Au nombre des œuvres les plus remarquables qu’ait produites le piétisme, on doit compter la maison des orphelins fondée à Halle par le pieux professeur Franke. L’histoire de la fondation de cet établissement est une page merveilleuse dans les annales de la foi. Franke réunissait autour de lui, pour les instruire, quelques enfants pauvres et abandonnés, et les assistait même autant que le lui permettaient ses chétives ressources. Un don de sept florins qu’une personne charitable lui remit un jour pour eux, l’encouragea à un tel point, qu’il résolut de donner à son œuvre plus d’extension. Il commença à fonder son institution des orphelins, qui acquit en peu de temps un développement incroyable et dépassa bientôt de beaucoup tous les autres établissements de ce genre qui eussent jamais existé. A la maison des orphelins se joignirent d’autres écoles, puis un collège sous le nom de pædagogium. C’est là que fut conduit Zinzendorf.
[Un autre disciple de Spener, le baron de Canstein, s’associa plus tard à cette œuvre, y consacra sa fortune et ajouta aux établissements de Franke un Institut biblique destiné répandre l’Écriture sainte, en en multipliant les exemplaires à un prix accessible à tous. Cet établissement, ainsi que ceux de Franke, subsiste encore.]
A cette époque, l’éducation des enfants n’avait rien encore de cette douceur et de cette indulgence qu’y introduisirent un peu plus tard le pélagianisme de J. J. Rousseau et la philosophie sentimentale de ses disciples, dont l’influence s’est étendue, bon gré mal gré, sur tous les systèmes modernes. C’était encore la rude discipline du xvie et du xviie siècle, et peut-être était-elle appliquée plus durement dans le pædagogium que nulle part ailleurs ; car le piétisme, ayant, comme on sait, pour point de départ et pour doctrine fondamentale l’entière corruption de la nature humaine, faisait consister toute l’éducation à combattre cette nature rebelle, à la mater, à l’humilier. Zinzendorf eut plus qu’un autre à souffrir de cette méthode impitoyable.
Lorsqu’on le conduisit à Halle, on eut soin de le présenter au professeur Franke « comme un jeune homme très intelligent et très dégourdi, à qui il fallait tenir la bride haute, de peur qu’il ne s’enorgueillit et ne présumât trop de ses talents. » Les directeurs du pædagogium le traitèrent en conséquence ; on affecta de lui préférer des jeunes gens beaucoup moins avancés que lui. Pour la moindre négligence, on lui infligeait les punitions les plus sévères ; on lui attribuait des intentions qui étaient très loin de lui ; enfin, on cherchait par tous les moyens à le rendre ridicule aux yeux de ses camarades.
« Je ne veux point juger cette méthode, » dit à ce propos Spangenberg, son excellent biographe ; « tout ce que je sais, c’est que ce n’est point par ces humiliations extérieures et qui nous viennent des hommes, que le cœur arrive à être véritablement humble ; il ne le devient que par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ. Je crois cependant que Dieu a permis que le jeune comte fût traité de cette manière, et a fait tourner cela à son plus grand bien. Mais, s’il n’avait pas eu déjà dans le cœur le sentiment divin de la grâce, ces durs traitements l’auraient aigri et l’auraient rendu timide, tandis qu’ils n’ont eu pour effet que de le rapprocher davantage du Sauveur et de le détourner pour un temps des hommes, auxquels il se serait peut-être trop attaché sans cela. »
La sévérité des professeurs du pædagogium était du moins inspirée par un amour véritable pour ceux qui en étaient l’objet, et cela pouvait la rendre plus supportable ; mais les plus grands tourments qu’eût alors à souffrir Zinzendorf lui vinrent des gouverneurs que ses parents avaient attachés à sa personne. Hofmann et Crisenius, qui remplirent successivement cette fonction auprès de lui, étaient, dit-il lui-même, des hypocrites qui le traitaient de la façon la plus barbare et la plus absurde. Mais l’âme du jeune comte était trop fortement trempée pour se laisser abattre par ces mauvais traitements. « Ils ne m’écraseront pas, ils me relèveront au contraire ! » s’écriait-il. « Hæ contumeliæ me non frangent, sed erigent. »
