Genèse 13
Heureux les pacifiques !
L’historien Josèphe relate, au premier livre de ses antiquitésa qu’Abram a profité de son séjour en Egypte pour s’instruire dans la religion des habitants, et pour leur faire connaître le vrai Dieu en même temps que quelques sciences qu’il avait apprises en Chaldée.
a – Chap. VIII, § 1 et 2.
Il est fort difficile, assurément, de contrôler ces assertions. J’avoue, toutefois, que la seconde me paraît bien douteuse. Entré en Egypte sous le couvert d’un mensonge, Abram y aurait été singulièrement mal placé pour y prêcher le Dieu de vérité. Celui qui a enseigné, pendant le temps probablement restreint que ce séjour a duré, ce n’est pas le patriarche, c’est l’Éternel. Le fils de Térach avait trop grand besoin d’être instruit pour être en mesure d’instruire les autres.
Nous devons, après cela, nous empresser de le reconnaître : les leçons qu’il a reçues ont porté leurs fruits ; la scène entière qui vient de s’ouvrir devant nous en est la preuve. Ce n’est pas sans intention que le texte nous montre Abram, chassé par Pharaon, « diriger ses marches jusqu’à Béthel, jusqu’au lieu où était sa tente au commencement, entre Béthel et Aï, au lieu où était l’autel qu’il avait fait précédemment. » Pourquoi tant d’insistance, tant de précision dans les détails ? Le but n’en est pas malaisé à saisir ; l’auteur nous apprend par là qu’Abram fait amende honorable, en termes plus exacts : s’humilie et se repent. Son retour aux lieux d’où il était parti renferme un aveu implicite qu’il s’était trompé, en les quittant sans un ordre de Dieu. Aveu d’autant plus significatif qu’il a pour témoins tous ceux qui avaient fait le voyage avec lui : sa femme, si directement offensée ; son neveu, ses domestiques, jusqu’au plus petit berger. S’il ne s’arrête qu’auprès de l’autel qu’il avait construit, c’est qu’il entend revenir à l’obéissance dont il s’était momentanément détourné. Car que sont des autels, qu’est un culte qui n’amène pas à obéir ? Maintenant le patriarche invoque le nom de l’Éternel, et son invocation sera plus efficace parce qu’elle s’élèvera des ruines de son orgueil et de son égoïsme.
Ainsi Élie, qui a quitté sans ordre précis la terre de Canaan pour se retirer au mont Horeb, doit tout d’abord s’entendre dire : « Reprends ton chemin par le désert jusqu’à Damasb. » C’est après cela seulement que son ministère glorieux lui sera rendu et qu’il aura l’honneur d’oindre Hazaël, Jéhu, Elisée. Le prophète pourtant avait cherché Dieu, en se rendant sur la montagne sainte. Il ne s’y était point abaissé jusqu’aux péchés du patriarche. S’il n’en a pas moins fallu qu’il acceptât l’humiliation de refaire la route parcourue, à combien plus forte raison un retour pareil devait-il être imposé au mari coupable de Saraï. Et si nous y réfléchissons un instant, nous verrons qu’il n’en faudrait pas plus à beaucoup d’âmes pour retrouver leur communion avec Dieu, compromise pendant un temps. Elles étaient descendues en Egypte, elles y ont péché. Qu’elles reviennent, avant qu’il soit trop tard, à leur premier autel, au foyer où l’on priait, au culte domestique, à la confession du nom de Jésus !
b – 1 Rois 19.15.
Observons-le maintenant : ce n’est pas la paix qu’Abram retrouve à Béthel ; du moins pas la paix extérieure. Des querelles y éclatent bientôt, et les plus pénibles de toutes, car ce sont des querelles de famille. Les dangers communs avaient sans doute uni l’oncle et le neveu, Abram et Lot, ainsi que leurs très nombreux serviteurs, pendant le long trajet de Charan à Sichem. La situation, maintenant, paraît assurée ; c’est le moment où les jalousies peuvent se donner carrière. Elles éclatent, pour une cause plus sérieuse que nous ne le croyons peut-être à première lecture. L’accroissement de la prospérité commençait à rendre très difficile la vie en commun.
