Colonie du Cap. — Vallée des Français. — Le Frenchbœk. — Culture du blé. — Perfectionnement de la vigne. — Le vin de Constance. — Extinction de la langue française dans la colonie du Cap. — État actuel de cette colonie. — Colonie de Surinam. — Aersens de Sommelsdik. — Familles distinguées de la colonie de Surinam.
Les colonies hollandaises reçurent également quelques milliers de réfugiés. En 1684, l’assemblée des dix-sept qui représentait la compagnie des Indes orientales des Pays-Bas se déclara prête à transporter gratuitement au cap de Bonne-Espérance tous ceux des réformés sortis de France qui voudraient s’y livrer à l’agriculture ou à l’exercice de quelque métier. Elle promit d’accorder à chaque colon autant de terre qu’il pourrait en cultiver, avec les premières semences et les instruments aratoires nécessaires, à condition d’être remboursée de ses avances dans un délai fixé. Environ quatre-vingts familles acceptèrent ces offres et s’embarquèrent sous la direction d’un neveu de l’amiral Duquesne. Le gouverneur du Cap, Van der Stel, les établit dans le district de Drachenstein, où ils furent bientôt suivis par de nouveaux émigrés français. Vers la fin du dix-septième siècle ils formaient une agglomération d’environ trois mille hommes établis dans l’intérieur des terres, à douze lieues au nord du Cap, au milieu d’une vallée fertile qu’on nomme encore aujourd’hui la Vallée des Français. Cet asile lointain, séparé de la mer par une vaste étendue de sables et de bruyères, est situé au pied d’une montagne qui lui sert de limite au midi, et qui porte également encore le nom de Montagne des Français. Au nord il est borné par une chaîne de montagnes plus élevées et qui font partie du pays des Hottentots. C’est dans cette vallée, qui s’étend sur à peu près quatorze lieues de longueur et trois de largeur, que l’on reconnaît facilement encore plusieurs villages construits autrefois par les réfugiés. Le plus ancien est celui de Drachenstein, où fut bâtie la première église française, et longtemps la seule à l’usage des proscrits, qui étaient obligés de s’y rendre de distances considérables. Le premier pasteur, Simon, parait avoir exercé une influence heureuse sur cette colonie naissante, car sa mémoire y est restée en vénération, et l’on montre encore au voyageur, non loin de l’humble bourgade dont il fut longtemps le ministre et le père, une montagne qui porte son nom. Un autre village s’appelle le French-hoek ou coin français. Un troisième, celui de Charron, a reçu le nom de son fondateur, et presque tous les habitants descendent de sa famille. Les membres de cette tribu française ont toujours eu pour chef un vieillard choisi parmi les anciens de la communauté, et sans l’avis duquel ils ne tentent aucune entreprise importante. Ce gouvernement patriarcal, si conforme aux idées démocratiques des premiers calvinistes, a été favorable à l’industrie, qui s’est développée dans ce village plus que dans les autres, et qui l’a rendu l’un des plus beaux et des plus opulents de toute la contrée. Il n’a pas été moins utile au maintien de la pureté des mœurs, de la simplicité des usages, de la foi et de la piété qui se sont conservées intactes parmi les descendants de ces familles expatriées. Il existe un quatrième village, le plus considérable de tous, celui de la Perle, dont les habitants, exclusivement adonnés à la vie agricole, sont les plus riches de cette ancienne possession hollandaise, qui appartient aujourd’hui aux Anglais.
