La première chose à constater à cet égard, c’est la réalité positive de cet objet de conscience ; c’est son objectivité essentielle. Notre conscience morale est bien en nous une perception. Ce n’est pas une impression subjective, dans le sens d’une impression qui n’aurait pas de raison d’être en dehors de ce qui la ressentirait en nous. Non seulement l’objet de cette perception existe au dedans de nous, mais il s’y impose à notre perception, il y subsiste en face et parfois en dépit de nous-mêmes. Ce dont ma conscience morale me transmet l’impression, bien que subsistant au dedans de moi, n’a pas sa raison d’être dans ma volonté, laquelle, au contraire, m’apparaît comme subissant elle-même tout d’abord cette impression. Il y a, nous l’avons dit, au delà et au-dessus de l’activité libre de ma vie, un fait préalable qui préside chez moi à l’épanouissement initial de cette vie ; puis qui en précède devant moi la libre manifestation. Cela est si vrai que ce fait porte un nom spécial. Tous nous l’appelons : l’objet en nous de notre conscience morale.
Je ne saurais me contenter d’avoir dit, de cet objet, que c’est la loi de ma vie ; car ce que ma conscience morale me fait entrevoir n’est pas ce qui est en moi dans le moment où je le perçois ; c’est ce qui alors doit encore être en moi. C’est même à ce trait spécial que je reconnaîtrai cette impression. Tous nous désignons ce que notre conscience morale nous fait percevoir en nous, non pas comme un fait qui y serait déjà accompli, mais comme le résultat encore à venir d’une autorité qui tend à s’y exercer. Nous l’appelons le devoir, c’est-à-dire, ce que nous nous devons encore à nous-mêmes.
Notre conscience morale diffère donc de toutes les autres perceptions de conscience en ceci que, tandis que ces dernières sont la perception de faits dont notre activité est le sujet, la conscience morale nous met en face d’un fait en nous, à l’égard duquel cette activité occupe la position d’un objet
Ce n’est pas sans doute qu’il n’y ait des esprits qui nient ce que nous disons là. On a même été jusqu’à refuser, à la conscience morale, le droit d’être ainsi regardée comme l’expérience, au dedans de nous, de quelque chose qui nous soit réellement objectif.
Le fait qu’une semblable négation se produit encore après Kant, suffit pour montrer qu’il n’est pas au pouvoir de la logique de la réduire au silence. Et dans le fond cela est naturel ! Il s’agit là, en effet, d’une expérience aussi exclusivement que directement personnelle ; d’une expérience qui, par conséquent, ne sera jamais appréciée que par celui chez lequel elle a lieu. Lorsqu’il est question de quelque erreur dans telle ou telle perception des sens, on peut la rendre évidente à celui chez lequel elle s’est produite, en faisant appel chez lui au témoignage d’une autre perception sensible. Les perceptions de nos sens sont en effet contrôlées les unes par les autres. Mais l’impression perçue par le sens intime ne peut être contrôlée que par elle-même. En particulier, puisque la conscience de l’obligation morale se présente comme la perception d’une autorité qui s’exerce sur notre volonté, tout ce que nous pouvons faire pour en discerner le caractère, c’est d’examiner toujours à nouveau comment notre volonté aurait ressenti cette impression. C’est spécialement d’examiner si elle se fait réellement sentir à nous en dehors de notre initiative ; si elle apparaît en nous indépendante de nos décisions, si notre volonté en serait après tout le sujet ou la source ; ou bien s’il est pour nous hors de doute que notre volonté en demeure réellement devant nous l’objet.
C’est bien seulement après que nous nous serons clairement rendu compte de ce premier fait, que nous pourrons examiner quelle peut être la cause prochaine de ce que nous ressentirions, au dedans de nous, comme l’action d’une volonté subsistant en face de la nôtre.
Quant à nous, nous posons ici en fait, que la conscience morale est au dedans de nous la perception d’une sollicitation qui s’exerce, indépendamment de notre initiative, sur l’instinct qui est au point de départ des décisions de notre volonté réfléchie.
De plus, cette sollicitation, loin de nous apparaître comme une limitation injuste et anormale de notre liberté, s’accompagne bien plutôt au dedans de nous d’une autorité dont nous ne saurions mettre seulement en question les droits, sans sentir aussitôt que nous aurions, par là même, porté la main sur ce qu’il y a de plus sacré au centre de notre personnalité.
