Qu’est-ce qui garantit le bien ? Dieu. Je n’aborderai pas ici la question de l’existence de Dieu, d’une manière générale. Je renvoie pour ce sujet à mes discours précédentsv. J’ai essayé de le démontrer : la nature et l’humanité, le cœur, la raison et la conscience supposent Dieu. Ce nom auguste et sacré se trouve à la base et au sommet de tout, à la fin et au commencement de tous les déploiements de la pensée. L’existence de Dieu est une vérité qui ne se démontre pas comme les autres vérités, parce qu’elle est la vérité première à laquelle toutes les autres sont suspendues, de telle sorte que nous n’avons que le choix entre la foi en Dieu et un doute absolu et irrémédiable enveloppant la pensée tout entière. Je me borne ici à une seule considération tirée directement de mon sujet. Le bien suppose Dieu et Dieu garantit le bien. C’est un cercle, mais un cercle qui ne paraîtra pas vicieux à ceux qui ont assez approfondi les lois de la pensée pour savoir que toute vérité se termine dans un cercle de lumière, tandis que le caractère propre de l’erreur est d’aboutir fatalement à la contradiction.
v – Le Père céleste, sept discours.
Le bien suppose Dieu. Pour le comprendre, rappelons-nous que l’idée du bien, telle que la raison la conçoit, a la conscience pour origine. La conscience donne des ordres. Vous êtes-vous jamais rendus attentifs aux deux sens de ce mot ordre ? Un ordre c’est un plan, et un ordre c’est un commandement. La conscience dans son union intime avec la raison, est une lumière qui indique à la volonté ce qu’elle doit faire, elle révèle un ordre ; et la conscience est un pouvoir qui commande de faire ce qui doit être ; elle donne l’ordre de réaliser l’ordre qu’elle a révélé. C’est un pouvoir réel qui se fait douloureusement sentir à ceux qui le bravent. Or le bien étant une idée universelle et qui s’applique à tout, où existe ce plan du monde, dont nous ne connaissons assurément qu’une infime partie ? d’où provient cette lumière universelle dont nous ne recevons qu’un rayon ? Le bien étant obligatoire pour tous, où existe ce pouvoir qui se fait sentir à nous dans la part du commandement qui nous concerne, et que nous concevons comme un pouvoir général s’étendant à toutes les volontés ? Le bien assurément n’est pas notre conception personnelle ; et ce n’est pas nous qui nous commandons dans la conscience, puisque nous sommes continuellement en lutte contre son pouvoir. Il faut pourtant que le plan et le pouvoir que nous trouvons dans le bien existent quelque part et de quelque manière, car ce sont là des réalités aussi réelles, dans leur espèce, que les phénomènes de la matière. Un plan ne peut exister que dans une intelligence ; un pouvoir n’existe que dans une volonté ; le bien, dont l’existence est universelle, ne peut donc exister que dans un esprit universel.
Dieu, considéré en lui-même, n’est pas le bien, car le bien n’est pas un être. Dieu, dans son essence, est l’être absolu ; dans son rapport à l’univers, il est la cause absolue ; mais le bien étant l’ordre établi par Dieu pour toutes les existences, Dieu est le principe personnel du bien qui est la manifestation directe de sa volonté éternelle : Sortez de là ; vous vous enfoncerez dans les ténèbres d’une métaphysique qui pourra vous sembler profonde parce qu’elle sera ténébreuse, mais qui ne sera ténébreuse que parce qu’elle sera fausse. Vous pouvez sans doute vous livrer à la pratique du bien, sans en faire l’objet d’aucune spéculation philosophique ; mais dès que vous poserez la question : où et comment le bien en soi peut-il exister ? il vous faudra conclure ou que le bien est le plan de Dieu, et la conscience la manifestation de sa volonté, et vous aurez trouvé un sol ferme pour y appuyer votre pensée, ou vous devrez reconnaître que le bien et la conscience restent des énigmes indéchiffrables. Otez Dieu, la conscience et le bien tombent privés d’appui ; et, comme le doute qui envahira alors votre esprit ne frappera pas moins la raison que la conscience, si vous êtes sages, il ne vous restera qu’à vous taire. Entre la foi en Dieu et un scepticisme radical et irrémédiable, il faut choisir. Je choisis la première de ces alternatives, et, je le répète, j’ai dit ailleurs et longuement mes raisons pour choisir ainsi.