Abram, en effet, n’était pas seul à posséder des troupeaux fort nombreux. Lot en avait aussi : « des brebis, des bœufs et des tentes. » Leurs biens étaient devenus si considérables qu’ils ne pouvaient plus demeurer ensemble : les pâturages s’épuisaient trop vite ; on ne savait où en trouver de suffisants. Cette gêne naissante, la crainte d’embarras qui ne pouvaient aller qu’en augmentant, amenaient une tension pénible entre les bergers de l’oncle et ceux du neveu. Les uns faisaient volontiers sentir aux autres qu’ils étaient de trop. Aux paroles vives succédèrent, on peut se le représenter, les paroles grossières ; peut-être les coups, compagnons assez habituels des querelles. La situation devenait d’autant plus grave que ces nomades sémites n’étaient point seuls dans le pays. Les Cananéens et les Phérésiensc y demeuraient aussi (v. 7), et sans doute bon nombre d’autres y faisaient paître leurs troupeaux. Plus anciens habitants, ils avaient eu le temps de s’établir dans les portions les plus fertiles. Ce qui restait aux nouveaux venus n’était probablement ni très vaste ni très bien fourni. Bref, la disette commençait à se montrer dans un avenir peu lointain.
c – Mentionnés ici pour la première fois comme établis en Canaan, les Phérésiens reparaissent encore 34.30, à côté des Cananéens de la contrée de Sichem.
Abram n’en paraît pas particulièrement effrayé. Ce qui le préoccupe beaucoup c’est, d’une part, la crainte d’une hostilité permanente entre membres d’une même famille, de l’autre l’exemple lamentable que des disputes entre serviteurs de l’Éternel donneraient aux « Cananéens et aux Phérésiens qui habitent dans le pays. » Il ne faut pas que cela soit ; à aucun prix. Ah ! c’est assez, c’est trop d’avoir fourni aux Égyptiens une occasion de se moquer de Dieu en la personne des croyants. Ce scandale ne doit pas se reproduire en Canaan. Pour l’éviter, il n’y a pas de sacrifice trop cher. La leçon reçue a décidément été comprise. Abram, que l’Éternel a humilié devant un monarque païen, va s’humilier de lui-même devant son propre neveu. C’est lui qui fera la première proposition de paix ; c’est lui qui la rendra acceptable par son abnégation.
Un sentiment bien délicat s’exprime dans la première parole de l’oncle : « Qu’il n’y ait point, je te prie, de discussion entre moi et toi ! » Il n’y en avait certainement point eu ; les bergers seuls s’étaient querellés, chaque bande réclamant pour ses propres troupeaux l’herbe la plus riche et les puits les plus frais. Sans doute. Mais Abram sait avec quelle facilité les discussions remontent des domestiques aux maîtres. Ces derniers, d’ailleurs, ne sont-ils pas, en une forte mesure, responsables de la conduite de leurs subordonnés ? Oui, ils le sont. Abram en est persuadé, et il serait à souhaiter que beaucoup de maîtres de nos jours en fussent convaincus comme lui. La paix, dans nos maisons, s’en trouverait mieux. Puisque Lot ignore ces délicatesses, puisque, du moins, il ne témoigne pas un grand empressement à rétablir la bonne harmonie, c’est le plus âgé qui donnera l’exemple. Je vous demande un peu s’il y a là l’ombre d’une faiblesse ? S’abaisser volontairement pour prévenir des éclats fâcheux, faire les premiers pas quand on n’est pas coupable et qu’on est résolu à ne pas le devenir, mais c’est être grand, cela, et c’est être fort. Le patriarche a cette grandeur. Lot ne lui dit rien du tout ; c’est lui qui parle à Lot. « Point de dispute entre nous, je te prie, nous sommes frères. »
