Comme le christianisme a un caractère essentiellement moral, et assigne à l’individu et à l’humanité la sanctification pour but suprême, en même temps qu’il est la plus grande puissance morale que nous fasse connaître l’histoire du monde, on crut approcher davantage de la vérité en cherchant dans son esprit et dans son fond moral, son essence même. C’est ici le point de vue de Kant, et du rationalisme qui se forma sous son influence. Ce système tient au naturalisme, puisque rejetant comme lui une révélation positive, il ne fait dériver la religion que de la conscience humaine ; mais il s’en distingue en ce qu’il pose à sa base la raison pratique, au lieu de la raison théorique ; en ce qu’il prend les intérêts et les besoins religieux pour point de départ ; en ce qu’il polémique moins contre l’histoire, et se montre enfin animé, du moins dans ses meilleurs représentants, d’un sens plus sérieux et plus profond.
On sait que Kant, guidé par sa critique de notre faculté de connaître, parvint à croire qu’il n’était possible d’arriver par la voie de la pensée pure à aucune certitude sur les choses suprasensibles et divines. La raison théorique, toute seule et par ses propres forces, peut nier Dieu aussi bien que le prouver. Si donc nous voulons acquérir une certitude sur Dieu, l’objet capital de la religion, il nous faut choisir une autre voie. Quelle est-elle ? La voici en quelques mots. La raison n’est pas seulement théorique, elle est aussi pratique ; à ce dernier titre elle reconnaît à la loi morale une valeur absolue, une autorité souveraine, et elle aspire à une perfection qui ne peut se réaliser que dans un monde suprasensible, idéal. De là découle la réalité de l’idéal, du divin, de l’éternel. En effet, comme la vertu qui nous est impérieusement commandée par la loi morale, ne compose le bien suprême que lorsqu’elle est unie au bonheur, et qu’il ne dépend pas de nous d’établir cette union de la vertu et de la félicité, nous sommes obligés de croire à une puissance suprême, intelligente et morale, qui produira cette harmonie, en unissant la félicité à la moralité. Et comme la loi morale exige aussi, au sein de certaines circonstances, que nous immolions notre vie à la vertu, il faut bien conclure à une future économie dans laquelle la vertu qui s’est sacrifiée, obtiendra sa récompense. Ainsi les idées fondamentales de la vie religieuse seraient : Dieu et l’immortalité, corollaires inévitables de la moralité. Puisque je dois être vertueux, il doit y avoir un Dieu qui récompense la vertu, et une vie éternelle où elle est récompensée.
C’est dans ce sens que le christianisme qu’on voulait honorer et justifier par ce système, fut compris et traité. Le dogme ecclésiastique et la foi qui est sa base, furent laissés dans l’ombre ; l’élément moral et pratique fut seul mis en relief ; et l’élément historique et positif fut traduit en de soi-disantes interprétations morales qui devaient lui donner un sens utile. L’Évangile fut réduit aux proportions d’une loi morale, promulguée d’abord sous la forme d’ordonnance divine, d’autorité positive, mais ne renfermant pourtant en substance que les vérités et les forces morales qui sont inhérentes à la raison, et que leur certitude même revêt de leur unique et légitime autorité. Le Christ n’avait enseigné, le premier, sous forme populaire et historique, quoique avec des additions positives, que les vérités proclamées plus tard par la raison qui les a débarrassées de leurs éléments historiques. Toutefois, il eut le mérite particulier de les pratiquer, se posant en cela comme le type primitif de l’humanité relevée, et comme le fondateur d’une société morale destinée à l’embrasser tout entière. Ainsi, cette école regarda Jésus-Christ comme le plus grand législateur du genre humain, comme son type et son modèle. Elle attribua à son Évangile l’honneur d’avoir ravivé d’une manière grandiose le combat du bon et du mauvais principe, et puissamment favorisé la victoire du premier dans le sein de l’humanité à laquelle il assigne pour but suprême un triomphe complet et définitif du bien. En somme, pureté de la conduite et de la vie — foi pratique en l’immortalité, aux récompenses et aux punitions — et finalement foi en Dieu comme à la clef de voûte, nécessaire pour réaliser la sanction de la loi morale, ou même à la rigueur, foi seulement à l’ordre moral du monde et au triomphe du bien ; tel fut le christianisme aux yeux de Kant et de son école.