Les émigrés s’appliquèrent surtout à la culture du blé. C’était parmi eux que l’on mangeait le meilleur pain de toute la colonie, non point que leur blé fût d’une qualité supérieure, mais parce que la méthode française apportée par leurs ancêtres se conserva sans altération de père en filsa. Les campagnes qu’ils défrichèrent se couvrirent d’arbres fruitiers inconnus jusqu’alors des sauvages habitants du sud de l’Afrique. Dès les premiers temps du refuge on citait les plantations des bourgmestres français de Drachenstein, Louis le Grand et Abraham Villiers, parmi les plus florissantes du pays. La colonie du Cap leur dut encore, sinon l’introduction, du moins le perfectionnement de la vigne. Les vins de Bourgogne, de Champagne, de Frontignan, qu’ils plantèrent les premiers dans leur patrie nouvelle, acquirent bientôt une grande célébrité. Ce fut la famille Desmarets qui dota le pays du fameux vin de Constance. Deux autres familles, les Charonne et les Fontaine contribuèrent également à la prospérité agricole de cette région si longtemps barbare, à laquelle ils rendirent encore un autre service par les fonctionnaires éminents qu’ils lui fournirent dans l’intervalle de 1714 à 1726.
a – Levaillant, Voyage en Afrique, t. I, p. 42. Édition de Paris, 1790.
La population entière de la Vallée des Français est aujourd’hui d’environ dix mille hommes, dont quatre mille libres qui descendent des réfugiés, et six mille anciens esclaves auxquels un décret du parlement anglais a donné la liberté. Ni les uns ni les autres ne parlent plus depuis longtemps la langue française. En 1739 le gouvernement hollandais, inspiré cette fois par des vues étroites, défendit injustement l’exercice du culte dans cette langue qui s’était conservée jusqu’alors avec une extrême pureté. Depuis cette époque les réfugiés furent obligés d’apprendre le hollandais, et de voir, à leur grand regret, l’idiome national s’éteindre successivement parmi eux. Lorsque le voyageur Levaillant visita le Cap en 1780, il n’y trouva plus qu’un seul vieillard qui comprît le français ; mais plusieurs familles, les Malherbe, les Dutoît, les Rétif, les Cocher, y rappelaient encore par leurs noms la patrie de leurs ancêtres. On les distinguait facilement des colons de race hollandaise, qui étaient blonds pour la plupart, par leurs cheveux bruns et par la couleur bise de leur peau. Mais, s’ils ne comprennent plus la langue de leurs aïeux, ils sont restés fidèles à leurs principes rigides et à leur piété fervente. Le voyageur qui entre sous leur toit hospitalier trouve immanquablement posée sur une table quelqu’une de ces grandes Bibles in-folio que les réformés se transmettaient en France de père en fils, comme un patrimoine sacré, comme un trésor inestimable. La date de la naissance et les noms de tous les membres de la famille y sont invariablement inscrits. Parfois aussi l’on trouve dans leurs habitations des livres de piété, tels que les psaumes mis en vers par Clément Marot. Un usage touchant s’est conservé parmi ces hommes simples et austères. Chaque soir et chaque matin ils se réunissent en famille pour célébrer le culte en commun. Là, point de formulaires, point de cérémonies pompeuses. Ils se contentent de prier de l’abondance de leur cœur, et de lire quelque chapitre de la Bible. A l’exception de la chapelle des missions de la Perle et de la petite église de Charron, ils n’ont plus qu’un seul temple pour toute la population de la vallée. Mais tous les dimanches, au lever du soleil, les fermiers se mettent en route dans leurs voitures rustiques, recouvertes de peaux ou de toiles grossières, pour assister au service divin, et le soir ils retournent paisiblement dans leurs demeures. Ce sont là les seuls délassements à leurs travaux. Le jeu est inconnu parmi eux, et la corruption raffinée de la civilisation européenne ne les a pas atteints. Isolés entièrement du reste du monde, ne fréquentant même que rarement la ville du Cap, ils ignorent jusqu’aux grandes révolutions qui ont bouleversé la société moderne. En 1828, ils ne savaient pas encore que la liberté religieuse existe en France, et lorsque les missionnaires évangéliques leur apprirent ce grand bienfait qui leur semblait inouï, les vieillards versèrent des larmes et refusèrent longtemps de croire que leurs frères puissent être si favorablement traités dans un pays où leurs ancêtres avaient si cruellement souffert. Étrangers au mouvement littéraire de leur ancienne patrie, ils n’aiment et ne cultivent que les arts utiles et l’instruction pratique. Ils cherchent à les répandre parmi leurs anciens esclaves, qu’ils ont toujours traités avec douceur, et consacrent volontiers leurs efforts à propager l’Évangile parmi les populations idolâtres qui les entourent.
