Venons-en maintenant à une étude plus minutieuse des Evangiles ; nous avons déjà examiné leur date et leur authenticité, il nous reste à étudier leur origine et la valeur de leur témoignage. L’étude des origines de l’Evangile a été l’objet d’un intérêt continu depuis les tout-débuts du christianisme. Au début du IIe siècle déjà, nous voyons Papias, évêque d’Hiérapolis, en Asie Mineure, rechercher des informations à ce sujet auprès des chrétiens de la génération antérieure à la sienne qui avaient connu les apôtres de leur vivant. Vers les années 130-140, Papias écrivit un ouvrage en cinq parties, intitulé Les Exégèses des Discours du Seigneur (il ne nous en reste que quelques fragments cités par d’autres auteurs) ; dans la préface de cet ouvrage, il écrit :
‘Pour toi, je n’hésiterai pas à ajouter à mes explications ce que j’ai bien appris autrefois des presbytres et dont j’ai bien gardé le souvenir, afin d’en fortifier la vérité. Car je ne me plaisais pas auprès de ceux qui parlent beaucoup, comme le font la plupart, mais auprès de ceux qui enseignent la vérité ; je ne me plaisais pas non plus auprès de ceux qui font mémoire de commandements étrangers, mais auprès de ceux qui rappellent les commandements donnés par le Seigneur à la foi, et nés de la vérité elle-même. S’il venait quelqu’un qui avait été dans la compagnie des presbytres, je m’informais de leurs paroles ; ce qu’ont dit André ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas ou Jacques ou Jean, ou Matthieu, ou quelque autre des disciples du Seigneur. Je ne pensais pas que les choses qui proviennent des livres me fussent aussi utiles que ce qui vient d’une parole vivante et durable.’ 1
1 Cité par Eusèbe. Hist. Ecc. III, 39.
Parmi les nombreuses informations qu’il recueilli ainsi auprès des anciens se trouvent quelques renseignements sur l’origine des Evangiles que nous aurons l’occasion d’examiner plus loin. Après Papias se sont succédés jusqu’à nos jours des quantités de personnes qui se sont penchées sur la question, essayant non seulement de chercher des renseignements sur la rédaction des Evangiles à partir des preuves internes et externes, mais, par-delà même les textes, de découvrir les sources des Evangiles tels que nous les connaissons. L’intérêt de cette étude des sources, dénommée ‘Critique documentaire’, est indéniable ; mais, accaparés par la recherche des documents qui sont à l’origine des textes et par leur reconstitution hypothétique, nous risquons fort d’oublier que les Evangiles qui nous sont parvenus depuis le Ier siècle en tant qu’unités littéraires sont de toutes façons plus importants que les documents hypothétiques qu’on peut supposer comme sources ; ne serait-ce que pour cette raison que les documents en question, s’ils ont jamais existé, ont maintenant disparu, alors que les textes des Evangiles sont parvenus jusqu’à nos jours. Nous devons aussi constater que la Critique documentaire, si passionnante qu’elle soit, ne peut pas conduire à des conclusions aussi fermes que la Critique textuelle, car elle fait appel à une plus grande part de spéculation. Néanmoins, ce genre de critique littéraire peut être d’un grand intérêt pour nous, en dépit de toutes ses limitations : si les Evangiles, en effet, ont vraiment été rédigés aux dates que nous avons suggérées dans un précédent chapitre, il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps entre les événements mêmes et la rédaction des récits ; mais si nous pouvons montrer avec une probabilité satisfaisante que ces récits eux-mêmes reposent, en tout ou en partie, sur des documents encore plus anciens, alors la crédibilité des Evangiles en tant que témoignage n’en est que meilleure.
Nous pouvons arriver à certaines conclusions en comparant simplement les Evangiles entre eux ; nous voyons tout de suite, en effet, que les Evangiles forment deux groupes bien distincts : les trois premiers d’un côté, le quatrième de l’autre. Nous reviendrons plus tard au problème du 4ème Evangile, et nous nous attacherons pour l’instant aux trois autres, dits ‘synoptiques’ parce qu’ils se prêtent à un arrangement synoptique, c’est-à-dire à une disposition qui permet d’étudier les trois en même temps. 2 Il n’est pas besoin d’une étude très poussée pour s’apercevoir qu’ils ont beaucoup de matériaux communs. Nous voyons, par exemple, que sur les 661 versets du texte de Marc, 606 apparaissent en substance chez Matthieu, et 350 environ réapparaissent à peu près intégralement chez Luc ; ou encore, vu sous un autre angle, sur les 1068 versets de Matthieu, 500 environ contiennent des éléments qui se retrouvent dans Marc, et sur les 1149 versets de Luc, 350 environ ont leur parallèle dans Marc ; si bien que Marc ne compte en tout et pour tout que 31 versets qui n’aient de parallèle dans aucun autre Evangile. Si nous comparons Matthieu et Luc, nous voyons qu’ils ont en commun environ 250 versets contenant des éléments qui ne se retrouvent pas chez Marc. Ces matériaux communs sont rédigés tantôt de façon presque identique, tantôt avec des divergences considérables. Il nous reste alors quelques 300 versets de Matthieu rapportant des récits et des discours particuliers à cet Evangile, et 550 environ dans Luc qui n’ont pas de parallèles dans les autres textes.
2 J.-J. Griesbach semble avoir été le premier à leur donner ce nom d’Evangiles synoptiques, en 1774.
Ces chiffres appartiennent au domaine des faits ; c’est à partir du moment où nous essayons de les expliquer que commence la spéculation. Dans certains cas, les éléments communs à deux ou trois synoptiques sont si identiques au niveau même des mots que l’on peut difficilement parler de similitude fortuite. Au siècle dernier, les Anglo-Saxons expliquaient cette identité ou similitude de langage par le fait que les évangélistes ne faisaient que reproduire le langage d’un Evangile oral primitif, proclamé aux premiers temps de l’Eglise. C’est la thèse d’Alford, par exemple, dans son ‘Greek Testament’ ou de Westcott dans son Introduction to the Study of the Gospels. Cette théorie fut détrônée par une autre qui, partant du principe de l’existence de sources documentaires, apportait sur bien des points une explication plus satisfaisante. La première théorie n’en reste pas moins digne de considération, et elle a été reprise récemment sous une forme légèrement différente dans ce que nous appelons la critique formiste. 3
3 Formgeschichte Schule : école critique qui s’attache à la formation historique des Evangiles.
La critique formiste cherche à retrouver les ‘formes’, c’est-à-dire les schémas, les modèles sous lesquels la prédication et l’enseignement apostoliques s’étaient fixés avant même que circulent les documents qui ont pu être à la source de nos Evangiles. Ce nouvel aspect de l’étude des textes est devenu populaire à partir de 1918, et l’on en a quelquefois exagéré la valeur, mais nous pouvons en tirer deux ou trois conclusions intéressantes : premièrement, l’hypothèse des documents-sources ne suffit pas plus à tout expliquer que ne le faisait la ‘théorie orale’ proposée par Alford et Westcott ; il est même probable que la récente popularité de la critique formiste tient en grande partie à la déception éprouvée devant les maigres résultats obtenus après un siècle de recherches par la critique documentaire.
Un deuxième point important que souligne la critique formiste, c’est la tendance, autrefois universelle, à stéréotyper les ‘formes’ sous lesquelles étaient donnés la prédication et l’enseignement apostoliques. Cette tendance, qui se retrouve dans le monde païen comme dans le monde juif, est manifeste en ce qui concerne nos Evangiles. Du temps des apôtres existait une prédication en grande partie stéréotypée des actes et des paroles de Jésus, tout d’abord en Araméen, puis en Grec ; c’est cette prédication, ou tradition orale qui est à la base de nos Evangiles synoptiques et de leurs sources documentaires.
Nous n’aimons pas, aujourd’hui, les formules littéraires ou orales stéréotypées ; nous préférons la variété ; mais il est des occasions, même dans la vie moderne, qui exigent des formules stéréotypées : quand un policier, par exemple, témoigne devant la cour, il ne pare pas son récit d’ornements oratoires, mais il cherche au contraire à se conformer à certaines formules prescrites, afin de dépeindre les événements aussi exactement que possible. Ce que le récit perd en élégance, il le gagne en précision. Le caractère stéréotypé de bien des récits et discours de l’Evangile répond à cette exigence et garantit en quelque sorte leur exactitude. Il arrive souvent qu’en voulant préserver cette formulation précise, les récits de deux incidents ou propos similaires soient faits dans des termes identiques et suivant un schéma identique ; mais nous ne devons pas en conclure que ces deux récits similaires ne sont qu’un récit en double exemplaire d’un seul et unique événement ; ainsi, si nous nous trouvons confrontés à deux paraboles similaires (le festin de noces de Matthieu 22.2 et le grand souper de Luc 14.16 par exemple), nous ne devons pas en conclure qu’il s’agit nécessairement de variantes d’une seule et même parabole, pas plus que nous ne penserons que le policier qui décrit deux accidents de la circulation en termes semblables donne une version double du même accident.
Enfin, la critique formiste fait ressortir une troisième conclusion, sans doute la plus importante : aussi loin que nous remontions dans l’histoire de la formation de l’Evangile, et quelle que soit notre façon de classer la matière des Evangiles, nous n’aboutissons jamais à un personnage de Jésus purement humain. La classification des matériaux de l’Evangile d’après des ‘formes’ n’est pas la plus pratique ou la plus claire, mais elle permet de constater que cette nouvelle méthode donne les mêmes résultats que les autres systèmes de classification (d’après les documents ou d’après les thèmes par exemple). Tous montrent que l’Evangile est dominé par la personne de Jésus présenté comme le Messie, le Fils de Dieu ; tous s’accordent à souligner l’importance messianique de tout ce qu’il a fait et dit, et tous présentent la même image de Jésus, d’aussi près que nous analysions les strates successives de la formation des Evangiles. Ainsi, la critique formiste à contribué à anéantir une thèse naguère si populaire selon laquelle, en remontant au stade premier de la tradition des Evangiles, il serait possible de retrouver un Jésus purement humain, qui aurait simplement enseigné l’Amour du Père et la fraternité humaine.