Aussi sommes-nous tous contraints de respecter cette autorité. Non seulement nous la laissons s’affirmer devant nous, — ce qu’il nous serait d’ailleurs impossible d’empêcher, — mais nous nous voyons astreints à en traduire l’impression au moyen d’une loi que nous nous formulons à nous-même. Sans doute, même après cela, nous demeurons libres de ne pas obtempérer à cette loi. Mais il nous est impossible de nier l’autorité dont elle est devant nous l’expression. Tous nous la désignons par ces deux mots, qui impliqueraient une contradiction s’ils n’étaient pas bien plutôt la constatation d’une défaite ; « la loi de notre liberté ».b
b – L’auteur a publié quelques pages sur ce fait spécial, sous le titre : « La place de la liberté dans le rapport religieux, » dans la Revue de théologie et de philosophie, juillet 1883.
Ici on nous arrête. Avez-vous le droit, nous dit-on, de statuer ainsi, au point de vue de l’autorité, une différence aussi essentielle entre la conscience morale, et ce que vous avez appelé la conscience des lois de l’activité de notre moi ? Ne parle-t-on pas de la loi de la logique et de l’esthétique, par exemple, comme de lois aussi absolues que le serait pour nous la loi morale ?
C’est là ce qu’on ne saurait avancer. Ces premières lois ne font pas partie de la seconde, vu que le mot de loi n’a pas la même signification dans les deux cas.
Sans doute, les « lois » du vrai et du beau nous sont, elles aussi, imposées. Nous ne sommes à même que de les formuler ; nous ne les inventons pas. Mais c’est le fait même de notre libre activité qui les a tout d’abord placées sous nos yeux. Loin d’être dictées à notre liberté, c’est l’action de notre liberté elle-même qui nous les dicte. Nous les lisons en nous-même. Elles ne nous apparaissent pas comme subsistant en dehors et au-dessus de notre libre volonté.
On ne saurait dire de même, de la loi morale, que nous n’avons qu’à l’apprécier dans notre libre activité. C’est bien une action que nous avons à subir, et à subir dans la direction première de notre volonté personnelle elle-même. Ce n’est pas là un fait d’activité propre. Au contraire, c’est ce qui tend, en nous, à produire une activité semblable. Avec cela, c’est un fait qui ressortit à notre vie personnelle, et qui demande à être apprécié comme une portion de cette vie.
Cela même, cependant, ne vient ici qu’en seconde ligne. Ce que ce fait exige avant tout, c’est l’obéissance. En effet, sa première apparition au dedans de nous n’est ni un acte ni une parole. C’est une action ; et une action qui, s’exerçant sur notre volonté elle-même, constitue nécessairement un ordre. C’est au dedans de nous une action qui tend à nous imposer un principe d’action. Ce n’est donc pas un fait déjà accompli ; un fait qui apparaîtrait au dedans de nous tel qu’il doit être. C’est un fait qui tend à s’accomplir. C’est une volonté qui tend à s’y réaliser. Disons mieux ! ce n’est pas en nous la présence, non ! c’est uniquement la prévision, parfois même l’appréhension, d’une loi de vie que nous allons devoir formuler malgré nous, souvent même contre nous.
Sans doute, on peut dire de la formule du vrai et du beau, que c’est là aussi, au dedans de moi, une loi de vie. Tel ne sera pourtant jamais le cas que parce que et pour autant, non pas que j’en aurai fait la loi, non ! mais que j’y aurai reconnu la norme, ou la règle, de mon activité. Si ensuite, après avoir reconnu cette règle, je la néglige ; si je lui refuse mon attention et mon obéissance, — je n’aurai fait tort qu’à ma seule activité. La logique de mon esprit, les harmonies de ma pensée et de mes instincts, tout cela est bien uniquement mon activité. Si donc j’ai méconnu ces règles, ce sera sans doute une erreur ; il pourrait même arriver que ce fût une faute. Même alors, cependant, cette faute ne toucherait ni directement, ni nécessairement, à ce qui serait un rapport entre moi et un autre que moi. Aussi les conséquences n’en pénétreront-elles pas au-delà de la sphère de mon activité propre. Je puis en éprouver des regrets, je ne saurais devoir m’en repentir. Cette « faute » n’a blessé que moi seul. — Il n’en est certainement pas ainsi d’une transgression de la loi morale.
Les choses étant telles, il semble bien évident que, dans ce qui produit en moi le sentiment de l’obligation morale, il y a autre chose au dedans de moi que moi-même ; qu’il y a là, réellement, au dedans de moi, quelque chose d’antérieur à l’éclosion de mon activité réfléchie ; et, de plus, que c’est là quelque chose de si réel, de si réellement objectif à ma liberté personnelle, que ce quelque chose va jusqu’à s’arroger, sur cette liberté, des droits que je ne saurais seulement mettre en question.
Ce fait est d’une telle importance qu’il conviendra, pour le mettre en lumière, d’ajouter l’exemple de quelques faits de ce qui n’a été jusqu’ici qu’une analyse d’idées abstraites.