Nous sommes loin de méconnaître la valeur essentielle de cette conception morale. Comparée au système doctrinal, elle lui est supérieure à plusieurs égards. Elle relève mieux que lui la vertu efficace, la dynamique de la religion chrétienne, son caractère téléologique, la souveraineté de son but moral ; elle redonne au Christ, quoique d’une manière plus idéale que positive, une place plus importante et plus centrale dans l’économie évangélique, et prête un sens vivant à l’élément positif. N’oublions pas de dire encore qu’elle a mis plus largement en lumière une face principale du christianisme ; qu’en le traitant comme une loi, il a préparé sa manifestation nouvelle comme évangile ; et que l’époque critique où elle apparut, fort peu préoccupée de religion et beaucoup de moralité, lui dut de ne pas rompre complètement avec lui. Toutes les fois qu’on épure, qu’on précise, qu’on approfondit la conscience morale, on sert nécessairement les intérêts de la foi chrétienne, car le réveil de la loi ne peut que conduire dans son sein ; prêcher la repentance, c’est se préparer sérieusement à aller au Christ. Nous retrouvons ici, chez des personnes et en des âges divers, les deux éléments que nous offrent réunis dans leurs puissantes individualités les grands fondateurs ou rénovateurs de l’esprit vraiment évangélique, les Paul et les Luther. Et cela nous montre déjà que la conception kantienne ne pouvait être par elle-même ni complète ni suffisante, soit au point de vue religieux en général, soit au point de vue chrétien en particulier. Comme Moïse, elle fit passer du relâchement d’Egypte dans le libre et solitaire désert de la spéculation, d’où elle apporta de la sainte montagne, la loi, l’énergique loi ; mais elle ne conduisit pas dans la terre promise, et ne donna pas à la loi la force de l’accomplir.
Ce système, en effet, part d’une idée fausse de la piété, quand il la résout, et nous pourrions dire, quand il la dissout dans la moralité, et qu’il n’en fait qu’un moyen ou qu’une conséquence de cette dernière. La piété subsiste par elle-même, et vit dans une sphère qui lui est propre. Pour tout esprit sain et bien organisé, les idées religieuses se recommandent avec une puissance égale à celle des idées morales ; et l’histoire de l’humanité nous démontre surabondamment qu’elles sont, autant que ces dernières, un patrimoine inaliénable de notre espèce. Le sentiment indestructible de sa dignité propre et surtout de la dignité de Dieu, son objet, empêchera toujours la conscience religieuse d’abdiquer devant la conscience morale, ou de s’en reconnaître la vassale. Pour elle, Dieu est sans doute la suprême grandeur, mais aussi la plus haute certitude ; et c’est du point de vue de Dieu et en Dieu qu’elle conçoit et qu’elle voit elle-même et le monde. Au système moral qui conclut en disant : puisque l’homme est obligé d’être vertueux, il doit y avoir, pour le récompenser, un Dieu et une autre économie, elle oppose sa logique inverse, et dit à son tour : puisqu’il y a un esprit éternel, une raison créatrice qui embrasse tout, l’homme fait à son image, est un être spirituel et raisonnable ; puisqu’il est saint, l’homme doit être saint ; puisqu’il est amour et qu’il lui a communiqué de sa vie, la vie et l’amour qu’il a déposés et allumés dans son cœur subsisteront éternellement comme lui-même. Elle ignore profondément, en regard de son Dieu, le sens de ces grands mots qu’on aime tant ici bas, droits, mérites, récompenses, car pour elle l’existence humaine tout entière n’est qu’un don de Dieu ; tout ce qui est bien est à Lui et vient de Lui ; et elle se refuse à comprendre qu’elle ait droit d’exiger pour le bien qui déjà porte en lui-même une satisfaction suffisante, une récompense plus grande encore. Est-ce que l’ami qu’une affection noble et tendre unit à son ami, réclame encore par-dessus le doux bonheur de l’amitié, je ne sais plus quelle récompense intéressée ? Non, non ! Il suffit à la conscience religieuse de se dire : un esprit qui pense l’éternel, est éternel lui-même ; une âme qui aime le divin et qui s’en pénètre, participe à coup sûr à la vie divine ; une personnalité à qui l’amour infini a donné l’être, et qui sent Dieu au plus profond de son cœur, ne peut en être séparée par la mort elle-même. Oui, cette foi religieuse qui sait parfaitement son prix intime et sa valeur, n’acceptera jamais cet humiliant système qui voudrait la faire naître au bout d’un syllogisme intéressé, et qui la détruirait en l’asservissant, le jour où les postulats de la morale pourraient être satisfaits (et c’est ce que Fichte a pensé !) aussi bien par l’idée nue d’un ordre moral du monde, que par celle d’un Dieu et d’une vie éternelle. Elle n’exclut pas l’élément moral, loin de là ; mais elle ne peut consentir à n’être que son appoint et son moyen.
