Je pris le petit livre des mains de l’ange et je le dévorai. Il était doux à ma bouche comme du miel ; mais quand je l’eus dévoré, mes entrailles furent remplies d’amertume.
Autrefois, dans la plus haute antiquité, l’histoire des peuples s’inscrivait sur la pierre de monuments qui ont traversé les siècles. Ils sont là, debout, ou gisant sur le sol, ces palais, ces temples, ces obélisques, ces pyramides, ces arcs de triomphe qui portent sur leurs fronts la pensée d’époques disparues. Aujourd’hui, le livre leur a succédé : puissance tout autrement active et militante, qui incarne notre civilisation moderne et propage avec une rapidité chaque jour grandissante le bien et le mal, la vérité et l’erreur.
Nous nous entretiendrons surtout des ravages que peut produire le livre dans l’ordre moral. J’appelle mauvais livres tous ceux qui égarent la raison par des sophismes ; tous ceux qui faussent la conscience par la confusion du bien et du mal ; tous ceux, enfin, qui portent atteinte à la pureté du cœur par un réalisme abject.
Et, d’abord, ceux qui égarent la raison. Ils sont nombreux, à notre époque, les livres qui, prétendant s’appuyer sur la science, déclarent qu’il n’y a dans la nature que des lois et des forces fatales, et que la religion — voire même la métaphysique — ne sont bonnes qu’à être entourées de bandelettes et mises au tombeau comme des momies d’Egypte. Certes, nous sommes prêts à rendre hommage à la science, à reconnaître ses droits comme ses bienfaits, mais à une condition, c’est qu’elle se tienne dans le domaine qui lui est propre, c’est qu’elle ne nie pas les faits de l’ordre moral et du monde spirituel, c’est qu’elle ne s’inscrive pas en faux contre tout ce qu’elle ne parvient pas à expliquer. Or, cette intolérance et cet exclusivisme sont précisément ce qui, en général, caractérise la science moderne. Elle n’admet comme réel que ce qui appartient à son domaine ; tout le reste est chimère. La plupart de ses représentants parlent avec un ton dogmatique et se posent en pontifes et en législateurs, ils nous demandent de les croire sur parole ; ils disent volontiers de la science ce que l’Evangile nous dit, à bon droit, de la foi : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. » Ne semble-t-elle pas, parfois, cette science, dédaigner les nobles esprits qui ont affirmé Dieu, l’âme, le monde invisible, les Platon, les Descartes, les Pascal, les Leibnitz, et qui auraient bien quelque raison de s’étonner qu’un journaliste, un étudiant, un lycéen même, les traitent avec une légèreté méprisante. Un artiste auquel j’essayais de parler de l’Evangile se contenta, pour toute réponse, d’aller chercher dans sa bibliothèque un livre intitulé : Force et Matière, du docteur allemand Büchner, et de me dire : « Quand on a lu ce livre, il ne peut être question de croire au christianisme. » Eh bien, c’est cette partialité frivole et aveugle en faveur de la science incrédule que je ne puis concevoir. Fénelon disait déjà au dix-septième siècle : « Nous manquons encore plus de raison que de foi. » Avec combien plus de vérité il le dirait aujourd’hui ! Il semble que nos esprits soient devenus débiles comme nos corps. Nous avons altéré ce ferme bon sens, cette raison lucide et droite qui regarde le faux bien en face et qui le rejette, qui discerne l’absurde ou le nébuleux et qui s’en affranchit, qualités bien françaises, qu’il vaudrait la peine de conserver à notre race. Aussi, dirons-nous aux jeunes gens : Développez, rectifiez constamment cette raison que Dieu a mise en vous comme un reflet de sa lumière ; fortifiez-la par le bon sens universel et la raison des siècles. Vous n’apporterez jamais assez d’attention au choix des livres qui doivent faire l’éducation de votre pensée. Il y a tel pli de l’intelligence contracté dans la jeunesse qui ne s’efface plus. J’ai connu, au début de mon ministère, des vieillards élevés dans les idées du dix-huitième siècle qui ne pouvaient en secouer le joug. L’un d’eux me disait, bien près de sa fin : « Je crois en Dieu mais il ne m’est pas possible de croire en Jésus-Christ. » Et cependant, tourmenté par le sentiment confus de ses péchés, il ajoutait : « Pourquoi ne puis-je croire à un Sauveur ?… » Eh bien, si tel était l’effet persistant de l’éducation du dix-huitième siècle, encore pénétrée de déisme, que sera-ce de l’éducation inspirée par, le positivisme athée qui caractérise la seconde moitié de ce siècle ? Pères, mères, professeurs, instituteurs, qui avez encore quelque foi, préservez des sophismes du jour la raison de vos élèves et de vos enfants.
