Si quelqu’un est en Christ, c’est une nouvelle créature. Les choses vieilles sont passées ; voici, toutes choses sont devenues nouvelles. Et tout cela vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui-même par Jésus-Christ et qui a mis en nous le message de la réconciliation. Car Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui et ne leur imputant point leurs péchés ; et il a mis en nous la parole de la réconciliation.
La votation du 4 novembre à Neuchâtel. – La propagation de la réformation dans le pays. – Le complot réactionnaire. – Serrières, Dombresson et Savagnier. – La grande lutte à Boudevilliers et à Valangin. – Réformation de Valangin. – Fontaine (Jean de Bély). – Saint-Blaise. – Boudevilliers (Christophe Fabry). – Boudry. – Colombier. – Cortaillod (Hugues Gravier). – Bevaix. – Corcelles. – Peseux. – Gorgier et Saint-Aubin. – Les Montagnes. – Le Locle (Etienne Bexancenet). – Brenets. – La Chaux-de-Fonds. – La Sagne. – Val-de-Travers. – La fin des chanoines. – Môtiers. – Buttes. – Verrières. – Landeron et Cressier. – Lignières. – Coup d’œil général.
La bonne nouvelle de la réconciliation que Dieu a accomplie lui-même pour nous en Jésus-Christ opéra, partout où la proclamèrent les réformateurs, le même renouvellement des cœurs et de la vie.
Mais nulle part peut-être la puissance inhérente à cette prédication de la grâce ne ressort d’une manière aussi saillante qu’à Neuchâtel. Partout où la Réformation s’est établie, elle l’a fait avec le concours du gouvernement du pays. En Allemagne, Frédéric de Saxe et Philippe de Hesse ; en Suisse, les Grands-Conseils de Zurich, de Berne et de Genève travaillèrent à la répandre et à l’affermir chez les peuples qui leur étaient soumis. A Neuchâtel, au contraire, non seulement le gouvernement ne fit rien pour favoriser la réformation de l’Eglise, il fit tout jusqu’à la fin pour s’y opposer. C’est le peuple qui l’a voulue, qui a persévéré dans sa résolution, et qui a fini par triompher. Nulle part donc la Réformation n’a eu un caractère aussi complètement populaire et national qu’à Neuchâtel. Le pouvoir est resté catholique pendant près de deux siècles encore. La ville et le pays sont malgré lui devenus et restés protestants. « Dans tout le pays la nouvelle croyance s’établissait ainsi sans le souverain, sans les seigneurs, sous leurs yeux et malgré euxy. » Rare et bel exemple d’un peuple qui, même dans ces affaires de la nature la plus relevée, sait nettement ce qu’il veut et veut fermement ce qu’il sait !
y – F. de Chambrier, p. 299.
Nous avons vu cette ferme volonté des habitants de la ville se manifester avec une noble mais tumultueuse énergie, le 23 octobre. Malgré le triomphe moral obtenu ce jour-là par les principes de la Réforme, la victoire légale n’était point encore remportée. D’après le traité de Bremgarten entre les cantons catholiques et les cantons protestants, traité auquel les Neuchâtelois, comme alliés des Suisses, étaient aussi soumis, la question de religion devait se décider en chaque endroit à la majorité des voix. L’idée de la tolérance complète en matière de foi n’existait pas encore. Il paraissait que tous les habitants d’un même endroit devaient avoir le même culte. Et l’on croyait rendre un hommage suffisant à la liberté de conscience en permettant à ceux qui faisaient minorité d’émigrer dans une autre paroisse où leur conviction avait eu le dessus.
Une votation régulière devait donc tôt ou tard avoir lieu à Neuchâtel. Jusqu’alors tout, même la prise de possession du temple du Château, le 23 octobre, n’avait qu’un caractère momentané et provisoire. Et la question de la réforme de la ville n’était nullement décidée.
Le gouverneur et les chanoines n’étaient pas sans espoir de voir encore les choses tourner dans leur sens. « Ce n’est qu’une minorité de jeunes gens de guerre ayant le feu à la tête, écrivait George de Rive, qui sont entrés au temple le 23 octobre. La plupart de cette ville, hommes et femmes, tiennent fermement à l’ancienne foi et n’ont jamais voulu consentir aux outrages qui ont été faits ; et comme bons sujets ont obéi à mes commandementsz. »
z – Chroniqueur, p. 82.
Pour prévenir une collision sanglante que réchauffement des deux partis semblait rendre imminente, George de Rive se décida à réclamer l’intervention bernoise.
Un trait, qui nous à été conservé par Boyve, peint les préoccupations des esprits à Neuchâtel durant ces jours d’attente. Deux bourgeois, l’un nommé Fauche, l’autre Sauge, allaient ensemble à la vigne. Ils montaient le chemin de Saint-Jean, entre le Tertre et le Sablon. Là se trouvait une chapelle dédiée à l’Apôtre dont ce quartier porte le nom, et dans cette chapelle une image de bois représentant le saint. Fauche la regarde en passant et dit : « Voilà une image dont je chaufferai demain mon fourneau. » Le soir, en redescendant à la ville, il ne manque pas de la prendre et la porte jusque devant sa maison. Sauge, son voisin, voulant lui jouer un tour, fait, pendant la nuit, un trou dans la statue, l’emplit de poudre, referme le trou avec une cheville et laisse l’image dans la position où Fauche l’avait mise. Le lendemain matin, celui-ci la vient prendre et la met dans son fourneau. Aussitôt le feu fait sauter la poudre et l’image, et Fauche, renversé par l’éclat, ne doute pas que ce ne soit la colère du saint qui se manifeste de la sorte. Il courut à la messe expier son crime. En vain Sauge lui déclara avec serment ce qu’il avait fait ; l’effet avait été trop violent. Fauche ne put être détrompé. Soit pour fuir la colère du saint, soit par dépit, il alla s’établir à Morteau, où sa famille existait encore au temps de Boyvea.
a – Boyve, Liv. II, p. 311-312.
Cette chapelle de Saint-Jean, qui était à deux ou trois cents pas au-dessus de la porte des Chavannes, fut démolie après que la Réformation eut été décidée.
Le 4 novembre les trois commissaires bernois firent leur entrée à Neuchâtel. Ils se rendirent au château. « Nosseigneurs de Berne, dirent-ils au gouverneur, sont bien surpris de ce que vous vous opposiez à la pure et vraie parole de Dieu. Désistez-vous promptement ; autrement l’Etat et la Seigneurie en pourraient pis valoir. » Ce langage des députés bernois serait inexcusable si ceux qui le tenaient n’avaient eu la conviction fondée sur les événements du 23 octobre et les rapports des bourgeois, et confirmée plus tard par le fait, que la majorité des habitants de la ville était pour la Réforme, et que l’essai de maintenir le catholicisme à Neuchâtel n’était, au point de vue du traité de Bremgarten, qu’une tentative oppressive de la part du gouverneur et des chanoines.