Son cœur était d’ailleurs trop exclusivement occupé d’une seule passion pour être sensible aux choses extérieures. Là cause de Christ était déjà l’objet constant de ses pensées et de ses efforts. Il s’était lié avec quelques jeunes gens animés des mêmes sentiments. « Nous avions formé, dit-il, de petites sociétés ; nous nous réunissions pour nous entretenir de la grâce de Christ et nous encourager à nous bien conduire. Nous ne connaissions pas d’autre chemin que celui que nous montrait l’Écriture. C’était d’après cette règle que nous examinions nos actions, et lorsque nous en avions l’occasion, nous nous prosternions devant cette Majesté invisible que nous appelions tantôt notre Amour, tantôt notre Frère et notre Époux, car nous savions que tous ces noms lui appartenaient. Nous implorions de lui tout ce dont nous avions besoin, et nous lui demandions surtout de nous rendre tels qu’il nous voulait. »
Sept associations de ce genre se formèrent successivement pendant son séjour à Halle, et dans toutes les sept il se montra le plus persévérant et resta le dernier. Mais il ne s’en tint pas là. La tendance romanesque de son imagination, qui se retrouvait aussi dans sa piété, lui inspira l’idée de fonder avec quelques amis une sorte de chevalerie. Les membres de l’ordre prirent d’abord le nom d’Esclaves de la vertu, puis de Confesseurs de Christ, enfin on préféra le nom d’Ordre du grain de sénevé. D’après les statuts, qui furent imprimés et qui ont été conservés jusqu’à ce jour, les membres s’engageaient à confesser fidèlement la doctrine de Jésus dans leurs paroles et dans leur conduite, à pratiquer l’amour du prochain et à prendre à cœur la conversion des autres hommes, y compris les juifs et les païens. Les insignes de l’ordre consistaient en une médaille portant un Ecce homo, avec cette légende : Nostra medela (allusion à Ésaïe, ch. 51), et en un anneau sur lequel était écrit en grec : Nul de nous ne vit pour soi.
[Romains 14.7. Au centre de la croix que portait le grand-maître de l’ordre était peinte une plante de sénevé devenue un grand arbre, avec cette légende : Quod fuit ante nihil. Nous avons vu cette croix ainsi que plusieurs anneaux à Herrnhout, dans les archives de l’Unité des Frères. On trouvé les statuts de l’ordre dans le second volume de la Büdingsche Sammlung. L’article 1er est conçu en ces termes : « Les membres de notre société aimeront le genre humain tout entier. »]
Lorsque, plus tard, au sortir du pædagogium, les membres de l’ordre se furent dispersés en France, en Suisse, en Hollande, en Hongrie, le comte s’efforça pendant longtemps d’entretenir par correspondance le lien qui subsistait entre eux. Une amitié plus étroite, et qui dura pendant toute sa vie, l’unissait à un jeune Suisse, le baron Frédéric de Watteville, de Berne. « En 1715, dit-il quelque part, deux jeunes gens — c’est de Watteville et de lui-même qu’il veut parler — prirent ensemble l’engagement de travailler à la conversion des païens et tout particulièrement de ceux d’entre les païens dont personne ne prendrait souci. Leur idée n’était point d’accomplir cette œuvre par eux-mêmes, car ils étaient tous deux destinés par leurs parents à vivre dans le grand monde, et ils ne savaient qu’obéir ; mais ils espéraient que Dieu, qui avait fait trouver au baron de Canstein un aide tel que Franke, leur indiquerait aussi des hommes capables d’exécuter ces grandes choses. » « Toutes ces associations, dit-il plus loin, étaient regardées par les uns comme des enfantillages, tandis que les autres y voyaient une pensée d’orgueil. Mais Dieu sait que je n’y ai jamais cherché aucune gloire ; je savais, au contraire, fort bien que l’on ne ferait que se moquer de moi. »