De la raison, les faux principes descendent dans la conscience qui est la raison morale. Dès qu’un principe de l’ordre philosophique ou scientifique vient à régner, il ne reste pas dans la théorie ; il s’exprime et prend une forme populaire par le roman et le théâtre. Chacun sait que la philosophie du dix-huitième siècle donna naissance à une littérature frivole et licencieuse qui développa la légèreté des mœurs. Les déclamations sentimentales des philosophes sur la bonté native de l’homme, sur la certitude que la terre deviendrait un Eldorado, pourvu que l’homme fût ramené aux purs instincts de la nature — qu’ont-elles produit ? On l’a remarqué bien des fois, et il est banal de le rappeler, cette idylle pastorale prit fin dans l’orgie sanglante de la Révolution. Aujourd’hui, voyez où nous a conduits la négation de Dieu et de la vie à venir ? A cette littérature « naturaliste expérimentale » qui a mis en action les théories sur la fatalité du tempérament, de l’hérédité, du milieu, de la race, et qui, sous prétexte d’étudier « le document humain », n’est après tout qu’une page choquante d’histoire naturelle, comme si les phénomènes physiologiques suffisaient à expliquer toute la personnalité humaine ! Mais ne voyez-vous donc pas qu’en supprimant les phénomènes de l’âme : la liberté, la responsabilité, la lutte du bien contre le mal, vous faites des êtres de convention, à moins qu’ils ne soient des exceptions monstrueuses, car enfin il n’est pas de femme dépravée ni de meurtrier qui n’ait été torturé, au moins un jour, par l’aiguillon de sa conscience. Eh bien, cette lutte morale qui fait la grandeur de la nature humaine, cette lutte morale qui met nos âmes en vibration, à la voix des Shakespeare, des Corneille, des Racine, cette lutte morale qui est le plus noble et le plus passionnant des drames, en histoire et en littérature, on la supprime dans le roman et le théâtre modernes pour ne laisser subsister que la fatalité de l’instinct et des passions sensuelles ; en sorte que l’homme étant le plus intelligent des animaux en serait le plus pervers et le plus dangereux ! Ah ! jeunes gens, quelle autorité, quelle énergie je mettrai à vous dire que c’est par la lutte morale que vous serez vraiment des hommes. Repoussez avec indignation les livres qui vous présentent vos passions comme nécessaires, le mal comme une fatalité irréductible, et la nature avec ses instincts comme devant se substituer à cette chose surannée, la conscience !… Jeunes gens, faites comme l’Hercule israélite, brisez, les chaînes que les modernes Philistins forgent autour de votre inexpérience. Que le bien et le mal soient aussi distincts à vos yeux que le blanc et le noir, le soleil et les ténèbres. Appelez le mal de son vrai nom, de son nom biblique, le péché : le péché dont on ne se relève, dont on ne guérit, dont on ne sent tomber le fardeau qu’au pied de la croix ! Vous serez alors sur le chemin de nobles luttes dignes de votre jeunesse, de victoires plus glorieuses que celles des conquérants, car, dit l’Ecriture, « celui qui est maître de son cœur est plus fort que celui qui prend des villes ».