L’Evangile de Marc a été autrefois indûment négligé, d’une part parce qu’il est le plus court, et d’autre part parce que presque tous ses éléments se retrouvent dans les autres Evangiles. Augustin, par exemple, déclare que Marc semble avoir suivi Matthieu comme ‘son laquais et son abréviateur, pour ainsi dire’ 4 mais quiconque étudie une harmonie des Evangiles présentée en colonnes parallèles, voit bien qu’en général, c’est Matthieu qui abrège, et non pas Marc. Bien sûr, Marc ne cite pas la moitié des éléments rapportés par Matthieu, mais dans les éléments qu’il rapporte, Marc est généralement plus complet que Matthieu. Une étude détaillée faite récemment sur les particularités linguistiques et littéraires des Evangiles a amené un grand nombre de spécialistes à conclure que l’Evangile de Marc était en fait le plus ancien des synoptiques sous leur forme définitive, et avait été utilisé comme source par Matthieu et Luc. Cette hypothèse de la priorité de Marc, parfois dénommée ‘hypothèse marcienne’, 5 a été ébauchée au XVIIIe siècle, mais c’est en 1835 que Carl Lachman l’a solidement étayée, en montrant que l’ordonnance des matériaux dans les trois Evangiles est celle de Marc, puisque l’ordre de Marc s’accorde quelquefois avec celui de Matthieu contre celui de Luc, s’accorde beaucoup plus souvent avec l’ordre de Luc contre celui de Matthieu, mais que, par contre, Matthieu et Luc ne s’accordent jamais contre Marc. De ce point de vue, il semble donc que Marc soit la norme, dont les autres se seraient écartés à l’occasion. En outre, il faut noter que presque tous les sujets traités par Marc se retrouvent chez Matthieu et Luc, souvent dans les termes mêmes employés par Marc, et du point de vue de la critique littéraire, les divergences qui existent entre Marc d’un côté et Matthieu et Luc de l’autre, dans la présentation des matériaux communs, s’expliquent plus facilement par la priorité de Marc que par celle de Matthieu ou de Luc. L’hypothèse marcienne reste donc la plus communément admise, mais elle a été attaquée par des théologiens d’une grande autorité : ainsi, le théologien allemand Theodor von Zahn a soutenu que Matthieu avait composé son Evangile le premier, mais en Araméen, que Marc avait ensuite rédigé son Evangile en Grec en s’inspirant partiellement de Matthieu, et que Matthieu avait finalement été traduit en Grec avec l’aide de Marc. 6 Les catholiques Dom Chapman (Matthew, Mark and Luke, 1937) et Dom Butler (The Originality of Matthew’s Gospel, 1951) prennent carrément le contre-pied de l’hypothèse marcienne et affirment que Marc et Luc dépendent de Matthieu. Il est difficile de mon- trer en quelques lignes le bien-fondé de l’hypothèse marcienne, car l’évidence est cumulative et, pour s’en faire une idée, il faudrait étudier une bonne Harmonie des Evangiles (en Grec, si possible, mais même une traduction moderne peut être suffisamment convaincante) qui présente les passages parallèles en trois colonnes, sans idée préconçue sur la priorité de l’un ou de l’autre. Les hellénistes pourront aussi examiner les données linguistiques classées par Sir John Hawkins dans son Horae Synopticae.
4 De Consensu Evangelistarum, 1, 4.
5 Ici, ‘l’hypothèse marcienne’ a une valeur purement littéraire, signifiant que les deux autres synoptiques dépendent de Marc. La même expression est parfois employée pour désigner une théorie selon laquelle seul le récit de Marc aurait valeur historique — ce qui est tout à fait éloigné de la pensée de l’auteur.
6 Introduction to the New Testament (1909) II, p. 601.
Il n’est pas surprenant, après tout, que Marc, ou un texte très similaire, soit à la source des deux autres synoptiques, lorsqu’on sait qui est Marc. Dans son Histoire Ecclésiastique (III, 39), Eusèbe nous a préservé quelques phrases de Papias, dans lesquelles celui-ci explique l’origine de cet Evangile qu’il a reçu de celui qu’il appelle ‘le presbytre’ (ou l’‘ancien’) :
‘Marc, qui était l’interprète de Pierre, a écrit avec exactitude, mais pourtant sans ordre, tout ce dont ce dernier se souvenait de ce qui avait été dit ou fait par le Seigneur ; mais plus tard, comme je l’ai déjà dit, il a accompagné Pierre. Celui-ci donnait ses enseignements selon les besoins, mais sans faire une synthèse des paroles du Seigneur. De la sorte, Marc n’a pas commis d’erreur en écrivant comme il se souvenait. Il n’a eu, en effet, qu’un seul dessein, celui de ne rien laisser de côté de ce qu’il avait entendu et de ne se tromper en rien dans ce qu’il rapportait.’
De nouvelles lumières ont été jetées sur ce récit, il y a peu de temps : certains spécialistes de la critique formiste, cherchant à démonter le mécanisme du second Evangile, ont pensé qu’il se réduisait à un ensemble de récits et de sentences indépendants transmis par la tradition orale de l’Eglise, et joints par une espèce de ciment éditorial sous forme de ‘résumés généraux’ sans aucune valeur historique. L’examen de ces ‘résumés généraux’, cependant, montre que, loin d’être une invention de l’éditeur, ils forment un canevas précis du récit évangélique. 7 Or, nous trouvons ce genre de canevas, entiers ou partiels, du message évangélique dans quelques-uns des résumés les plus anciens de la prédication apostolique (ou kerygmes) dans le livre des Actes. 8 Ces canevas des Actes et des Epîtres couvrent la période qui va de la prédication de Jean-Baptiste à la résurrection du Christ, en insistant plus particulièrement sur la Passion. C’est exactement la période que recouvre le second Evangile dans lequel l’esquisse est complétée par des illustrations relatives à la vie du Christ, telles qu’on pourrait s’attendre à en trouver dans une prédication. Il semble donc que l’Evangile de Marc soit, en gros, la reproduction du récit évangélique tel qu’il était raconté aux premiers temps de l’Eglise et, dans cet ordre d’idées, il faut noter, en rapport avec l’affirmation de Papias, que Marc est ‘l’interprète de Pierre’, que Pierre est le principal prédicateur de l’Evangile aux premiers chapitres des Actes.
7 Cf. en particulier C.H. Dodd, The Framework of the Gospel Narrative (1931-32).
8 Entre autres, Actes 2.14 ; 3.12 4.10 ; 5.30 ; 10.36 ; 13.16 ; cf. 1 Corinthiens 15.3.
Le fait que Marc s’appuie sur l’autorité de Pierre a encore été confirmé par une série d’études linguistiques minutieuses faites par C. H. Turner, publiées dans le Journal of Theological Studies de 1924 et 1925 sous le titre de ‘Marcan Usage’, qui montrent, entre autres, comment l’usage des pronoms, dans les récits où Pierre intervient semble bien souvent refléter une réminiscence de l’apôtre lui-même à la 1ère personne. Ces passages peuvent donner au lecteur ‘une vive impression du témoignage sur lequel repose cet Evangile’ ; dans Marc 1.29, par exemple : ‘nous rentrâmes chez nous avec Jacques et Jean ; ma belle-mère était au lit avec de la fièvre ; nous en parlâmes aussitôt à Jésus.’ 9
9 C.H. Turner, The Gospel according to St Mark, dans A New Commentary on Holy Scripture (S.P.C.K. 1928), IIIe partie, p. 48. A la page 54, il cite les passages suivants dans lesquels le ‘il’ de Marc représente clairement un ‘nous’ des récits de Pierre : Marc 1.21, 29 ; 5.1, 38 ; 6.53, 54 ; 8.22 ; 9.14, 30, 33 ; 10.32, 46 ; 11.1, 12, 15, 20, 27 ; 14.18, 22, 26, 32.
Il y a, bien sûr autre chose dans Marc que l’exposé du ministère de Jésus vu par Pierre ; Marc y a sans doute inclus des souvenirs personnels, car en toutes probabilités, le jeune homme qui faillit se faire arrêter en même temps que Jésus n’était autre que Marc lui-même (Marc 14.51) ; il a donc pu ajouter dans son récit de la Passion, des détails tirés de ses propres souvenirs. La tradition veut que la maison où eut lieu la Cène ait été celle des parents de Marc (Actes 12.12).
L’idée que Marc est à la source des autres synoptiques s’accorde assez bien avec cette autre idée qui veut que l’élément commun des trois Evangiles soit constitué par la prédication orale répandue aux premiers temps de l’Eglise, car l’Evangile de Marc est, en grande partie, la transcription écrite de cette prédication orale, et quand Matthieu et Luc utilisent des éléments de la prédication orale, c’est sous la forme que leur a donnée Marc ; car celui-ci a non seulement servi d’interprète à Pierre (probablement en traduisant en grec l’araméen de l’apôtre galiléen), mais il a aussi incorporé dans son Evangile la substance de la prédication qu’il recevait des lèvres de Pierre. L’étude de son Evangile montre clairement qu’une grande partie de ses matériaux est d’origine araméenne, car son grec laisse transparaître par endroits, des aramaïsmes caractéristiques.
Il semble que l’Evangile de Marc ait été écrit en premier lieu à l’intention des chrétiens de Rome, vers les années 60, mais il fut rapidement connu dans toute l’Eglise.