Et comme il y a une progression dans la voie du mal, il y en a une aussi. Dieu soit loué, dans la voie du bien. La charité de l’oncle ne s’arrêtera pas en si beau chemin. Elle va rendre impossible à Lot toute objection, à ses bergers toute prolongation des débats. Abram aurait tous les droitsd de choisir : il ne choisira pas. Que le choix vienne de Lot ; cela vaudra beaucoup mieux comme cela. L’autorité que donne l’abnégation est quelquefois la plus haute… Voyons Lot. Il n’est malheureusement plus possible que nous restions ensemble. L’espace nous manque et nous sommes trop riches… Peut-être, avec un peu de bonne volonté ; en se serrant, en se gênant… Je ne dis pas… On aurait pu… Mais enfin, il aurait toujours fallu en venir à une séparation. Autant se séparer aujourd’hui, avant qu’il y ait de l’amertume entre nous… Tu vois, le pays entier est devant toi, à ta disposition. Où veux-tu aller ? Si tu vas à gauche, j’irai adroite ; si tu vas à droite, j’irai à gauche…
d – Parmi ces droits, relevons non seulement le privilège de l’âge et de la position, mais le fait que les appels comme les promesses n’ont été adressés par Dieu jusqu’ici qu’à Abram, nullement à Lot. Abram seul était le chef.
Admirez, mes amis ; admirez et imitez, je ne vous dis que cela. Saint Paul écrivait aux Philippiens : « Que nul n’ait en vue ses propres intérêts, mais que chacun ait aussi égard à ceux des autrese. »
e – Philippiens 2.4.
Là, par exemple, où je ne vous recommande plus d’imiter, c’est dans l’emploi que fait Lot de l’étonnante liberté qui vient de lui être laissée. « Il leva les yeux. » nous dit le texte. Ce peut être très bien, cela ; le tout est de savoir dans quelle direction il les leva. S’il avait regardé en haut, il aurait peut-être, voyant le ciel, songé à prier. Une bonne réponse lui serait venue alors ; il aurait compris la volonté de Dieu. Je ne sais pas ce qu’il aurait fait ; mais je doute fort qu’il fût allé à Sodome. Il aurait pu même, sans regarder si loin, arrêter ses yeux tout simplement sur son oncle. Il aurait vu ce visage plein d’amour, cette bienveillance touchante, ce désir de lui complaire, ce besoin de paix qui ont inspiré les paroles prononcées. Et il aurait fallu qu’il fût bien dur ou bien égoïste (cela revient à peu près au même), pour ne pas s’écrier aussitôt : Mon oncle, c’est à toi de choisir ; ce que tu ne prendras pas me restera ; c’est déjà beaucoup.
Le regard de Lot, voyez-vous, a suivi une autre direction. Ni le ciel, ni Abram ; mais la magnifique vallée du Jourdain alors entièrement arrosée ; les plaines luxuriantes qui aboutissaient à Sodome et à Gomorrhe, dans un temps où la mer Morte n’existait pas ; un pays aussi séduisant que l’Egypte, un jardin de l’Éternel !f Comment résister à la tentation de dresser là-bas ses tentes ? Au nord les montagnes de Samarie, à l’ouest et dans une partie du midi les collines assez arides qui furent plus tard celles de Juda et de Benjamin n’offrent vraiment pas grand attrait. A l’est au contraire et au sud-est quelle merveilleuse végétation ! Que de vertes prairies maintenues fraîches par de nombreux cours d’eau ! Et puis des villes aussi, des villes surtout, dont l’attrait est une fascination ! Lot, à ce moment, paraît lassé de la vie nomade. Il désire se rapprocher des cités. Savait-il ce que celles de Siddim, Sodome en particulier, renfermaient alors déjà d’iniquités et d’horreurs ? Qu’il ne sût pas tout, c’est admissible. Qu’il ignorât complètement, ce serait bien étrange
f – Suivant Delitzsch, cette expression « jardin de l’Éternel » désignerait une terre plantée par Dieu même, ou encore une contrée où tout est d’une beauté presque céleste.