Nous appelons enfin « mauvais livres » tous ceux qui portent atteinte à la pureté du cœur. Les principes positivistes et fatalistes dont nous venons de parler se traduisent aussi dans le roman et le théâtre par un réalisme abject. On analyse les passions des sens avec la précision qu’on met à inventorier les meubles d’un appartement, et c’est avec l’exactitude d’un photographe qu’on révèle les mystères du royaume de la souillure. Certains auteurs se chargent de les décrire, les uns avec le coloris d’une plume habile et pittoresque, les autres avec le charme morbide d’un dilettantisme raffiné… Prenez garde, ce sont les fleurs des marais, d’aspect séduisant, qui distillent la fièvre insidieuse et mortelle. « Heureux ceux qui ont le cœur pur, » a dit Jésus. Mais le cœur peut-il rester pur quand il vit au contact de ces laideurs morales ? Si l’on n’accomplit pas le mal, toutefois, il apparaît moins odieux, il inspire une moindre horreur. D’impurs spectacles hantent l’imagination et s’y fixent par la puissance du souvenir. On perd le sens des choses vraies, simples, honnêtes ; on se déplaît à tout ce qui n’a pas le piment du scandale, et enfin l’on finit par ne s’intéresser qu’aux héros de la luxure et du crime. Est-ce que vous ne partagez pas mes sentiments à ce sujet, vous, femmes, qui représentez dans notre société, ouverte à tous les mauvais souffles, la délicatesse morale et la pureté domestique. Ce qui fait le charme du petit enfant confié à votre tendre protection, n’est-ce pas sa candeur et sa naïve ignorance ? Quand on le regarde, on voit apparaître un double azur, celui de ses yeux et celui du ciel limpide. Que vos cœurs comme vos fronts possèdent toujours l’irrésistible attrait de cette frêle créature ! Recherchez, non son ignorance inconsciente, mais une ignorance du mal, voulue, préméditée, qui créera autour de vous une atmosphère aussi pure que celle des hautes cimes. Fuyez, oh ! fuyez les marécages… Ce n’est pas ici le lieu de discuter la question des théâtres, en nous demandant s’il est permis aux chrétiens de les fréquenter. Cependant, comme les œuvres qui y sont représentées se rattachent à la littérature, nous ne pouvons nous empêcher de dire ici que le théâtre, tel qu’il existe aujourd’hui — j’en excepte les scènes où sont admis nos chefs-d’œuvre classiques ; — n’est, le plus souvent, qu’une école d’immoralité où la débauche, tantôt élégante, tantôt grossière, est applaudie sur toute la ligne, où l’adultère semble trouver une outrageante absolution. Non, mes sœurs, gardiennes saintes du foyer, votre place n’est point marquée parmi ces spectacles démoralisants. Je m’exprimerai avec la même sévérité au sujet de certains livres. Aujourd’hui, les écrivains à la mode brodent les variations les plus brillantes sur ces deux thèmes d’une douloureuse actualité : la débauche et l’adultère. Eh bien, je dis qu’une femme qui se respecte doit répudier, comme pour le théâtre, toute curiosité malsaine, et tenir cette littérature en une sainte horreur. Que penser de la femme qui étale sur la table de son salon le roman dont on parle, celui qui obtient un succès de scandale, et — peut-être, pour ce seul motif — les honneurs d’une centième édition ? — Quelle sera son autorité pour en interdire la lecture à ses fils ?… Vos fils ! oublieriez-vous, mes sœurs, que vous avez charge d’âmes ? Oublieriez-vous que la luxure est là, pour ainsi dire à votre porte, qui les guette ? Sur le seuil de la jeunesse, leur âme si flexible, si disposée à recevoir toutes les empreintes, entre nécessairement en contact avec notre morale moderne relâchée, impudique, accueillante au mal ! Ne faut-il pas, pour la combattre, toutes vos énergies ? N’est-il pas de rigueur que, par l’inflexibilité de vos principes, par l’austérité de votre vie, par la chasteté de vos conversations et de vos lectures, vous leur donniez ces leçons de choses qui ne s’effacent plus ? Soyez-en sûres, cet idéal de vie supérieur s’imposera tôt ou tard à leur conscience. Oui, je compte sur la femme, sur la mère, pour sauver notre génération des fascinations du Prince du mal ! Hélas ! il n’est que trop vrai, la femme est encensée par cette littérature immorale qui ne la met sur un piédestal que pour mieux l’asservir ; idole, aujourd’hui ; demain, esclave tombée au ruisseau… C’est pourquoi, femmes chrétiennes, protestez contre cet avilissement de votre sexe : mères, épouses, sœurs, formez une sainte ligue contre ces œuvres infâmes qui, se publiant dans un intérêt de lucre, portent leur poison dans l’atelier, dans la mansarde et jusque dans nos demeures ; revendiquez les droits de l’amour pur, basé sur l’union des âmes, sur un attrait mutuel et sur la recherche à deux de l’idéal moral. Chastes affections du foyer, nobles tendresses, pures joies de la famille, non, vous n’êtes pas des chimères vous êtes de vraies, de touchantes réalités ! Oh ! que Dieu suscite des plumes assez éloquentes et assez délicates pour en évoquer le charme sanctifiant ! Qu’il daigne multiplier les écrivains capables de subjuguer notre peuple, sans l’égarer, de l’émouvoir, sans le corrompre. Qu’il allume les clartés du génie chez ceux qui sont saints, afin que leur génie ait le pouvoir d’arracher notre peuple à l’obsession de l’adultère et du crime en créant des types de beauté morale et un idéal de vie qui s’imposent à cette génération ! Alors, nous verrons la conscience publique se réveiller ; indignée de l’ignominie de plusieurs de ses écrivains, elle s’armera d’un fouet sacré pour chasser les profanateurs du Temple.