A cette époque, la prédication mettait l’accent plutôt sur les actes de Jésus que sur ses paroles. Ce qui amenait Juifs et païens à la conversion, c’était la proclamation que, par sa mort et sa résurrection, il procurait la rémission des péchés et ouvrait le royaume des cieux à tous les croyants. Mais les nouveaux chrétiens avaient encore bien des choses à apprendre, en particulier l’enseignement de Jésus.
Or, il est frappant de constater que la plus grande partie des matériaux non-marciens communs à Luc et à Matthieu consiste en paroles prononcées par Jésus. Cette constatation a conduit à penser qu’il existait un autre document primitif dans lequel Matthieu et Luc auraient puisé leurs matériaux non-marciens ; ce document, connu sous le nom de document ‘Q’, aurait été une collection des sentences et discours de Jésus. 10 Que le document en question ait existé ou non, il est pratique de désigner par la lettre ‘Q’ tous les matériaux non-marciens communs à Matthieu et à Luc. Le style de ces matériaux ‘Q’ montre qu’ils ont été traduits de l’Araméen, peut-être même à partir d’un document, et pas seulement à partir de la tradition orale. Nous savons que l’Araméen était le langage parlé en Palestine et plus spécialement en Galilée du temps de Christ, et selon toutes probabilités, Jésus et ses apôtres s’exprimaient habituellement en Araméen. Les auteurs du Nouveau Testament désignent cette langue sous le nom d’Hébreu, confondant ainsi sous une même dénomination l’Araméen et l’Hébreu véritable, langue qui lui est apparentée, et dans laquelle ont été rédigés presque tous les livres de l’Ancien Testament. Or, dans un autre passage de Papias, nous trouvons la preuve de l’existence d’un document araméen primitif :
10 La lettre Q fut attribuée à ce document hypothétique presque simultanément, mais indépendamment par deux savants, au début de ce siècle. En Allemagne, Julius Wellhausen le nomma ‘Quelle’ (source) ; à Cambridge, J. Armitage Robinson, qui avait désigné les sources marciennes des matériaux synoptiques par la lettre P (initiale de Pierre, qu’il pensait être à la source de l’Evangile de Marc) jugea naturel de désigner cette 2ème source par la lettre Q.
‘Matthieu mit donc en ordre les Logia dans la langue hébraïque (c’est-à-dire araméenne), et chacun les interpréta comme il pouvait’ 11
11 Egalement préservé par Eusèbe, Hist, eccl. III, 39.
De nombreuses suggestions ont été faites quant à la signification de ce mot ‘logia’, qui signifie littéralement ‘oracles’, mais se réfère probablement à une collection des paroles du Seigneur. Ce mot est utilisé dans le Nouveau Testament à propos des oracles rendus par les prophètes de l’Ancien Testament, et Jésus était considéré par ses disciples comme ‘un prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple’ (Luc 24.19). Or, si l’on essaye de dégager le document qui est à l’origine des matériaux Q de Matthieu et de Luc, il semble qu’il ait été composé selon les mêmes principes que les livres prophétiques de l’Ancien Testament, qui comprennent généralement un récit de l’appel du prophète à son ministère particulier ainsi qu’un exposé de ses oracles insérés dans un récit, mais ne font pas mention, généralement, de la mort du prophète. De même, si nous reconstituons ce document à partir des données trouvées dans Luc et Matthieu, nous voyons qu’il commence par un récit du baptême de Jésus par Jean et de sa tentation dans le désert, qui forment le prélude à son ministère en Galilée, à la suite de quoi viennent des groupes de sentences et paroles prononcées par Jésus, insérées dans un cadre narratif réduit au minimum; le récit ne traite pas du tout de la passion. L’enseignement de Jésus se présente en quatre parties que l’on peut intituler : 1) Jésus et Jean-Baptiste ; 2) Jésus et ses disciples ; 3) Jésus et ses adversaires ; 4) Jésus et l’avenir. 12
12 Cf. T.W. Manson, The Sayings of Jesus (1949).
Il est difficile de ne pas conclure que Papias se référait précisément à ce genre d’ouvrage quand il déclarait que Matthieu avait mis en ordre les logia. La précision qu’il apporte, selon laquelle les logia avaient été compilées en ‘langue hébraïque’ s’accorde avec la critique interne qui montre que les matériaux Q de Luc et de Matthieu reposent sur un substrat araméen. Lorsqu’il ajoute, enfin, que chacun a interprété ces logia comme il a pu, nous pouvons penser que plusieurs traductions grecques étaient en circulation, ce qui explique en partie certaines différences dans les paroles de Jésus rapportées dans les premier et troisième Evangiles ; en effet, dans plusieurs cas précis, il est possible de montrer que les variantes grecques proviennent d’un même original araméen.
Un détail intéressant apparaît lorsque nous essayons de reconstituer l’original araméen des paroles de notre Seigneur dans les Evangiles : nous constatons qu’un grand nombre de ses sentences présentent un caractère poétique. Il est facile de noter, même dans une traduction, la présence de parallélismes qui sont une des marques caractéristiques de la poésie de l’Ancien Testament. Transposés en Araméen, ces parallélismes présentent des traits marqués de rythme poétique, et même parfois de rimes. Cette démonstration a été faite par le professeur C. F. Burney, dans The Poetry of our Lord (1925). Un discours construit selon un schéma évident se mémorise plus facilement, et l’on comprend que Jésus ait utilisé un langage poétique, s’il désirait que l’on retienne son enseignement. En outre, il était normal que Jésus parle en langage poétique, puisqu’il était considéré par ses contemporains comme un prophète et les prophètes de l’Ancien Testament avaient coutume de rendre leurs oracles sous forme poétique. Partout où cette forme poétique a été préservée, nous avons donc une assurance accrue que son enseignement nous est bien parvenu tel qu’il a été donné à l’origine.
Ainsi, de même que la partie narrative de l’Evangile de Marc repose sur l’autorité de témoins occulaires, de même les paroles du Seigneur semblent recevoir l’appui d’attestations aussi dignes de foi.
Cependant, il existe des discours dans Matthieu qui n’ont pas de parallèle dans Luc, et que l’on désigne communément par la lettre M. Certains ont pensé que ces sentences ‘M’ viennent d’une autre collection des paroles de Jésus, parallèle à la collection ‘Q’, mais compilée et conservée dans la communauté judéo-chrétienne conservatrice de Jérusalem, alors que les matériaux ‘Q” étaient probablement utilisés par les chrétiens hellénistiques qui quittèrent Jérusalem après la mort d’Etienne pour répandre l’Evangile et implanter des Eglises dans les provinces voisines, notamment à Antioche de Syrie.
Si les logia de Matthieu sont vraiment à la source des matériaux Q, cette compilation doit dater des tout-premiers temps de l’Eglise ; un tel abrégé de l’enseignement de Jésus était certainement très utile pour les nouveaux convertis, en particulier pour les païens. Il existait peut-être même déjà avant l’an 50. Certains ont même avancé que l’Evangile de Marc en présentait des traces, mais il n’y a aucune certitude à ce sujet.
Il semble que l’Evangile de Matthieu ait d’abord paru dans les environs d’Antioche de Syrie, peu après 70. Il représentait la substance de la prédication apostolique recueillie par Marc, à laquelle s’ajoutaient d’autres matériaux narratifs et combinée avec une version grecque des logia de Matthieu ainsi qu’avec des sentences de Jésus provenant d’une autre source. Tous ces matériaux furent arrangés de façon à former un manuel d’enseignement et d’administration à l’usage de l’Eglise. 13 Les paroles de Jésus sont organisées en cinq grands discours sur les thèmes suivants : 1) la loi du Royaume de Dieu (chapitres 5 à 7) ; 2) la prédication du Royaume (10.5-42) ; 3) la croissance du Royaume (13.3 à 52) ; 4) la fraternité du Royaume (chap. 18) ; 5) l’établissement du Royaume (chap. 24-25). Le récit du ministère de Jésus est arrangé de telle sorte que chaque section aboutisse naturellement au discours qui la suit. Le tout est précédé d’un prologue décrivant la naissance du Roi (chap. 1 et 2), et se termine par un épilogue relatant sa passion et son triomphe (chapitres 26 à 28).
13 Cf. K. Stendhal, The School of St Matthew (1954).
Ce découpage de l’Evangile en 5 sections correspond sans doute à la division en 5 livres du Pentateuque de l’Ancien Testament. Il se présente comme la ‘Torah chrétienne’ (le mot ‘torah’ signifie ‘directive, instruction’ plutôt que ‘loi’ au sens strict). L’évangéliste prend soin aussi de montrer comment l’histoire de Jésus représente l’accomplissement des Ecritures de l’Ancien Testament ; il considère même que les expériences de Jésus récapitulent les expériences du peuple d’Israël du temps de l’Ancien Testament. Ainsi, de même que le peuple d’Israël, au début de son existence en tant que nation, descendit en Egypte et en remonta lors de l’Exode, de même, Jésus dut au début de sa vie, descendre en Egypte et en remonter, afin que s’appliquât à lui aussi cette parole d’Osée 11.1 concernant le peuple d’Israël : ‘J’appelai mon fils hors d’Egypte’ (Matthieu 2.15).
Si un certain nombre de paroles de Jésus qui se trouvent dans Luc se retrouvent presque mot pour mot dans Matthieu (cf. Luc 10.21 et suivant – Matthieu 11.25-27) et si d’autres sont assez semblables, en revanche, certaines présentent des différences considérables et il est inutile de supposer que ces dernières viennent d’une source documentaire commune. Il est peu probable, par exemple, que les Béatitudes de Matthieu et de Luc aient pour origine un document commun (cf. Matthieu 5.3 et suivants, Luc 6.20 et suivants). Luc lui-même nous dit que ‘beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements’ (Luc 1.1-4), et c’est restreindre inutilement le champ que de supposer que tous les matériaux non-marciens qui se retrouvent sous une forme ou sous une autre chez Matthieu et Luc dérivent obligatoirement d’une même source écrite. Apparemment, Luc a eu très tôt connaissance de la version grecque (ou des versions grecques) des Logia de Matthieu ; mais il possédait aussi d’autres sources d’informations, et c’est à elles, en particulier, qu’il doit les récits et les paraboles qui font le charme et la beauté de son Evangile. Nous désignerons par la lettre L ces matériaux particuliers à Luc.
