Or, Thomas, appelé Didyme, qui était l’un des douze, n’était point avec eux quand Jésus vint. Et les autres disciples lui dirent : nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : si je ne vois les marques des clous en ses mains, et si je ne mets mon doigt où étaient les clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne le croirai point.
Et huit jours après, les disciples étant encore dans la maison et Thomas avec eux, Jésus vint, les portes étant fermées, et il fut là au milieu d’eux et il leur dit : Que la paix soit avec vous ! Puis il dit à Thomas : Mets ton doigt ici et regarde mes mains ; avance aussi ta main et la mets dans mon côté, et ne sois point incrédule, mais croyant.
Et Thomas répondit et lui dit : Mon Seigneur et mon Dieu !
Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, Thomas, tu as cru : bienheureux sont ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !
Si, devançant de huit jours la marche de l’histoire évangéliquec, nous choisissons aujourd’hui pour sujet de méditation l’épisode dont vous venez d’entendre le récit, c’est qu’il y a plus d’une analogie entre la situation de Thomas et la nôtre, entre sa disposition d’esprit et nos propres dispositions, par rapport au grand fait de la résurrection de Jésus-Christ ; c’est par conséquent que l’étude de cette scène évangélique nous paraît présenter un grand intérêt d’actualité et une utilité toute spéciale pour l’Église et pour le siècle.
c – Ce discours a été prêché un jour de Pâques.
Thomas n’avait pas été témoin, comme ses collègues dans l’apostolat, de la résurrection de son Maître, et cependant il était appelé à y croire sur leur témoignage et sur les données de sa propre conscience. Séparés de l’événement par plus de dix-huit siècles, nous sommes aussi appelés à y croire sur des preuves analogues, à la fois historiques et morales.
Comme à l’apôtre un moment incrédule, Dieu consent à nous accorder une manifestation extérieure, une sorte de vue du Christ mort et ressuscité, à travers le cours des siècles.
Enfin Jésus nous fait entendre, aussi bien qu’à Thomas, cette leçon si utile à recueillir dans une époque à la fois sceptique et positive : Heureux ceux qui n’ont point vu et qui ont cru ! Et il nous rappelle, avec une singulière opportunité, que la foi n’est pas la vue, qu’elle repose bien moins sur le témoignage des sens que sur des raisons du dedans, et qu’elle est essentiellement confiance et abandon de l’âme au Dieu de l’Évangile et de la conscience humaine.
La preuve immédiate, la preuve matérielle de la résurrection de Jésus-Christ manquait, avons-nous dit, à l’apôtre Thomas qui, tout troublé par la mort de son Maître, avait probablement quitté Jérusalem et s’était éloigné de ces lieux pleins de deuil et d’horreur. Il ne s’était trouvé ni dans le jardin d’Arimathée où Pierre et Jean, voyant le sépulcre vide, avaient saisi dans l’absence du mort la réalité de la résurrection ; ni dans la maison d’Emmaüs où deux disciples avaient reconnu à la clarté de la lampe le divin Maître qui avait cheminé avec eux ; ni dans ce lieu où étaient assemblés les disciples et où Jésus entra tout à coup « les portes étant fermées, » et leur adressa cette douce salutation : La paix soit avec vous ! Thomas revient à Jérusalem quelques jours après. Il entend les disciples affirmer le grand prodige et lui dire tous ensemble : Nous avons vu le Seigneur. « Si je ne vois, s’écrie-t-il, la marque de ses clous en ses mains, si je ne mets mon doigt où étaient les clous et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » Que signifie cette parole ? N’est-elle que la réserve d’un esprit ferme qui ne veut pas se rendre à la légère, mais qui est prêt à accepter des preuves suffisantes ? Si elle n’est que cela elle n’est pas digne de blâme, mais bien plutôt d’éloge ; car la foi ne saurait être une adhésion aveugle et précipitée, un triomphe de l’imagination surprise sur la raison asservie ; et nous souscrivons pleinement à cette parole de Fénelon : « Il me, faut des raisons pour soumettre ma raison. » Mais ces raisons existaient pour Thomas. Bien avant la preuve qu’il demandait, il avait déjà des preuves, des preuves suffisantes de la résurrection de Jésus-Christ. Il ne se rend pas à ces premières raisons pourtant vraies, bien fondées et capables de déterminer sa conviction. Il en veut d’autres qui sont surérogatoires et superflues ; il veut des preuves matérielles, palpables et personnelles ; il ne veut en un mot se fier qu’à ses propres sens. En cela Thomas est sceptique et incrédule. En cela il fait preuve non d’une juste fermeté mais d’une injuste exigence, non de force mais de faiblesse, non de raison mais de déraison. Chacun de vous, mes frères, va être forcé de le reconnaître. Deux preuves, en effet, et je dirai même deux évidences lui sont données et devraient entraîner sa conviction : l’évidence du témoignage, et ce que j’appellerai l’évidence morale.