Après cet examen bien incomplet de ce que nous avons appelé « les mauvaises lectures », il me semble que notre devoir est tout tracé : opposer les bons livres aux mauvais, livres, pour nous et pour nos frères, car on ne supprime que ce qu’on peut remplacer.
Pour nous d’abord ! Nous ne venons pas vous dire : Tel livre est permis, tel autre est prohibé. Nous ne sommes pas des casuistes appelés à intervenir dans les divers actes de votre vie ; vous avez un guide sûr pour trancher les questions de tout ordre : c’est votre conscience éclairée par la parole de Dieu. Nous ne sommes pas non plus des iconoclastes maudissant à priori toutes les œuvres d’imagination : s’il en est qui dépriment ou débilitent, il y en a aussi de bienfaisantes, précieux délassement de l’esprit et du cœur. Non, nous n’invitons personne à accomplir une sorte de suicide intellectuel ; nous nous bornons à recommander une hygiène morale sévère qui puisse assurer la santé de nos âmes, dussions-nous nous isoler du grand courant moderne et nous condamner à passer pour des esprits étroits et attardés, sans aucune recherche d’art et de littérature. Au reste, croit-on qu’en ne lisant que de bons livres, on n’acquiert pas une culture riche et distinguée, bien supérieure à celle des esprits qui se croient obligés de « tout lire » ? Que de belles œuvres, à travers les diverses phases de la littérature française ! Quelles magnifiques gerbes à recueillir ! Choisissez les chefs-d’œuvre ; donnez à votre intelligence le goût des lectures élevées, en poésie, en art, en histoire — l’histoire, aujourd’hui bien étudiée, si bien documentée ; méritez l’éloge que Bossuet adressait autrefois à la grande Henriette d’Angleterre : « Elle étudiait les devoirs dont la vie se compose dans l’histoire, et elle y perdait le goût des romans et de leurs fades héros. » Oui, l’histoire, voilà bien la scène éternelle où se déploient les grands crimes, mais aussi les grandes vertus ; où apparaissent les êtres de bassesse et de corruption, mais aussi les belles âmes ; où, à la distance des siècles, on juge sainement le bien et le mal, en sorte qu’on ne peut confondre le véritable héroïsme avec cette exaltation égoïste et maladive de notre époque qui va droit au crime comme à un acte de vertu, le plus souvent pour y chercher une célébrité retentissante. — De ces lectures graves, vous passerez, sans une transition choquante, et tout naturellement, à l’étude de la Bible, le poème des poèmes, le drame des drames, celui-là universel, divin et humain tout ensemble, qui fit la grandeur de nos pères, et que les protestants lisent si peu aujourd’hui !… Je n’oublierai jamais avec quelle émotion j’entendis un orateur, M. Cochin, fervent catholique, dire un jour devant une grande assemblée, aux applaudissements de trois mille personnes : « Lincoln dans sa jeunesse ne s’était nourri que de deux livres : la Bible et la Constitution des Etats-Unis. »
Tout en veillant sur nos lectures, il faut aussi se préoccuper de celles de notre prochain. Souvenons-nous de notre peuple, étranger à l’Evangile, que la presse immorale guette comme une proie. — Avons-nous pensé à ces jeunes gens jetés sur le pavé de Paris, ou de quelque grande ville de province, — ouvriers, employés, étudiants, sans parents, sans amis, sans direction, n’ayant pour tout foyer que la brasserie ? S’ils subissent l’attraction diabolique du feuilleton impur à cinq centimes, comment nous en étonner ? Nous aurions pu