Ceux-là seuls seraient des adversaires sérieux du dogme de la création qui diraient que l’univers, la terre et l’homme sur la terre ont été, de toute éternité et tous ensemble, ce qu’ils sont. Mais personne ne peut tenir ce langage ; les faits s’y opposent invinciblement. On a beaucoup discuté et on discute encore la question de savoir depuis combien de siècles l’homme existe sur la terre. Cela n’importe en rien au dogme de la création ; il est certain, il est reconnu que l’homme n’a pas toujours existé sur la terre, et qu’elle a été longtemps dans divers états tels que l’homme n’eût pu y exister. L’homme a donc commencé, l’homme est venu sur la terre. Comment y est-il venu ?
Ici, les adversaires du dogme de la création se divisent : les uns affirment les générations spontanées, les autres la transformation des espèces. Selon les uns, la matière possède, dans certaines circonstances et par le seul développement de ses forces propres, le pouvoir de créer des êtres animés. Selon les autres, les diverses espèces d’êtres animés qui ont existé, ou qui existent, aux diverses époques et dans les divers états de la terre, dérivent d’un petit nombre de types primitifs qui ont possédé, grâce à des millions ou des milliards de siècles, le pouvoir de se développer et de se perfectionner de manière à se transformer en espèces supérieures. D’où ils concluent, plus ou moins timidement, que l’espèce humaine est le résultat d’une transformation, ou d’une série de transformations semblables.
Quant au système des générations spontanées, la tentative de l’établir est de vieille date ; la science l’a toujours déjouée ; plus ses observations ont été exactes et profondes, plus elles ont démenti l’hypothèse de la vertu créatrice de la matière. Naguère encore, la question, attentivement étudiée par des esprits éminents, au dedans et au dehors de l’Académie des sciences, a abouti à ce résultat. Mais quand même il en serait autrement, quand même les partisans des générations spontanées pourraient alléguer certaines expériences dont l’erreur ne serait pas encore reconnue, la première apparition de l’homme sur la terre ne s’expliquerait pas mieux par cette voie, et je n’en serais pas moins en droit de redire ici ce que j’ai déjà dit ailleurs à ce sujeta : « Ce mode de production ne pourrait, n’aurait jamais pu produire que des êtres-enfants, à la première heure et dans le premier état de la vie naissante. Personne, je crois, n’a jamais dit et personne ne dira jamais que, par la vertu d’une génération spontanée, l’homme, c’est-à-dire l’homme et la femme, le couple humain, ont pu sortir et qu’ils sont sortis un jour de la matière tout formés et tout grands, en pleine possession de leur taille, de leur force, de toutes leurs facultés, comme le paganisme grec a fait sortir Minerve du cerveau de Jupiter. C’est pourtant à cette condition seulement qu’en apparaissant pour la première fois sur la terre l’homme aurait pu y vivre, s’y perpétuer et y fonder le genre humain. Se figure-t-on le premier homme naissant à l’état de la première enfance, vivant, mais inerte, inintelligent, impuissant, incapable de se suffire un moment à lui-même, tremblotant et gémissant, sans mère pour l’entendre et le nourrir ! C’est pourtant là le seul premier homme que le système de la génération spontanée puisse donner. Évidemment ce n’est pas ainsi qu’est venu sur la terre le genre humain. »
a – L’Église et la Société chrétienté en 1861, p. 27.
Le système de la transformation des espèces n’est pas moins repoussé par la science, comme par les instincts du bon sens. Il ne repose sur aucun fait saisissable, sur aucune donnée de l’observation scientifique ou de la tradition historique ; tous les faits constatés, tous les monuments recueillis, dans les divers siècles et les divers lieux, sur l’existence des espèces vivantes, attestent qu’elles n’ont subi aucune transformation, aucun changement notable et durable ; on les retrouve il y a mille, deux mille, trois mille ans, telles qu’elles sont aujourd’hui. Dans une même espèce, les races peuvent varier ou se modifier l’une par l’autre ; les espèces ne changent point. Et quand on a essayé de les transformer artificiellement, par des croisements entre les espèces voisines, on n’a obtenu que des modifications qui, après deux ou trois générations, ont été frappées de stérilité, comme pour attester l’impuissance de l’homme à accomplir, par la transformation progressive des espèces existantes, la création d’espèces nouvelles. L’homme n’est point un singe transformé et perfectionné par une fermentation obscure des éléments naturels et à force de siècles ; cette prétendue explication de l’origine de l’espèce humaine n’est qu’une hypothèse, fruit d’une imagination facile à séduire par des conjectures ingénieuses que lui suggère le spectacle mal compris de la nature, et qu’elle sème à travers des événements inconnus et des temps infinis qu’elle charge de réaliser ses rêves. Fermement maintenu par M. Cuvier, M. Flourens, M. Coste, M. de Quatrefages et tous les observateurs sévères des faits, le principe de la diversité radicale et de la permanence des espèces reste dominant dans la science comme dans la réalité.
[Cuvier ; Discours sur les Révolutions du globe, p. 117-124 (édit. de 1825). — Flourens ; Ontologie naturelle (1861), p. 10-87 ; — Journal des savants (octobre, novembre et décembre 1863) ; trois articles sur l’ouvrage de Ch. Darwin : De l’Origine des espèces et des lois du progrès chez les êtres organisés. — Coste ; Histoire générale et particulière du développement des corps organisés ; — Discours préliminaire, t. Ier, p. 23. — Quatrefages ; Métamorphoses de l’homme et des animaux (1862), p. 225, — et ses articles sur l’unité de l’espèce humaine, publiés dans la Revue des Deux Mondes, en 1860 et 1861, et réunis en un volume in-12 (1861).]
A côté de ces vaines tentatives pour se passer du Dieu créateur et pour expliquer, par les forces propres et progressives de la matière, l’origine de l’homme et du monde, le dogme chrétien de la création a encore d’autres adversaires. On s’arme, pour le combattre, du récit que donne la Bible des faits successifs de création qui ont produit le monde et l’homme ; on énumère, on étale les difficultés que présente la conciliation de ce récit avec les observations et les résultats de la science. Je pèserai la valeur de ce genre d’objections en traitant de l’inspiration des livres saints, de son véritable objet et de son sens légitime. Mais dès à présent j’élève le dogme de la création au-dessus de cette attaque en le plaçant à sa hauteur propre et isolée : c’est le fait général, c’est le principe même de la création qui constitue le dogme ; quelles que soient les obscurités ou les difficultés scientifiques du récit biblique, le principe et le fait général de la création n’en subsistent pas moins ; le Dieu créateur n’en reste pas moins en possession de son œuvre. La religion chrétienne, dans son essence, ne dit et ne demande rien de plus.
Reste, contre le dogme chrétien de la création, l’objection générale qui s’adresse à tous les faits, à tous les actes qu’on appelle surnaturels, c’est-à-dire à l’existence de Dieu aussi bien qu’au dogme de la création, à toutes les religions aussi bien qu’à la chrétienne. Ce n’est pas à propos d’un dogme spécial, et pour défendre seulement un des flancs de l’édifice chrétien qu’une telle question doit être traitée ; je l’aborderai tout à l’heure de front et dans toute sa portée.