L’évidence du témoignage. Voici des apôtres, ses compagnons, ses amis éprouvés qui lui disent : « Nous avons vu le Seigneur. » Ce n’est pas un seul qui le déclare, ce ne sont pas trois ou quatre d’entre eux, ce sont tous les apôtres, qui avec leurs individualités diverses se réunissent dans la même affirmation : un Nathanaël, l’israélite sans fraude, un saint Pierre si prompt mais si loyal, un saint Jean à l’âme limpide et profonde. Ces hommes sont qualifiés autant qu’on puisse l’être pour être les témoins de ce grand fait. C’est à eux-mêmes que Jésus est apparu. Ils ne sauraient le confondre avec un autre, puisqu’ils ont vécu dans sa société la plus intime ; ils ne sauraient non plus confondre un mort avec un vivant ; un fantôme avec un être réel. Jésus leur a adressé la parole, Jésus « leur a montré ses mains et son côté. » Ils ne peuvent songer à mentir, à le tromper, lui Thomas. Ce sont des hommes véridiques, des hommes simples et droits, incapables de raconter autre chose que ce qu’ils ont vu, de dire autre chose que ce qu’ils pensent eux-mêmes. D’ailleurs ils ont douté comme lui : tardifs à croire à ce grand événement, s’ils l’affirment c’est qu’ils sont pleinement convaincus de sa réalité. Voilà la première évidence qui devait frapper Thomas, l’évidence du témoignage.
Mais il faut y ajouter l’évidence morale. Thomas a contemplé Jésus pendant trois ans et demi. Il l’a entendu parler, il l’a vu agir comme un Être supérieur à ce monde. Un tel être, s’il consent à mourir, ne peut rester dans un sépulcre. Il est impossible que Celui qui dépasse de si haut la terre, suive le chemin de toute la terre et s’y arrête misérablement. Il est impossible qu’il soit vaincu par la mort qu’il a vaincue lui-même pour la fille de Jaïrus, pour le fils de la veuve de Naïn, pour son ami Lazare. En outre il a déclaré solennellement qu’il ressusciterait le troisième jour. Sa parole toujours vraie, toujours ferme, ne saurait être démentie par les événements. S’il ne ressuscite pas…. c’est que sa parole a été une illusion, ou une imposture. La parole de Jésus-Christ, une illusion ou une imposture !… Et cela aux yeux de Thomas ! Impossible. C’est ce que j’appelle l’évidence morale.
Double démonstration, à laquelle Thomas ne se rend pas. Il en veut une troisième, la seule, dit-il, qui puisse le convaincre, la vue et la vue personnelle. En cela, mes frères, nous vous le demandons à tous, fait-il preuve d’une judicieuse fermeté d’esprit ou d’une injuste exigence, fait-il preuve de raison ou de déraison ?
Et voilà aussi notre réponse à ceux d’entre vous qui pourraient être portés à dire comme Thomas : « Si nous avions vu, vu de nos propres yeux, Jésus-Christ ressuscité, alors nous croirions et nous aurions raison de croire. Jusques-là nous restons dans un doute raisonnable. » Non, dirons-nous à notre tour, votre doute n’est pas fondé, votre exigence n’est pas légitime, car les mêmes raisons qui, selon vous, auraient dû convaincre Thomas, vous sont présentées : comme lui, si vous voulez bien y réfléchir, vous êtes en face d’une double évidence, l’évidence du témoignage et l’évidence morale.
Il est vrai que vous n’avez pas le témoignage parlé des apôtres, mais vous avez leur témoignage écrit. Ce qu’ils ont prêché à la génération de leur temps, ils l’ont consigné pour toutes les générations futures dans ce Nouveau Testament qui est entre vos mains. Je respecte les droits de la science dans l’étude des documents sacrés ; j’admets les recherches d’une critique consciencieuse. Mais une chose est certaine, c’est que d’après les résultats généraux des travaux actuels, nous avons dans les quatre évangiles, sur la résurrection de Jésus-Christ, le témoignage direct de deux apôtres, saint Matthieu et saint Jean, et de deux compagnons d’apôtre, saint Marc et saint Luc ; c’est que nous avons encore sur ce même fait de la résurrection de Jésus-Christ, et cette fois d’après l’unanimité des interprètes, le témoignage si frappant de saint Paul dans le fameux passage de la première épître aux Corinthiens, chapitre 15, dans les huit premiers versets. C’est enfin, qu’aujourd’hui les critiques les plus négatifsd reconnaissent, qu’à tort ou à raison, les premiers disciples de Jésus-Christ croyaient tous à la résurrection de leur Maître, en rendaient unanimement témoignage, et faisaient de ce témoignage l’objet même de leur prédication, La question est donc bien simplifiée et elle se réduit à ceci : ce témoignage apostolique qui est incontesté, portait-il sur un fait vrai ou sur un fait imaginaire ? La résurrection, que tous ces témoins affirment, était-elle une hallucination ou une réalité ? Dans ces termes, mes frères, la question ne m’inquiète plus et je suis tranquille sur votre réponse. Relisez simplement, sans parti pris, les récits sacrés et prononcez vous-mêmes. Quoi ! pourriez-vous voir une hallucination indéfiniment répétée dans ces apparitions de Jésus-Christ, si multipliées, si diverses, racontées avec tant de candeur et de précision ? Dans l’épisode si simple et si touchant de Marie-Madeleine ? Dans celui des disciples d’Emmaüs ? Dans la scène du lac de Tibériade ? Dans le dialogue avec saint Pierre ? Dans, les apparitions enfin, mentionnées par saint Paul et suivies de celle dont il a été favorisé lui-même ? Non, non, c’est là de L’histoire et non de la légende. Si les documents sacrés ne sont pas dignes de foi sur ce point, je ne vois pas sur quels autres points ils pourraient l’être. Allons plus loin : si la résurrection de Jésus-Christ ne ressort pas de cet ensemble d’attestations, je ne sais pas ce qu’il faudrait pour l’établir, et j’affirme que, si ce n’était pas un fait appartenant à l’ordre surnaturel, nié d’avance par certains esprits, personne, au point de vue historique, n’aurait jamais songé à le contester.
d – Le plus illustre de ces critiques, Baur, a écrit ces lignes : « Ce que la résurrection est en soi reste en dehors du cercle des recherches historiques. L’histoire n’a qu’à s’en tenir à ce fait : que pour la foi des disciples, la résurrection de Jésus-Christ était une réalité certaine et inébranlable. Ce n’est que dans cette foi que le christianisme a trouvé une base solide pour tout son développement historique ultérieur. » (Baur, Das Christenthum und die christliche Kirche der drei ersten Jahrhunderte ; 2e édition, p. 39 et 40 ; cité par M. Jacot dans sa Thèse sur la Résurrection de Jésus-Christ. Toulouse, 1866.
Il y a donc ici pour nous, comme pour Thomas, l’évidence du témoignage. Mais il y a encore l’évidence morale. Ce Christ, dont vous avez, vous aussi, contemplé la divine figure et entendu les célestes accents à travers la simplicité des Évangiles, ce Christ qui vous apparaît, que vous le vouliez ou non, comme dominant les siècles, comme supérieur à la nature et à l’humanité, ce Christ dans lequel vous reconnaissez au moins l’idéal sublime vers lequel doit tendre et monter notre race, aurait subi la loi commune et fini comme l’un de nous ! Celui qui, comme on l’a si bien dite, « ne parle et n’agit jamais comme un homme pour qui la mort soit un terme, mais toujours comme un homme pour qui la mort est un point de départ… qui construit sa vie sur sa mort, en attend tout, y rapporte tout, y renvoie tout tellement que ce qui est la disparition des autres sera sa grande, sa vraie manifestation à lui, » ce Prince de la vie, aurait été lui aussi un vaincu et un captif de la mort ? Ce Saint et ce Juste, dont l’âme pure comme le ciel habita un corps exempt de souillure, aurait senti dans une tombe inconnue les outrages de la corruption, et sa chair sacrée aurait été en proie aux vers du sépulcre… Non, non, une voix proteste au-dedans de vous, et crie avec saint Pierre : Il n’était pas possible qu’il fût retenu dans les liens de la mort. Il est ressuscité, voilà le témoignage de l’histoire. Il devait ressusciter, voilà le témoignage de votre conscience !
e – Coulin. Conférences sur le Fils de l’Homme, p. 147.
Mais vous insistez peut-être et vous dites : nous reconnaissons que les preuves antérieures devaient suffire à Thomas ; néanmoins Jésus-Christ lui accorde celle qu’il demandait. Il a répondu à son vœu, exigeant peut-être, mais sincère. Il s’est montré à lui, glorieusement ressuscité, il lui a dit : « Avance ici ta main et la mets dans mon côté, et ne sois plus incrédule mais croyant. » Et c’est alors que Thomas, vaincu cette fois par une irrésistible évidence, s’est écrié : mon Seigneur et mon Dieu !
Il est vrai ; Jésus a accordé à Thomas ce qu’il réclamait. Il avait ses raisons pour cela. Entr’autres motifs, il voulait le convaincre personnellement comme apôtre et avec une clarté surabondante, de ce grand fait, dont il devait ainsi que tous ses compagnons témoigner au monde. Mais que direz-vous, si nous vous montrons que Jésus a pour vous la même condescendance, et qu’en un sens, en une certaine mesure il vous accorde à vous-mêmes cette preuve de la vue que demandait Thomas ?… Oui, nous prétendons que Jésus-Christ mort et ressuscité, que Jésus-Christ avec les stigmates de sa croix mais avec sa vie impérissable passe et repasse sous votre regard, et que si vous avez des yeux pour voir, vous le verrez, vous le voyez devant vousf !
f – J’emprunte l’idée de ce développement à un article de M. le Pasteur Durand, de Vevey, intitulé : Miracles permanents (Vie chrétienne, année 1856.)
Transportez-vous à plus de dix-huit siècles en arrière. Jésus vient de mourir sur la croix. Ce n’est pas seulement l’évangile qui l’atteste, ce sont les écrivains profanes : c’est le railleur Lucien, c’est l’historien Tacite qui mentionnent son supplice ignominieux. — Retraversez maintenant les siècles, que voyez-vous ? Ce crucifié, le voici dans son église, née au pied de sa croix, et qui, animée de son souffle, vivant de sa vie, est selon l’expression de l’Apôtre, son corps, visible ici-bas. Le voici dans la société qu’il a transformée, dans la famille qu’il a purifiée et assise sur des bases nouvelles et impérissables. Le voici dans la législation qu’il inspire, dans les mœurs qu’il pénètre de son influence, le voici dans l’idéal sublime des arts, dans l’essor fécond des sciences ; le voici dans toute notre civilisation dont il est l’âme cachée et le moteur irrécusable ; le voici dans l’histoire dont il est le pivot divin ; le voici dans chacun de ses disciples qui dans la mesure où il vit de la vie véritable s’écrie avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. » Le voici enfin dans cette grande fête chrétienne, présent dans son église sur toute la surface de la terre convoquant les peuples, remplissant les temples, et, en ce moment même, reparaissant plein de vie au milieu de nous !…. Hélas ce n’est pas seulement à Jérusalem, il y a dix-huit siècles, qu’on a voulu l’immoler et sceller sa tombe. Il a été encore flagellé, déchiré, mis à mort, dans son corps qui est l’Église. Le monde a voulu l’étouffer, cette église, dans des flots de sang ; mais du sein de cette tombe sanglante il a reparu, tandis que le paganisme qui le poursuivait avec le fer et le feu a dit en expirant : « Tu as vaincu, ô Galiléen ! » On a voulu, au sein même de la chrétienté, le persécuter dans la personne de ses témoins fidèles. Nouvelles flagellations, nouveaux opprobres, nouvelles croix. Et il a reparu, toujours couvert de blessures, mais toujours vivant au sein de mille morts ! La sagesse humaine a dirigé contre lui ses dards enflammés par la haine ; elle a voulu enfoncer encore des clous dans sa chair, le dix-huitième siècle célébrait ses funérailles… Il a reparu vivant, paré d’une jeunesse éternelle. D’autres attaques sont aujourd’hui dirigées contre lui ; d’autres condamnations, d’autres flétrissures, d’autres crucifixions lui sont et lui seront infligées… mais vous le savez, il vivra et il vaincra, il ressuscitera, plein de force, du fond du sépulcre, tandis qu’il y verra descendre toute erreur, toute institution, toute puissance qui s’oppose à sa gloire… Et c’est du sein de cette vie impérissable, sans cesse victorieuse du trépas, qu’il vient à vous, dans ce temple où vous êtes et où il est lui-même, vous disant comme à son apôtre : Avance ici ta main et la mets dans mon côté, et ne sois plus incrédule mais croyant !…
Mes frères, c’est ici le miracle de Thomas ! C’est ce miracle transformé sans doute, s’accomplissant d’une manière différente : mais qui pourra dire qu’en se transformant il a perdu en réalité, en grandeur, en éclat, en démonstration saisissante ! Et quel est celui d’entre vous qui à cette vue (car c’est ici une sorte de vue qui vous est accordée comme à l’apôtre) ne se sent pressé dans son cœur de s’écrier avec Thomas : mon Seigneur et mon Dieu !… Noble apôtre ! nature droite et généreuse ! Ame sans feinte, sans détour, sans réserve intéressée ! capable de douter, mais aussi capable de croire, lorsque la lumière se fait dans son âme loyale ! Avance ici ta main, lui dit Jésus, et lui-même avait dit : si je ne mets la main dans son côté… Mais il ne la met pas, il s’arrête plein de respect, il contemple les cicatrices profondes qu’ont laissées sur le corps de son Maître les meurtrissures de la Croix… Cela lui suffit, ses genoux fléchissent, son cœur déborde, et ses lèvres laissent échapper ce cri d’adoration : mon Seigneur et mon Dieu ! Et le dernier à croire à la résurrection du Sauveur, il est le premier à confesser de la manière la plus éclatante son absolue divinité. Toutes les paroles de Jésus s’éclairent à ses yeux de la lumière intense de cette heure féconde, il saisit le mystère de piété dans toute sa force, et il s’écrie de toute son âme, confondue et ravie : Mon Seigneur et mon Dieu !
C’est en vain, en effet, qu’une exégèse sans profondeur (pour dire le moins) a voulu voir ici une sorte d’exclamation sans portée et sans signification précise. Cette outrageante interprétation tombe devant les termes même du texte qui ne souffrent aucun équivoque : Thomas répondit et Lui dit : (Vous l’entendez, Lui dit, dit à Jésus) mon Seigneur et mon Dieu ! C’est en vain encore, que la même exégèse cherche à éluder la portée de ce cri d’adoration en disant que Thomas, dans son trouble, n’est pas maître de choisir les expressions et dépasse dans un élan irréfléchi, sa propre, pensée. Mais si Thomas était hors de lui-même, Jésus ne l’était pas sans doute, et Jésus accepte pleinement, sans restriction aucune, cette appellation divine qui, si le Fils n’était pas Un avec le Père de substance et de nature, ne serait qu’un blasphème : mon Seigneur et mon Dieu ! Heureux et béni quiconque dans cet auditoire peut se joindre au cri d’adoration de l’apôtre, non seulement des lèvres, non seulement de l’intelligence, mais du cœur, de la conscience et de l’âme toute entière ! Heureux et béni quiconque sous l’attrait du Père, et sous l’onction de l’Esprit se prosterne aux pieds de Celui qui a été mort, mais qui est vivant aux siècles des siècles, en s’écriant avec l’Église de la terre et l’Église du ciel : Mon Seigneur et mon Dieu !
Toutefois, mes frères, là ne s’arrête pas la scène de notre texte, et nous ne devons pas nous arrêter non plus sans recueillir le dernier mot de l’entretien : « Parce que tu as vu, Thomas, tu as cru. Bienheureux sont ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! » Sachons-le bien : Si Jésus dans sa condescendance, a bien voulu donner à Thomas les témoignages palpables qu’il lui demandait, s’il consent à nous les donner en un sens et sous une autre forme à nous-mêmes, il veut nous rappeler que la foi consiste au fond à se passer de ce genre de preuves ou plutôt à les dépasser, pour croire par des raisons d’un ordre supérieur, pour croire sur le témoignage de la Parole de Dieu et sur les données de notre conscience, à Christ et aux réalités éternelles. Si la foi trouve, par un côté, un appui jusque dans le monde visible et sur la scène de l’histoire, ses racines et ses vrais témoignages appartiennent essentiellement à l’ordre spirituel et moral.
Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! Disons tout d’abord, que croire sans avoir vu, d’une vue personnelle et immédiate, est la condition inévitable de la foi dans un monde assujetti à la loi de l’espace et du temps. C’est la condition de la foi dans le domaine historique, dans le domaine scientifique, tout aussi bien que dans le domaine religieux. Si pour croire légitimement en Jésus-Christ, il faut l’avoir vu des yeux de sa chair, à quelle imperceptible minorité ne restreignez-vous pas le privilège de la foi chrétienne ? Vous le restreignez à une seule génération vivant au temps de Jésus-Christ dans ce coin de terre qu’on appelait la Judée. Mais tous ceux qui avant les jours du Fils de l’homme ont contemplé de loin sa venue, ces Abraham, ces Moïse, ces Jacob, ces Daniel, qui du sein des siècles obscurs voyaient luire son jour et en avaient de la joie, tous ces croyants de l’ancienne alliance, que nous considérons comme des héros, n’étaient que des insensés, ils n’avaient pas le droit, n’ayant pas vu le Christ, de croire et d’espérer en Lui ! — Et tous ceux qui après Jésus-Christ se sont déclarés ses disciples et le seront jusqu’au dernier jour de la race humaine, ils n’ont pas non plus le droit de l’être parce qu’ils n’ont pas connu Christ selon la chair et n’ont pas assisté à sa vie, à sa mort et à sa résurrection !… Qui pourrait soutenir un instant cette assertion absurde ? Qui n’entend cette félicitation de saint Pierre aux Juifs de la dispersion :« Vous croyez en Lui, quoique ne l’ayant point vu, vous l’aimez quoique ne le voyant point encore, et en croyant vous vous réjouissez d’une joie ineffable et glorieuse. » Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !
Il y a plus ; croire sans avoir vu est non seulement la condition de la foi au point de vue du temps et de l’espace qui sont les conditions de la vie, mais c’est encore l’essence même de la foi, c’est le fond même de sa nature. Qu’est-ce que la foi si ce n’est une incessante victoire de l’invisible sur le visible, de l’esprit sur la chair, de l’éternité sur l’heure présente, de la pensée de Dieu sur nos vaines pensées, et des réalités du ciel sur les réalités de la terre ?
Cet homme qui prie, que voit-il ? Il ne voit ni le Dieu vers lequel monte sa prière, ni l’invisible chemin par lequel elle arrive à l’oreille du Tout-Puissant. Après avoir prié,
il ne découvre le plus souvent dans les hommes et dans les choses aucune trace de la réponse de Dieu à ses prières, parfois même il n’aperçoit dans le cours dés événements qu’une sorte d’ironie aux soupirs de son cœur, — et pourtant il croit ! Il croit qu’aucun des cris de son âme ne se perd à travers l’espace, mais que tous parviennent au trône de Dieu ; il croit que ce Dieu, maître des événements et des cœurs agit sur ces événements et sur ces cœurs en tenant compte de sa prière, il croit que du fond de sa chambre solitaire il peut « mouvoir la main qui fait mouvoir le monde, » et il attend en paix l’exaucement du Père céleste, sachant « que celui qui demande reçoit, que celui qui cherche trouve et qu’on ouvre à celui qui heurte. » Bienheureux sont ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !
Ce chrétien qui après de longues angoisses a trouvé en Jésus-Christ la paix et s’est senti renaître à une vie nouvelle sous le souffle de l’Esprit, que voit-il ? A-t-il pu, comme la pécheresse dans la maison de Simon, se jeter aux pieds de Jésus-Christ, embrasser ses genoux sacrés, lire sa grâce dans ses regards, entendre sa douce voix lui dire : Tes péchés te sont par-donnés ?… Non : dans son cabinet de prière, aucune vision, aucune voix céleste, aucune présence visible de Christ !… Et cependant il a senti son fardeau tomber au pied de la Croix, et à travers cette bible qu’il presse sur son cœur, à travers les voiles de la chair et la distance de dix-huit siècles, il a reçu de son Sauveur invisible et présent le pardon et la paix ! Jésus est devenu l’hôte de son foyer, l’ami de son âme, et l’Esprit-Saint, invisible aussi, accomplit de jour en jour sa force dans son infirmité. Bienheureux sont ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !
Ce serviteur de Dieu qui défend au milieu d’une atmosphère remplie d’erreur la cause de la vérité, — ce sera un Luther faisant retentir sa voix de tonnerre dans le ciel de l’Église, ce sera un pauvre missionnaire portant la Croix en pays païen, ce sera un humble pasteur, un plus humble laïque prêchant fidèlement l’Évangile de Christ au sein d’une époque infidèle, — que voit-il autour de lui ? Des difficultés sans nombre, d’insurmontables obstacles, les puissances terrestres armées contre lui, le siècle qui le persécute ou qui le méprise. Mais il a pour lui la Parole de Dieu qui ne passera point, il peut dire avec le géant de Worms : « Mon Dieu ! ma cause est ta cause »… et il est invincible !
Cet homme auquel Christ a mis au cœur une étincelle de son amour — ce sera un Vincent de Paul ramassant dans la neige de pauvres enfants-trouvés, ce sera un Wilberforce rêvant à quinze ans l’affranchissement des noirs, ce sera un Hermann Francke commençant avec quelques florins l’établissement d’une maison d’orphelins, ce sera quelque chrétien obscur voulant à tout prix se donner « à Christ dans les pauvres, » — que voit-il autour de lui ? des sujets de découragement et de crainte, la ligue des égoïsmes, les impossibilités constatées par la prudence humaine. Mais la charité de Christ le presse, il marche, il marche toujours à travers l’éloge ou le blâme, il brave tous les obstacles, il affronte toutes les résistances — et des milliers d’enfants abandonnés trouvent des mères, et le plus honteux des trafics sera aboli après quatorze ans de lutte, et toutes sortes de misères matérielles et morales, seront abritées ou secourues, en attendant que le dernier jour révèle toute l’étendue d’une œuvre que la foi avait raison de poursuivre, car elle était l’œuvre de Dieu même. Bienheureux sont ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !
Ce chrétien qui veille avec angoisse au chevet de son bien-aimé, que voit-il ? Des forces qui déclinent, la puissance de la mort qui se joue de tous nos soins, de tous nos efforts, de tous nos vœux, et qui semble remporter non seulement sur ce pauvre corps, mais sur l’âme elle-même son fatal triomphe ; un être chéri qui s’en va, qui s’en va peut-être au midi de la vie, et que le néant semble ravir à l’activité la plus nécessaire, à la tâche la plus sacrée… Et pourtant, ô mon frère, ô ma sœur, qui entourez ce lit de mort, vous croyez et vous espérez ! Dans cette nuit de la dernière heure, vous avez entrevu une lumière, l’amour d’un Dieu Sauveur ; dans ce silence vous avez entendu des harmonies célestes et vous savez qu’à travers le tragique mystère de la mort le Père s’est penché vers son enfant, le Rédempteur vers son racheté pour lui dire : entre dans la joie de ton Seigneur !… Quelques heures se passent, sombres et désolées entre toutes les heures, et vous allez déposer votre mort au champ du repos. Là que voyez-vous ? De lugubres cyprès, des monuments funèbres, tous les emblèmes de la mort et de la destruction ; à vos pieds une fosse étroite où ce que vous avez tant aimé va descendre, disparaître sous quelques pieds de terre… « Et en voilà pour jamais ! » O douleur, ô désespoir, ô victoire du sépulcre, qui semble sans retour !… Mais non, vous croyez et vous espérez encore ! A travers les allées du champ du repos, vous avez entendu la voix de l’ange qui disait dans le jardin d’Arimathée : Ne le cherchez pas parmi les morts, mais parmi les vivants ! Vous avez entendu la voix du divin ressuscité lui-même : Je suis la résurrection et la vie… et au delà des siècles vous contemplez un œil qui se rouvre, un visage aimé qui reparaît au sein d’une transfiguration glorieuse, une bouche qui chante le nom du Seigneur, mais qui prononce aussi le vôtre, une main qui presse votre main et que la mort ne glacera plus. « O mort, où est ton aiguillon ! O sépulcre, où est ta victoire ? Grâces à Dieu, qui nous a donné la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ ! »
Ah ! nous pouvons le redire maintenant, avec une conviction reconnaissante : Bienheureux sont ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! Oui, bienheureux, car cette foi c’est notre lumière, c’est notre consolation, c’est notre espérance, et l’on peut bien dire avec Vinet, que sans elle « il faudrait mourir, mourir de douleur d’avoir été condamné à vivre. » Oui, bienheureux, car cette foi c’est notre inspiration, c’est notre titre de grandeur, c’est l’aile sublime qui nous soulève au-dessus de la poudre ! Oui bienheureux, car cette foi par ses aspirations ardentes, par ses douloureux mais nobles efforts, par cette faim et cette soif qu’elle excite en nous, est la préparation la plus efficace à la vie et à la vue du ciel ! Ah ! qui dira, après, tant de luttes contre les bornes étroites du monde visible, après ce regard intense à travers le verre obscur, après ces longs soupirs, après cette rude ascension vers Dieu et vers la lumière, qui dira le rassasiement de notre âme transportée tout à coup dans cette lumière elle-même, et contemplant, sous le rayonnement des célestes clartés, toutes les voies de Dieu justifiées, toutes les contradictions levées, tous les problèmes résolus, toute erreur confondue, toute vérité triomphante, toute vaine gloire évanouie comme une fumée et Dieu seul glorifié, toute œuvre entreprise hors de Christ ou contre Lui mise à néant, tout ce qui a été fait en Lui et pour Lui, éternel, impérissable, et couronné d’une magnifique récompense !… Qui dira notre indicible félicité, lorsque nous te verrons toi-même, ô notre Sauveur, toi qui t’es approché de nous dans le silence de notre cabinet, dans la majesté de tes temples, dans le mystère de la Cène, toi aux pieds duquel nous avons prié, pleuré et espéré ; toi dont la main nous a soutenus dans nos tentations et dans nos douleurs et dont le sein nous recueillera à l’heure suprême… Oh ! qui dira la plénitude de notre bonheur, lorsque nous te contemplerons enfin face à face, et que te voyant tel que tu es, nous te serons semblables !
Mes frères, mes bien-aimés frères, comprenons le prix de notre très sainte foi ! Allons la retremper aujourd’hui dans la communion de Christ mort et ressuscité ! Marchons à son obscure mais précieuse clarté à travers les ténèbres de ce monde, et que, selon la parole d’un éminent chrétieng « la joie de croire nous suffise en attendant la joie de voir. »
g – Lobstein.