Le bien est donc le plan de Dieu, qui révèle à notre conscience ce que nous devons faire, et à notre raison, puisant dans la conscience l’idée de l’obligation, ce qui doit être d’une manière générale. Notre volonté est bonne quand elle accomplit fidèlement la tâche individuelle qui lui est proposée, et réalise ainsi, pour sa part, le plan de l’univers ; c’est pourquoi Platon n’avait pas mal résumé toute la morale dans cette seule formule : la ressemblance à Dieu, formule que nous devons traduire ainsi : l’union de la volonté créée à la volonté créatrice. En Dieu lui-même, le bien ne peut être la conformité à une règle qui lui soit étrangère, puisque rien n’existe indépendamment de lui, ni la matière, ni les esprits, ni le bien par conséquent. Le bien en effet n’étant pas un être, mais l’expression des rapports qui doivent relier les êtres, l’existence du bien, indépendamment de la matière et des esprits dont il règle les rapports, est une abstraction dépourvue de toute réalité. Le bien manifeste la volonté créatrice dans les rapports des êtres, comme les êtres eux-mêmes manifestent la volonté créatrice dans leur existence. Le bien est donc identique à la volonté suprême. Dire le bien, et dire la volonté de Dieu, c’est nommer deux fois la même chose.
L’identité du bien et de la volonté de Dieu est une vérité d’une extrême importance pour la pratique. Distinguer la volonté de Dieu et le bien, et croire que ces deux idées puissent être séparées, est une erreur funeste. Elle produit, d’une part, l’indifférence des hommes spécialement religieux pour les œuvres bonnes, mais qui ne sont pas ce qu’ils appellent l’œuvre de Dieu ; comme s’il pouvait y avoir un bien que Dieu ne veuille pas ! et, d’autre part, la même erreur produit les égarements du fanatisme. Je sais quel est l’abus des mots ; je sais qu’on appelle fanatisme, dans un certain monde, tout dévouement sincère et complet à une cause, et qu’on prétend flétrir, en lui appliquant ce terme de dénigrement, le plus pur, le plus noble enthousiasme ; mais le mot, maintenu dans sa signification propre, désigne un égarement réel de l’esprit humain. Le vrai fanatisme, celui qu’il faut proscrire, consiste à croire que la volonté de Dieu peut se séparer du bien, et qu’on peut faire le mal pour la cause de Dieu. Cette pensée-là a fait de larges plaies à l’humanité et à la religion. Heureusement cette erreur est essentiellement contraire à la conscience générale aussi bien qu’à la vraie philosophie. Les plus anciens hymnes de l’humanité célèbrent le pur, le saint, l’incorruptible, et ne séparent jamais la pensée de l’Auteur du monde et celle de la perfection morale. Le sentiment religieux a été gravement perverti par l’adoration des divinités immorales du paganisme ; mais la perversion se faisait sentir et provoquait les réclamations de la conscience. Les poètes, organes du sentiment général, protestaient, avec Euripide, contre l’adoration du vice.
Si les dieux font le mal, ils ne sont plus des dieux.w
w – Justin Martyr a recueilli, à la fin de son livre De la Monarchie, avec ce passage d’Euripide, plusieurs citations analogues des poètes du paganisme.