George vit qu’au lieu d’aides il s’était donné des maîtres. Afin de sortir de l’impasse où il s’était engagé, il essaya de demander la cointervention des cantons catholiques : Lucerne, Fribourg et Soleure. A cette proposition, les commissaires bernois se levèrent fièrement et répondirent que, s’il en agissait ainsi, il courait risque de faire perdre Neuchâtel à sa souveraine. Les chanoines se mirent alors à entourer les Bernois et s’efforcèrent de leur démontrer que si l’on ne soutenait l’autorité religieuse, le pouvoir civil en souffrirait immanquablement ; que les défenseurs de la Réforme n’étaient qu’une poignée de brouillons, et que si l’on voulait maintenir l’ordre dans l’Etat, il fallait relever l’autel. Un des commissaires bernois, impatienté de ces bons avis trop évidemment intéressés, doit avoir en ce moment jeté ce mot : « Tournez-vous de quel côté « vous voudrez, quand bien même le plus (c’est « ainsi que l’on désignait la majorité) serait du vôtre, si passerez-vous par là. Jamais nosseigneurs n’abandonneront les défenseurs de la foi évangéliqueb. »
b – F. de Chambrier, p. 295-296.
C’était assurément proclamer un parti pris d’avance et tout à fait incompatible avec l’impartialité qui devait être le caractère de l’intervention. Si cette parole à été prononcée, elle est sans excuse.
Dès que l’arrivée des commissaires bernois fut connue en ville, les bourgeois, sentant que l’impartialité du vote était désormais garantie, demandèrent avec empressement le plus. « Impossible de refuser, » dit le gouverneur dans son rapport à la comtesse. « Il fût demeuré des gens morts. Nous ne pûmes seulement avoir jour ni heure de relâche, nous fûmes contraints de laisser tenter le plusc. »
c – Chroniqueur, p. 82.
Le peuple alors monte au château pour cette votation qui doit décider de son avenir religieux. Et l’avenir temporel du pays n’était-il pas implicitement renfermé dans son avenir spirituel ? On voit les Quatre-Ministraux, suivis du conseil de ville et de tous les bourgeois qui sont pour la Réforme, monter en cortège la rue escarpée qui conduit au château. Ce n’étaient pas seulement quelques têtes jeunes et folles, comme l’avaient prétendu les adhérents du papisme ; c’était une troupe d’hommes graves et sensés qui avaient fort bien pesé ce que dans cette circonstance décisive ils avaient à dire et à faire. — Ils se rangèrent en face de leurs adversaires. Ceux-ci se serraient autour du gouverneur. C’étaient le conseil privé de la comtesse, les chanoines, et tout ce qu’il y avait en ville de zélés catholiques romains.
George de Rive prit la parole. Il se plaignit de la violence avec laquelle les bourgeois avaient, dans la journée du 23 octobre, détruit les autels et brisé les images dans une église que les prédécesseurs de la comtesse avaient fait bâtir. Il demanda avant tout que le temple fût remis dans l’état où il était avant, et que la messe y fût de nouveau célébrée.
Assurément cette demande était fondée. Les bourgeois s’étaient arrogé, au 23 octobre, la disposition d’un édifice qui ne leur appartenait point encore légalement, et dont la propriété ne pouvait leur écheoir définitivement qu’à la suite du vote qui allait avoir lieu. Aussi les bourgeois ne plaidèrent-ils point cette question de forme ; ils allèrent droit au fond des choses.
« L’illumination du Saint-Esprit, répondirent-ils, et la sainte doctrine de l’Evangile, enseignée dans la Parole de Dieu, nous ont appris que la messe est un abus sans aucune utilité, et qui est beaucoup plus à la damnation qu’au salut des âmes. Nous sommes prêts à le prouver et à démontrer qu’en enlevant les autels nous n’avons rien fait qui ne fût droit et agréable à Dieu. »
« Eh bien ! dirent les Bernois, pour empêcher tout dommage, que le différend soit décidé à la majorité des voix ! »
« Le plus ! le plus ! » s’écrièrent les réformés.
« Monseigneur ! » dirent alors à M. de Rive les partisans de l’ancienne foi, en portant la main à la garde de leur épée : « Nous tous, qui tenons pour le parti du Saint-Sacrement, nous voulons mourir martyrs pour notre sainte foi. »
Ils allaient tirer l’épée… la cour du château allait se transformer en un champ de bataille. M. de Rive les arrête :
« Je ne puis le souffrir, leur dit-il, ce serait une entreprise pour faire perdre à Madame son Etat et sa Seigneurie. Je consens, dit-il aux Bernois, à faire le plus, sous réserve de la souveraineté et seigneurie de Madame. »
« Et nous, dirent les bourgeois, sous réserve de nos libertés et franchises. »
Avant l’acte décisif de la votation, les catholiques s’avancent encore une fois avec des larmes dans les yeux, et demandent que les noms et prénoms « des bons et des pervers » (c’est ainsi qu’ils appellent les papistes et les réformés,) « soient tous inscrits dans un registre en perpétuelle mémoire, et protestent être bons et fidèles bourgeois de Madame et lui faire service jusqu’à la mort. » Les réformés, se voyant accusés de félonie envers leur souveraine par ces derniers mots, s’écrient : « Nous disons le semblable en toute chose où il plaira à Madame de nous commander, sauf et réserve la foi évangélique, dans laquelle nous voulons vivre et mourir. »
Alors on ouvre l’église. Les deux partis s’avancent. Les trois commissaires bernois, Antoine Noll, Sulpice Archer et Jacques Tribolet, prennent place à côté du gouverneur, comme présidents de l’assemblée et arbitres de la votation, et le plus commence. Chaque bourgeois dépose silencieusement son vote sur la question de réforme. La majorité était incertaine ; on se comptait du regard. L’anxiété était égale des deux parts pendant qu’on dépouillait les votes. Enfin on proclame le résultat. Dix-huit voix de majorité viennent de décider la victoire de la Réforme et la chute de la Papauté dans notre villed. Messieurs de Berne se lèvent : « Vivez désormais « en bonne paix, » disent-ils aux deux partis dont se compose l’assemblée. « Que la messe ne soit « plus célébrée ; mais que l’on ne fasse aucun tort « aux moines et aux prêtres. »
d – Merle, t. IV, p. 502-509.
Acte fut dressé de cette votation décisive. Les députés de Berne, le gouverneur du pays et le magistrat de la ville y apposèrent leurs sceauxe.
e – Ibid., p. 509.
« Je fais la promesse, » déclara alors hautement le gouverneur, « de ne rien entreprendre contre la votation de ce jour, car je suis moi-même témoin qu’elle à été honnête, droite, sans danger et sans contrainte. »
Cependant il ne consentit point à renoncer à la célébration de la messe dans le château, prétendant que la demeure de Madame n’était point soumise à la votation des bourgeois. Il y fit transporter l’orgue, et la messe y fut célébrée chaque jour.