De son côté l’élément moral a aussi sa valeur éternelle ; et la loi qu’il proclame, et l’obligation qu’il impose, sont également un lot inaliénable de l’intelligence humaine ; de sorte que nous faillirions à la vérité, si nous voulions exclure l’un par l’autre, ou bien établir entre eux une dépendance inconvenante. Pour être équitable et vrai envers eux, il faut les concevoir et les embrasser en une vivante unité, telle qu’elle doit exister dans un esprit sain, fait à l’image de Dieu. En effet, l’élément moral, conçu dans sa perfection idéale, conduit nécessairement à l’élément religieux, ou plutôt le renferme implicitement ; et l’élément religieux, à son tour, compris dans sa force pure et dans sa vitalité véritable, imprime inévitablement à ses manifestations un cachet moral, ou plutôt il est au fond l’élément moral lui-même. Ils s’aident, ils se supposent, ils se fortifient réciproquement, et ce n’est que leur réunion qui enfante la véritable vie humaine, dans la plénitude de sa force et de sa dignité. On est sûr de les trouver unis et croissant ensemble, partout où cette vie humaine normale s’établit et se développe ; tant est intime le rapport qui les enchaîne l’un à l’autre ! Les hommes avancés dans la vie spirituelle ont toujours reconnu qu’il est un sanctuaire intime, la conscience, où ils coïncident de tout point, et où ils sont inséparablement unis ; car la conscience n’est ni uniquement morale, ni uniquement religieuse ; elle brille plutôt de ce double caractère ; elle exige la moralité, mais au nom de Dieu, et pour l’amour du Dieu saint ; elle fait entendre une voix divine, mais une voix qui pousse à l’action et vers un but moral, la sanctification. Puis donc qu’il en est ainsi, concluons qu’une doctrine qui ne fait de la foi religieuse qu’une conséquence et qu’un étai de la moralité, qui prétend élever l’édifice moral sur son propre fondement, et qui n’a recours à la religion que parce qu’elle y est impuissante toute seule, ne peut expliquer suffisamment l’essence de la religion en général, et bien moins encore celle de la religion chrétienne.
Car s’il est vrai d’affirmer que le christianisme poursuit le but suprême de la sanctification, et que toutes ses parties, profondément morales, font de lui, dans le sens le plus noble et le plus élevé, l’unique religion morale parfaite, il l’est aussi de soutenir qu’avant tout il est religion, foi, conscience profonde, certaine, inébranlable du divin, dévouement à Dieu, communion, paix et joie en Lui. Or, c’est de là précisément que lui vient sa moralité. L’amour de l’homme pour Dieu, qu’il allume dans nos cœurs à l’amour primitif et prévenant de Dieu pour l’homme, est la source féconde d’où jaillit librement le bien sous toutes ses formes. Et si on lui posait la question de priorité entre ces deux éléments, il est bien évident qu’il ferait plutôt dériver l’amour de la foi, que la foi de l’amour, quoique la foi renferme implicitement l’amour et la moralité ; car ils sont inséparables comme la double propriété qu’a le feu d’éclairer et de brûler. En particulier ce serait fort mal comprendre le Christ que de ne voir en Lui qu’une personne ou exclusivement morale, ou exclusivement pieuse, puisque le véritable caractère de sa nature et de sa vie réside précisément dans la pénétration parfaite de ces deux éléments, je veux dire dans sa sainteté, dans cette vie en Dieu, qui est aussi morale que pieuse, et aussi pieuse que morale. Or, s’il est vrai que le fondateur d’une religion lui imprime aussi son cachet, nous sommes en droit d’affirmer qu’on ne rendra justice au christianisme qu’en l’étudiant dans sa vivante unité.