recommander ceux qui nous sont connus à quelque association fraternelle, à quelque union chrétienne de jeunes gens hélas, nous n’y avons pas même pensé ! Et ces ouvrières qui, journellement, portent leurs regards sur les kiosques où s’étalent des gravures licencieuses, auront-elles le moindre scrupule à lire le roman, impudique illustré ? La voilà, la pauvre fille, dans sa mansarde solitaire, dévorant le livre fascinateur. Peu à peu, le poison s’infiltre dans tout son être ; elle fait, elle aussi, des rêves de vie libre et charmante, d’élégance, de luxe facile. Eh ! pourquoi pas ?… Bientôt tentée, bientôt vaincue, l’horrible luxure l’attend au seuil de sa demeure. Puis un jour, lointain peut-être, mais certain, nous la trouvons à l’hôpital ou à Saint-Lazare… Mon Dieu, quelle déchéance ! Pauvre enfant, personne ne s’est donc rencontré sur ton chemin pour protéger ta jeunesse, pour te montrer, d’une main amie, tel asile d’amour chrétien où tu aurais pu être sauvée ? Oh ! pensons à ces pauvres « petites brebis égarées » au milieu « des loups ravissants ». Que faisons-nous pour elles ? Parfois, n’est-ce pas, au-dessus de nos égoïsmes et de nos négligences, nous entendons gronder la voix de Dieu qui nous crie, comme au premier meurtrier de notre race : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »
Certes, je ne prétends pas que les bons livres dont nous disposons parviennent à conjurer le mal. Comment notre littérature pourrait-elle lutter avec avantage contre la mauvaise presse dont les récits sont si attrayants, tandis que les nôtres sont, le plus souvent, ternes et monotones ? Pourtant, il est notoire que notre peuple se montre sensible aux belles choses où il y a un peu d’héroïsme et de poésie, et qu’il est plus facile qu’on ne pense d’ébranler sa fibre généreuse. Supposez, par exemple, que les récits, faits chaque année par un académicien, à l’occasion de la distribution des prix de vertu, fussent publiés sous la forme d’un joli feuilleton illustré qui serait répandu par millions d’exemplaires dans toute la France, ne croyez-vous, pas que ces petits chefs-d’œuvre d’une forme si merveilleuse, d’une sensibilité si exquise, d’un goût si rare, feraient tressaillir d’émotion les hommes, les femmes et les enfants eux-mêmes ? Quelle sympathie ils exciteraient en faveur de ces braves gens — des héros qui s’ignorent ! Le bien a sa contagion comme le mal, et plusieurs sentiraient palpiter en eux quelque désir de les imiter. Oui, il vaudrait la peine de crier, pour ainsi dire, sur les toits, ces actes simples et sublimes de vaillance, de charité souriante, de dévouement invraisemblable qui se renouvellent toujours, et dont la multiplication tient du miracle, comme celle des pains sur la montagne… Ah ! l’on nous reproche à l’étranger notre littérature où s’étalent la vanité, le bruit et le scandale — eh bien, que l’étranger vienne admirer le vrai peuple de France, en qui bat le cœur de notre race, en qui s’épanouit la fleur des sentiments simples, des vertus obscures, des dévouements sans écho et sans gloire — réserve puissante dans son humilité qui assure l’avenir d’une nation ! — C’est dans cet ordre d’idées, mes frères, en y ajoutant la note religieuse et chrétienne, qu’il faudrait écrire pour notre peuple. A défaut d’académiciens, nous trouverions des hommes et des femmes de talent pour raconter le poème inépuisable des humbles, et nous trouverions des humbles pour l’inspirer et le lire.
