Au centre du phénomène général de conscience se trouve donc le phénomène de conscience morale. Mais celle-ci, à son tour, bien qu’universelle et permanente, n’est pas une quantité simple, stable et absolument primaire, au moins dans toutes ses parties. Il y a en elle des éléments variables et dérivés (absolument comme il y en avait dans la conscience psychologique elle-même) qu’il convient d’analyser et, par l’analyse, d’éliminer.
Un examen, même superficiel, nous force en effet de constater les innombrables oscillations qu’effectue ou subit la conscience morale au sein de l’humanité. Il y a dans l’appréciation concrète du bien et du mal une incroyable et presque scandaleuse diversité. D’irrécusables exemples prouvent que la loi morale, pour exister partout, n’est point partout identique à elle-même ; que les devoirs diffèrent et parfois s’opposent ; que d’un homme à l’autre, suivant les lieux et les époques, le même acte peut être moralement qualifié bon ou mauvais.
Cette diversité très réelle des jugements moraux et par conséquent ces variations de la conscience morale sont l’argument favori des partisans de l’utilitarisme et de l’obligation contingente en morale. Ils concluent de la multiplicité et surtout de la diversité des devoirs concrets à la contingence du devoir en lui-même. Et il faut bien avouer qu’il y a une apparence de raison dans ce raisonnement. Car enfin, si la conscience morale est susceptible d’une telle mobilité, si elle se forme, se déforme et se contredit de la sorte, où est sa fixité, où est son identité, sa permanence, tous caractères propres de l’absolu ? Est-on bien sûr dès lors qu’elle appartienne au petit nombre des faits premiers constitutifs de l’humanité et, dans l’humanité, de l’individu ? Ne peut-on pas la considérer comme un résultat du développement social ? N’est-ce pas plus simple que d’y voir un facteur initial, le principe premier de ce développement ? Et n’est-il pas évident que si elle dépend ainsi des degrés de culture et de civilisation, c’est-à-dire d’éléments contingents, c’est qu’elle trouve en eux, — dans l’humanité historique et non dans un absolu quelconque, sa raison suffisante ?
Ce point de vue, aujourd’hui courant, aux objections duquel vous ne pourrez pas échapper, repose cependant sur une confusion. On confond le contenu de la conscience morale avec son mode. Le contenu de la conscience morale est éminemment variable (j’entends par là les devoirs concrets, définis, donnés) ; son mode (j’entends par là le caractère obligatoire des devoirs) ne varie ni ne change. « C’est, dit excellemment M. Guyau, dans un passage déjà citéa, l’éternelle confusion de l’action, signe de la volonté qui peut varier comme tout signe, avec la volonté intérieure qui peut rester la même sous les signes les plus divers. Les mœurs se contredisent, elles sont dans un perpétuel changement et dans une perpétuelle évolution ; reste à savoir si la moralité même se contredit et change. Celui qui accomplit avec bonne intention les actes les plus bizarres, obéit encore à ce qu’il croit moral, juste et bon. » Il agit encore moralement. En sorte que la même conscience morale qui nous scandalise par ses variations, nous rassure par son identité. Or d’où cela vient-il ? De la distinction qu’il faut établir entre son mode et son contenu. L’examen prouve, en effet, que si la conscience morale est instable quant aux jugements particuliers qu’elle porte, quant au bien particulier qu’elle ordonne et au mal particulier qu’elle interdit (et c’est là son contenu objectif), elle est invariable quant à la manière dont à chaque fois elle fait envisager le bien et le mal (et c’est là son mode). En d’autres termes : la seule fonction permanente, immuable et fixe de la conscience morale est de m’obliger à l’égard du bien deviné, dès l’instant que je l’ai deviné et quel que soit d’ailleurs ce bien ; à l’égard du mal perçu, dès l’instant où je l’ai perçu et quel que soit d’ailleurs ce mal. Pour tout dire en un mot : la fonction essentielle et strictement propre de la conscience morale est de m’obliger, de faire naître en moi un sentiment d’obligation. Elle m’impose comme premier devoir celui de croire au devoir, quels que puissent être d’ailleurs les objets ou la direction, ou le nombre des devoirs. De quelque manière qu’on analyse le fait de conscience morale, on en reviendra toujours à ceci que le bien du bien et le devoir du devoir, c’est de croire au devoir, c’est-à-dire de se rendre au sentiment de l’obligation.
a – La morale anglaise contemporaine, p. 388-389.
D’où vient que dans l’identité du devoir, les devoirs changent et varient ? Et comment expliquer ce passage de l’un au multiple, de l’identique aux contraires ? Cela sera résolu plus tard. Contentons-nous pour le moment d’indiquer — sans la légitimer — la réponse que nous donnerons à ce problème. Nous la devons à Ch. Secrétan. Dans son Principe de la morale (1883), il a établi d’une manière qui nous semble probante, que le contenu du devoir ou de l’obligation est fourni tout entier par la nature de l’homme, nature qu’il résume dans le mot de solidaire. Le mot est peut-être trop étroit pour la chose (car enfin la nature de l’homme comporte autre chose que la solidarité, et en tout premier lieu cette obligation même qu’il ressent) ; mais la constatation générale nous paraît juste : le bien, le bien concret pour l’homme est de réaliser sa vraie nature. Or s’il est certain que la nature de l’homme est fixe dans son principe, il faut reconnaître : 1° qu’elle est susceptible de variations dans son développement, 2° et plus encore dans la connaissance que l’homme en prend. Cette connaissance est sujette à de formidables écarts, non seulement d’un siècle à l’autre, mais surtout d’un individu à l’autre dans le même siècle et dans la même société. Ainsi s’expliquent, — par les inégalités du développement de la nature humaine, entraînant des inégalités correspondantes de la connaissance de cette nature, et par des différences dans la connaissance d’une nature même identique, qui augmentent et redoublent les premières, — ainsi s’expliquent les oscillations et les divergences du contenu effectif de la conscience morale. Car c’est de cette connaissance que dépendent — non pas le bien comme bien, ou le devoir comme devoir, mais les biens et les devoirs particuliers. Ce qui apparaîtra comme conforme à la nature de l’homme donnera, sous le contrôle de l’obligation, la notion concrète du bien ; ce qui apparaîtra comme contraire à la nature de l’homme donnera, sous le contrôle de l’obligation, la notion concrète du mal.
Ceci entrevu et provisoirement admis, revenons aux rapports de l’obligation avec la conscience psychologique et la conscience morale. Au centre des phénomènes humains et les conditionnant tous, se trouve le phénomène de conscience psychologique ; au centre du phénomène de conscience psychologique et le conditionnant (comme la conscience d’un devoir-être conditionne celle de l’être) se trouve le phénomène de conscience morale ; au centre du phénomène de conscience morale et le conditionnant (puisqu’il lui fournit le sentiment même du devoir) se trouve le phénomène d’obligation. Lui seul est toujours et partout identique à lui-même. Il ne varie ni ne change ; il est universel et permanent. Il est spécifiquement humain. Et comme la certitude qui l’accompagne est strictement originale ; comme elle est à la fois immédiate (ne dérivant d’aucune autre), prépondérante (absorbant et conditionnant celle de l’existence) et normative (jugeant et dirigeant celle de l’existence) ; comme tout ce qu’il y a en nous de conscient suit l’obligation, et qu’aucune conscience ne la précède, nous sommes en droit de statuer l’obligation dans l’humanité comme un fait premier, initiateur et suprême.
[Ici, G. Frommel signalait, en marge, une objection possible : le petit enfant n’est-il pas peut-être conscient de soi avant de l’être de l’obligation ? Si nous avons compris les notes assez énigmatiques de l’auteur, voici quels auraient été les éléments de sa réponse : L’évolution va toujours de l’inférieur au supérieur, mais toujours aussi du virtuel à l’actuel ; et c’est le virtuel contenu dans l’inférieur qui permet cette actualisation progressive. (Autrement le moins donnerait le plus.) On ne peut donc dire que la conscience psychologique du petit enfant se réalise indépendamment de celle de l’obligation. Le phénomène virtuel, même virtuel, commande le phénomène actuel. D’ailleurs, ajouterons-nous, quand le petit enfant cesse de se désigner lui-même à la troisième personne, n’a-t-il pas déjà le sentiment du bien et du mal ? (Éd.)]
Ce fait premier, source et cause de la conscience que nous avons du devoir, l’est peut-être aussi de la conscience que nous avons de nous-mêmes (ce que nous aurons à examiner plus tard) et constitue, en tout cas, le fait humain dans ce qu’il offre, tout ensemble, de plus spécial, de plus étendu et de plus certain. Si je ne suis homme que par la conscience que j’ai de moi-même ; si la conscience que j’ai de moi-même n’est humaine que par la conscience d’un devoir-être, il est clair que c’est la pure conscience du devoir ou de l’obligation, qui domine mon humanité. — S’il y a une vérité humaine identique, immédiate et première, elle ne sera donc pas seulement une vérité de conscience, elle ne sera pas seulement une vérité de conscience morale, elle sera une vérité de conscience du devoir ou d’obligation. L’homme est essentiellement un être obligé au devoir dans sa conscience : telle en sera la formule. Aucune autre vérité ne saurait prévaloir contre celle-là, car elle est à la fois antérieure et supérieure à toutes.