La foi chrétienne est sûre de Dieu, non point parce que Dieu est le complément nécessaire de sa fin morale, mais parce qu’elle en a pour garants évidents et intimes la manifestation du Christ, radieuse de divinité, et le témoignage intérieur de l’Esprit. Elle n’est pas moins sûre d’une vie éternelle ; toutefois elle n’en puise pas la certitude dans une récompense qui serait inévitablement due à une vertu insatisfaite et malheureuse ici-bas. Elle y croit, parce qu’elle la goûte immédiatement déjà dans ce monde ; parce que l’éternité est son élément ; parce qu’elle a passé de la mort à la vie ; parce que née de Dieu, elle trouve toujours en Lui sa parfaite assurance et sa garantie immuable ; parce que celui qui vit tous les jours dans la communion du Christ, participe aussi à l’éternité qui rayonne de toute son existence. Certes, les conditions morales et les plus sérieuses exhortations lui sont si peu étrangères qu’on peut l’appeler, avec un homme fort spirituel, la conscience de la conscience. Mais quand il s’agit de déterminer son caractère propre, son cachet particulier, ce qu’il faut relever ce ne sont pas ses exigences, mais ses grâces et ses garanties ; ce ne sont pas ses exhortations et ses menaces, mais ses promesses et ses bénédictions. Elle n’est pas grande et unique, parce qu’elle élève et agrandit la conscience, mais elle l’est, parce que, sans blesser aucunement sa délicatesse, que dis-je, en la rendant plus sensible et plus pénétrante, elle la calme et la pacifie ; parce qu’au moyen d’un amour parfait, elle chasse la crainte, et nous montre notre Dieu plus grand que notre cœur. Loin de se résumer, comme la loi morale, dans l’idée du devoir, elle en est, au contraire, la satisfaction et l’accomplissement. Loin d’exiger, de commander, de menacer au nom de Dieu, elle verse dans le cœur une force divine qui lui communique une fraîche spontanéité, une impulsion féconde, et la plus libre comme la plus pure moralité. L’impératif catégorique se tait devant cette grande parole : Aimons Dieu, car il nous a aimés le premier. Le devoir qui est tout dans le domaine moral kantien, cède la place à une inclination libre et aimante ; et au commandement impérieux de la loi succèdent les entraînements irrésistibles de l’amour qui est l’accomplissement de la loi et le lien de la perfection. C’est de cette façon que la foi chrétienne a été de tout temps expérimentée et confessée par ses plus dignes et ses plus purs représentants ; et c’est ainsi qu’il nous la faut entendre, si nous voulons lui assigner la place qui lui appartient parmi les formes multiples qu’a revêtues le sentiment religieux.
Ainsi donc le christianisme conçu comme doctrine ou comme loi morale, ne nous révèle point sous cette double forme ce qui le distingue des autres religions, soit du paganisme et de sa spéculation, soit du judaïsme et de sa loi. S’il n’était qu’une doctrine, je ne vois pas, malgré sa plus grande justesse, ce qui tracerait une démarcation profonde entre lui et le monde païen. S’il n’était qu’une loi, je ne vois pas, malgré ses exigences plus pures et plus hautes, la différence spécifique qui le séparerait du judaïsme, et de son analogue légal, l’islamisme. A peine serait-il meilleur et plus élevé qu’eux ; car, en fait de doctrine et de connaissance, Platon et Aristote pouvaient mieux philosopher que ses fondateurs ; et en fait de loi, celle des juifs était plus complète et plus exacte. Admettons toutefois qu’il leur fût supérieur ; il resterait néanmoins de la même espèce qu’eux ; il serait un paganisme et un judaïsme épurés ; et son originalité essentielle, et sa nouveauté unique seraient méconnues ou niées. Disons enfin que ce double point de vue ne saurait expliquer ni cette régénération profonde de l’individu et de l’humanité, et ce déploiement tout nouveau du monde, dont il est la base et la source, ni la création de ces neuves et puissantes personnalités dont Paul et Jean sont des modèles, et pour tout dire, ni l’enfantement de cette église chrétienne, si riche, dans son vaste sein et dans sa longue histoire, de pensées élevées et de tendances sublimes, mais surtout de forces vives et de magnifiques résultats.