On peut dire, même en présence de tristes et nombreux égarements, que la direction propre au sentiment religieux le porte à reconnaître l’indissoluble union du bien et de la volonté divine. Le Lucifer de lord Byron seul peut raisonner autrement, et le genre humain pense avec l’Adah du poète que « la toute-puissance doit être la suprême bontéx. » Le genre humain pense ainsi. Mais les athées ? Les athées pensent de même, et vous allez le reconnaître. Quel est leur principal argument, celui qui, sortant des limites étroites de l’école, a du retentissement dans le monde ? « Si Dieu existait, il n’y aurait pas tant de mal. » Quelle est la base de cet argument ? L’idée que Dieu est par essence la bonté, en sorte que montrer que le monde n’est pas bon, c’est démontrer qu’il n’est pas l’ouvrage de Dieu. Vous voyez que le principal argument qu’on élève contre l’existence de Dieu a pour fondement l’idée de sa bonté. Ainsi, dans le plus profond égarement de la pensée, se rencontre encore une lueur de vérité, et, par un dernier hommage à la sainteté suprême, l’homme préfère la folie de l’athéisme au crime du blasphème.
x – Caïn. Acte premier
La conscience est la voix de Dieu. On l’enseigne aux enfants dans les écoles et les familles ; je le proclame ici, devant cette assemblée si nombreuse qu’elle est presque la réunion d’un peuple ; je ne pense pas qu’on pût parler autrement, pour être fidèle à la vérité, dans les salles closes d’un corps savant. Il n’y a pas deux vérités. Il y a différents degrés d’intelligence de la vérité ; il est telle formule de science philosophique ou religieuse qui demande pour être entendue une culture particulière, et que je ne pourrais pas produire ici, parce que les uns ne l’entendraient pas (ce serait le moindre mal), et que d’autres, croyant l’entendre, recevraient une vérité faussée, ce qui est la plus dangereuse des formes de l’erreur. La vérité n’est vérité qu’autant qu’elle est comprise ; mais il n’y a pas deux vérités. Il n’y a qu’un même soleil qui éclaire tous les corps, il n’y a qu’une même vérité qui doit éclairer tous les esprits. Quelques hommes ont pensé autrement à toutes les époques. De nos jours encore, des écrivains connus disent qu’il y a une vérité pour le peuple, la fausse ; et une autre vérité pour l’élite des penseurs, la vraie. Ce qu’il y a de bizarre, c’est que cette doctrine qui, par sa nature même, devrait rester le secret d’un petit nombre d’initiés, s’étalait naguère au plein soleil de la publicité française. Les écrivains que j’ai en vue disent que le grand public étant incapable de la vérité vraie, on ne peut s’adresser à lui qu’en le trompant. Si je pensais ainsi, Messieurs, vous ne me verriez pas à cette place. Si je pensais ainsi, vous n’auriez l’occasion ni de m’entendre, ni de me lire. Si je pensais qu’en s’adressant au public, au grand public, il fallût nécessairement le tromper, je voudrais briser ma plume et fermer ma bouche pour toujours. Disons donc, et disons-le pour tous, que la conscience est la voix de Dieu, ou, pour éliminer toute figure, que la loi morale est l’expression du plan divin, et que l’obligation de la conscience est le sentiment immédiat de la puissance suprême.
Nous avons demandé quelle est la garantie de l’idée du bien ; nous le savons maintenant. Le bien est la pensée de l’Eternel et la volonté du Tout-Puissant. Il a dit à la matière inerte : Que l’ordre soit ! et les sphères célestes ont commencé leurs mouvements harmonieux dans les profondeurs de l’espace. Il a dit à l’être libre : Que le bien se fasse ! sois juste et tu seras heureux ; parole où la promesse est inséparable du commandement. Tout ce que prescrit la conscience, tout ce que désire le cœur pur, tout ce que conçoit la raison saine, c’est le bien ; et tout ce qui est bien, Dieu le veut. Le bien n’est pas immédiatement réalisé, par ce que dans le monde spirituel le bien doit être accompli par la liberté ; l’être créé à l’image de Dieu doit devenir ouvrier avec lui. Le bien est le but à atteindre, l’idéal à réaliser ; il ne peut exister primitivement dans sa plénitude que dans le plan révélé à la conscience ; et l’être libre, chargé d’accomplir la loi, peut faillir à sa mission. Mais ne pas croire au triomphe définitif du bien, c’est une sorte d’athéisme pratique. Ayons donc, Messieurs, bon courage et bonne espérance : le bien est placé sous la garantie du Tout-Puissant ; ce qui doit être, sera.