Mais je ne veux pas être ingrat envers tout ce qui s’est accompli de bien et de bon en cette seconde moitié du siècle. Sans parler des œuvres de mission et d’évangélisation, et en nous tenant strictement à notre sujet, les Sociétés bibliques, la Société des livres religieux de Toulouse, celle des Traités de Paris, l’Ami de la Jeunesse, l’Ami de la Maison, le Rayon de Soleil, la Femme, l’Almanach des Bons Conseils — d’autres publications encore — ont propagé en France la bonne parole. L’action de ces livres et de ces journaux a été grande : missionnaires silencieux, ils ont porté le salut à un grand nombre d’âmes égarées ou dans la détresse. Qui ne se souvient, parmi les plus âgés d’entre nous, de ce beau réveil religieux d’il y a cinquante ans, où quelques humbles petits livres, pénétrés des doctrines du péché et de la grâce, allaient prêcher partout la repentance et la rémission des péchés par Jésus, comme au temps des Apôtres. Il fallait voir, alors, ces conversions si énergiques, si surprenantes ! Il fallait voir cette belle floraison du jardin de Dieu ! Quels chrétiens austères, quelles vies sanctifiées, quelles morts triomphantes ! Et tout cela était dû, bien souvent, à la lecture de ces traités religieux qu’on répandait largement dans les villes et dans les campagnes ; puissants, ces petits livres, par la conviction généreuse et la sève chrétienne de ceux qui les écrivaient, puissants aussi par la fervente piété de ceux, qui les distribuaient ! Aujourd’hui, nous sommes plus sceptiques et plus las… Toutefois, l’action de l’Evangile est immortelle. Redoublons de foi et de zèle pour présenter cet Evangile à notre peuple qui, détaché de la superstition, non moins détaché du néant de la libre-pensée, a faim et soif de consolation et d’espérance. Que chacun de nous s’empresse d’agir. Il est encore des Evangiles et de bons petits traités à répandre. Mais, avant de distribuer ceux-ci, lisons-les. Plusieurs sont très simples et s’adressent aux humbles ; d’autres sont destinés aux hommes instruits ; adaptons notre choix à l’intelligence de chaque lecteur. Et puis, distribuons ces petits livres dans un esprit de foi, de piété, de prière et d’amour ; en les donnant, ayons soin de donner quelque chose de notre âme et de notre conviction chrétienne…
Nous ne voulons pas non plus nous montrer ingrats envers les hommes qui, en dehors du christianisme, poursuivent une action morale sur notre peuple. Je citerai l’œuvre des bibliothèques Franklin, à laquelle plusieurs protestants de marque se sont associés de leur cœur et de leur argent. Je citerai les efforts généreux tentés contre l’alcool, contre la mauvaise presse, contre la licence des rues, enfin, contre tous les fléaux qui menacent l’avenir de la France et que veulent conjurer, en se donnant la main, tous les hommes de bonne volonté, chrétiens et philanthropes. On a pu railler certains courageux lutteurs qui ont réclamé de bonnes lois, ou l’application de bonnes lois contre l’immoralité et la pornographie, mais tout bon Français n’hésitera pas à honorer et à bénir les initiatives généreuses de M. le sénateur Bérenger, soutenu jadis par son vaillant collaborateur, Edmond de Pressensé.
Oui, ayons tous la préoccupation, le souci, la noble idée fixe du bien de notre peuple. Il vaut la peine de fortifier la sainte ligue qui semble se former contre le mal entre les chrétiens et les philanthropes. Quand un fleuve a rompu ses digues et menace d’entraîner terres, récoltes, habitations, vieillards, enfants, qui est-ce qui s’occupe de sauver les naufragés et d’atténuer la grandeur du désastre ? C’est tout le monde. Eh bien, aujourd’hui, le fleuve du mal a rompu ses digues ; occupons-nous tous ensemble de les rétablir et de sauver ceux qui périssent. Que chacun y travaille, l’un par sa plume, l’autre par sa parole, un troisième par son activité chevaleresque. Que personne ne dise : je suis trop petit, car ce sont les travaux des infiniment petits qui font les assises des continents. Je viens vous le demander aujourd’hui comme chrétien, comme pasteur, mais aussi comme Français, au nom de notre patrie et de son avenir parmi les peuples. — Savez-vous que la France est le pays où s’impriment le plus de mauvais livres ? Savez-vous que, par suite de l’expansion de notre langue et de l’influence de notre génie national, nos romans — hélas, souvent les pires ! — passent la frontière et inondent l’Europe après avoir contaminé l’âme française ? Oubliez-vous qu’un peuple corrompu et corrupteur, un peuple sans Dieu, sans principes moraux, perd ses énergies, sa vitalité, et marche à sa perte ? Viennent les dissensions intérieures, viennent les noirs bataillons des armées ennemies, il est prêt pour toutes les servitudes comme pour toutes les défaites. « Où est le corps mort, les aigles s’assemblent… » O ma patrie, toi qui portas autrefois, à travers l’Europe, dans les plis de ton drapeau victorieux, les semences généreuses de la liberté et de la justice, comme tu serais grande en maintenant ta tradition, en mettant tes dons esthétiques au service du devoir, de la pureté et du bien moral ! Avec ton génie tout fait de lumière, de charme expansif, de sympathie attractive, nul ne pourrait te disputer le premier rang dans cette belle croisade ; elle serait la rançon du mal que tu as fait à l’étranger par ta littérature. Et nous, tes enfants, qui avons la noble fierté de ton bon renom, ô notre France bien-aimée, comme nous tressaillerions d’allégresse et comme nous rendrions grâces à notre Dieu !