Telle fut la journée du 4 novembre 1530. Elle contraste par son calme et sa gravité avec l’entraînement impétueux qui fait le caractère de celle du 23 octobre. Mais toutes deux révèlent un peuple chez lequel une profonde conviction religieuse et morale à réveillé une irrésistible énergie. Les sources de la vie pour les nations comme pour les individus jaillissent des grandes convictions. L’absence de foi frappe de paralysie les peuples aussi bien que les individus les mieux doués.
Les députés bernois quittèrent la ville après avoir fait entendre au gouverneur que la Réforme ayant été librement acceptée, leurs seigneurs réprimeraient sévèrement toute tentative qui serait faite pour la renverserf.
f – Chroniqueur, p. 87.
Mais l’accord fait sous la médiation des députés bernois stipulait expressément que le changement voté ne s’appliquait qu’à la ville et paroisse de Neuchâtel. Qu’allait-il maintenant advenir du reste du pays ? Pendant que l’Evangile éclairait la capitale, le pays resterait-il dans les ténèbres ? Les bourgeois ne l’entendaient pas ainsi. Il est dans la nature de toute vraie foi d’être conquérante. Quiconque attaque en principe le prosélytisme, montre par là que toute conviction sérieuse lui est étrangère.
Nos réformés de la ville s’en allaient donc dans les villages voisins, comme autant de missionnaires. Ceux qui travaillaient de leurs mains pendant le jour s’y rendaient le soir. « Je suis averti, » écrivait le gouverneur à la comtesse, « qu’ils sont nuit et jour sur pied pour faire une réformation. » George de Rive, pour arrêter la contagion, convoqua les membres des diverses cours de justice du comté. A ses plaintes et à ses avertissements ces bonnes gens répondirent tous d’un commun accord « qu’ils vivraient et mourraient sous la protection de Madame, sans changer l’ancienne foi, jusqu’à ce que par elle en fût ordonné. »
« Ces villageois pensaient sans doute, dit un historien, que leur conscience relevait de Madame de Longueville aussi bien que leur placeg. »
g – Merle, t. IV, p. 513.
Il ne faut pas chercher des convictions religieuses fortes, personnelles, indépendantes, là où manque la Parole de Dieu. C’était le cas de ces campagnards. Ils n’avaient jamais tenu une Bible.
Cet accord des représentants de toutes les communautés du pays rendit un moment l’espoir au parti catholique à Neuchâtel. La noblesse et le bas peuple restaient au fond attachés à la cause vaincueh. On se rassemblait mystérieusement dans certaines maisons ; un prêtre arrivait et disait la messe autour d’un autel improvisé. Naissait-il un enfant, le prêtre accourait à la sourdine, faisait sur son front le signe de la croix, soufflait sur lui et le baptisait selon le rite catholique. Enfin les choses allèrent si loin qu’à peine deux mois après la votation solennelle du 4 novembre, le parti catholique crut le moment arrivé de tenter un coup de force. Le jour de Noël fut fixé pour le rétablissement de la messe. Au moment où les réformés seraient rassemblés sans crainte dans le temple, les catholiques devaient y pénétrer, frapper et disperser à main armée les évangéliques, renverser la table de communion, relever l’autel, rétablir les images, et célébrer la messe.
h – Chroniqueur, p. 87.
Mais ce complot fut éventé. Des députés bernois arrivèrent en hâte à Neuchâtel la veille de Noël. « Mettez ordre à cela, dirent-ils au gouverneur. Si l’on attaque les réformés, ce sont nos combourgeois, nous les défendrons. » Les armes tombèrent des mains des conjurés, et la fête et les cantiques de Noël ne furent point troublés. Dès lors la Réforme ne fut plus remise en question dans la ville de Neuchâteli.
i – Ibid. – Merle, t. IV, p. 515.
Serrières suivit immédiatement l’exemple de la ville. Emer Beynon, curé de ce lieu, qui avait si bien accueilli Farel l’année précédente, lors de son premier débarquement sur le sol de notre pays, montant en chaire, fit cette promesse à ses paroissiens : « Si j’ai été bon curé, je veux, par la grâce de Dieu, être encore meilleur pasteurj. »
j – Merle, t. IV, p. 515.
Dans l’année 1530 également, la paroisse de Dombresson et de Savagnier, qui, comme Serrières, dépendait de Bienne pour le spirituel, embrassa la Réformation. Pierre Marmoud, son curé, se prononça en faveur de la Parole de Dieu, la prêcha, et la Réforme fut votée à la majorité des voix, à peu près comme à Neuchâtelk. Chose digne de remarque. C’est du Val-de-Saint-Imier et par Dombresson que le christianisme s’est introduit dans le Val-de-Ruz quand cette contrée était encore plongée dans le paganisme. Et c’est en suivant la même route que la Réformation y est arrivée 8 à 9 siècles plus tard. Seulement le Val-de-Ruz fut réformé de deux côtés à la fois, par Dombresson et par Neuchâtel.
k – Andrié, p. 301. – Chroniqueur, p 88.
Le papisme possédait dans ce vallon une forteresse qui paraissait imprenable : c’était Valangin, la seconde capitale du pays. Là, dans le château du lieu, habitait la vieille comtesse Guillemette de Vergy, bonne et pieuse dame, pleine de respect pour la religion de ses pères. Elle avait fait venir cent prêtres lors de la mort de son mari, pour chanter une grand’messe pour le repos de son âme. En réparation de tout le tort que le défunt pouvait avoir fait aux blés de ses sujets en chassant, elle avait, pendant toute une année, donné le dîner le vendredi à cinq lépreux, en y ajoutant cinq deniers d’argent. Elle avait fait, en outre, de larges aumônes aux pauvres de tous les villages de son comté de Valangin. « Elle tenait à Valangin un état fort honorable, dit M. de Chambrier, et quand la comtesse de Gruyères et d’autres nobles dames venaient la visiter, sa dévotion ne l’empêchait point de les faire danser au son du fifre et du tambourin. » La haine de cette dame contre la Réformation n’était surpassée que par celle de son intendant et conseiller intime, Claude de Bellegarde.
Il n’était pas aisé de faire pénétrer l’Evangile dans les états d’une telle souveraine. Farel avait fait une tentative dans l’été 1530, pendant son second séjour à Neuchâtel. Le 15 août, jour de la fête de l’Assomption de Notre-Dame, accompagné comme d’ordinaire d’un jeune Dauphinois, son parent et ami, Antoine Boyve, il était monté au Val-de-Ruz, dans l’intention d’y prêcher. Boudevilliers était, pour cette fois, le point de mire des deux missionnaires ; car, depuis la bataille de Coffrane, ce village, quoique situé dans le Val-de-Ruz, n’appartenait plus à la seigneurie de Valangin, mais à celle de Neuchâtel. Il y avait donc plus de chance de pouvoir y prêcher librement l’Evangile que dans tout autre village du Val-de-Ruz, dépendant de dame Guillemette.
De tous côtés l’on se rendait à l’église. Farel et son jeune compagnon y entrent, suivis de quelques habitants du lieu qui déjà l’avaient entendu prêcher à Neuchâtel, et tandis que le curé célèbre la messe, Farel monte en chaire. Une étrange lutte commence. Le prêtre et ses enfants de chœur chantent le missel ; Farel proclame Jésus-Christ et ses promesses. Enfin le moment arrive où, selon la croyance catholique, le prêtre, en prononçant les paroles de consécration, consomme le mystère de la transsubstantiation et où il fait l’élévation de l’hostie. A cet instant le peuple, vaincu par la puissance de l’habitude, tombe à genoux et adore son Dieu dans l’hostie consacrée.… Tout à coup un jeune homme s’élance de la foule, traverse le temple, arrive à l’autel, saisit l’hostie des mains du prêtre, et, la présentant au peuple : « Ce n’est point ce Dieu de pâte qu’il faut adorer, s’écrie-t-il. Le vrai Dieu est là-haut, au ciel, en la majesté du Père, et non dans les mains du prêtrel. » — C’était Antoine Boyve ! La foule demeure immobile, muette. Farel profite de ce moment de calme. Il recommence à annoncer ce Christ que le ciel doit contenir jusqu’au rétablissement de toutes choses. Mais le prêtre et ses adhérents s’élancent au clocher et sonnent le tocsin à toute volée. Une foule émue, menaçante, accourt de toutes parts. Les amis des deux prédicateurs étaient désormais impuissants à les défendre. « Dieu les délivra, » dit la chronique. Comment ? Nous l’ignorons. Ils s’évadèrent, franchirent rapidement l’intervalle qui sépare Boudevilliers de Valangin. Mais comment traverser ce bourg, où le tocsin avait aussi porté l’alarme, et où toute la population était sur pied ? Un chemin étroit passait au pied des murs du château ; ils s’y glissent. Tout à coup ils sont aperçus. Une grêle de pierres les assaillit ; une vingtaine de personnes, prêtres, hommes et femmes, fondent sur eux armés de bâtons.
l – Andrié, p. 302–Merle, t. IV, p. 491. – Chroniqueur, p. 87-58.
« Ces prêtres, dit le Chroniqueur, n’avaient pas la goutte aux pieds et aux bras. Ils battirent tellement les deux fugitifs que peu s’en fallut qu’ils n’y périssent. »
Dame Guillemette criait du haut de ses terrasses : « à l’eau ! à l’eau ! ces chiens de luthériens ! qui ont méprisé le bon Dieu. » Déjà les prêtres traînaient Farel et Boyve vers le pont du Seyon. Jamais la vie du Réformateur n’avait couru un plus grand danger. En ce moment parurent tout à coup « certains bons personnages » du Val-de-Ruz qui arrivaient de Neuchâtel retournant chez eux. Ils dirent aux prêtres : « Que faites-vous ? Mettez ces gens en sûreté pour qu’ils aient à répondre de leur action. Vous pourrez ainsi découvrir bien plus facilement tous ceux qui sont infectés d’hérésie. » Ce conseil adroit sauva Farel et son compagnon.
Les prêtres conduisent leurs prisonniers au château. « A genoux, leur disent-ils en passant devant une chapelle de la Vierge. Prosternez-vous devant Notre-Dame. » Farel, indomptable, les admoneste en ces termes : « Adorez un seul Dieu, en esprit et en vérité, et non des images muettes, sans âme ni pouvoir. » Ils lui répondent par des coups, tellement que son sang jaillit sur les murailles de la chapelle, et que longtemps après on en voyait encore les marques.
Arrivés au château, les deux prisonniers furent dévalés dans le cachot appelé le croton. Ils étaient presque morts. Chantèrent-ils durant la nuit suivante les louanges de Dieu, comme Paul et Silas dans la prison de Philippes ? Je le pense. Car, quelle qu’eût été la témérité de leur conduite, ils souffraient pour l’amour de Christ, et ils étaient joyeux. Mais les bourgeois de Neuchâtel, ayant appris ce qui était arrivé, ne les laissèrent pas languir longtemps dans ce lieu. Ils montèrent en force à Valangin pour les réclamer. Madame de Valangin n’osa les refuser, sans doute par crainte des Bernoism.
m – Merle, t. IV,p. 493.
Tout cela s’était passé dans le courant de ce même été 1530, pendant lequel se préparait la réformation de Neuchâtel. Dès que la ville fut décidément gagnée, Farel, dans les derniers jours de décembre, au cœur de l’hiver, monta à Valangin. Il était muni de lettres de Berne et accompagné de quelques amis déterminés. Il entra dans le temple de Valangin au moment où Guillemette s’y rendait pour assister à la messe, et se mit à prêcher. La vieille dame veut imposer silence au Réformateur, mais sans succès. Les Valanginois se déclarent en masse pour l’Evangile ; la vieille douairière s’éloigne précipitamment en disant : « Je ne crois pas que ce soit selon les vieux évangiles ; mais s’il y « en à de nouveaux qui fassent cela faire, j’en suis esbahien. »
n – Merle, t. IV, p. 516.
Ce ne fut cependant que l’année suivante que se décida la réformation de Valangin. C’était le 14 décembre 1531. Un prédicateur de l’Evangile (selon plusieurs, Farel ; selon M. Merle, Antoine Marcourt, premier pasteur de Neuchâtel après la Réformation) monte à Valangin. Ne pouvant pénétrer dans le temple, tenu cette fois soigneusement fermé, il prêche sur la place publique. Les Valanginois, rassemblés en foule, accueillent avec joie la Parole de vie. Bellegarde, qui voyait tout des tourelles du château, veut distraire la foule. Il à recours à un expédient infâme. Un chanoine, aidé du cocher de la comtesse, s’en fait le vil instrument. On est obligé de tirer le voile sur cette scène, l’une des plus honteuses dont l’histoire fasse mention. Mais jamais aussi la punition ne suivit de plus près le crime. La conscience du peuple entier se soulève. C’est le 23 octobre de Valangin. Le peuple pénètre dans le temple comme un flot vengeur ; les antiques vitraux sont brisés, les armoiries seigneuriales mises en pièces, les reliques dispersées, les autels renversés, les images détruites. Après avoir balayé l’église, le flot populaire se porte vers les maisons des chanoines qui l’avoisinent. Ceux-ci n’ont que le temps de prendre le chemin de la forêt ; leurs demeures sont saccagées. Guillemette et Bellegarde contemplent cette scène avec désespoir. Tout à coup ils voient le peuple se diriger vers le château. O terreur ! ils montent !… Vont-ils faire subir le même sort à la demeure de leurs seigneurs ? Non ! Mais ils viennent demander justice de l’outrage fait à la religion et à son ministre. La comtesse est obligée de faire punir les deux malheureux qui n’ont agi que par les ordres de son intendant, et la réformation de Valangin est le prix de cette journée. Jacques Veluzat, Champenois, fut le premier pasteur de cette paroisse. Et le catholicisme n’eut plus pour refuge à Valangin que la chapelle du château, où la vieille dame fit célébrer la messe jusqu’à sa fino.
o – Merle, t. IV. p. 520 — Chroniqueur, p. 89.