Il y avait assez longtemps que Lot se trouvait dans le pays pour avoir rencontré quelqu’une des caravanes qui, passant d’Egypte en Orient, avaient traversé Sodome : c’était une de leurs routes les plus directes. Ce qu’il avait appris de ces voyageurs ne l’avait certainement pas édifié sur les mœurs des habitants… Eh ! sans doute. Mais le pays est si beau, si riche ! Il y a tant d’avantages pour le commerce aussi bien que pour l’élève du bétail ! D’ailleurs, il n’est pas nécessaire de s’établir dans Sodome même… Lot n’eut d’abord d’autre pensée que de dresser ses tentes aux environs de la ville (verset 12). Ce qui n’empêche pas que, peu d’années plus tard, nous le trouvons assis, comme un citoyen, à la porte de la cité, où il possède non plus des tentes, mais une maisong.
g – Genèse 19.2-3.
Pour le moment, son choix est fait. Il a dit adieu à son oncle ; il n’a pas l’air d’en éprouver un regret bien amer ; et il s’enfonce dans la vallée.
Sur quoi, quelques remarques s’imposent à nous.
D’abord, comme l’ingratitude est mauvaise conseillère ! En usant d’une liberté qu’il ne doit qu’à une pure prévenance, Lot a fait complète abstraction du droit de son oncle et de ses propres devoirs envers lui. Le sens du désintéressement lui fait défaut aussi bien que celui de la reconnaissance. Un peu d’affection pour son oncle, et il eût évité les pièges terribles dans lesquels il va. bientôt être pris.
Ensuite, comme l’amour du bien-être et de l’argent est une dangereuse séduction ! Ce n’est pas la richesse en elle-même qui perd. Abram était très riche et ne s’est pas perdu. Le richissime Peabody qui a laissé deux millions aux pauvres de Londres n’a pas renoncé à la foi parce qu’il était millionnaire. Mais l’amour des richesses, voilà ce qui tue la piété et sépare l’âme de son Sauveur, aussi sûrement que la première philosophie rationaliste qu’il nous plaira d’inventer. C’est cet amour qui a jeté Lot dans un abîme d’où la charité de son Dieu a seul pu le tirer – et encore malgré lui. Pour assurer, pensait-il, ses avantages matériels ou ceux de ses enfants, il n’a pas eu peur de s’associer à la pire société qui fût au monde. Il a perdu tout son avoir — ce n’est rien. – mais sa femme, ses gendres, l’âme de ses deux filles, et qui sait s’il n’y a pas laissé quelque chose des vertus que la sienne avait autrefois ?…. « Ceux qui veulent devenir riches, tombent dans une foule de désirs insensés et pernicieuxh. »
h – 1 Timothée 6.9.
Il est vrai – c’est notre troisième remarque – que le neveu d’Abram a essayé de réagir contre l’influence abominable qu’il était venu follement chercher. Il a tâché de corriger la société dépravée dont il avait pour un temps fait la sienne. Ici, ce n’est pas une conjecture de notre part. La deuxième épître de Pierre raconte que Lot, « profondément attristé de la conduite de ces hommes sans frein, » « avait journellement son âme tourmentée par leurs œuvres criminellesi. » De tels tourments se laissent voir, sur le visage au moins si ce n’est dans les paroles de celui qui les ressent. Je crois seulement qu’ils ont été stériles. D’autant plus frappés d’impuissance, que l’étranger a poussé la complaisance pour les habitants de Sodome jusqu’à choisir deux gendres parmi eux. Espérait-il par là changer quelque chose à la vie de la population ? Pensait-il qu’à défaut de conversion, on enrayerait un peu les vices et les crimes par déférence pour le nouveau venu ? Pauvre Lot ! Pour sincères qu’aient été ses efforts, ils ont misérablement échoué. Il avait, par sa faiblesse, brisé dans ses mains les seules armes dont il eût pu se servir. Le moyen de déraciner un arbre, ce n’est pas de s’y greffer… « Monsieur, me disait un jour une ancienne catéchumène, je suis recherchée en mariage par un homme sans foi. Je ne peux pas dire non ; nous nous aimons. Mais je l’aime tant, que je finirai bien par lui enlever son incrédulité ! – Vous n’en ferez rien, répondis-je. « En l’acceptant malgré son éloignement de Dieu, vous vous serez fermé la route pour le ramener au Père céleste. Ce n’est pas vous qui le convertirez ; c’est lui qui refroidira votre piété. »
i – 2 Pierre 2.7-8.
Il en fut comme je l’avais prévu ; il n’y avait pas besoin d’être prophète pour l’annoncer.
Dernière observation. Le regret de ce qu’il avait perdu a sans doute saisi Lot plus d’une fois, et d’une manière poignante. Il a dû soupirer après ces entretiens bienfaisants, le soir, devant la tente de son oncle, quand il rappelait avec lui les souvenirs de Charan, ceux du voyage et de l’arrivée, ceux de l’Egypte même, car Abram n’avait point oublié la leçon reçue de Dieu, et c’était peut-être en en parlant qu’il était le plus touchant ou le plus éloquent. Le temps de ces conversations est passé, bien passé ! Maintenant un réseau dont les mailles seront toujours plus étroites enserre Lot et le retient dans Sodome. Il voudrait s’en échapper ; il ne peut plus. Autant que nous le savons par la Genèse, il n’a revu Abram qu’au moment où il a été délivré par lui des mains de Kédor-Laomer. Or, même à cette heure, si puissantes étaient les chaînes qui le rivaient à Sodome, c’est là qu’il est revenu et non sous les arbres de Mamré. Il est resté dans la ville maudite jusqu’au jour où le feu du ciel l’a dévorée. C’est qu’il y a des péchés d’où l’on ne sait littéralement plus comment sortir, lorsqu’on s’y est engagé. Véritables pieuvres à cent bras, ils se jettent sur vous de tous les côtés à la fois, vous enlacent, vous dévorent. C’est bien alors, si vous avez le malheur de vous y laisser prendre, que vous êtes morts en vivant. Lot n’a jamais secoué complètement son esclavage : en quittant Abram pour la plaine du Jourdain, il avait consommé une séparation définitive d’avec le père des croyants.
Si rien ne nous est dit des sentiments personnels du patriarche à l’occasion du départ de son neveu, nous n’en sommes pas moins certains que son cœur fut navré. Il avait l’âme assez aimante pour sentir douloureusement les places vides. Il était inquiet d’ailleurs. Le choix même que Lot venait de faire mettait au grand jour certaines faiblesses de son caractère dont son oncle avait eu plus d’une occasion de se douter. Qu’allait devenir sa foi, peu solide encore, au sein des tentations constantes qui ne manqueraient pas de l’assaillir ? Cette pensée angoissante, j’ose l’affirmer, lui faisait plus de mal que l’isolement, relatif du reste, où il allait se trouver… Toujours point d’enfant au foyer. L’absence du neveu se fera sentir. N’arrive-t-il pas qu’un neveu fidèle, aimé, peut être substitué à un fils absent ou mort ? Mais si les promesses faites à la postérité d’Abram avaient pu, dans sa pensée, se reporter sur la tête de Lot, maintenant qu’il s’en allait à Sodome, il n’y fallait plus songer. Alors que devenaient les promesses elles-mêmes ? A quoi bon la sortie d’Ur et de Charan si c’est pour aboutir à une telle défection ?
Au moment où ces questions s’agitaient dans l’esprit de l’époux de Saraï, à l’heure peut-être où la caravane de Lot achevait de disparaître à l’horizon, l’Éternel se montre à son serviteur. Il veut relever son courage, renouveler les engagements déjà pris. C’est la troisième fois que sa voix se fait directement entendre au patriarche, la deuxième depuis qu’il est entré en Canaan. Et, comme toujours quand le Seigneur renouvelle ses dons ou ses promesses, il y joint un éclat et une ampleur admirables. Comme nous voilà transportés à mille lieues de Sodome ! Lot a choisi les vallons fertiles, oui ; mais combien plus vastes sont les limites du territoire assigné maintenant à Abram. « Du lieu où tu es regarde vers le nord et le midi, vers l’orient et l’occident. Tout le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à ta postérité pour toujours. » Pour Abram, il n’est plus question de choisir : il s’agit seulement de prendre, au moins par la foi. Et il faudra bien que la terre donnée soit immense, car la postérité destinée à l’habiter sera aussi nombreuse que les grains de la poussière.
Lève-toi donc, ô patriarche. Parcours le pays dans sa longueur et dans sa largeur ; il est à toi ; Dieu te l’a donné. Tu entends encore quelques murmures parmi tes bergers ; ils se plaignent que tu as été trop débonnaire avec ton neveu, ils trouvent que tu les as sacrifiés. Ne les écoute pas. Regarde ces vallons et ces collines qui s’étendent à perte de vue : ils t’appartiennent. Aperçois-tu là-bas, perdus dans la brume, ces sommets qui deviendront fameux un jour comme les plus fertiles portions de toute la Terre Sainte, ces coteaux de Basçan découlant de lait et de miel ? Tes descendants y feront paître leurs troupeaux. Rentré dans ta tente après le départ de Lot, tu l’as trouvée triste, solitaire ; un voile d’ingratitude s’y était posé. C’est vrai ; et le fils attendu n’a pas encore pris la place du neveu infidèle. Mais si tes yeux ne voient pas, tes oreilles, ton cœur n’ont-ils pas compris ? Dieu s’est engagé vis-à-vis de toi. As-tu peur qu’il ne t’oublie ? Tu as entendu, n’est-ce pas ? Ce n’est pas pour ta vie seulement ni pour les premières années qui suivront ta mort, c’est pour toujours que ta postérité héritera ces domaines… Et peut-être, franchissant l’histoire, dépassant les siècles, la pensée du patriarche s’est un instant arrêtée sur Celui que toutes ces promesses annonçaient. Peut-être le regard illuminé de sa foi a-t-il commencé, vaguement, à entrevoir Celui dont il a salué le jour, Celui qui reçut en héritage les nations et pour sa possession les bouts de la terrej. Celui dont les disciples devaient être et seront jusqu’à la fin des temps des enfants d’Abram : Notre Seigneur Jésus-Christ.
j – Psaumes 2.8.
Pour le moment, ce conquérant n’est qu’un nomade. Il lève ses tentes comme il les a déjà levées si souvent, non pas pour aller s’emparer de son héritage, mais tout simplement pour aller camper dans la chênaie de Mamré. C’était aux environs de Hébron, l’antique Kirjath-Arba, bientôt un des centres les plus connus de l’histoire des patriarches. Ce Mamré que nous rencontrons ici n’est pas une localité, c’est un nom d’homme, celui d’un chef que nous verrons sous peu avec ses deux frères Aner et Eschcol au nombre des alliés d’Abramk. Ces trois hommes auront estimé qu’il était très conforme à leurs intérêts de les associer à ceux d’un scheick aussi puissant, aussi honorable que notre héros. Quant à lui, nous ne serons pas surpris de lui voir construire un autel à l’Éternel. C’est le troisième à nous connu depuis qu’il est entré en Canaan. L’entretien qu’il avait eu avec son Dieu avant de quitter son précédent campement avait augmenté son besoin de continuer une mission de témoin de Jéhovah. C’était sa manière de remercier ; à coup sûr c’était la bonne. Et si quelque inscription avait dû être gravée sur l’autel qu’il dressa dans la chênaie, ne pensez-vous pas qu’on aurait pu la restreindre à ces deux béatitudes du sermon sur la montagne :
k – Genèse 14.13. Dans Nombres 13.23, le nom d’Eschcol est donné à une localité. Sur l’emplacement de l’autel qu’Abram a dressé ici, l’empereur Constantin fit élever une grande église commémorative. On en montre encore les ruines.
Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !
Heureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu !