bonne Nouvelle. Il nous demanderait : Que voulez-vous dire par « la bonne Nouvelle ? » Justin dut parler une langue familière à ses lecteurs, et c’est là ce qu’il fait. Il remplace le mot baptême par celui de bain. Il appelle l’évêque : conducteur ; au lieu du jour du Seigneur il parle du jour du soleil, suivant le langage astrologique ; il explique l’Amen en le traduisant en : Que cela soit ! Il appelle barbares, c’est-à-dire étrangers à la civilisation, les chrétiens de la Palestine, ainsi que le faisaient les Grecs et les Romains ; et sous l’empire de la même nécessité il nomme les évangiles : les mémoires des apôtres, comme Xénophon appelle : Mémoires de Socrate, son récit des enseignements de ce philosophe. Mais ensuite il ajoute cette explication : « Ces mémoires sont appelés les évangiles. » Il parle ainsi dans un passage, où il raconte l’institution de la cène dans les paroles employées par Matthieu et par Luc. Ailleurs il parle de l’Evangile au singulier, parce qu’à bon droit les Pères de l’Eglise ne voient pas une pluralité de bonnes nouvelles, mais au contraire un évangile unique, tel qu’il fut annoncé d’abord de vive voix, et tel qu’il existe maintenant par écrit suivant la recension de Matthieu ou de Marc, de Luc ou de Jean. Il nous dit d’ailleurs expressément qu’il distingue entre les diverses expositions de l’Evangile unique. C’est ainsi qu’il dit : « Dans les mémoires rédigés par les apôtres et leurs compagnons, il est écrit, » et il mentionne alors cette sueur qui découla comme des grumeaux de sang du corps de Jésus, priant en Gethsémané. C’est précisément et uniquement ici, qu’en parlant de la rédaction des évangiles, il indique les compagnons des apôtres : cela coïncide d’une manière frappante avec cette circonstance que Luc seul mentionne cette sueur de sang à Gethsémané (Luc 22.44).

Je ne dois pas plus longtemps vous fatiguer par ces détails. Toutefois je tiens à vous citer encore un seul témoignage de Justin, avec ce qu’il y dit de plus important touchant les évangiles. Ce témoignage se trouve dans la description attrayante qu’il fait du culte public des chrétiens. Il y est dit entre autres : « Au jour appelé le dimanche, tous ceux qui habitent la ville ou la campagne se réunissent en un même lieu, et là on lit à haute voix, aussi longtemps qu’il convient, les mémoires des apôtres ou les écrits des prophètes. Après cette lecture, le conducteur nous adresse une exhortation pour nous engager à pratiquer les bonnes choses que nous venons d’entendre. Puis nous nous levons tous ensemble pour prier, etc. » Par conséquent ces évangiles dont il parle sont reconnus dans les communautés chrétiennes, suivant un ancien usage, comme écrits des apôtres et de leurs compagnons. Il y a plus : ils sont lus en public, utilisés pour le culte, employés comme base des discours d’exhortation, aussi bien que les écrits de l’ancienne alliance et simultanément avec eux. Tatien, disciple de Justin, essaye de fondre les quatre évangiles en une harmonie ; Irénée, originaire de l’Asie Mineure, compare le quadruple évangile aux quatre chérubins (Ézéchiel 1 ; Apocalypse 4), et donne ainsi lieu à la représentation de ces animaux à côté des évangélistes, avec cette différence qu’Irénée ne les répartit pas encore de la manière usitée plus tardd. Peu de temps après, Clément, le docteur d’Alexandrie rend témoignage pour l’Eglise d’Egypte, Tertullien pour l’Eglise de Carthage, l’ancienne version syriaque pour les Eglises de la Syrie, et un ancien catalogue des écrits du Nouveau Testament, appelé le canon de Muratori, parce que celui-ci en est le premier éditeur, prouve la même chose pour Rome, savoir que dans la seconde moitié du second siècle les mêmes quatre évangiles non seulement étaient uniformément connus dans toutes les provinces de l’Eglise, mais encore qu’ils étaient tenus pour apostoliques, pour l’œuvre de ces quatre hommes de Dieu, et à ce titre lus partout dans les assemblées de culte à l’égal des paroles prophétiques de l’ancienne alliance, tenues pour saintes. Tout cela ne prouve-t-il pas que le savant Origène constate simplement un fait, garanti à ses yeux par la plus ancienne tradition, lorsqu’il dit de nos quatre évangiles qu’ils étaient les seuls reconnus sans contestation dans l’Eglise répandue sous tout le ciel ? Nous voyons que la question se présente tout autre qu’elle ne serait si aujourd’hui il s’agissait d’une œuvre littéraire quelconque, que l’on ferait remonter à cent ans, et dont on nommerait pour la première fois l’auteur. Il s’agit ici d’écrits, connus non seulement de quelques savants, qu’on pourrait accuser d’un manque de critique, mais vénérés par l’Eglise entière, à l’exception de quelques sectaires, comme des monuments du temps apostolique et à ce titre lus chaque dimanche dans les assemblées de culte. Par conséquent lorsque Irénée et tous ses contemporains indiquent les noms des auteurs, c’est qu’ils les ont reçus en même temps que les écrits. Et si Tatien connaît ces mêmes quatre évangiles qu’il fond en un seul, c’est que son maître Justin, tout en ne les nommant pas, n’a pas eu en vue d’autres écrits, là où il parle des évangiles lus chaque dimanche, des mémoires des apôtres et de leurs disciples.

d – Il assigne à Jean le lion royal, et à Marc, qui débute par les paroles des prophètes, l’aigle qui vole vers le ciel.

Si je me suis étendu avec quelque insistance sur les garanties historiques de nos évangiles, c’est que je n’ignore pas qu’il circule des assertions téméraires, décidées depuis longtemps à faire ressortir la fragilité de cette démonstration, si bien que même des âmes sincères sont assiégées par le doute. Elles finissent par désespérer que l’on puisse avoir quelque assurance touchant les sources de l’Eglise évangélique, et elles se persuadent que c’est les yeux fermés qu’il en faut traverser les endroits dangereux. A l’encontre de tout cela, j’ai essayé de vous montrer que nous pouvons accepter avec une pleine confiance ces écrits, que la plus ancienne Eglise nous donne pour apostoliques, même quand il ne s’agit ici que des garanties externes. Celui qui croit devoir rejeter le contenu admirable des évangiles a intérêt à les présenter aussi comme des productions tardives d’une origine douteuse. Qu’il le fasse sous sa responsabilité, mais qu’il ne prétende pas y être contraint par les témoignages de l’histoire. Ceux-ci sont plus favorables à la foi qu’à l’incrédulité, et en le soutenant nous ne parlons pas encore ici de ce cachet de véracité des évangiles, preuve interne qui l’emporte de beaucoup sur le témoignage extérieur.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant