Dans la désolation générale, l’Université de Paris ne perdit point courage ; elle redoubla d’efforts pour l’extinction du schisme. Après avoir inutilement député aux deux papes ses plus illustres docteurs, elle s’adressa aux cardinaux des deux obédiences, et ses exhortations furent enfin écoutées. L’ambition, l’orgueil du pouvoir soutenaient les pontifes contre les privations, les fatigues, les dangers de toute sorte ; mais tant de souffrances étaient devenues insupportables aux hommes associés à leur fortune. Les cardinaux, condamnés par le schisme à une vie errante et misérable, avaient fini par en souhaiter sincèrement le terme ; il s’agissait pour eux d’arriver à ce but si désirable sans se compromettre, sans se livrer chacun à la discrétion du parti opposé. La cession volontaire et simultanée des deux concurrents n’était plus à espérer ; un seul moyen restait, savoir, leur déposition par un concile. Les cardinaux des deux cours y avisèrent ; ils se réunirent et convoquèrent dans ce but un concile général.
Cette célèbre assemblée s’ouvrit, en l’année 1409, à Pise. Là se trouvèrent réunis vingt-quatre cardinaux, plus de deux cents archevêques et évêques en personne ou par procureurs, trois cents abbés, quarante et un prieurs, les généraux, les grands-maîtres de la plupart des ordres, les députés des principales Universités de l’Europe, ceux des chapitres de plus de cent églises métropolitaines et cathédrales, les ambassadeurs des rois de France, d’Angleterre, de Bohême, de Pologne, de Portugal, de Sicile et de Chypre, et de plusieurs grands princes, auxquels se joignirent bientôt ceux des cours du Nord et du roi de Hongrie ; enfin plus de trois cents docteurs en théologie et en droit-canon. Jamais assemblée plus imposante ne s’était vue en Europe ; jamais aucune, par le nombre et la qualité de ses membres, ne fut plus en droit de réclamer le nom de concile œcuménique.
Convoqué dans le double but de travailler à la réformation et à l’union de l’Église, le concile ne songea qu’à éteindre le schisme. Il déposa les deux papes, les nommant tous deux défenseurs, approbateurs du long schisme, et, comme tels, hérétiques, dévoyés dans la foi, enveloppés dans le crime de parjurea. Pour ces causes le concile les dépose, les retranche, et leur interdit à l’un et à l’autre de se donner plus longtemps pour souverain pontife, déclarant l’Église romaine vacante, et défendant aux chrétiens, sous peine d’excommunication, d’obéir à l’un ou à l’autre des : deux concurrents. Peu de jours après, Pierre de Candie, cardinal de Milan, de l’ordre des frères Mineurs, fut élu pape d’une voix unanime par les cardinaux, et prit le nom d’Alexandre V. Souverain pontife, il conserva toutes les vues étroites et les petites passions d’un moine ; il se préoccupa beaucoup plus du triomphe particulier de son ordre que des intérêts généraux de la chrétienté, et, après quelques règlements de peu d’importance, il congédia l’assemblée, ajournant les réformes au prochain concile.
a – C’est un principe du droit-canon que l’opiniâtreté dans un schisme dégénère en hérésie.
Alexandre V ne possédait d’ailleurs aucune des rares qualités qui eussent été nécessaires pour surmonter les difficultés de la situation : avant le concile elles étaient immenses ; elles furent, après le concile, plus grandes encore.