La même année, Fontaine, au centre du Val-de-Ruz, fut aussi gagné à l’Evangile. Ce fut un compatriote de Farel, Jean de Bély, gentilhomme de Crest, en Dauphiné, qui, pendant que Farel évangélisait les districts du bas, vint, en 1531, prêcher dans cette localité. Pendant qu’il parlait dans le temple où l’avaient conduit les adhérents de la Réforme, arrivent tout à coup le curé et son vicaire, qui excitent les femmes et la jeunesse du lieu « à battre et à déchasser l’évangéliste. » De Bély redescendit à Neuchâtel hué et accablé de coups. Mais quelques jours après, il revint accompagné de quelques jeunes Neuchâtelois bien armés pour sa défense. Bientôt il eut le bonheur de voir ses auditeurs ouvrir les yeux à la lumière évangélique. La messe ne tarda pas à être abolie à Fontaine. Maître Jean, comme on l’appelait, fut pasteur de cette église pendant vingt-sept ans. On montre encore, entre Fontaine et Cernier, la pierre où se reposait le pieux vieillard quand il se rendait à l’annexe. Tout le monde connaît au Val-de-Ruz la pierre de maître Jeanp.
p – Chroniqueur, p. 88.
Peu de temps après arrivait au Val-de-Ruz, comme évangéliste et pasteur de Boudevilliers, un autre ami et compatriote de Farel, Christophe Fabry, dit Libertet. Il avait étudié la médecine à Montpellier. En se rendant à Paris, il entendit à Lyon raconter l’œuvre extraordinaire que Dieu accomplissait par le ministère de Farel dans la Suisse française. Profondément ému par ce récit, au lieu de continuer son chemin pour Paris, il traverse la Savoie et se rend à Morat, où il espérait trouver Farel. Il l’y rencontra en effet ; mais dans quel état ? C’était en mai 1531. A la suite d’une course d’évangélisation à Avenches et dans le bailliage d’Orbe, Farel était revenu à Neuchâtel et avait pour la première fois visité Saint-Blaise. Mais le lieutenant et le curé, l’appelant hérétique et criant qu’il fallait le pendre, avaient ameuté le peuple contre lui. Farel avait presque été massacré. Il était revenu à Neuchâtel défait, crachant le sang, méconnaissable. De là il s’était fait transporter à Morat ; le jour où il y rentrait, arrivait Fabry. La vue du Réformateur meurtri, bien loin d’éteindre l’ardeur du jeune homme, ne fit que l’enflammer. Il s’attacha à Farel d’une affection filiale. Il partit pour Neuchâtel. Il y fut nommé pasteur. Marcourt et Fabry ont été les deux premiers pasteurs de notre ville. Farel n’a consenti à le devenir que beaucoup plus tard. Puis Fabry trouvant sans doute la vie de pasteur trop facile, s’en alla à Boudevilliers, où les réformés se débattaient contre les persécutions du curé d’Engollon. Il y resta huit mois. Il réunissait à un haut degré la douceur, la fermeté et la science. Son ministère fut béni et contribua puissamment à la victoire définitive de la Réformation dans le Val-de-Ruz, victoire qui ne fut cependant tout à fait consommée qu’en 1536.
Quant à Saint-Blaise, les mauvais traitements qu’y avait subis Farel furent le signal de la Réforme. Les Neuchâtelois indignés vinrent y abattre les autels et y détruire les images. Ils en firent autant à l’abbaye de Fontaine-André. C’était la réponse aux violences du curé et du lieutenant de Saint-Blaise.
En octobre 1532, Fabry, après avoir achevé son œuvre à Boudevilliers et l’avoir remise aux mains de son successeur, Jean Breloncourt, revenait à Neuchâtel, quand il fut abordé par des députés de Bôle et des Grattes qui venaient à la ville demander un pasteur évangélique. Les villages de Boudry. Bôle, les Grattes et Rochefort ne formaient alors qu’une seule paroisse et n’avaient qu’une seule église, celle de Pontareuse. Ce temple était situé tout près de la fabrique actuelle de Boudry, à l’endroit où l’antique voie romaine, la Via-d’Etraq, traversait l’Arense, sur un pont qui n’est plus aujourd’hui. Beaucoup de gens, surtout de Bôle et des Grattes, avaient embrassé l’Evangile. Mais ils étaient persécutés par le curé et par le châtelain de Boudry. C’étaient eux qui venaient chercher un pasteur pour les défendre. Fabry leur fut accordé. Il résida trois ans dans cette paroisse. Le curé et le châtelain, nommé Vouga, étaient ses ennemis jurés. Quand Fabry passait devant le presbytère, le curé l’accablait d’injures. Fabry l’invitait alors à apporter sa bible, à discuter devant les paroissiens, et à laisser décider ceux-ci. Le curé lui répondait en le maudissant. Plus d’une fois les deux partis furent sur le point d’en venir aux mains. Le gouvernement, envoya l’ordre de partager l’usage du temple entre les deux cultes. Le curé et les bourgeois de Boudry n’y voulaient point consentir, et dès le dimanche suivant, pendant que les réformés célébraient leur culte dans le temple, conformément à l’autorisation du pouvoir, les catholiques arrivèrent l’épée à la main, enfoncèrent la porte que les réformés avaient fermée sur eux, et chassèrent hors de l’église la foule désarmée. Alors le Conseil d’Etat assigna le temple de Pontareuse aux protestants, et la chapelle située dans la ville de Boudry, sur l’emplacement du temple actuel, aux catholiques ; car on sentait bien que la majorité dans la campagne était favorable à la Réforme. Mais, encore cette fois, les catholiques ne voulurent pas céder le temple. Le jour de Noël, le curé y vint dire la messe, et la prolongea tellement que les évangéliques crurent qu’elle n’aurait point de fin. Enfin, quand le ministre voulut s’avancer pour célébrer le culte réformé, les papistes s’élancèrent jouant des poings, quelques-uns même du couteau. Le curé, dans son pourpoint, la tête nue, un grand pieu dans la main, excitait les siens. Il y eut une grande batterie. Les vignes fournirent les armes à la plupart des combattants, et c’est merveille que dans un si grand tumulte il n’y eut pas effusion de sang. Enfin les bourgeois de Neuchâtel intervinrent en faveur de leurs coreligionnaires de Pontareuse. Fabry gagna de plus en plus les cœurs par sa douceur. Le curé se vit abandonné à cause de sa violence même ; et de Bôle, où il demeurait, Fabry put paître en paix la paroisse de Boudry. Le temple de Pontareuse ne fut démoli qu’en 1647, époque à laquelle il fut remplacé par celui qui à été bâti dans la ville, sur l’emplacement de l’ancienne chapeller.
q – Proprement sans doute Via strata, voie pavée.
r – Chroniqueur, p. 88-89. – Almanach de Neuchâtel, 1857.
En 1532, la paroisse de Colombier se réforma. Elle eut pour premier pasteur Louis Fatton, ami de Farels.
s – Andrié, p. 304.
Dès le même temps Cortaillod eut pour premier pasteur, et en même temps pour maître d’école, un jeune Français, nommé Hugues Gravier. En 1551 il voulut aller visiter sa famille, dans la province du Maine. Arrivé à Mâcon, il fut, ainsi que plusieurs autres personnes, accusé d’hérésie. Il engagea ses compagnons de captivité à tout jeter sur lui, confessa hautement ses convictions évangéliques, et fut brûlé vif à Bourg-en-Bresse, en janvier 1552, au milieu de jets d’ordures et de pierres lancées par les moines et par une populace fanatiséet.
t – Drion, Hist. chron. de l’Eglise protest, de France, t. I, p. 46.
A Bevaix, Farel fut attaqué en chaire pendant qu’il prêchait, par le prieur Jean de Livron et ses moines, qui avaient été chercher du secours à Boudry, contre les gens du lieu bien disposés, à ce qu’il paraît, en faveur du Réformateur. Celui-ci, accablé de coups et de mauvais traitements, fut chassé du village. Messeigneurs de Berne firent leurs observations sur ces violences. Bevaix ne tarda pas à adopter définitivement la Réformation. L’abbaye fut sécularisée.
Le prieuré de Corcelles fut pareillement aboli, et Jean Droz, le dernier curé de ce village, en devint le premier pasteuru.
u – Chroniqueur, p. 87.
Peseux s’était bâti un fort beau temple en 1535. Ce village était encore catholique. Le service y était célébré par un chapelain envoyé par les chanoines de Neuchâtel. L’année 1536 Peseux se réforma, et, n’ayant pas de pasteur, il s’associa à l’église de Serrières pour ne composer à l’avenir avec elle qu’une même paroissev.
v – De Perrot, t. Il, p. 247.
A Gorgier et à Saint-Aubin, la Réforme fut accueillie avec faveur, et le seigneur Lancelot de Neuchâtel procura à cette paroisse Claude Clerc pour premier pasteurw.
Pendant que les villages du bas se réformaient ainsi successivement, que faisaient les Montagnes ?
w – Chroniqueur, p. 90.
Pas plus de deux cents ans avant l’époque dont nous nous occupons, on n’aurait peut-être pas rencontré une seule habitation dans nos montagnes. Au commencement du quatorzième siècle, Jacques Droz, de Corcelles, construisit le Verger, première maison du Locle, et six ans après, une famille du Pays-de-Vaud jeta sur un sol marécageux les premiers fondements du village de la Sagne. Dès lors la Sagne s’accrut et donna naissance aux Ponts, et la population toujours plus nombreuse du Locle commença à se verser dans les vallées contiguës de la Chaux-de-Fonds et de la Brévinex. Le Locle fut érigé en paroisse et la première chapelle construite vers 1351. Les gens de la Sagne étaient paroissiens, mais non communiers du Locle.
x – Chroniqueur, p. 75.
A l’époque de la Réformation, vivait aux Montagnes un homme qui jouissait de la plus haute considération et dont l’influence était un obstacle plus grand à l’Evangile que toutes les colères de dame Guillemette. C’était Etienne Bezancenet, curé du Locle. Il avait fait, en 1519, le pèlerinage de Jérusalem. Après avoir vendu, pour se défrayer, 50 émines d’orge pour 6 écus, il était parti le 3 mai en société de quatre seigneurs fribourgeois et de Nicolas Gachet, curé de Payerne. Pendant son absence, les gens du Locle avaient été fort en peine de leur pasteur. Mais enfin, le 4 décembre, (selon d’autres déjà le 30 octobre,) « par l’aide de Dieu et de la bénite Vierge » ils avaient revu son visage et lui avaient fait la grand’venue. Dès lors Etienne Bezancenet avait été créé chanoine de Saint-Imier et chevalier du Saint-Sépulcre, et il était en grande vénération dans tout le pays. « C’est la lumière des Montagnes, » disait-on.
Bezancenet usait de l’autorité dont il jouissait dans sa paroisse et dans les localités environnantes pour en éloigner, autant que possible, la Réformation.
En 1532, le 22 juillet, Madame Guillemette de Vergy monta au Locle pour la foire de la Madelaine. L’un des réformateurs s’y rencontra avec. elle. Etait-ce Farel, comme le dit M. Andrié, ou de Bély, comme le raconte M. de Perrot ? Accompagnait-il Guillemette ou était-il venu à son insu ? Ces points restent obscurs dans les récits du temps. Quoi qu’il en soit, Guillemette défendit au réformateur de prêcher. Mais elle le mit en présence de Bezancenet pour que celui-ci confondît enfin l’hérétique. La dispute dura deux heures en présence de la comtesse. Bezancenet ne convainquit pas son adversaire ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’il se conduisit très galamment envers lui. Il lui fit servir une collation, et, s’il est vrai qu’il eût été arrêté, procura son élargissement. Malgré son savoir, son crédit, ses titres, Bezancenet ne put s’opposer longtemps à la puissance de la Parole de Dieu. Après avoir refusé tous les avantages que lui offraient ses paroissiens s’il voulait embrasser la Réformation et leur prêcher l’Evangile, il célébra au Locle, le 25 mars 1536, jour de l’Annonciation, la dernière messe, et, six semaines après, lorsqu’il vit la Réforme consommée dans sa paroisse, se retira à Morteau, où il mourut en 1539. Son testament, daté de cette même année, est encore au château, dans les archives. Le dimanche qui suivit le 25 mars 1536, Etienne Jacot-Descombes commença ses fonctions comme premier pasteur du Locley.
y – Chroniqueur, p. 79. — Andrié, p. 304. — De Perrot, t. II, p. 238. (Je dois en outre une partie de ces renseignements à l’obligeance de M. Ulysse Matthey, du Locle, qui a puisé aux archives communales.)
Ce fut Bezancenet qui eut l’honneur de défendre le dernier son poste dans nos montagnes. Deux ans avant sa retraite, les habitants des Brenets s’étaient décidés à embrasser la Réforme. Mais plutôt que de brûler leurs images ou de les jeter dans le Doubs, ils les échangèrent contre deux bœufs que leur offrirent de pieux villageois de la Franche-Comté. L’acte qui constate le marché subsiste encorez. « Et chacune des deux parts, dit le Chroniqueur, crut avoir fait une bonne affaire. »
z – Andrié, p. 304.
Dans le même temps, Jacques Droz, curé de la Chaux-de-Fonds, en devint le pasteur, et Pierre Besson accepta la houlette du troupeau de la Sagne réformée.
Le Val-de-Travers offrit une assez longue résistance à la Réforme.
A Môtiers-Travers se trouvait le prieuré de Saint-Pierre avec un couvent de moines Bénédictins. C’est là que se retirèrent les chanoines de Neuchâtel après que le séjour de la ville leur fut devenu insupportable. Le 6 avril 1531, la princesse leur avait ôté leurs sièges aux Audiences-Générales. Elle leur offrit un asile dans la ville de Seurre, en Bourgogne, pour y résider et y faire le service divin. La plupart préférèrent se rendre au prieuré de Môtiers, dont leur prévôt, Olivier de Hochberg, frère de la princesse, avait été mis en possession. Là, de concert avec les moines Bénédictins, leurs hôtes, ils allaient célébrer le service divin dans les églises du pays qui n’avaient pas encore secoué le joug de Rome. Mais ils vivaient en dissension continuelle avec leur prévôt, qu’ils accusaient auprès de la princesse de percevoir pour lui seul les revenus du monastère et de laisser tomber en ruines l’église, la grange, le four et les autres édifices. Les choses allèrent ainsi jusqu’en 1536, où la Réforme étant généralement reçue dans tout le Val-de-Travers, le prieuré fut sécularisé. Les moines se retirèrent pour la plupart au couvent de Montbenoît, en Franche-Comté, ou dans d’autres monastères de leur ordre. Quant aux chanoines, ils reçurent chacun de la princesse une pension viagère de 100 livres, à condition de dire des messes en faveur de son âme et de celle de ses prédécesseurs, et se dispersèrent. Déjà Guillaume de Pury, le dernier entré au chapitre, avait embrassé la Réforme. Il se maria et devint la tige d’une branche de la famille de ce nom qui s’établit à Moral et qui s’y est éteinte au dix-septième siècle. André de la Ruette s’était retiré à Rome ; Sébastien Naegeli, auprès de l’évêque de Bâle. Jacques de Pontareuse avait été frappé par la mort. Quant à ceux qui s’étaient retirés à Môtiers : Ponthus de Soleillant, comte de Saint-Jean de Lyon, retourna dans cette ville ; Guy de Bruel entra au chapitre de Besançon ; Jean de Cuève, dit Cothenay, se fit chartreux ; Aimé Favier, Jean de Lugney, Jean de Goumoëns, dit de Biolley, Benoit Chambrier et Jacques Baillods finirent par embrasser la Réformation. Baillods employa ses loisirs à écrire l’histoire de notre pays, histoire souvent citée par ie chancelier de Montmollin dans ses Mémoires, mais aujourd’hui perdue, sauf un fragment sur les guerres de Bourgogne. Ainsi finit cette corporation jadis si puissante des chanoines de Neuchâtel. Elle se fondit devant la Réformation comme une vieille neige d’hiver aux rayons du soleil de printempsa. Pendant que le chapitre des chanoines s’affaissait de la sorte, la Réformation s’établissait dans tout le Val-de-Travers. A Môtiers le curé Pierre Barrelet se déclarait pour l’Evangile, et devenait le premier pasteur de cette paroisse. Il se maria, et sa fille Guillauma épousa, une trentaine d’années plus tard, Claude Dyvernois, émigré de France pour cause de religion.
a – Voy. Montmollin, d’après Baillods ; Boyve et Matile (Musée historique).
A Buttes nous trouvons pour premier pasteur Thomas Petitpierre. Né en 1478, et admis dans les ordres en 1502, à l’âge de 24 ans, il vécut assez longtemps pour être trente-deux ans pasteur à Buttes, après avoir exercé la prêtrise pendant quarante-trois ans. Il mourut en 1577, à l’âge de 99 ans, après avoir eu pour suffragants Vital Torillon, qui fut envoyé aux églises d’Auvergne, et Bernard Gélieu, qui venait de France. Une inscription à son sujet existe encore dans le temple de Buttes. Les hommes du troupeau étaient gagnés à la Réforme ; mais les femmes ne voulaient pas entendre parler du culte évangélique et persistaient à se rendre par bandes aux Verrières-de-Joux pour y vaquer à leurs dévotions selon le rite catholique. Thomas Petitpierre les exhortait à ne pas préférer les eaux bourbeuses de la superstition aux sources limpides de l’Evangile qui jaillissaient tout près d’elles. Longtemps elles restèrent sourdes à ses exhortations et à celles de leurs maris. Ce ne fut que depuis 1544 que maris et femmes vécurent réunis sous la même houletteb.
b – Perrot, t. II, p. 229. — Andrié, p. 305. (Les données ordinaires sur Thomas Petitpierre ne me paraissent pas exemptes d’erreur. J’ai cherché à ne rien avancer sans en avoir la preuve.)
La messe fut abolie aux Verrières dès l’an 1534. Une tradition porte que la dernière messe fut célébrée pour cette paroisse, qui comprenait les Bayards et la Côte-aux-Fées, le 30 octobre 1534, juste quatre ans après la réformation de la ville. La même tradition porte qu’une famille Abet, qui existe encore aux Verrières, ayant refusé d’accepter la Réformation, on lui concéda une chapelle dans le temple, où elle célébra son culte selon le rite catholique pendant un grand nombre d’années. Exemple unique peut-être de tolérance religieuse dans ce temps ! Cette tradition, vraisemblable par son étrangeté même, est pleinement confirmée par un arrêt du gouverneur de Neuchâtel, du 1er août 1534, qui montre avec évidence que déjà dans l’été qui précéda la réformation de cette paroisse, les deux cultes y furent célébrés simultanément, avec liberté pour chacun de choisir entre le prêche ou la messe. Voyez ci-dessous cette pièce intéressante :
arrêt. « Le Lieutenant et Gouverneur général au comté de Neuchâtel, au Maire des Verrières, salut !
Nous vous ordonnons et expressément commandons que ayez à faire payer et contenter Messire Andrey de la Ruette, votre curé, de tout ce que lui peut être dû à cause de la cure des dites Verrières, soit tant du reste de tout le passé, comme de ce qui lui sera dû à l’avenir…… En outre vous ordonnons, que tandis qu’on fera le demi office à l’église, vous faites commandement de par Ma Dame, à ceux ou celles qui seront sur le semetière, si ne veulent tenir et être à la dite église, afin qu’ils ne donnent scandale à ceux qui seront oyant la messe. Semblablement vous ordonnons et commandons que faites défense pour et au nom de MaDite Dame, que nul n’ait à faire, ne à donner aucun empêchement à ceux qui seront oyant la messe et autres services en l’église, ne semblablement à ceux qu’il plaira d’ouïr la prédication. Et si aucun était à ce désobéissant, les ayez à enquêter en l’esmende de soixante sols, et si pour les esmendes ne voulions être obéissans, les ayez à rendre en la maison de Madame au Vau Travers, et qu’à ce ne soit fait faute, sur peine de désobéissance. — Fait et donné à Neuchâtel le premier jour du mois d’Août l’an mil cinq cent trente quatrec. »
c – Nous devons la communication de cette pièce intéressante i l’obligeance de MM. Perroud et Jattet, des Verrières.
Le chanoine André de la Ruette, qui était à cette époque curé des Verrières, causa un grand tort à la communauté et à l’église de ce lieu en emportant avec lui les archives ecclésiastiques. Ces papiers ont probablement été déposés au couvent de Mont-Roland, près de Dôle, et ont péri lors de la révolution. Il fit aussi transporter dans l’église de Notre-Dame, à Pontarlier, les statues des douze Apôtres qui ornaient le temple des Verrières. Le premier pasteur des Verrières parait avoir été maître Eme.
Mais un phénomène, unique dans l’histoire de la réformation de notre pays, c’est la résistance invincible qu’ont opposée à la doctrine évangélique les églises du Landeron et de Gressier.
L’influence de Soleure, demeuré catholique, et avec lequel le Landeron était uni par les liens d’une antique combourgeoisie, contrebalança, surmonta même ici celle de Berne. Par les soins de Jean Hardy, alors châtelain du Landeron et zélé réformé, Farel vint prêcher là en 1538. Les gens du Landeron, bien loin d’être gagnés par sa prédication, en conçurent une grande colère et se plaignirent à Messieurs de Soleure. Le 14 mai 1542, nouvelle tentative de réformer ce district. Le gouverneur lui-même, George de Rive, qui, dans l’intervalle avait embrassé la Réforme, fit tenir une conférence publique au Landeron sur la question de religion. Farel et les quatre ministres de Neuchâtel s’y étaient rendus. Il y eut une longue controverse. Enfin on passa au plus. La tradition porte que les voix se trouvèrent égales et qu’on alla chercher aux champs le berger qui départagea pour la messed. Il n’avait pas assisté à la conférence. Le sort du Landeron fut ainsi décidé pour des siècles ; il est encore aujourd’hui catholique romain.
d – F. de Chambrier, p. 309.
A Cressier, la majorité fut pour la Réforme. Mais les catholiques, soutenus par 900 soldats de Soleure, ne voulurent jamais permettre que le culte réformé y fût introduit. Deux ministres, envoyés à Cressier pour soutenir les réformés, y furent assassinés. C’est, si nous oublions les mauvais traitements dont Farel et ses compagnons furent si souvent accablés, le seul sang qu’ait fait couler la grande lutte de religion dans notre pays. Et ce sang, ce sont les catholiques qui l’ont versé. Peu s’en fallut que Farel lui-même n’eût le même sort au Landeron. Il n’échappa qu’avec peine à une lapidation complète de la part des femmes de l’endroit. C’est en commémoration de cet acte de courage, dit-on, que les femmes de ce lieu occupent encore aujourd’hui les places à droite dans le templee.
e – Andrié, p. 305.
Lignières était en grande partie resté attaché à la foi catholiquef. En 1553, la peste ravagea ce village ; le desservant catholique, frappé de terreur, déserta son poste, et nul ne vint le remplacer. Les habitants de Lignières s’adressèrent alors à la compagnie des pasteurs de Neuchâtel pour obtenir les soins et les consolations de la religion. Leur demande fut accordée et on leur envoya un ministre. On dit que lorsque le fléau eut cessé, les prêtres voulurent de nouveau venir s’établir au milieu de leurs ouailles, et que Lignières refusa leurs servicesg. C’était 22 ans après la réformation de la ville. Il ne faut que quelques minutes à la lumière du soleil pour franchir les trente-quatre millions de lieues qui séparent cet astre de notre terre. Il avait fallu près d’un quart de siècle à la lumière de l’Evangile pour franchir les quatre lieues qui séparent Neuchâtel de Lignières. C’est que le rayon de lumière n’a que de transparentes couches d’air à traverser, tandis que la lumière de l’Evangile doit vaincre les résistances de nos cœurs, milieu souvent impénétrable aux efforts les plus soutenus ! Mais aussi combien ce résultat, lorsqu’une fois il est obtenu, n’est-il pas plus magnifique ! Le rayon dont sont éclairés nos yeux finit toujours par s’éteindre dans l’obscurité de la tombe. L’éclat que Jésus-Christ répand dans nos cœurs est l’aurore d’une splendeur éternelle.
f – F. de Chambrier, p. 309.
g – Andrié, p 306.
Le trait saillant dans l’histoire que nous venons de raconter, c’est, à ce qu’il me semble, l’énergie morale et la persévérance intrépide dont le peuple neuchâtelois à fait preuve à cette époque de son histoire. On a cherché à expliquer ce trait de différentes manières. On a voulu en faire honneur à notre caractère national. Je crois qu’on se trompe. Le Neuchâtelois ne manque pas entièrement d’élan, je l’accorde ; mais la crainte de se compromettre en faisant mal l’emporte cependant chez lui sur l’énergie qui hasarde tout pour bien faire. Le Neuchâtelois est plus méticuleux qu’entreprenant, plus circonspect que hardi.
On a attribué l’énergie de nos pères à certaines velléités révolutionnaires et démagogiques. La meilleure histoire de notre pays que nous possédions paraît dominée parfois par ce point de vue. Au fond, c’était là l’explication que les chanoines cherchaient déjà à faire prévaloir dans l’esprit des commissaires bernois. Mais n’entendez-vous donc pas ce mot solennel des bourgeois : « Nous obéirons à Madame en tout ce qu’il lui plaira commander, sauf et réservé la foi évangélique, dans laquelle nous voulons vivre et mourir. » Est-ce là le langage de l’insurrection ? Parler ainsi, n’est-ce pas bien plutôt : Rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est ù Dieu, selon l’ordre de notre Maître ?
On a enfin expliqué ce trait remarquable de notre réformation par le caractère de son principal auteur, Farel. Mais Farel ne paraît point en la journée du 4 novembre, où l’énergie de notre peuple se montre plus grande encore sous la forme du calme que le 23 octobre sous celle de la violence. Et en général, comme on l’a dit, ce n’est pas l’homme qui crée le temps ou il vit ; c’est bien plutôt l’époque qui crée ses grands hommes. « Plus une époque est grande, moins les individualités la dominenth. » Farel a reçu l’impulsion du milieu dans lequel il vivait et agissait, tout autant que ce milieu a subi la sienne.
h – Merle, t. IV, p. 521.
Reconnaissons plutôt (et les conséquences morales de la réformation de notre pays que je vous développerai dans une conférence suivante, achèveront, j’espère, de vous le prouver) qu’à ce moment de son histoire le peuple neuchâtelois a été comme soulevé au-dessus du niveau de son caractère ordinaire, et que le levier qui a produit ce miracle, rare sans doute mais non sans exemple dans la vie des peuples, c’est sa conscience morale puissamment remuée par la sainte prédication de Farel. Voilà la seule explication possible de la réformation neuchâteloise. Dieu veuille opérer aujourd’hui une semblable secousse dans notre conscience nationale, avant que nous soyons tout à fait enfoncés dans la fange du matérialisme !