Bien que toute l’activité de Zinzendorf à cette époque porte l’empreinte de son individualité et pût s’expliquer, au besoin, par son caractère naturel et par le zèle chrétien qui l’animait, on ne peut y méconnaître néanmoins l’influence du milieu dans lequel il vivait alors. Ces petites associations n’étaient que l’imitation des collegia pietatis recommandés par Spener ; c’étaient les piétistes aussi qui avaient réveillé le zèle de l’Église pour la conversion des païens. « Nous avons été », dit Zinzendorf, « élevés nous-mêmes dans des établissements chrétiens, et nous y avons pris le goût et l’intelligence des institutions de ce genre. Mon zèle pour la cause du Seigneur a été puissamment fortifié par l’occasion que j’avais journellement à Halle d’entendre des nouvelles édifiantes du règne de Christ, de m’entretenir avec des témoins de l’Évangile venus de toutes les parties du monde, de faire connaissance avec des missionnaires et de voir des chrétiens persécutés ou captifs. J’avais en outre sous les yeux les établissements de Franke, alors à leur apogée, et la joyeuse activité de cet homme de Dieu. Tout cela a profondément imprimé dans mon âme le désir de souffrir pour Christ, la foi à la délivrance et la disposition à me contenter de peu. »
On le voit, tout le caractère de Zinzendorf, sa foi, son zèle pour la conversion des païens, son génie organisateur, se retrouvent déjà chez lui dans les années de son adolescence, pendant son séjour au pædagogium. Déjà aussi son talent poétique avait pris essor ; les vers étaient sa récréation favorite ou plutôt encore l’expression la plus naturelle de sa pensée ; sa verve était prodigieuse et l’abondance de son inspiration devançait la rapidité de sa plume. On ne saurait trop remarquer ce côté du génie de Zinzendorf. La poésie fut pour lui un auxiliaire puissant dans son œuvre : pour chaque fête de l’église des Frères, pour chaque anniversaire, dans chaque circonstance dont il voulait faire vivre le souvenir, il improvisait un cantique, et les sentiments de son âme, volant de bouche en bouche sur les ailes du chant et de la poésie, devenaient bientôt les sentiments de tous les membres de son église. La création de Herrnhout fait songer à la construction des murs de Thèbes s’élevant aux accords de la lyre d’Amphion.
Quelles que pussent avoir été les préventions que l’esprit de système eût inspirées aux piétistes de Halle contre le jeune comte, elles ne pouvaient être durables dans l’esprit d’un homme tel que Franke. La noblesse et la pureté du caractère de Zinzendorf, sa piété vivante et sincère, finirent par les dissiper, et Franke déclara que cet enfant serait un jour une grande lumière de l’Église. Plusieurs autres professeurs de Halle surent aussi apprécier Zinzendorf et se lièrent d’amitié avec lui ; malheureusement, il faut le dire, l’antipathie qu’il inspirait à d’autres ne fit que s’accroître et devint une véritable haine. Ce fut le germe de l’inimitié vouée plus tard par les piétistes à l’église des Frères moraves.
Ce que l’on avait dit à Franke du penchant à l’orgueil et de la présomption du jeune Zinzendorf n’était pas néanmoins absolument dénué de fondement ; il était fier de son rang et surtout de ses talents. La sévérité systématique dont il se voyait l’objet y était pour quelque chose. « J’avais peine », dit Zinzendorf, « à ne pas me croire quelque mérite extraordinaire, en voyant qu’on jugeait si nécessaire de rabattre ma présomption. Ce fut en 1715 que le bon Dieu porta le premier coup à mon orgueil naturel. Nous devions avoir au pædagogium une grande assemblée publique. Les margraves de Baireuth, l’université de Halle et plusieurs personnages considérables y étaient conviés. Les élèves avaient à prononcer des discours en latin, en allemand, en français et en grec. Je fus chargé d’un de ces discours. J’étais trop présomptueux pour me donner la peine de l’apprendre par cœur ; je me flattais que, puisque c’était moi qui l’avais composé, je me tirerais toujours d’affaire ; mais la mémoire me fit défaut et je fus sur le point de rester court. Les assistants ne s’en aperçurent pas, mais je n’en fus pas moins très confus, et je reconnus dans ce petit accident une dispensation divine. Dès lors je n’ai plus eu la démangeaison d’exceller, et j’ai commencé à me contenter de faire tout simplement mon devoir. »
Les progrès de Zinzendorf avaient été rapides ; le moment était venu où il fut jugé suffisamment préparé pour poursuivre ses études à l’université. Il quitta donc le collège au commencement d’avril 1716, après y avoir prononcé, en forme d’adieu, un beau discours latin : De philonicia eruditorum.