Les papes déposés, Grégoire et Benoît, protestèrent, et chacun d’eux convoqua un autre concile, l’un à Civitat de Frioul, l’autre à Perpignan ; ils y réunirent à grand’peine quelques prélats dévoués, mais ils n’en donnèrent pas moins à ces assemblées le nom de conciles œcuméniques qu’ils refusèrent à celui de Pise. En effet, disaient-ils, l’Église, c’est le pape ; il suffisait qu’il fût présent quelque part pour que l’Église y fût aussi, et où il ne se trouvait d’intention ni de fait, elle n’était pas non plus. D’après ces principes, le concile de Pise, où s’étaient rendus, il est vrai, des représentants de toute la chrétienté, mais que le pape n’avait ni convoqué, ni présidé, n’était point un véritable concile universel, mais un conciliabule. Beaucoup d’ecclésiastiques partageaient cette opinion, qui était aussi celle de plusieurs souverains, et entre autres de l’empereur Robert. Ce prince, élu roi des Romains par les électeurs qui avaient déposé son prédécesseur Wenceslas, n’était point regardé comme légitime empereur par une partie des membres du concile de Pise ; son autorisation n’avait pas été demandée pour le convoquer : il s’en vengea en ne reconnaissant, à son tour, du vivant de Grégoire, ni les droits du concile, ni la validité de l’élection d’Alexandre.
Ainsi de tant d’efforts il n’était résulté qu’un embarras de plus, qu’un nouveau péril pour la chrétienté : au lieu de deux papes elle en comptait troisb. Le premier but du concile, la fin du schisme, avait donc été manqué ; le second, l’adoption des formes nécessaires, le fut aussi, et cependant c’était là un point capital. La corruption de l’Église et de la société était la grande plaie du siècle, et il nous est difficile de comprendre aujourd’hui à quel excès elle était alors parvenue.
b – Grégoire XII n’avait plus dans son obédience que quelques villes en Italie et en Allemagne ; Benoît XIII avait encore l’Espagne, le Portugal, l’Écosse, les comtés de Foix et d’Armagnac.
Les preuves de l’effroyable corruption du clergé ne sont pas dans les invectives de ses ennemis ; elles sont toutes dans les écrits de ses plus illustres membres, de ceux qui, par leur situation, leur caractère et leurs intérêts, devaient souhaiter que l’Église fût forte et purifiée de toute souillure. Ce ne sont pas seulement les poètes, les nouvellistes, les chroniqueurs qui nous la montrent corrompue ; ce sont des cardinaux, des prélats respectés, des docteurs illustres, qui recherchent ses vices pour les extirper, comme le médecin sonde les plaies pour les guérir.
On sait le terrible traité de Clémangis sur la corruption de l’Église ; il dépeint, en traits brûlants, les usurpations de la cour romaine ; il montre, dans l’affreuse simonie des papes, les conséquences fatales de leurs prétentions exagérées. « Pour soutenir leur rang, qu’ils prétendent supérieur à celui des empereurs et des rois, il leur fallut, dit-il, après avoir dissipé le patrimoine de saint Pierre, se jeter à corps perdu sur les autres bergeries, et dépouiller les brebis de leur fruit, de leur laine et de leur lait. C’est ainsi qu’ils s’attribuèrent la disposition de toutes les églises du monde, le droit des élections et des collations, afin d’attirer dans le gouffre de la chambre apostolique tout l’or de la chrétienté. Les bénéfices qu’ils venaient de vendre une première fois par des grâces présentes, ils les vendaient une seconde fois par des grâces expectatives, et ce n’était ni aux plus savants, ni aux meilleurs, mais aux plus riches. » De là Clémangis nous fait une hideuse peinture de l’excessive ignorance et de la dégradation du clergé ; il nous peint les prêtres courant de maison en maison, jouant, buvant, faisant la débauche. Passant ensuite de la corruption du clergé séculier à celle des monastères. « Maintenant, dit-il, voiler une fille, c’est la flétrirc. »
c – Les expressions de Clémangis sont beaucoup plus énergiques que celles que nous osons employer.
On a dit de nos jours que ce fameux écrit de Clémangis était exagéré ; cependant nous ne voyons pas qu’il ait été contredit par les contemporains ; aucune voix ne s’est élevée pour réfuter ces redoutables accusations ; elles ont été confirmées par tous. Ecoutons le cardinal de Cambrai, Pierre d’Ailly, le maître et l’ami de Gerson. Il écrit dans un de ses traités : « La corruption de l’Église est si grande qu’on dit proverbialement qu’elle n’est plus digne d’être gouvernée que par des réprouvés. » Ecoutons Gerson lui-même. « La cour de Rome, dit-il, a inventé mille offices pour avoir de l’argent, mais à peine en trouve-t-on là un seul pour cultiver la vertu. On n’y parle du matin au soir que d’armées, de terres, de villes et d’argent, mais rarement, ou plutôt jamais, on n’y parle de chasteté, d’aumône, de justice, de fidélité, de bonnes mœurs ; de sorte que cette cour, qui était autrefois spirituelle, est devenue mondaine, diabolique, tyrannique, et pire qu’aucune cour séculière… Les puissances séculières ne doivent point permettre que l’épouse de Jésus-Christ soit indignement prostituée. » Gerson s’élève contre les règles de la chancellerie, par lesquelles on confère les églises, les canonicats et autres bénéfices à des gens de néant, comme cuisiniers, palefreniers, muletiers, et à des meurtriers, tandis qu’on néglige les meilleurs et les plus capables.
Si tel était alors le clergé, quelle devait être la société laïque élevée par lui tout entière, société qui en recevait de si tristes exemples, qui ne cherchait point sa direction dans les instructions simples et touchantes du Sauveur, mais qui les demandait aux enseignements subtils des casuistes et des théologiens ? Quelle morale pouvait se conserver saine et pure dans l’âme de ceux à qui l’on persuadait que devant Dieu une erreur touchant la doctrine était plus condamnable qu’un crime, que l’argent rachetait les péchés, que nul n’était tenu de garder sa foi à un hérétique, et que c’était œuvre pie de le trahir et de l’égorger ?
Ces principes portèrent leurs fruits ; jamais en Europe, et surtout en France, au milieu des plus affreuses convulsions politiques, on ne vit un plus petit nombre de grands caractères, jamais tant de coupables et si peu de justes, plus de maux et moins de remèdes.
Les consolations du ciel manquaient aux malheureux, les promesses de l’avenir ne calmaient plus les douleurs présentes, et, pour ceux qui tournaient encore leurs regards vers une autre vie, l’espoir même était mêlé de terreur. La confiance des peuples dans les pardons de l’Église était ébranlée, depuis que le troupeau d’un pape était excommunié par l’autre, et qu’il suffisait d’une erreur involontaire pour changer des bénédictions en anathèmes. Entre tous les maux du schisme, celui-là, dont les historiens parlent peu, était le plus poignant, et il arracha au peuple des cris désespérés, il les anima d’une espèce de rage contre ceux qui prolongeaient ce fléau terrible auquel ils attribuaient sans réflexion, tous leurs maux : son extinction était ainsi devenue leur unique pensée ; il leur semblait que, le jour où le schisme finirait, toutes leurs souffrances auraient leur terme.
La multitude pensait ainsi, mais la plupart des hommes qui joignaient quelques lumières au désir du bien, soit prêtres, soit laïcs, voyaient plus loin et demandaient davantage ; ils sortirent d’un long sommeil, et, à force de gémir de l’ambition des papes, ils s’enhardirent à juger des droits de la papauté.
On examina ce soleil palissant, cet astre qui, maintenant affaibli et partagé, ne repoussait plus un regard investigateur ; on y aperçut des taches jusque-là inconnues ; on rechercha les titres de cette puissance, on ouvrit le livre où on les disait renfermés ; on fit ce qu’on ne faisait plus depuis des siècles, on sonda les Écritures, on y chercha le modèle de la primitive Église ; on s’étonna en l’y retrouvant, et la surprise fut extrême. Alors des problèmes redoutables s’agitèrent au fond des cœurs, et le monde fut gros de ces idées fécondes auxquelles l’avenir appartient, mais qui ne portent leurs fruits qu’au milieu des tempêtes. Les uns ne voulurent voir dans les désordres de l’Église que des vices extérieurs, que des infractions faites par le clergé aux lois de la morale ; ils crurent qu’il fallait conserver intactes les doctrines de cette Église et son organisation hiérarchique ; ils pensèrent qu’il suffisait de mieux balancer les pouvoirs pour rendre leur action moins abusive, de purifier l’édifice, de nettoyer les souillures du dehors, pour qu’il reprît sa beauté première : ceux-là comptaient dans leurs rangs beaucoup d’hommes bien intentionnés, mais contenus par les liens du respect, de l’habitude et de la foi, et redoutant par-dessus toute chose les nouveautés et les égarements du sens individuel.
Quelques autres, moins retenus, crurent que l’édifice était lui-même à renouveler, qu’il n’était pas seulement dégradé à l’extérieur, mais altéré jusque dans ses fondements, et que des mains humaines avaient changé les bases posées par la main divine. Ceux-ci, ne reconnaissant plus dans la papauté cette puissance vénérée qu’avaient exercée pour le bien de l’humanité les saint Léon, les saint Grégoire et plusieurs autres grands papes, se demandèrent si le signe le plus assuré de toute fausse doctrine n’était plus, comme au temps des apôtres, son immoralité, et poussant la hardiesse jusqu’à l’audace, ils soutinrent que l’Église, d’où partaient tant de foudres contre les hérétiques, était elle-même infectée d’hérésie.
Entrés dans cette voie, ils ne s’arrêtèrent plus ; ils appliquèrent cette règle d’appréciation aux doctrines de la papauté avec une impitoyable logique ; un grand nombre leur parurent fausses, dangereuses, coupables ; ils y virent autant d’hérésies ; ils flétrirent comme telles le droit que des papes s’attribuèrent de mettre l’excommunication au service de leurs intérêts temporels, d’appeler les peuples aux armes, de les faire s’égorger les uns les autres, de dégager des serments, de se proclamer eux-mêmes saints, infaillibles et souverains du monde ; ils ne reconnurent à ces traits ni le bon pasteur des peuples qui donne sa vie pour ses brebis, ni le serviteur des serviteurs de Dieu.
Voyant enfin, dans l’affreuse anarchie où étaient tombées l’Église et la société, les conséquences de ces mêmes doctrines qu’ils réprouvaient, ces mêmes hommes se dirent que les égarements du sens individuel ne pouvaient devenir plus funestes au monde que ne l’avait été l’abus du principe d’autorité.
Cette double manière de voir le mal dans l’Église donna naissance à deux grandes opinions sur les moyens de le guérir : l’une était d’agir avec le clergé et par lui, l’autre malgré le clergé, et, au besoin, contre lui ; celle-là espérait tout des synodes et reconnaissait les conciles œcuméniques comme seule autorité infaillible ; celle-ci n’attribuait l’infaillibilité qu’à la parole divine révélée dans les livres saints, et faisait appel, pour les interpréter, à la conscience et à la raison. La première de ces deux opinions était celle des Universités et du plus grand nombre des prélats étrangers à l’Italie ; elle eut pour son plus illustre représentant, à l’époque du schisme, Jean Charlier Gerson, chancelier de l’Université de Paris ; la seconde opinion avait été, depuis plusieurs siècles, celle de tous les hommes qui s’étaient séparés de l’Église romaine et qui lui reprochaient de s’écarter, sous d’ambitieux pontifes, de la voie tracée par celui dont ils affirmaient tenir la place. A la fin du xive siècle et au commencement du grand schisme, cette opinion était celle de Wycliffe, qui compta pour ses disciples, au xve siècle, Jean Hus, au xvie, Luther.
[Gerson, cet homme célèbre se nommait Jean Charlier : il était né en 1363 d’une famille obscure, près de Rethel, au village de Gerson, dont il adopta le nom comme c’était alors la coutume. Élevé au collège de Navarre, à Paris, il y fit preuve d’une grande aptitude pour les lettres et pour la théologie ; il se fit bientôt connaître par sa science, par sa piété, par la droiture et l’énergie de son caractère, et succéda au fameux Pierre d’Ailly dans la charge de chancelier de l’Université de Paris. Il prit une part active à toutes les grandes affaires de son temps, et publia beaucoup d’ouvrages très renommés qui lui valurent le surnom glorieux de Docteur très-chrétien (christianissimus). Il est un de ceux auxquels l’opinion a attribué le livre de l’Imitation de Jésus-Christ.]