D’accord avec la plupart des théologiens modernes nous reconnaissons que l’idée de sa mort, n’apparaît1 chez Jésus qu’à une période relativement tardive. Et nous pouvons en inférer que si ses discours et ses actes n’en portent pas la trace, c’est que l’idée elle-même était encore implicite2. L’aurore de son ministère fut ou parut être une aurore radieuse ; elle se levait sur un jour sans nuages, illuminé par un pur soleil. De fait, il est difficile de comprendre autrement cette communion parfaite, sereine, paisible où il se sentait avec les hommes et avec la nature, et dont témoignent quelques-unes de ses paroles, en particulier quelques-unes de ses paraboles. Ce n’était pas encore « l’homme de douleur », celui qui comprenait si bien l’intimité divine de la nature, qui admirait les lys des champs, qui suivait du regard le vol des passereaux et qui pénétrait si poétiquement dans le symbolisme spirituel des travaux agricoles. C’était une âme heureuse et paisible que la sienne, sérieuse sans doute, mais sans tristesse, rendue grave par la préoccupation constante de Dieu, de sa présence, de l’humanité, de ses souffrances et du devoir pour lui de les interpréter l’un à l’autre. Mais il y avait dans cette mission même et dans le pouvoir de la remplir, la source d’un bonheur tranquille, la cause d’une joie profonde dont les évangiles nous ont conservé çà et là le sourire et les saints tressaillements.
1 – Nous insistons sur le mot apparaître.
2 – Je dis implicite, je ne dis pas non existante.
Cependant, même alors, certaines de ses pensées étaient prophétiques d’un avenir plus sombre. Elles apparaissent si spontanées, si naturelles, si bien mêlées à ses pensées quotidiennes, qu’on les croirait natives chez lui, tandis que d’autre part leur caractère particulier montre qu’elles lui sont infligées par l’expérience. En effet, si l’idée d’un Messie souffrant tenait une petite place chez ses contemporains, Jésus ne pouvait étudier l’ancienne prophétie hébraïque sans l’y retrouver. De plus, l’histoire même de son peuple enseignait, que s’il avait coutume de bâtir des sépulcres à ses prophètes, il les persécutait et les mettait à mort de leur vivant. Cette vieille histoire commençait à se répéter dans sa propre expérience. Plus il allait prêchant le Royaume, plus il découvrait d’infidélité et d’hostilité chez ceux qui en étaient les gardiens, les héritiers et les constituants naturels. Les scribes l’observaient pour le surprendre dans ses doctrines ; les pharisiens pour l’accuser dans ses actes (illégalité, immoralité) ; et les saducéens lui résistaient dans le temple même dont ils avaient fait un lieu de trafic. Il rencontrait une opposition croissante à chaque pas qu’il faisait et sur tous les points. Son idée de la justice divine opposée à celle de la tradition lui était imputée comme une hérésie ; sa sympathie pour les pécheurs était interprétée comme de la tolérance pour le péché, ses bonnes œuvres on les attribuait au Malin ; la doctrine du Royaume lui était reprochée comme anti-religieuse, anti-patriotique et immorale3. De telles résistances, si grossières et si haineuses, ne pouvaient engendrer qu’un seul sentiment : c’est que l’hostilité que rencontrait son ministère devait un jour, par la force des choses, tomber sur sa personne. Et comme il ne pouvait renoncer à son ministère, il devait s’attendre à devoir renoncer à sa vie. Tout cela n’implique aucune exaltation, ni même aucune inspiration spéciale. C’est la conclusion toute simple et toute naturelle d’une intelligence ouverte et d’une claire raison.
3 – Anti-religieuse, parce qu’elle s’écartait du culte rituel et était toute laïque. Anti-patriotique, parce que spirituelle et non charnellement politique. Immorale, parce qu’elle s’adressait aux péagers et aux pécheurs.
Le premier symptôme d’un tel pressentiment se fait jour de très bonne heure dans son ministère, presque aux origines. Une fois qu’on lui demandait pourquoi ses disciples ne jeûnaient pas, il répondit mélancoliquement : « Un jour l’époux sera enlevé » (Marc 2.18-20 et parallèles). Plus tard4, lorsque la prévision sera devenue claire et nette, Jésus choisira les douze et instituera l’apostolat afin que, lui disparu, son œuvre se poursuive (Luc 22.30 ; Matthieu 19.28). Je le répète, la prévision de sa mort n’a rien d’extraordinaire pour Jésus, étant donnée, la situation, c’est-à-dire d’une part, le discernement de l’hostilité croissante dont il est l’objet et de ses motifs — de l’autre, la ferme volonté qu’il avait de renoncer à tout plutôt qu’à son ministère. Mais ce qui nous importe davantage que la prévision, c’est le sens, la signification, la portée que Jésus donnait à sa mort prévue. M. Stapfer estime qu’il ne lui donnait aucune signification spéciale, sinon celle d’une dispensation mystérieuse du Père5 : « Elle est inévitable, elle est selon la volonté de Dieu, donc elle doit servir à son œuvre. » C’est sur ce raisonnement, ajoute M. Stapfer, que « Jésus se décide à faire de sa mort violente le plus grand acte de sa mission » ; mais en espérant toujours « qu’elle ne sera pas nécessaire »6.
4 – Voir Edm. Stapfer, II, p. 227-231.
5 – Ibidem, p. 272.
6 – Ibidem p. 275.
Ce jugement nous paraît d’une extraordinaire superficialité. Nous croyons, pour notre part, que la signification de sa mort apparaît à Jésus en même temps que sa nécessité historique et que si la nécessité est donnée par la situation extérieure, la signification est imposée par le caractère même de l’œuvre à laquelle Jésus prévoit devoir sacrifier sa vie. Sa mort ne se superpose pas arbitrairement à sa vie comme une chose purement accidentelle qui peut être ou ne pas être ; et donner cette signification à la prière de Gethsémané, c’est la sortir de tout le contexte évangélique. La portée de cette mort découle organiquement du caractère même de cette vie. Or, quel est ce caractère ? Un ministère moral de rédemption spirituelle. « Mon fils, tes péchés te sont pardonnés » ; voilà l’une des toutes premières paroles qui nous soient rapportées de Jésus (Marc 2.5), et un peu plus tard, il ajoute : « Le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu. » Voilà le fond du ministère. Tout le confirme et rien ne le dément dans la vie de Jésus. Or, de quelle manière, selon quel mode Jésus accomplira-t-il cette œuvre de, salut ? Le mode de ce ministère est déterminé par la triple tentation qui en marque l’entrée. Rappelez-vous les trois formes de la tentation. Jésus, tenté de se rendre indépendant des nécessités naturelles, affirme et accepte une obéissance complète et purement humaine à Dieu. Jésus, tenté de se mettre au bénéfice d’une providence divine telle qu’elle le préserve de la mort, affirme et accepte une parfaite solidarité avec la destinée humaine, solidarité qui comprend celle de la souffrance et de la mort. Jésus, tenté d’utiliser pour la fondation de son royaume les méthodes, les idées et les moyens qu’emploient les royaumes terrestres, affirme et proteste qu’il n’emploiera que des moyens de même nature que le royaume qu’il fonde, des moyens spirituels et moraux, liés à l’activité personnelle, à la dépense de soi, au don de soi-même. Tel étant le ministère, et tel étant son mode, la mort qui en résulte (car elle ne le couronne pas seulement, elle en résulte) ne peut que participer à la nature du ministère ; elle sera l’accomplissement de ce ministère ; elle sera, non un accident, ou une décision arbitraire, mais une œuvre spirituelle, un don de soi, un sacrifice, et un sacrifice rédempteur, puisque le ministère est un ministère de salut. Je n’ai pas besoin de citer ici tous les textes par lesquels Jésus confirme indirectement ou directement cette signification. Ils sont presque aussi nombreux que ses propres paroles7.
Tel est donc l’angle sous lequel, par la force même des choses, Jésus devait entrevoir sa mort. Tout cela cependant est encore implicite, sous-jacent.
7 – Pour le développement, voir The Expositor, octobre 1896, p. 286-287. Comparer Matthieu 10.38-39 et parallèles, Luc 12.50.