[Voir, sur la colonie du Cap, Bancroft, History of the United States, t. II, p. 180. Cf. le Rapport des missionnaires protestants inséré dans le Journal des missions évangéliques. Cinquième année, pp. 105-110.]
Une seconde colonie de réfugiés, moins nombreuse que celle du Cap, fut fondée à Surinam, peu d’années avant la révocation. Les premiers établissements des Hollandais en Guyane, formés par de hardis aventuriers de la Zélande, avaient été cédés par les États de cette province à la compagnie des Indes occidentales, qui, pour y attirer des colons, en donna un tiers à la ville d’Amsterdam, et un second tiers à Aersens, seigneur de Sommelsdik. Un des ancêtres de ce dernier, François van Aersens, avait été longtemps ambassadeur de la république auprès d’Henri IV et auprès de Louis XIII, et les liaisons qu’il avait formées avec plusieurs familles protestantes de naissance illustre avaient été religieusement entretenues par sa famille. Le seigneur de Sommelsdik avait épousé lui-même une femme française de noble origine. Devenu propriétaire d’une partie de la Guyane qui était encore presque entièrement inculte, il y amena plusieurs centaines de réfugiés qui s’embarquèrent sous la direction d’un commissaire des bourgmestres d’Amsterdam nommé Sautin. Parmi eux se trouvaient de nombreux artisans, des charpentiers, des maçons, des tonneliers, des forgerons, des maréchaux, et un certain nombre de cultivateurs auxquels il distribua des terres. Bientôt une église française s’éleva dans la petite ville de Paramaribo, et le ministre réfugié Dalbus fut choisi pour diriger cette communauté naissante. En 1686, le navire hollandais, le Prophète Samuel, amena de nouveaux émigrés, et quelques années après la colonie française reçut un dernier accroissement par l’arrivée de plusieurs familles, dont les plus distinguées étaient les Rayneval, les Vernesobre, les de La Sablonnière. Deux gouverneurs de Surinam, Nepveu et Lucas Coudrie, furent choisis plus tard parmi ces exilés volontaires dont plusieurs acquirent de grandes fortunes. Le commerce, l’industrie, l’agriculture surtout, reçurent d’eux une impulsion vigoureuse. En 1683, il n’existait encore dans la Guyane hollandaise qu’environ cinquante plantations de sucre. On en comptait jusqu’à cent trente en 1686. Le territoire défriché par les réfugiés porte encore aujourd’hui le nom de Providence que lui donnèrent ces hommes sincèrement croyants.
La propagation du christianisme parmi les tribus sauvages de cette contrée fut en grande partie l’œuvre de Dalbus, de Fauvarque et des autres pasteurs français de Surinam. Pierre Saurin quitta en 1697 sa retraite paisible de Bois-le-Duc pour se consacrer entièrement à la conversion des Indiens. Il séjourna longtemps dans les pays dépendants de la compagnie des Indes occidentales, apprit la langue, des indigènes, leur enseigna l’Évangile, et vit ses efforts couronnés par le succès le plus brillant. Le synode des Églises wallonnes des Pays-Bas assigna, en 1700, un fonds spécial pour seconder les travaux de ces missionnaires de la civilisation dans les forêts de la Guyane. Par un caprice bizarre du sort, les réfugiés contribuèrent ainsi à répandre la religion chrétienne dans cette partie de l’Amérique, et, par une conséquence naturelle, à y affermir la domination des Hollandais.
[Voir les Actes du synode des Églises wallonnes des Pays-Bas, synode de Berg-op-Zoom, tenu au mois de mai 1697, de Zutphen, tenu au mois d’avril 1700, de Gouda, tenu au mois d’avril 1708.]