Une vieille tradition affirme que Luc était natif d’Antioche. 14 Dans ce cas, il a eu l’occasion d’apprendre quantité de choses des fondateurs de l’Eglise d’Antioche, la première église païenne (Actes 11.19) ; il est même possible qu’il ait rencontré Pierre qui fit un séjour dans la ville (Galates 2.11). Il fait preuve d’un intérêt particulier pour la famille d’Hérode, peut-être parce qu’il connaît Manaën, le frère de lait d’Hérode Antipas (le tétrarque), un des docteurs de l’Eglise d’Antioche (Actes 13.1). En outre, il a certainement reçu beaucoup de renseignements de Paul, qui, bien que n’ayant pas connu le Christ avant sa crucifixion fit certainement son possible pour se renseigner sur sa personne (voir le chapitre VI). De quoi auraient bien pu parler Pierre et Paul durant la semaine qu’ils passèrent ensemble à Jérusalem, vers l’an 35 (Galates 1.18). Comme dit C. H. Dodd, ‘il est vraisemblable qu’ils n’ont pas causé de la pluie et du beau temps’. 15 En effet, Paul avait là une occasion inespérée d’apprendre des détails sur la vie de Jésus de celui qui était sans doute le mieux à même de lui en fournir.
14 Cf. début du chapitre VII.
15 The Apostolic Preaching and its Developments (1936), p. 25.
Ensuite, il semble bien que Luc ait passé deux ans en Palestine, ou tout près, lors de la dernière visite de Paul à Jérusalem et de sa détention à Césarée (Actes 24.27). Ces années ont dû être, pour lui, une occasion unique de parfaire sa connaissance de la vie de Jésus et de l’histoire de l’Eglise primitive. Nous savons, de plus, qu’il a rencontré Jacques, le frère du Seigneur, au moins une fois ; mais il a pu avoir l’occasion de faire connaissance avec d’autres membres de la sainte famille.
Ainsi une partie des matériaux ‘L’ relève d’une tradition araméenne orale reposant sur divers informateurs de Palestine, alors que l’autre partie vient visiblement de chrétiens hellénisés. Nous avons des raisons de croire, entre autres, qu’une grande partie des renseignements que Luc a utilisés dans son Evangile et dans les Actes lui venaient de Philippe et de sa famille, à Césarée (cf. Actes 21.8). 16 Nous savons par Eusèbe 17 qui le tient lui-même de Papias et de quelques autres auteurs des premiers temps de l’Eglise, que les quatre filles de Philippe qui prophétisaient étaient aussi réputées pour avoir une grande connaissance de l’histoire de l’Eglise primitive.
16 Cf. A. Harnack, Luke the Physician (1907), p. 153.
17 Hist. Eccl. III ; 31 ; 39.
Le récit de la nativité de Jean-Baptiste et de Jésus aux deux premiers chapitres de l’Evangile a été décrit comme le passage le plus archaïque du Nouveau Testament ; il est empreint de l’atmosphère d’une humble et sainte communauté de Palestine, qui chérissait ardemment l’espoir d’une proche réalisation des anciennes promesses de Dieu à son peuple Israël et qui voyait dans la naissance de ces deux enfants un signe que leur espoir était sur le point de se réaliser. A cette communauté appartenaient Joseph et Marie, les parents de Jean-Baptiste, Siméon et Anne qui saluèrent la présentation de l’enfant au temple de Jérusalem, et Joseph d’Arimathée qui ‘attendait le royaume de Dieu’ (Luc 23.51).
Après les deux années de détention de Paul à Césarée, Luc accompagna ce dernier à Rome, et nous l’y trouvons vers l’an 60 en compagnie de Paul et de Marc (Colossiens 4.10, 14 ; Philémon 24). Les contacts qu’il eut alors avec Marc suffisent à expliquer la part que son Evangile doit visiblement au récit de Marc. Ce résumé de la formation probable du troisième Evangile repose sur les données bibliques, mais il s’accorde parfaitement avec la critique interne basée sur la critique littéraire, qui suggère que Luc a d’abord mis au point sa version des logia de Matthieu en y ajoutant des renseignements recueillis à diverses sources et en particulier en Palestine ; cette première esquisse, Q + L porte le nom de Proto Luc, 18 bien qu’il n’y ait aucune preuve qu’elle ait jamais été publiée séparément. Elle fut complétée, par la suite, par l’insertion, aux endroits appropriés, de morceaux de matériaux tirés de Marc, particulièrement de ceux qui ne recouvraient pas les matériaux déjà rassemblés, et c’est ainsi que notre troisième Evangile vint au jour. Luc nous dit dans la préface de son Evangile, qu’il s’est informé de tout soigneusement depuis les origines, ce qui signifie qu’il a puisé aux sources les plus autorisées qu’il ait pu trouver, et qu’il a ensuite arrangé ses matériaux à la façon d’un historien consommé. 19
18 Cf. B.H. Streeter, The Four Gospels (1924), p. 199 ; V. Taylor, Behind the Third Gospel (1926) ; voir aussi D.M. Mac-Intyre, Some Notes on the Gospels (I.V.F. 1943), p. 24-28.
19 Cf. chapitre VII.
L’arrivée de Luc à Rome en compagnie de Paul semble bien être l’occasion qui l’ait décidé à entreprendre un récit ordonné et fidèle des origines du christianisme. Si les autorités romaines et les classes cultivées de la société avaient entendu parler du christianisme, elles l’avaient certainement rejeté comme un culte oriental de mauvais aloi ; mais la présence dans la métropole d’un citoyen romain ayant demandé à être entendu par César sur une question mettant en jeu le caractère même du christianisme et ses objectifs obligeait quelques membres, au moins, de la haute société à examiner sérieusement le christianisme. L’‘illustre Théophile’ à qui est dédié le récit bipartite de Luc est peut-être l’un des personnages chargés d’enquêter sur la situation, et un ouvrage tel que celui de Luc représentait, même à l’état d’ébauche, un document inappréciable pour juger du cas en question.
Nous devons prendre garde, cependant, de ne jamais commettre l’erreur de penser que, quand nous sommes arrivés à des conclusions sur les sources d’une œuvre littéraire, il ne nous reste plus rien à apprendre sur l’ouvrage lui-même. La critique documentaire n’est, en fait, qu’un déblayage préliminaire. Qui irait penser qu’il n’y a plus rien à dire sur une pièce historique de Shakespeare, une fois que l’on a découvert quelles étaient ses sources.
De la même manière, quand nous étudions les quatre Evangiles, nous voyons que, quelles qu’en aient été les sources, nous avons là trois œuvres littéraires originales, ayant chacune un point de vue particulier qui a influencé dans une large mesure le choix et la présentation des thèmes. Dans nos efforts pour en étudier la genèse, nous devons nous garder de les considérer comme une simple compilation de documents épars.
Tous ont été écrits, au départ, à l’intention de personnes bien précises pour présenter Jésus de Nazareth comme le Fils de Dieu et le Sauveur. Marc intitule son récit ‘le commencement de la Bonne Nouvelle touchant Jésus-Christ, Fils de Dieu’, et vers la fin de son récit, nous voyons un centurion romain confessant, au pied de la croix : ‘vraiment, cet homme était fils de Dieu’ (Marc 15.39).
Nous pouvons imaginer l’effet de ce témoignage à Rome, où l’Evangile a d’abord paru. Luc, d’un autre côté, en tant que médecin païen et héritier des traditions des historiens grecs, a composé son ouvrage après de minutieuses recherches, afin que ses lecteurs se rendent bien compte de la solidité des enseignements qu’ils avaient reçus sur les origines du christianisme, mais il a aussi insufflé dans son livre un tel sentiment de compassion humaine que beaucoup ont été amenés, avec Ernest Renan, à proclamer son Evangile le ‘plus beau livre qui ait jamais été écrit’.
Quant à l’Evangile de Matthieu, c’est à juste titre qu’il occupe la première place dans le canon du Nouveau Testament. Quel autre livre, en effet, pourrait faire une meilleure transition entre l’Ancien et le Nouveau Testament que celui qui s’intitule lui-même, dans des termes rappelant le premier livre du canon de l’Ancien Testament : ‘Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham’. Bien qu’il soit appelé le plus juif des Evangiles, il est totalement exempt de particularisme national ou religieux, et c’est cet Evangile qui se termine par cet ordre du roi d’Israël à ses disciples : “Allez et faites de toutes nations des disciples (Matthieu 28.19).
Les faits montrent que les sources écrites des Synoptiques ne sont pas postérieures aux années 60 ; il est même possible, dans certains cas, de remonter à des notes prises au moment même où le Seigneur parlait. Les sources orales remontent au tout début de l’histoire du christianisme. En fait, nous trouvons pratiquement tout du long le témoignage de témoins oculaires. Les premiers prédicateurs connaissaient bien la valeur de ces témoignages directs, et s’y référaient sans cesse. “Nous sommes témoins de ces choses’ affirmaient-ils constamment avec une grande autorité, et il n’était certainement pas aussi facile que certains veulent le croire, de prêter à Jésus des paroles ou des actes imaginaires, car beaucoup de ses disciples, à cette époque, étaient encore vivants, qui se souvenaient parfaitement de ce qui s’était ou ne s’était pas passé. Bien plus, il est clair que les premiers chrétiens prenaient soin de faire nettement la distinction entre les paroles de Jésus et leurs propres déductions ou opinions. Ainsi, Paul, traitant de la question très controversée du mariage et du divorce, dans 1 Corinthiens 7, prend soin de distinguer ce qu’il pense de la question des directives laissées par le Seigneur : ‘Non pas moi, mais le Seigneur’, puis, plus loin : ‘Ce n’est pas le Seigneur, c’est moi qui dis’.
De plus, les premiers prédicateurs devaient aussi compter avec des témoins oculaires plus difficiles à convaincre : un certain nombre de personnes, en effet, connaissaient les principaux faits du ministère et de la mort de Jésus, mais étaient loin d’être favorables à la nouvelle doctrine ; les disciples ne pouvaient donc pas se permettre la moindre inexactitude — sans parler de travestir volontairement les faits — car les adversaires du christianisme auraient été trop heureux de souligner leurs moindres erreurs. Au contraire, l’une des forces de la prédication apostolique des premiers temps, c’est cette possibilité de prendre les auditeurs à témoin, en toute assurance. Les apôtres ne disent pas seulement : ‘Nous sommes témoins de ces choses’, mais aussi : ‘comme vous le savez vous-mêmes’ (Actes 2.22). S’ils avaient eu la moindre inclination à dévier de la rectitude historique, la présence éventuelle d’opposants dans l’assistance les aurait certainement remis dans le bon chemin.
Nous voyons donc que les Synoptiques qui existaient sous leur forme définitive 40 ans à peine après la mort du Christ contiennent des matériaux élaborés à une date encore plus reculée, quelques-uns même avant Sa mort, matériaux qui sont pour la plupart des témoignages directs et qui ont été transmis par des voies indépendantes et dignes de foi. Les Evangiles dans lesquels ont été intégrés ces matériaux s’accordent dans la présentation des faits essentiels de la foi chrétienne ; la concordance de ces trois témoignages forme un argument massif contre toute contestation, corde à trois brins qui ne se rompt pas facilement.
Dans son Argument pour l’Evangile de notre Seigneur Jésus selon St. Jean, le grand réformateur Jean Calvin écrit : ‘J’ai coutume de dire que cet Evangile est la clef qui aide à comprendre les autres’.
Des penseurs chrétiens de tous les temps ont partagé cette opinion, découvrant dans cet Evangile une profondeur de vérité spirituelle que n’atteint aucun autre livre du Nouveau Testament. A la question de savoir si les discours contenus dans cet Evangile ont vraiment été prononcés par le Christ, plusieurs répondront que, s’ils ont été inventés par l’auteur de l’Evangile, alors nous avons là quelqu’un de plus grand que le Christ.
Pourtant cet Evangile est l’objet de discussions incessantes, depuis un siècle en particulier. On parle de l’énigme du 4ème Evangile, et ce qui est considéré par certains comme la seule solution acceptable est rejeté par d’autres comme absolument insoutenable. Nous n’allons pas ici proposer une nouvelle solution ; il nous suffira de mentionner les faits les plus importants sur l’historicité de cet Evangile.
Le texte même nous dit qu’il a été écrit par un témoin oculaire. Le dernier chapitre nous rapporte une apparition de Jésus ressuscité sur les bords de la mer de Galilée ; sept disciples sont présents, dont un qui est appelé ‘le disciple que Jésus aimait’. Une note à la fin du chapitre nous dit que ‘c’est ce disciple qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est vrai’ (Jean 21.24). Nous ne savons pas très bien qui est ce ‘nous’ qui se porte garant de la véracité de l’évangéliste ; peut être s’agit-il du groupe d’amis et de disciples qui s’associèrent à lui pour publier l’Evangile. Ce ‘disciple que Jésus aimait’ figure aussi au dernier repas de la Cène (13.23), à la Crucifixion (19.26) 20 et à la résurrection, en compagnie de Pierre (20.2). Pouvons-nous tirer de ces passages quelques indications sur son identité ?
20 C’est au disciple bien-aimé que Jésus-Christ à confié sa mère au calvaire (Jean 19.26). Une comparaison entre Matthieu 27.56 et Marc 15.40 avec Jean 19.25 donne à penser que Salomé, la mère de Jacques et de Jean était la sœur de Marie, la mère du Seigneur ; il était donc normal qu’il la confie à son cousin qui se trouvait là et qui croyait en lui, plutôt qu’à ses frères, qui n’étaient peut-être pas présents et qui, en tout cas, ne crurent pas en lui avant sa Résurrection.
Selon Marc 14.17 21 quand notre Seigneur arriva à la chambre haute pour le dernier repas, il était accompagné de ses douze apôtres qui se mirent à table avec lui et les synoptiques ne donnent pas à penser qu’il y ait eu quelqu’un d’autre avec lui, en dehors des douze. Nous pouvons donc en conclure que ‘le disciple bien-aimé’ était l’un des douze. Or, parmi ces douze, trois étaient souvent admis à une plus grande intimité avec le Maître : c’étaient Pierre, Jacques et Jean. Ce sont eux, par exemple, qu’il a emmenés avec lui pour veiller à Gethsémani, après la Cène (Marc 14.33). Il paraît donc logique d’admettre que le ‘disciple bien-aimé’ était l’un des trois. Ce n’est pas Pierre, puisqu’ils sont mentionnés nommément l’un à côté de l’autre dans Jean 13.24 ; 20.2 et 21.20. Il nous reste donc les deux fils de Zébédée : Jacques et Jean, qui faisaient partie des 7 du chapitre 21 ; or, Jacques est mort, martyr, en 44 au plus tard (Actes 12.2) 21, il est donc peu probable que puisse se rapporter à lui le bruit qui courait au sujet du ‘disciple bien-aimé’ qu’il ne mourrait pas. Il ne nous reste donc plus que Jean.
20 cf. Matthieu 26.20 ; Luc 22.14.
21 La thèse selon laquelle Jean aurait également subi le martyre de bonne heure ne repose sur rien. Le professeur A.S. Peake a donné sur la question un avis sensé : ‘Je ne crois pas du tout au prétendu martyre de l’apôtre Jean. Il est incroyable que cette théorie ait gagné tant d’adeptes, vu la fragilité des preuves, qui auraient fait sourire si elles avaient été apportées à l’appui d’une conclusion traditionnelle’. Holborn Review, Juin 1928, p. 384.
Il est intéressant de noter que Jean n’est jamais désigné par son nom dans le 4ème Evangile (non plus d’ailleurs que son frère Jacques). D’autre part, alors que les autres évangélistes désignent Jean le Baptiste sous le nom de Jean-Baptiste, le 4ème évangéliste, lui, l’appelle simplement Jean. Si deux personnages dans un récit portent le même nom, l’auteur prend soin, généralement, de bien les distinguer, mais si l’un des personnages n’est autre que lui-même, il n’aura pas besoin de préciser. Le 4ème Evangéliste fait bien la distinction entre Judas l’Iscariote et Judas ‘non pas l’Iscariote’ (Jean 14.22). Il est donc très significatif qu’il ne distingue pas entre Jean Baptiste et l’apôtre Jean dont il a forcément entendu parler, bien qu’il ne le désigne pas par son nom.
Dans l’ensemble, la critique interne révèle que l’auteur a été témoin des événements qu’il a décrit. Il est intéressant de citer à ce propos le verdict de Dorothy Sayers, qui considère la question du point de vue de l’artiste créateur : ‘Il ne faut pas oublier que, des 4 Evangiles, celui de St Jean est le seul qui se réclame d’un témoignage oculaire direct ; quiconque a l’habitude d’utiliser des documents pour créer une œuvre d’imagination est à même de se rendre a que la critique interne corrobore l’assertion de Jean. 22 Même les récits des miracles dans cet Evangile portent le cachet d’un témoignage direct. Ainsi A. T. Olmstead, professeur d’histoire de l’Antiquité orientale à l’Université de Chicago pensait que l’histoire de La résurrection de Lazare au chapitre 11, par exemple, possédait ‘tous les détails circonstanciés d’un témoin oculaire convaincu ; 23 de même le récit de la tombe vide au chapitre 20 était ‘raconté indubitablement par un témoin oculaire, récit très vivant et qui ne prête à aucune objection valable de la part des sceptiques’. 24
22 D.L. Sayers, The Man Born to be King (1943), p. 33. Toute la discussion de la page 28 vaut d’être lue soigneusement. Cf. aussi ses remarques sur cet évangile dans Unpopular Opinions (1946), p. 25 ff.
23 Jesus in the Light of History (1942), p. 206.
24 Op. cit. p 248.
L’évangéliste était visiblement originaire de Palestine, et, même s’il en était loin lorsqu’il écrivit son livre, sa connaissance précise des lieux et des distances en Palestine, qui apparaît spontanément et naturellement, est celle d’un natif et d’un habitant du pays et non pas d’un simple pèlerin de passage. Il connaît bien Jérusalem ; il parle de certains endroits de la ville avec une précision qui prouve qu’il avait connu la ville avant sa destruction en l’an 70 de notre ère.
C’était aussi un Juif ; il est très au courant de toutes les coutumes juives ; il mentionne leurs rites de purification (2.6), leurs coutumes funéraires (19.40), leurs fêtes, en particulier la Pâque, la Fête des Tabernacles, la fête de la Dédicace qui a lieu en hiver ainsi que la fête anonyme de (5.1) qui est probablement la fête du Nouvel An ; 25 il sait quel passage de l’Ancien Testament le lectionnaire de Palestine prescrivait aux juifs de lire à la synagogue pendant les fêtes et les autres périodes de l’année. 26
25 Une discussion originale et passionnante à propos de cette fête se trouve dans J.R. Harris, Side-Lights on New Testament Research (1908), p. 52.
26 L’ouvrage de référence à ce sujet est celui de A. E. Guilding, The Fourth Gospel and Jewish Worship (1959).
Il connaît la loi juive du témoignage judiciaire (8.17). Il a l’expérience de l’attitude supérieure affichée par ceux qui ont eu une formation rabbinique vis-à-vis de ceux qui n’ont pas eu cet avantage : ‘Tous ces gens qui ne connaissent pas la loi sont des maudits’ (7.49), attitude partagée même par le libéral Rabbi Hillel : ‘Nul ignorant n’est pieux’. 27 Certains ont accusé l’évangéliste d’avoir commis l’erreur grossière de supposer que les souverains sacrificateurs juifs n’exerçaient cette fonction que pour un an ; en fait, quand, dans son récit de la passion il désigne Caïphe comme le ‘souverain sacrificateur de cette année-là’ (11.49, 51 ; 18.13), il veut dire simplement que c’est lui qui était en fonction l’année fatale de la crucifixion de Jésus.
27 Pirque Aboth ii 6.
Cette connaissance précise de Jean au sujet des coutumes, des croyances et des méthodes d’argumentations juives a conduit un grand érudit rabbinique, Israël Abrahams à déclarer : ‘Personnellement, j’ai l’impression, sans pour autant lui attribuer une date reculée, que ce 4ème évangile incarne une tradition réelle d’un aspect de l’enseignement de Jésus qui n’a pas trouvé place dans les Synoptiques’. 28 Abrahams a aussi souligné ‘la force cumulative des arguments apportés par les écrivains juifs pour soutenir l’authenticité des discours du 4ème évangile, particulièrement en rapport avec les circonstances dans lesquelles l’évangéliste les situe’. 29
28 Abrahams, Studies in Pharisaism and the Gospels (1917), p. 12.
29 Dans Cambridge Biblical Essays H.B. Swete (1909) p. 181.
La critique interne montre que l’auteur, non seulement, a vu les événements qu’il rapporte, mais les a aussi compris. La critique externe est aussi satisfaisante pour cet évangile que pour les Synoptiques. Nous avons déjà mentionné le papyrus qui atteste son ancienneté. Ignace qui connut le martyre vers l’an 115, a subi l’influence de l’enseignement spécifique de cet Evangile ; Polycarpe, écrivant à l’Eglise de Philippes peu après le martyre d’Ignace, cite la première épître de Jean qui, d’après Lightfoot, Westcott et quelques autres, accompagnait l’Evangile, en tant que lettre d’introduction et lui est en tout cas étroitement apparentée. Le gnostique Basilidès (130 environ) cite Jean 1.9, comme étant ‘dans l’Evangile’. Justin Martyr (vers 150) fait des citations de l’histoire de Nicodème de Jean 3 ; son disciple Tatien (170 environ) a inclus le 4ème Evangile dans son Diatessaron. Enfin, à peu près à la même époque, Meliton, évêque de Sardes, composa son ‘Homélie de Pâques’ en s’appuyant sur cet Evangile.
En dehors des attestations anciennes de son existence, nous trouvons, chez plusieurs écrivains du deuxième siècle, des observations quant à son auteur. A la fin du IIe siècle, Irénée qui avait des attaches à la fois en Gaule et en Asie Mineure, Clément d’Alexan- drie, Théophile d’Antioche, Tertullien de Carthage et le gnostique Héraclion en Italie (le premier commentateur du 4ème Evangile, à notre connaissance) attestent l’opinion assez généralement répandue à la fin du IIe siècle que Jean en était l’auteur. 30
30 Au IIe siècle, semble-t-il, les seules personnes à refuser l’apostolicité de cet Evangile furent celles qui n’aimaient pas la doctrine du logos (ou de la Parole) contenue dans le prologue, et qui, de ce fait, l’attribuaient à Cérinthe, hérétique bien connu de la fin du Ier siècle ; Epiphane appelle ces per- sonnes des ‘alogoi’, ce qui signifie non seulement qu’elles rejetaient la doctrine du logos, mais aussi qu’elles étaient dépourvues de logos, c’est-à-dire de raison.
Le seul personnage conséquent parmi eux semble avoir été l’érudit Gaïus de Rome (200 environ) qui était un chrétien orthodoxe sur tous les points sauf celui-ci : il rejetait le 4e Evangile et l’Apocalypse. En dehors de cette catégorie de personnes, le 4e Evangile semble avoir été admis unanimement par tous, orthodoxes et hérétiques.
De ces témoignages, le plus important est celui d’Irénée. ‘Jean, le disciple du Seigneur’, dit-il, ‘le même qui reposa sur sa poitrine a lui aussi publié son Evangile, pendant son séjour à Ephèse, en Asie’ 31. Ailleurs, il le désigne sous le titre de ‘l’Apôtre’. 32 Enfin, dans sa lettre à Florinus, 33 Irénée rappelle à ce dernier le temps de leur jeunesse, où ils étaient assis aux pieds de Polycarpe, évêque de Smyrne (qui fut martyrisé en 156, après 86 ans de vie chrétienne). Polycarpe avait été un disciple de Jean, et Irénée et Florinus l’avaient souvent entendu raconter ce que Jean et d’autres témoins oculaires lui avaient rapporté au sujet de Christ. Nous trouvons deux autres attestations quant à la paternité du 4ème Evangile dans le Canon de Muratori et dans le prologue anti-marcionite du 4ème Evangile, qui datent de la fin du IIe siècle. Le premier de ces documents rapporte l’étrange histoire que voici :
31 Contre les hérésies, III, 1.
32 Contre les hérésies, 1, 9 etc.
33 Cité par Eusèbe, Hist. Eccl. V, 20.
“Jean, un des disciples, a écrit le 4ème Evangile ; comme les autres disciples et les évêques l’enjoignaient de le faire, il dit : ‘Jeûnez avec moi pendant trois jours, puis nous mettrons en commun ce qui aura été révélé à chacun’. Cette même nuit, il fut révélé à André, l’un des apôtres, que Jean devait tout écrire sous son propre nom et que les autres réviseraient son ouvrage.”
André n’était certainement plus en vie à l’époque en question mais il est possible que ce fragment préserve une tradition véridique et que plusieurs personnes aient vraiment pris part à la réalisation de l’Evangile, car nous pensons à ces hommes qui se portèrent garants de la bonne foi de l’évangéliste dans Jean 21.24 : ‘nous savons que son témoignage est vrai’.
L’autre document, le prologue anti-marcionite, beaucoup plus intéressant, dit ceci : ‘Selon le récit fait par Papias de Hiérapolis, le disciple familier de Jean, dans ses cinq livres exégétiques, 34 cet Evangile fut prêché de son vivant par Jean en personne et donné par lui aux Eglises d’Asie. C’est lui (Papias) qui a copié correctement l’Evangile sous la dictée de Jean ; mais l’hérétique Marcion fut répudié et rejeté par Jean pour ses sentiments contraires ; il lui avait apporté des lettres ou des écrits de la part de certains frères du Pont’.
34 La copie grecque à partir de laquelle fut traduite la version latine que nous possédons de ce prologue comportait une erreur : ‘exoterikois’ au lieu de ‘exege tikois’.
La référence à Marcion est probablement une réminiscence confuse d’une affirmation antérieure selon laquelle Papias avait refusé de le soutenir. 35 A part cela, le prologue contient une information importante, à savoir que Papias a écrit dans ses ‘Exégèses des Logia du Seigneur’ (130-140) que c’est Jean qui a dicté le 4ème Evangile. C’est là notre preuve externe la plus ancienne quant à l’auteur de l’Evangile de Jean. Que Papias ait lui-même écrit sous la dictée de Jean est douteux et paraît assez peu vraisemblable. Lightfoot a émis à ce sujet une proposition très satisfaisante : Papias aurait en fait écrit que l’Evangile ‘fut donné par Jean aux Eglises, et elles (c’est-à-dire les Eglises) le copièrent sous sa dictée’ ; le texte aurait été ensuite interprété faussement comme ‘je le copiai’. En Grec, en effet, les formes ‘elles copièrent’ et ‘je copiai’ sont identiques à l’imparfait (apegraphon), et très similaires à l’aoriste (apegrapsa à la 1ère pers. du sing. ; apegrapsan, parfois sous la force apegrapsa, à la 3e pers. du pluriel). 36 D’autres explications ont été proposées : dans une lettre au Times du 13 février 1936, F. L. Cross écrit : ‘Ma propre interprétation du prologue, pour l’exprimer de façon dogmatique, est que, sous sa forme originale, il affirmait que le 4ème Evangile avait été écrit par Jean le Presbytre sous la dictée de l’apôtre Jean qui était alors très âgé’.
35 Cette référence à Marcion a servi de point de départ à la curieuse théorie de Robert Eisler exposée dans Enigma of the Fourth Gospel, suivant laquelle Marcion aurait été le secrétaire de Jean qui l’aurait renvoyé pour avoir glissé des interpolations hérétiques dans l’Evangile en le copiant !
36 J. B. Lightfoot, Essays on ‘Supernatural Religion’ (1889) p. 214.
Au sujet de ce Jean le Presbytre, nous devons relire le fragment de Papias cité à la page 34, qui semble distinguer deux Jean et parle de l’un au passé et de l’autre au présent. Certains pensent que Papias ne parle en fait que d’une seule et même personne, mais il est quand même plus naturel d’y voir une référence à deux personnes bien distinctes. 37 Malheureusement, Papias n’est pas très clair, en tant qu’écrivain ; comme, par ailleurs, il ne nous reste que des fragments de son œuvre, il est très difficile de savoir exactement ce qu’il a voulu dire. Il est très possible que Jean le Presbytre ait été un des anciens de l’Eglise d’Ephèse en même temps qu’un disciple de l’apôtre Jean. Beaucoup de chrétiens de Palestine émigrèrent dans la province d’Asie entre les années 50 et 70 du 1er siècle, et le plus fameux de tous fut bien sûr l’apôtre Jean lui-même. (C’est à cette époque aussi que Philippe de Césarée dont nous avons déjà parlé, émigra avec ses filles). Il est inutile, cependant de faire de cet obscur Jean le Presbytre le génie méconnu qu’il eût été si les théories à son sujet sont vraies. Une confusion des 2 Jean peut être à l’origine des incohérences qui se trouvent dans les écrits des chrétiens des premiers siècles, mais il est vraiment peu probable qu’Irénée ait pu commettre une telle erreur, et qu’il ait pensé que son maître Polycarpe lui parlait de l’Apôtre quand il lui parlait en réalité du presbytre Jean. S’il faut distinguer entre les deux, alors nous pouvons penser que Jean le Presbytre fut peut-être le copiste et l’éditeur du 4ème Evangile (bien que les preuves soient peu satisfaisantes) mais certainement pas l’auteur proprement dit de l’Evangile.
37 Des érudits aussi orthodoxes que S. P. Tregelles n’ont pas hésité à trouver deux Jean dans ce passage.
Quelques-uns ont pensé que le texte que nous possédons est en réalité une traduction d’un original araméen. Cette thèse a été ingénieusement présentée, mais manque totalement de preuves à l’appui. La même théorie, par contre, paraît plus digne de considération quand elle s’applique uniquement aux discours de Jésus. Le professeur G. R. Driver, dans sa révision de l’ouvrage de Burney, Aramaïc Origin of the Fourth Gospel, a fait remarquer que les exemples les plus convaincants de Burney sont ceux qui ont trait aux paroles mêmes du Seigneur ou d’autres interlocuteurs. Toutefois le style de l’Evangile dans son ensemble peut très bien être celui d’un écrivain possédant à fond la langue grecque, mais de langue maternelle araméenne.
Jusqu’à présent la critique interne aussi bien qu’externe semblent donc favorables à l’apostolicité de l’Evangile. Où est donc le problème ? Nous n’attacherons pas grande valeur à cette objection qui prétend qu’un simple pêcheur n’a pas pu, raisonnablement composer une œuvre d’une telle profondeur de pensée. L’auteur des épîtres pauliniennes était bien, lui, un fabricant de tentes, en dépit de son éducation rabbinique (à cette époque, il semblait normal qu’un rabbin gagne sa vie en exerçant un métier). Jean, le fils de Zébédée, n’avait pas reçu de formation rabbinique et c’est pourquoi, lui et Pierre étaient considérés par le Sanhédrin comme des ‘gens sans instruction ni culture’ — des laïcs qui n’y connaissaient rien. (Actes 4.13), mais ils avaient eu un Maître au-dessus du commun et, comme Jean était probablement tout jeune à la mort de Jésus, il eut le temps et l’occasion de progresser intellectuellement et spirituellement par la suite. D’ailleurs John Bunyan, l’illustre auteur du Voyage du Pèlerin, n’était-il pas un simple chaudronnier anglais ?
Le problème du 4ème Evangile apparaît très clairement lorsqu’on le compare aux Synoptiques, tout d’abord parce qu’il semble s’en éloigner pour des détails de géographie, de chronologie et de style.
La principale divergence au point de vue géographique, consiste en ce que Jean situe la plus grande partie des activités de notre Seigneur à Jérusalem et en Judée, alors que les Synoptiques rapportent un ministère presque entièrement galiléen ; mais cette divergence peut aisément s’expliquer : il est clair que Jean connaissait le ministère de Jésus en Galilée (cf. Jean 7.1), et de l’autre côté les synoptiques confirment implicitement le récit johannique du ministère à Jérusalem. Selon eux, en effet, Jésus était connu du propriétaire d’un âne dans un village près de Jérusalem (Marc 11.3-6) ; il était attendu pour la Pâque par le propriétaire d’une pièce dans la cité (Marc 14.12 à 16) ; et dans ses lamentations sur Jérusalem il dit : ‘Que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants’ (Matthieu 23.37 ; Luc 13.34). Peut-être Jean connaissait-il les autres Evangiles lorsqu’il composa le sien ; peut-être son récit ne voulait-il pas faire double emploi avec les autres, mais en quelque sorte les compléter.
De même, les divergences chronologiques se résolvent facilement : le ministère galiléen dont parlent les Synoptiques dura un an environ, mais Jean nous reporte plus avant, à un ministère du Christ dans le sud du pays, avant l’emprisonnement de Jean-Baptiste. L’année de ministère galiléen des Synoptiques s’insère, dans le cadre du récit johannique, entre les chapitres 5 et 7 et se termine avec la fête des Tabernacles de Jean 7.2. 38 L’activité de Jésus dans le sud de la Palestine avant la Galilée éclaire certains épisodes des Synoptiques, L’appel de Pierre, d’André, de Jacques et de Jean prend une nouvelle signification quand nous lisons dans Jean 1.37 et suivants qu’ils avaient déjà rencontré le Maître en compagnie de Jean-Baptiste.
38 Cf. G. Ogg, The Chronology of the Public Ministry of Jesus (1940), ouvrage qui fait autorité sur la question.
Les premiers chapitres de l’Evangile de Jean, qui racontent le ministère de Jésus en Judée parallèlement à celui de Jean-Baptiste, s’éclairent aujourd’hui par la connaissance nouvelle que nous avons de la communauté de Qumrân (au nord-ouest de la mer Morte) grâce à la découverte des fameux manuscrits de la mer Morte et aux fouilles de Qirbet Qumrân. Ainsi la discussion sur la purification mentionnée dans Jean 3.25 dans un contexte baptismal est typique des sortes de discussions qui devaient avoir lieu à cette époque-là où de nombreux groupes ‘baptistes’ rivaux habitaient la vallée du Jourdain et la région proche de la mer Morte. Les disciples de Jean et ceux de Jésus ne devaient pas être les seuls à baptiser dans cette région. La communauté de Qumrân avait son propre rituel d’ablutions, comme toutes les autres communautés.
Quant aux événements que Jean situe après le ministère en Galilée, nous voyons, si nous comparons minutieusement son Evangile avec les trois autres et en particulier avec celui de Luc, que les récits des Synoptiques deviennent plus intelligibles si nous croyons, selon la parole de Jean, que le ministère en Galilée prit fin à l’automne 29, que Jésus se rendit alors à Jérusalem pour la fête des Tabernacles, qu’il y resta jusqu’à la fête de la Dédicace en décembre (Jean 10.22), qu’il se retira ensuite quelques mois dans la vallée du Jourdain (Jean 10.40), et regagna Jérusalem environ une semaine avant la Pâque de l’année 30 (Jean 12.1). 39
39 Cf. M. Goguel, Life of Jesus (1933), p. 400.
En fait, le récit de Jean, qui fait mention des périodes de fête, est très utile pour déterminer le cadre chronologique des récits des Synoptiques qui manquent totalement d’indications de temps pour la période qui se situe entre le baptême de Jésus et sa dernière visite à Jérusalem. Marc indique seulement qu’il y avait beaucoup d’‘herbe verte’ lors de la multiplication des pains (6.39) ; ceci est en accord avec l’affirmation de Jean (6.4) qui situe cet événement peu avant la Pâque (17 avril 29). Certains d’ailleurs qui refusent d’accepter comme historique le portrait que Jean trace de Jésus admettent aisément ses données chronologiques. Il est un peu difficile de faire concorder sa chronologie de la semaine de la Passion avec les indications fournies par les Synoptiques, mais peut-être ces difficultés disparaitraient-elles si nous connaissions mieux les conditions de célébration de la Pâque à cette époque-là. Nous avons de fortes raisons de penser que certains groupes religieux (auxquels appartenaient notre Seigneur et ses disciples) suivaient un calendrier différent de celui qui servait aux sacrificateurs à régler le service du temple. Les grands-prêtres, en effet, et ceux qui suivaient leur exemple mangèrent la Pâque le vendredi soir, alors que Jésus était déjà mort (Jean 18.28 ; 19.14) ; lui et ses disciples l’avaient mangée plus tôt dans la semaine. 40
40 Toutes les recherches faites antérieurement sur cette question complexe ont été surclassées par le travail de Mademoiselle Annie Jaubert ; dans La Date de la Cène, elle produit de nouvelles preuves, dont certaines tirées de documents de Qumrân (1957).
Venons-en aux différences de style entre cet Evangile et les trois autres. Il est indiscutable que le 4ème évangéliste possède un style très particulier, qui colore non seulement ses propres méditations et commentaires, mais imprègne aussi les paroles de Jésus et de Jean-Baptiste. On a parlé à propos de ce phénomène d’une transposition du récit évangélique en une autre clé. N’oublions pas, bien sûr, que les paroles de Jésus et de Jean-Baptiste rapportées par cet évangéliste sont les traductions d’un original oral araméen ; de plus il est vraisemblable, à priori, qu’un disciple qui connaissait si bien la pensée du Seigneur ait été inconsciemment influencé par son style, de sorte que tous ses écrits, par la suite, s’en sont ressentis ; c’est en partie pour cette raison qu’il est parfois difficile de définir où finissent les paroles du Maître et où commencent les méditations du disciple.
Néanmoins, les Synoptiques eux-mêmes attestent que Jésus parlait quelquefois dans le style que Jean lui prête dans son Evangile. Peut-être la différence de style n’est-elle due qu’à une différence d’auditoire ; dans les Synoptiques, Jésus s’adresse surtout à des gens du peuple et à des paysans galiléens ; dans le 4ème Evangile, au contraire, il discute avec les autorités religieuses de Jérusalem, ou s’adresse au cercle restreint de ses disciples. Pourquoi faudrait-il le cantonner à un style oratoire bien défini ? D’ailleurs, les schémas poétiques qui apparaissent dans les discours des Synoptiques se font jour aussi dans les discours johanniques. 41 D’autre part, on retrouve aussi dans Jean la formule caractéristique : ‘En vérité (littéralement Amen), je vous le dis’, mais chez Jean le ‘En vérité’ est toujours répété. Dans les Synoptiques eux-mêmes, nous trouvons de place en place des tournures de phrases typiquement johanniques. Dans Jean, par exemple, notre Seigneur parle souvent de son Père comme de ‘Celui qui m’a envoyé’ ; la même expression apparaît dans Marc 9.37 ‘Quiconque me reçoit reçoit non pas moi, mais Celui qui m’a envoyé’ (cf. Matthieu 10.40 et Luc 9.48) avec les mêmes termes, ou peu s’en faut, que dans Jean 12.44 et 13.20. Les passages de Matthieu 11.27 et Luc 10.22 sont encore plus frappants : “Toutes choses m’ont été données par mon Père et personne ne connaît le Fils si ce n’est le Père ; personne non plus ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler’ — ‘bloc erratique de matériau johannique’, comme il a été dit.
41 Cf. C.F. Burney, The Poetry of our Lord (1925).
On peut mentionner ici les affinités frappantes de formes et de fond qui ont été découvertes entre le 4ème Evangile et les textes de Qumrân, affinités qu’il ne faut pas, cependant, exagérer, car la littérature de Qumrân est bien loin de nous présenter un personnage tel que le Jésus de l’Evangile. Néanmoins ces textes nous fournissent une preuve supplémentaire du caractère essentiéllement hébraïque de l’Evangile de Jean ; ceci apparaît surtout dans l’habitude d’opposer lumière et ténèbres, erreur et vérité, etc, et aussi dans une certaine attente messianique qui se fait jour dans l’Evangile aussi bien que dans les textes de Qumrân.
Le quatrième Evangile présente aussi d’étonnantes similitudes de forme et de fond avec une collection d’hymnes chrétiens syriaques curieusement intitulés ‘Odes de Salomon’, qui date de la fin du premier siècle ou du début du second siècle.
La question la plus difficile reste cependant celle de l’image même du Christ présentée par cet Evangile : est-elle la même que celle des Synoptiques ? Les quatre Evangiles s’accordent pour présenter Jésus comme le Messie et le Fils de Dieu. Si Jean a rédigé son livre afin que ses lecteurs croient que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu (Jean 20.31), souvenons-nous que Marc introduit son récit par des mots à peu près semblables : ‘Commencement de l’Evangile de Jésus-Christ (christos, qui signifie l’Oint est la traduction de l’hébreu Messie), Fils de Dieu’ (Marc 1.1). Il n’y a, en fait aucune différence christologique entre Jean et les Synoptiques, et si dans le 4ème Evangile Jésus est présenté comme la Parole de Dieu préexistante à toutes choses, agissant pour et avec le Père Eternel dans la création, la révélation et la rédemption, son humanité n’est pas oubliée pour autant : son voyage en Samarie le fatigue (Jean 4.6) ; il pleure devant la tombe de Lazare (11.35) ; il a soif sur la croix (19.28). Au contraire, Jean s’efforce de réfuter une opinion couramment répandue à cette époque-là que l’humanité de notre Seigneur était apparente mais non réelle ; c’est pourquoi il précise bien que ‘la Parole à été faite chair’ (1.14) et il affirme solennellement, avec toute l’autorité d’un témoin oculaire, qu’il n’y avait rien d’irréel dans sa mort sur la croix (19.30-35).
Il est vrai, cependant, que Jésus se révèle à nous différemment chez Jean et dans les Synoptiques. Dans ces derniers, par exemple, c’est seulement à la fin de son ministère en Galilée, à Césarée de Philippes que les disciples comprennent qu’il est le Messie, et Jésus leur donne alors des instructions strictes de ne pas le diffuser ; en outre, c’est seulement à ce moment-là qu’il commence à annoncer sa passion (Marc 8.27). Dans le récit de Jean, au contraire, sa dignité messianique est découverte par d’autres et reconnue par lui assez rapidement dans le cours du récit, et il parle de la nécessité de sa mort (bien qu’en termes voilés) presque depuis le début de son ministère. Il est évident que l’évangéliste, après avoir médité pendant des années sur la signification des gestes et des paroles de Jésus, avait appris à juger des débuts de son ministère à la lumière des événements ultérieurs. De plus, si Jésus avait quelque raison de ne pas faire connaître sa dignité de Messie dans l’ambiance révolutionnaire de la Galilée 42 il était nécessaire, par contre, que certaines parties de la population de Jérusalem sachent qui il était réellement et pourtant même là, certains se plaignaient, trois ou quatre mois seulement avant sa mort, qu’il ne veuille pas leur dire clairement s’il était le Messie ou non (Jean 10.24).
42 Cf. C.E. Raven, Jesus and the Gospel of Love (1931), p. 216. Les chapitres VII et VIII de ce livre s’intéressent tout particulièrement aux problèmes du 4ème évangile.
Le dernier survivant de ceux qui avaient été étroitement associés au ministère de Jésus dut réfléchir longuement et profondément à la signification de tout ce qu’il avait vu et entendu, et ce qui avait été obscur devint clair avec le temps.
‘Les lueurs que j’avais entrevues
Etaient devenues des étoiles, je les voyais maintenant
Et je les ai nommées dans l’Evangile écrit par moi.’ 43
43 Robert Browning, A Death in the Desert.
Dans sa vieillesse, il comprit mieux que jamais que, si les conditions de vie en Palestine n’étaient plus comme du temps de Jésus, son ministère lui-même, c’est-à-dire toutes les années que Jésus avait passées sur la terre avaient valeur d’éternité. Tout ce que les hommes avaient jamais connu de la vérité divine se résumait et se réalisait dans la vie de Jésus ; en lui, la Parole éternelle, expression même de Dieu, était venue dans le monde, dans une vie humaine véritable ; mais, dans ce cas, la vie et l’œuvre de Jésus ne devaient pas être attachées à un lieu, une nation, une époque. C’est pourquoi, vers la fin de sa vie, il entreprit d’écrire l’histoire de l’Evangile de façon à pouvoir présenter son message de vérité éternelle à toutes les personnes qui ne connaissaient rien du cadre où s’étaient déroulés les événements du salut. Il fallait présenter le message de la régénération au monde héllénisé des jeunes générations, de telle sorte que tous, Juifs ou Grecs, puissent être amenés à croire en Jésus, le Messie, le Fils de Dieu et reçoivent en lui la vie éternelle. Il ne céda pas, cependant, à la tentation de reformuler le christianisme selon la pensée de son temps, en le dépouillant ainsi de son caractère essentiellement unique. L’Evangile est valable pour tous les temps, mais il relate des événements qui ont pris place dans l’histoire, à une date déterminée ; Jean souligne la portée universelle de son récit, sans pour autant le couper de son contexte palestinien et il préserve fidèlement la prédication apostolique originelle au cœur de son récit. 44
44 Ceci est bien mis en valeur par le Pr. C.H. Dodd dans The Interpretation of the Fourth Gospel (1953), l’ouvrage le plus important qui ait paru dernièrement à ce sujet.
N’a-t-il pas atteint son objectif ? Quelles que soient les difficultés rencontrées par certains spécialistes, la plupart des lecteurs n’ont jamais ressenti aucune divergence fondamentale entre le Christ qui parle et agit dans le 4ème Evangile et celui qui parle et agit dans les Synoptiques. Beaucoup ont même certifié que l’Evangile de Jean leur avait donné une connaissance encore plus profonde et plus intime de l’esprit du Christ, que ne l’avaient fait les trois autres Evangiles. Les membres de la Christian Industrial League, qui s’efforcent de présenter le message de l’Evangile aux personnalités les plus ‘coriaces’ de Skidrow, au cœur de la ‘cité’ de Chicago, disent ‘qu’ils ont constaté dans leur travail que l’Evangile de St Jean est le plus utile, dans ce milieu d’hommes durs et insensibles. Son exposition claire, directe du péché et du salut par- vient en quelque sorte à toucher et à convaincre les plus résistants, tandis que son invitation directe obtient des résultats que rien d’autre n’obtient’. 45 Ecoutons aussi ce témoignage tout à fait indépendant, celui de l’archevêque William Temple qui fut théologien, philosophe et homme d’Etat :
45 A.M. Chirgwin, The Bible in World Evangelism (1954), p. 113.
‘Les Synoptiques nous donnent quelque chose comme une photographie sans défaut ; St Jean, lui, nous donne le portrait le plus parfait…l’esprit de Jésus, c’est ce que nous dévoile le 4ème Evangile ; mais… les disciples ne purent pas, au début, l’assimiler, en partie à cause de sa nouveauté, en partie à cause des associations attachées à la terminologie que le Seigneur devait employer. Les Synoptiques peuvent nous rapporter aussi fidèlement que possible les termes mêmes que notre Seigneur utilisa ; St Jean, lui, sensibilise nos oreilles à leur audition’. 46
46 Readings in St John’s Gospel (1940), p. XVI à XXXII.
Il est donc clair que l’objectif de Jean a été pleinement atteint, non seulement parmi les lecteurs juifs et paiens du monde hellénistique de la fin du premier siècle, mais aussi à travers toutes les générations jusqu’à nos jours. Quand il nous présente Jésus comme la révélation parfaite de Dieu, comme l’incarnation de l’amour, comme la personnification de cette vie qui a toujours été la lumière des hommes, son récit est reçu par beaucoup comme un témoignage possédant, à l’instar de toute vérité éternelle, son autorité en lui-même, et ils sont contraints de répéter avec les premiers qui publièrent le message de l’évangéliste : ‘nous savons que son témoignage est vrai’.